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Rédigé le 26/12/2020 à 20:26 dans Algérie, Culture, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Privé, le voilà solitaire
Avide d’un tendre regard.
Passants sur cette terre
Nul ne sera en retard.
Exclu, le voilà vagabond
A la recherche de l’espoir
Lumière ici, élite de renom
La tombe douche son noir.
Sans mère, sans papa
Ouvrez et tendez-lui la main
Ainsi ne le regardez pas
De respect, d’amour il a faim.
Sans frère, sans sœur
Aujourd’hui que d’ennemis
De tout et de rien il a peur
Sa vie est une longue nuit.
Personne sur qui compter
Sa douleur est ronflante
La haine veut le dompter
Avec sa plaie si profonde.
Les larmes, il n’en a plus
Les soupirs, son monde
A son âge, il a déjà trop vu
D’indifférents et d’immondes.
Mouloudi Mustapha
DANIELE MAOUDJ
Rédigé le 26/12/2020 à 04:47 | Lien permanent | Commentaires (0)
« Loin des hommes » est un film de David Oelhoffen, très librement adapté de la nouvelle de Camus « L'Hôte ».
Très, très librement adapté, à tel point qu'on pourrait dire que « L'Hôte » d'Albert Camus et « Loin des hommes » de David Oelhoffen sont deux œuvres à partir d'un même « fait divers » : « En Algérie française, un villageois qui a tué un cousin pour une histoire de grain est confié par un gendarme à l'instituteur qui doit l'amener aux autorités de la ville voisine ».
L'HÔTE
A partir de là, Albert Camus a écrit une nouvelle de quelques pages, « L'Hôte » dans laquelle on retrouve la beauté d'écriture et du monde de Camus. Et sa solitude écrasée.
L'action se déroule dans une école et ses alentours, à l'écart du village, entre trois personnages : Daru, l'instituteur, personnage central qui vit seul dans cette école, désertée de ses élèves par cet hiver enneigé ; le gendarme d'origine corse, Balducci, qui amène avec lui l'Arabe, sans nom, auteur d'un crime de sang.
L'instituteur n'est pas seulement l'enseignant qu'il a choisi d'être. Il est aussi un agent de l'administration. En temps « habituel », il distribue une aide alimentaire en grain aux élèves qui viennent en classe. Cette aide alimentaire est nécessaire pour la survie de familles du village, « cette armée de fantômes haillonneux errant dans le soleil ». Elle fait de l'instituteur, qui se veut porteur des lumières du savoir, un auxiliaire social de l'administration coloniale.
Le gendarme vient à l'école pour lui confier l'Arabe qu'il doit convoyer à la ville voisine, le transformant ainsi en auxiliaire de l'autorité policière. Malgré son refus, le gendarme repart aussitôt en lui laissant son revolver et l'Arabe. Le voilà, supplétif ! Malgré lui.
Ayant hébergé, nourri son hôte, tous deux se mettent en route le lendemain matin. Daru conduit l'Arabe jusqu'au carrefour, lui fournit un minimum de survie et lui indique deux possibilités, prendre le chemin de la prison ou celui qui conduit chez les nomades, la survie, la liberté.
L'Arabe choisit la ville et la justice coloniale.
« L'Hôte » est l'une des nouvelles de « L'Exil et le Royaume », dernière œuvre d'Albert Camus, publiée de son vivant en 1957. « L'Hôte » a, probablement été écrite entre 1952 et 1954-55. L'action se déroule avant les « événements » d'Algérie, avant le 1er novembre 1954.
Mais les propos du gendarme font penser que la situation est lourde. Que la révolte gronde. Qu'il faut serrer les rangs. Il fournit à Daru qui n'a qu'un fusil de chasse, un revolver pour sa mission.
L'Arabe est-il « contre nous? » demande Daru,« Je ne crois pas. Mais on ne peut jamais savoir ».
Il a commis un crime pour une histoire familiale de grain. Il a fui la justice, protégé par les siens, a été capturé mais au moment du choix qui lui est offert par Daru, il prend le chemin de la soumission à l'autorité de la justice coloniale non celui de la liberté.
