ENTRETIEN. Dans « Alger, journal intense », Prix littéraire Mohammed Dib, le journaliste algérien interroge le deuil, le couple et l’amour. Des thèmes d’actualité.
Rien n'est moins certain que le devenir des morts. Car, au fond, que sait-on de nos morts une fois qu'ils sont partis ? Ils laissent un chagrin, un souvenir et parfois une énigme insoluble. Alger, journal intense s'ouvre sur la mort de Karim. Voici Mounia, son épouse qui devient trop soudainement sa veuve, à la défaveur d'un moment d'inattention. Un banal accident de voiture pour le lunaire Karim. Pour faire son deuil, selon l'expression consacrée, elle décide d'écrire un journal. Mais, au fur et à mesure des mots, elle défait tout autant son couple, l'interroge et le fouille. Pour ce faire, elle se plonge en parallèle à l'écriture de ses propres mots, dans ceux laissés par Karim. Monticules d'écrits laissés par un graphomane qui ne se sentait jamais si bien vivant que quand il passait le réel au tamis du papier encré.
Le roman de Mustapha Benfodil alterne alors deux voix. Comme un dialogue enfin établi par-delà la mort. Grâce à elle, en un sens. C'est d'abord la voix de Mounia qui se donne à entendre. Elle découvre, au fur et à mesure de sa dissection du cadavre de papier laissé par son mari, un homme dont elle ignorait beaucoup. Et dont elle découvre l'essentiel : les pensées, les colères et révoltes, les émotions et les effusions. Les dates et moments clés d'une vie en surface lisse et rangée, mais qui se révèle avoir été agitée en profondeur. L'autre voix est évidemment celle de Karim. Hachée, tournoyante, lancinante. Intranquille, surtout.
À travers son roman singulier, dans une inventivité formelle et d'écriture rare, Mustapha Benfodil fait aussi le portrait, en creux et en délié, d'une génération. Celle qui a connu les espoirs, l'effervescence d'octobre 1988, avant que ne surgissent les ombres hideuses de la guerre civile. Entretien.
Le Point Afrique : Votre roman présente une forme qui mêle récit linéaire, journal intime, fragments, ratures, retours, dessins, collages. Comme si tout cela était un vaste palimpseste. Pourquoi cet effet ?
Mustapha Benfodil : Merci pour ce mot « palimpseste », car il est exactement question de cela. C'est ainsi que j'ai choisi de penser ce roman. J'y vois même un palimp-texte. Je questionne ainsi comment un texte peut évoluer et comment le processus créatif se fait dans un mouvement création-destruction-recréation. Les éditions Barzakh ont accepté cette forme car elles connaissent parfaitement mon travail. Je considère par ailleurs que le roman est un espace de liberté. Le sujet lui-même, une femme confrontée à un « monstre de papier », les écrits laissés par son mari mort, se prêtait à cette forme qui a pu parfois être de l'ordre du montage.
Les écrits de Karim empruntent à des styles ou supports différents quand la voix de Mounia est beaucoup plus linéaire. Là, on songe à l'OuLiPo, une contrainte volontaire ou expérimentation pour vous ?
Je suis en effet un fervent partisan de l'OuLiPo. L'idée de combiner des choses de la littérature et d'autres registres qui sont de l'ordre des mathématiques, procédé qui est dans l'esprit de l'OuLiPo, a pu apporter une forme de libération à mon écriture. Comme les auteurs de ce courant, je questionne aussi la mécanique de l'écriture, dans une démarche métalittéraire. La question centrale de mes romans est au fond l'écriture. En cela, ma démarche est aussi oulipienne ; elle consiste à ne pas considérer comme acquis ce qui est sur le papier. Je dois préciser que je ne prends pas le lecteur par la main, mais je le prends plutôt à témoin.
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Vous le bousculez aussi un peu, ce lecteur. Votre roman oblige à une présence totale de celui-ci…
Effectivement, c'est une écriture de la perturbation, voire du malaise. Elle tient de la psychanalyse dans le sens où elle suppose une double libération de la parole. Cette libération est tout à la fois celle des personnages mais aussi celle de l'auteur, par rapport au prérequis de l'œuvre littéraire. À chaque nouvelle écriture, il s'agit de faire sens et de se renouveler. Mais je vois aussi une libération pour le lecteur car il y trouve plusieurs entrées, plusieurs strates. J'ai même mêlé dans ce roman des passages en langue populaire. Je voulais ainsi m'approprier cette langue qui n'est pas à la base ma langue d'écriture. Ce faisant, je fabrique du narratif qui témoigne de cette perturbation. Mais qui restitue aussi des paysages sociaux et mentaux. En cela, la langue ne devait pas être sûre d'elle ; elle se devait d'être chancelante, vacillante, ouverte.