Quand il revient dans sa classe, Daru trouve écrit sur le tableau : « Tu as livré notre frère. Tu paieras. » -
Daru, le juste, n'écoute que sa conscience, estime que livrer l'Arabe est contraire à son sens de l'honneur. Il espère qu'il va s'enfuir discrètement et ainsi le délivrer de son problème moral, de la nécessaire décision d'amener ou non l'Arabe à la ville. L'Arabe ne fuit pas. Daru veut continuer à apporter l'autonomie aux enfants par l'enseignement, rester au dessus de la mêlée, y compris en soustrayant un criminel à la justice des hommes. Mais il se trouve pris dans l'engrenage des affrontements à venir.
La solitude de Daru va au delà de son isolement politique, de l'incompréhension du gendarme, de l'Arabe ou des « frères ». Il vit seul dans cette école, depuis un an, sans femme, sans enfant, loin du village, sur un plateau désertique, dans un pays « cruel à vivre » « où il était né ». Camus marque cette solitude, en commençant la nouvelle avec une école, « vide et glacée », vidée de ses élèves par le froid et la neige.
Si Daru éprouve des sentiments pour le gendarme ou l'Arabe, ils n'apparaissent guère si ce n'est dans ce que nécessite sa dignité : hospitalité pour l'Arabe, quoi qu'il pense de son crime, refus de conduire l'Arabe à la ville, malgré ses liens avec le gendarme. Et s'il ressent, au petit matin, une « sorte de fraternité » avec l'Arabe, celle des «hommes, qui partagent les mêmes chambres, soldats ou prisonniers », il s'en défend car« il n'aimait pas ces bêtises »
Mais ce qu'il aime par dessus ces hommes, c'est le pays : « partout ailleurs, il se sentait en exil ». Même si ce pays est décrit comme dur, inhospitalier par sa nature et par ses hommes. Daru est, à la fois, fasciné et écrasé par la beauté de ce paysage inhumain.
« Les plateaux calcinés mois après mois, la terre recroquevillée peu à peu, littéralement torréfiée, chaque pierre éclatant en poussière sous le pied. Les moutons mouraient alors par milliers et quelques hommes, çà et là, sans qu'on puisse toujours le savoir. Le pays était ainsi, cruel à vivre, même sans les hommes, qui, pourtant, n'arrangeaient rien ».
« Une lumière tendre et vive inondait le plateau désert... Daru buvait, à profondes aspirations, la lumière fraîche.Une sorte d'exaltation naissait en lui devant le grand espace familier, presque entièrement jaune maintenant, sous sa calotte de ciel bleu ».
« Quand toute la neige serait fondue, le soleil régnerait de nouveau et brûlerait une fois de plus les champs de pierre. Pendant des jours, encore, le ciel inaltérable déverserait sa lumière sèche sur l'étendue solitaire où rien ne rappelait l'homme. »
« Dans ce désert, personne, ni lui ni son hôte n'étaient rien. Et pourtant, hors de ce désert, ni l'un ni l'autre, Daru le savait, n'auraient pu vivre vraiment. il se sentait étrangement vide et vulnérable. »
« L’Hôte » s’achève sur une phrase désespérée qui ne parle pas seulement de sa solitude parmi les hommes mais aussi de la fin d'un monde, de sa disparition dans la terrible grandeur de la nature : « Dans ce vaste pays qu’il avait tant aimé, il était seul. »
LOIN DES HOMMES
A partir de ce même « fait divers », David Oelhoffen a imaginé un magnifique western, pétri d'humanisme chrétien, situé en Algérie française, tourné dans l'Ouest (maghrébin, au Maroc, semble-t-il). De très belles images d'un pays désertique servent de décor à une guerre cruelle où s'affrontent les hommes.
Le film commence par une vue de l'école isolée dans la montagne mais pleine de la vie, des jeux et des cris des élèves en récréation. Daru enseigne, distribue et grain et galette...
Le soir arrivent le gendarme et l'Arabe. Daru semble bien décidé à ne pas livrer l'Arabe aux autorités. L'intervention au petit matin de cavaliers dont les troupeaux ont été décimés dans la nuit, qui viennent pour récupérer l'Arabe et lui faire payer les exactions de « ses frères », conduit l'instituteur, à s'interposer les armes à la main.
Dès lors, Daru devient le héros de ce film d'action. Il est contraint de quitter son école « Pas de classe aujourd'hui » écrit-il sur le tableau, pour partir avec l'Arabe qu'il doit protéger. Et cette protection va s'avérer mouvementée.
Car dans cette marche vers la ville, Daru et l'Arabe vont faire des rencontres dangereuses : d'abord un très beau cavalier arabe qui les menace d'un fusil et que Daru est obligé d'abattre ; ensuite, une colonne de rebelles dans laquelle se trouvent engagés des hommes qui ont servi sous les ordres de Daru pendant la campagne d'Italie ; enfin un violent affrontement entre ces rebelles et un important détachement de l'armée française qui ratisse et élimine, « avec ordre de ne pas faire de prisonniers ».
Cette longue marche aboutira à un « saloon » où tous deux approcheront une femme, ce qui n'était pas arrivé à Daru depuis longtemps, une première pour Mohamed.
Cette longue marche dangereuse dans de splendides montagnes rouges, arides, inhospitalières, va donner une certaine épaisseur humaine aux deux personnages, notamment à Mohamed. Aux moments de repos, les deux héros vont se parler, se connaître, s'apprécier, au delà des échanges obligés, durs pour survivre.
Daru a vécu sa jeunesse dans le pays, a fait la campagne d'Italie avec des Algériens qui le considèrent comme un frère, qui, cette fois, a choisi le mauvais camp. Daru a perdu sa femme, il y a dix ans. Daru crie quelquefois quand il fait classe...
Mohamed a tué son cousin parce qu'il était l’aîné de sa fratrie et qu'il devait protéger la famille. Mohamed n'a jamais connu de femme. Rêve de se marier. S'il revient au village, la famille du cousin devra le tuer entraînant les deux familles dans une succession de vengeances sans fin... S'il est pris et exécuté par les autorités françaises, la guerre familiale n'aura pas lieu... C'est ce qu'il a choisi.
Daru revient pour un dernier cours et faire ses adieux aux élèves. Le dernier en partant lui offre un dessin. Comme, au moment de la séparation, Mohamed lui a offert sa seule richesse matérielle, une pièce de monnaie arabe. Chacun est parti vers un destin différent mais aussi imprévisible, ce sont deux amis qui se quittent. Deux amis qui ont grandi. Deux amis qui s'en remettent à Dieu.
PS1 : Alexandre Dumas aurait dit qu'il importe peu de violer l'histoire pourvu qu'on lui fasse un bel enfant. Ici, le gendarme montre à l'instituteur le journal qui annonce les attentats du 1ernovembre 1954. Le lendemain, les deux héros rencontrent un groupe de maquisards et aussitôt après une importante opération de ratissage par l'armée française avec l'ordre de ne pas faire de prisonniers. Il s'agit là d'un « raccourci chronologique ».
PS 2 : Pour incarner l'instituteur Daru, le réalisateur David Oelhoffen a choisi le très beau Viggo Mortensen. Malheureusement son accent paraît peu correspondre à ce qu'on attend d'un Français d'Algérie d'origine espagnole !
http://pauloriol.over-blog.fr/article-l-hote-loin-des-hommes-125458610.html
Rédigé le 25/12/2020 à 23:12 dans Camus, Culture | Lien permanent | Commentaires (0)
Albert Camus écrit son premier roman, La mort heureuse, entre 1936 et 1938 mais ne le termine pas. Le livre en l'état n'était donc pas destiné à être publié car Camus n'en était pas satisfait. A la lecture, on comprend pourquoi : le lecteur pourra trouver ce livre non abouti avec des maladresses, des répétitions et même des incorrections qui auraient pu être corrigées à la relecture avant publication. Cependant, nombreux seront ceux qui seront enchantés de voir un auteur qui se cherche et qui cherche son langage poétique - une poésie «fauve ? ».
Camus a abandonné ce livre pour se mettre au travail sur L’Étranger. Ceux qui lisent La mort heureuse après L’Étranger, retrouvent le nom de quelques personnages (Meursault, dans L’Étranger, s'appelle ici Mersault, Céleste le restaurateur) ou la description de certaines situations : l'observation de la rue depuis le balcon, la course pour monter sur un camion qui passe...