Cette langue semble même malaxée dans ce roman. Elle semble parfois naviguer entre deux figures tutélaires, Darwich pour l'arabe et Artaud pour le français. Pourquoi ces deux auteurs ?
Il y a une intertextualité dans ce texte qui oscille entre ces deux auteurs. Mais je peux tout autant citer Pessoa, Guyotat, Mahfouz, le Beat Generation… Il y a tant et tant d'écrivains qui écrivent à travers moi. Mais je note qu'ils ont tous en commun une langue particulière, loin de toute grammaire figée, ou d'une poésie assise. J'entends chez Darwich et Artaud une écriture de la fragilité humaine. J'entends une voix inquiète, par endroits métaphysique. Ce mal-être m'intéresse. Les écrivains ne sont pas des idéologues. Ils interrogent, en bégaiement, tâtonnements. C'est ces tâtonnements que je mets en scène aussi.
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Mouia, Karim, deux voix s'alternent. Comment écrire avec une voix de femme puis celle d'un homme ?
Le texte central reste le récit de Mounia. C'est elle qui nous révèle la vie et les écrits de Karim. Mounia est photographe d'art, elle existe par son art. Karim reste un écrivain obscur. Il est astronome par défaut. L'écriture reste sa grande affaire. Mais peut-on être écrivain sans avoir publié ni eu de lecteurs ? Mounia va devenir cette lectrice unique. Par la lecture de ces écrits s'installe en elle un apaisement. Voire une libération. Néanmoins, c'est un processus qui s'avérera complexe, une catharsis douloureuse. Si elle fait d'abord un travail de deuil en lisant les écrits de ce fantôme de papier, au fil des pages, ce trop-plein de mots finit par l'étouffer. Elle devra alors s'en libérer, avec la question de savoir quoi faire des monceaux de mots laissés par son mari. Dans ce récit à deux voix, il me semblait important qu'on sente cette différence de genre. Il m'a fallu capter une voix de femme, et l'écoute et l'observation de la parole féminine m'a aidé.
Pourquoi, en souveraineté d'auteur, avoir fait de Karim un astronome et de Mounia une photographe ?
Mounia est une artiste. Elle a un rapport autonome à son art. Je la sens plus épanouie dans son travail d'artiste. Pour Karim, astronome, il pense à l'infiniment grand. Il se pose des questions métaphysiques et semble perdu dans les étoiles. Mais il est également attentif aux petites choses du quotidien. Il documente les petites luttes citoyennes, la résistance des gens pendant la décennie noire ou durant le soulèvement d'octobre 1988. Il n'a que son calepin pour témoigner de ces luttes. Karim reste malheureux dans son rapport à l'écriture quand Mounia arrive à garder une distance vis-à-vis de son art. Karim ne peut rien savourer de l'existence sans l'avoir au préalable écrite ; Mounia garde son travail à distance. Cette différenciation dans le rapport à son médium pose différemment, en filigrane, la question de la médiation de l'art et le rapport entre la création et la mort.
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Fallait-il la colère pour que Mounia puisse faire son deuil mais aussi s'en détacher ?
Mounia alterne entre la douceur, l'impuissance puis la colère. Elle va finir par écrire sur le journal de son mari, comme pour garder un lien avec lui. Mais l'exercice finit par l'enfermer. Elle décide alors seule de ce deuil à faire et de se débarrasser de ce cadavre de papier, de cette présence toxique. Un homme qui traînait un trauma lancinant à qui elle a servi aussi de béquille. Le roman est une forme de huis clos harassant, sur fond de culpabilité.
Vous avez évoqué Pessoa. Karim semble aussi en hétéronomie. Du moins, Mounia découvre un homme différent de celui avec lequel elle a vécu.