Des passages rappellent la vie de l'auteur : la pauvreté, la tuberculose, la cigarette, le voyage en Europe centrale, la place de la mère... Le lecteur ne s'étonnera pas de l'absence, comme dans d'autres livres de Camus, des Algériens qui n'apparaissent que dans le décor sous forme « d'acrobates arabes », « d'arabes montés sur des ânes » ou de « Mina la Mauresque (qui) n'est pas venue ce matin ayant perdu son père pour la troisième fois dans l'année ». Le petit peuple des livres « littéraires » de Camus est d'origine européenne, française ou espagnole.
Le roman commence par le meurtre de Zagreus. On peut penser à un crime crapuleux puisque Mersault y gagne une forte somme d'argent qui lui assure un avenir sans problèmes financiers. Mais il s'agit surtout d'une mort « consentie » par Zagreus - deux fois né - symbole de la mort de la végétation en hiver et de sa renaissance au printemps – qui met à la disposition de Mersault le revolver, l'argent, l'alibi et même, à travers des confidences sur son passé, quelques bonnes raisons et incitations.
« À vingt-cinq ans, j'ai commencé ma fortune. Je n'ai pas reculé devant l'escroquerie. Je n'aurais reculé devant rien. En quelques années, j'avais réalisé toute ma fortune liquide... Le monde s'ouvrait à moi... La vie que je rêvais dans la solitude et l'ardeur... La vie que j'aurais eue, Mersault, sans l'accident. » Car un accident a privé Zagreus de ses deux jambes et lui a enlevé tout espoir de réaliser ses rêves.
« Les jours où il sentait trop la tragédie qui l'avait privé de sa vie, il posait devant lui cette lettre, qu'il n'avait pas datée, et qui faisait part de son désir de mourir. Puis il posait l'arme sur la table... Il léchait le canon de l'arme, y introduisait sa langue et râlait enfin d'un bonheur impossible. » « Bien sûr, j'ai raté ma vie. Mais j'avais raison alors : tout pour le bonheur, contre le monde qui nous entoure de sa bêtise et de sa violence... Avoir de l'argent, c'est se libérer de l'argent ».
« Ne prenez au tragique que le bonheur. Pensez-y bien, Mersault, vous avez un cœur pur. Pensez-y... Et vous avez aussi deux jambes, ce qui ne gâte rien. »
Mort consentie que Zagreus reçoit les yeux ouverts avec seulement une larme, sur l'échec de sa vie. Passage de relais ? Marthe avait eu Zagreus comme premier amant, avant Mersault... et tous deux l'appelaient «apparence».
Ce meurtre maquillé en suicide donne à Mersault l'argent nécessaire, donc le temps pour avancer vers le bonheur, sérénité suprême à laquelle il parviendra dans sa maison au pied du Chenoua, face à la mer, proche de Tipaza, en harmonie totale avec la nature, les yeux ouverts.
Auparavant, Mersault part pour un long voyage, à la recherche d'une difficile solitude. Ce voyage, dans la grisaille de la froide Europe centrale, est aussi un voyage utile pour «blanchir» cette fortune soudaine et ainsi vivre à son retour, sans travailler dans un bureau huit heures par jour. Cette fortune va lui permettre d'acheter du temps - « tout s'achète » – pour arriver au bonheur qui n'était pas permis au petit employé.
Mersault a désormais le temps, la liberté, la possibilité de se départir de ce qu'il est ou a été, de « ces lèvres que j'ai baisées, (de) l'enfant pauvre que j'ai été, (de) la folie de vie et d'ambition qui m'emporte à certains moments ». Il peut creuser sa solitude vers le bonheur dans l'Algérie ensoleillée pleine de senteurs et de couleurs, devant le ciel et la mer. S'arracher à ce qui a été sa vie jusque là. Aux amis du petit employé d'Alger, aux femmes qu'il a « aimées », peut-être encore plus aux femmes qui pourraient l'aimer et l'empêcher d'aller vers le bonheur qu'il a choisi. Lui qui aimait les femmes, les belles femmes, a pris conscience que le vrai bonheur ne pouvait naître que « du patient abandon de lui-même qu'il avait poursuivi et atteint avec l'aide de ce monde chaleureux qui le niait sans colère. »
Il doit même fuir « La maison devant le monde », « tout entière ouverte sur le paysage, elle était comme une nacelle suspendue dans le ciel éclatant au-dessus de la danse colorée du monde ». Mais où ce monde merveilleux n'est qu'un spectacle partagé avec ses amies, potentiellement dangereuses pour le but qu'il s'est fixé. Il doit aller plus loin, plus seul, pour être non pas devant la beauté de la nature mais pour plonger en elle comme dans la mer. Être absorbé par elle.
« Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. » dit Camus dans la préface de l'Envers et l'endroit. Car, fondamentalement, l'homme, Mersault est libre. Ce que Camus montre par la construction du roman, comme Sartre dans son théâtre où le fait initial trouve son sens dans le dénouement. La Mort heureuse commence par un meurtre dont le sens n’apparaît que secondairement.
L'homme est libre quelle que soit sa situation. Et peut accéder au bonheur. Si les riches ont peu à faire pour le trouver : « Il suffit de reprendre le destin de tous... avec la volonté du bonheur ». Les pauvres doivent se libérer de la pauvreté : « Cette malédiction sordide et révoltante selon laquelle les pauvres finissent dans la misère la vie qu'ils ont commencée dans la misère ». Sauf à se révolter.
C'est cette liberté, cette possibilité de révolte que nient, inconsciemment, ses amis : « On le jugeait selon ce qu'il avait été. Comme un chien ne change pas de caractère, les hommes sont des chiens pour l'homme.» Et le regard, la contrainte des amantes qu'il refuse : « L'amour qu'on me porte ne m'oblige à rien. »
Et l’aventure de Mersault commence quand il décide de sortir de sa condition, employé à l'avenir tout tracé, de se libérer de la pauvreté. C'est possible pour tous car chacun est responsable de ses choix : « On ne naît pas fort, faible ou volontaire. On devient fort, on devient lucide». Formule qui vient de l'antiquité par Érasme mais qui connaîtra une certaine notoriété avec Simone de Beauvoir.
Mersault a-t-il été heureux dans sa vie ? Peut-être un bonheur dans la pauvreté partagée avec sa mère : « La pauvreté près de sa mère avait une douceur. Lorsqu'ils se retrouvaient le soir et mangeaient en silence autour de la lampe à pétrole, il y avait un bonheur secret dans cette simplicité et ce retranchement.» Mais « la pauvreté dans la solitude était une affreuse misère.»
Jusque là, « il avait joué à vouloir être heureux. Jamais il ne l'avait voulu d'une volonté consciente et délibérée. Jamais jusqu'au jour... Et à partir de ce moment, à cause d'un seul geste calculé en toute lucidité, sa vie avait changé, et le bonheur lui semblait possible. Sans doute, il avait enfanté dans les douleurs cet être neuf ».
«Vous serez seul un jour» avait dit Zagreus. Seul, même avec celle qu'il a épousée, qu'il n'aime pas et pour laquelle il a de l'amitié comme il a de « l'amitié pour la nuit ». Qu'il regarde « du même regard et avec le même désir » que pour la terre. Tendu vers un bonheur dont il n'est pas certain : « Il faut que je le (heureux) sois. Avec cette nuit, cette mer et cette nuque sous mes doigts. »
Dans le roman, il y a deux morts, celle de Zagreus, celle de Mersault, laquelle est heureuse ?
Tous deux étaient pauvres. Tous deux, au même âge, prêts à tout pour échapper à cette pauvreté. Sans problème moral. Sans scrupule. L'un a été escroc. L'autre tue. Sans remord. Ce qui en fait des hommes libres de toute préoccupation matérielle. Disponibles pour la seule chose qui compte à leurs yeux, la recherche du bonheur.
Zagreus reconnaît que sa vie a été un échec. Par ses jambes perdues, malgré l'argent accumulé. Il lui reste un fort attachement à une vie désormais sans espoir de bonheur.
En brisant ce lien à la vie, en consentant à mourir, il donne à Mersault la possibilité de réussir là où lui a échoué. Il a raté sa vie mais d'une certaine façon, par son « sacrifice », il lui redonne un sens et réussit sa mort. Zagreus – deux fois né - renaît dans son frère, son semblable, dans le désir de solitude et de bonheur. Mais pour autant, sa mort est-elle heureuse ?