L'hétéronomie permet de souligner l'étrangeté dans le couple. Mounia découvre qu'elle a vécu avec un étranger. Mais peut-on vraiment posséder l'être aimé ? Elle ne découvre pas des secrets, des choses spectaculaires. Mais elle découvre plutôt des non-dits, notamment un refoulé de la guerre civile. Ce que Karim n'avait jamais formulé clairement. Ce couple s'est rencontré après l'enfer de cette guerre. Mais ni l'un ni l'autre n'ont mis en parole ce qu'ils ont vécu dans les années 1990. Mounia réalise alors que son mari ne lui appartenait pas. Peut-être était-il déjà mort à leur rencontre. Il était dans une espèce d'exoplanète, d'étoile sauvage. Elle était malheureuse de ne pas pouvoir habiter avec lui ce monde.
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Cette décennie noire court effectivement. Faites-vous le portrait de cette génération comme prise en étau entre l'indépendance et cette guerre civile ?
Karim est en dédoublement, introverti mais avec des éclaircies politiques qui l'amènent à faire preuve de présence et d'engagement dans la vie citoyenne. Il fait un travail d'enregistrement des événements et il le vit presque comme un sacerdoce. J'ouvre le roman à la date du 17 avril 2014, car ce jour-là on nous a infligé l'intronisation d'un mort à la tête de ce pays. Les déceptions successives depuis l'indépendance marquent plus sa génération. Car Karim avait 20 ans en octobre 1988. Une espérance folle courait dans le pays. On a goûté plus rapidement aux fruits de 1988 qu'à ceux du hirak. Un vent nouveau soufflait sur le pays. Une nouvelle presse émergeait, libre et frondeuse. Karim est mortifié de voir ce qu'est devenue cette immense espérance quand arrivent les désillusions qui suivent. La question se pose alors, face à ce réel, de ce que peut l'écriture. Et je suis de ceux qui avouent que l'écriture ne peut rien du tout. C'est un îlot dans une mer agitée, elle peut rarement être un phare. Comment dans une désespérance généralisée comme celle que nous vivons en Algérie, mais aussi à l'échelle du monde, comment exister, résister, par l'écriture ? Que peut l'art ?
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Quelle différence faites-vous en tant qu'observateur, écrivain, journaliste entre la génération de 1988 et celle du hirak de 2019 ?
En 1988, nous étions encore proches de l'indépendance. Il restait le poids du récit national. 1988 n'est pas arrivé tout seul. Il avait été précédé par le Printemps berbère, la mobilisation contre le Code de la famille, un mouvement de lutte pour les droits de l'homme… Toute une pépinière de militants a alors émergé et a alimenté Octobre 88. Les partis qui naissent alors en portent la trace. Ces militants ne vont pas laisser Octobre 88 être détourné par de faux récits qui laissaient entendre que ce mouvement n'était pas populaire mais une fumisterie fabriquée par le pouvoir. Pour le hirak, je note qu'on y trouvait des militants aguerris de l'ancienne génération et des jeunes qui ne portaient pas les séquelles traumatiques des années 1990. Ils étaient exempts de la peur qui travaillait au corps la génération précédente, laquelle craignait que, si les Algériens sortaient de nouveau, un bain de sang serait inéluctable, et l'Algérie sombrerait dans le chaos comme certains pays secoués par les Printemps arabes. Ces jeunes du hirak se sont appuyés sur le pacifisme et le rejet viscéral de toute forme de violence. Le hirak a pu sortir aussi du manichéisme hérité des années 1990. La dichotomie éradicateurs/réconciliateurs. Cette génération a rejeté ces querelles anciennes. J'espère qu'à partir de cette génération émergera une élite nouvelle, des cadres qui renouvelleront le politique. Ce livre est une fenêtre ouverte sur l'Algérie d'aujourd'hui, au-delà du huis clos de Mounia et Karim. Dans ce travail, je voulais faire acte de transmission. Je suis écrivain, pas un politique. Je n'ai pas la prétention d'agir sur le réel. Mais, en documentant tous ces événements qui ont marqué et façonné l'Algérie contemporaine depuis 1988, je veux montrer que nos luttes viennent de loin. Le hirak n'est pas venu du néant. Cette histoire est aussi une manière de dire merci à ceux qui ont permis que cet acte de liberté et de dignité soit possible. Ce livre est une ode à ceux qui ont ouvert ce champ des possibles qu'a été Octobre 88. Et, dans leur lignée, je salue les enfants du hirak et je rends hommage et exprime ma solidarité à tous les détenus d'opinion en Algérie.
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