Mersault va cultiver la solitude. Il n'est pas fait pour l'amour. Il refuse l'amour. Les liens qui nuisent à la solitude. Il va les rompre, tour à tour. Tous. Avec Marthe, avec Catherine qu'il pourrait aimer, et les filles de « la maison du bonheur ». Avec ses anciens amis qui l'enferment dans le rôle immuable du petit employé. Il a des liens amicaux avec Bernard, le médecin, mais il le maintient à distance, ne le met pas dans la confidence... Il renonce même « aux belles femmes » qu'il n'estime guère mais auxquelles il est lié par la sensualité. Il se coupe de toute relation humaine. Pour entrer en communion avec la nature, les odeurs, les couleurs, la mer, le soleil.
Par les choix qu'il a faits, a-t-il trouvé le bonheur plus que Zagreus ? Quand il fait le bilan, Mersault pense sa vie, et sa mort, réussies. Parce que de tous les hommes qu'il aurait pu être, il a maintenu jusqu'au bout celui qu'il avait choisi d'être et c'est le visage de Zagreux qui apparaît, « dans sa fraternité sanglante. Celui qui avait donné la mort allait mourir. Et comme alors pour Zagreus, le regard lucide qu'il tenait sur sa vie était celui d'un homme. Jusqu'ici il avait vécu. Maintenant on pourrait parler de sa vie. De tous les hommes qu'il avait portés en lui comme chacun au commencement de cette vie, de ces êtres divers qui mêlaient leurs racines sans se confondre, il savait maintenant lequel il avait été : et ce choix que dans l'homme crée le destin il l'avait fait dans la conscience et le courage. Là était tout son bonheur de vivre et de mourir ». « Et dans l'immobilité même de Zagreus en face de la mort, il retrouvait l'image secrète et dure de sa propre vie... avec elle cette certitude exaltante qu'il avait de maintenir sa conscience jusqu'au bout et de mourir les yeux ouverts ».
http://pauloriol.over-blog.fr/article-a-propos-de-la-mort-heureuse-d-albert-camus-121074133.html
Rédigé le 25/12/2020 à 01:15 dans Camus, Culture, Histoire, Poésie/Littérature, Souvenirs | Lien permanent | Commentaires (0)
Une révision déchirante
A propos du « Premier homme » d'Albert Camus .
« Le premier homme » est une autobiographie romancée écrite par Albert Camus. Le lecteur peut apprécier les qualités d'écriture de ce roman, ébauche probable d'une grande fresque sur l'Algérie depuis 1830. Dernier texte de Camus, il n'a été publié qu'en 1994 bien après sa mort en 1960. Comme « La mort heureuse », son premier roman, commencé en 1936 et publié en 1971.
« La mort heureuse » peut être considéré comme un livre pratiquement terminé même si l'auteur ne l'a pas estimé satisfaisant pour publication. « Le premier homme » est une œuvre en cours d'écriture. Il est impossible de savoir quelle aurait été la place de ce qui a été publié dans l’œuvre telle que l'auteur l'imaginait ou l'aurait réalisée.
Pour Camus, « Le livre doit être inachevé », par une phrase en suspens, comme : « Et sur le bateau qui le ramenait en France...». Par évidence, toute autobiographie est inachevée. Mais du fait de la mort accidentelle de l'auteur, celle-ci l'est, malheureusement, plus qu'il n'était prévu. Elle n'a été que partiellement rédigée et porte essentiellement sur l'histoire familiale et l'enfance d'Albert Camus. Elle n'a pas été relue, ponctuée par l'auteur.
Dans la dernière partie du livre, des notes sont publiées qui devaient servir à l'auteur dans son travail et qui peuvent éclairer le lecteur.
Toute autobiographie pose les mêmes questions : quelle est la part réalité ? quelle est la part reconstruction, volontaire ou non, de la réalité ? Accentuées, ici, par le caractère romancé.La réponse peut paraître évidente pour les événements auxquels Camus n'a pu assister, beaucoup moins dans la présentation de souvenirs de son enfance ou de faits anciens ou récents comme son séjour à Alger dans le cadre de la préparation du livre.
Avec « Le premier homme », Camus livre au lecteur le terreau reconstitué, au moins partiellement, d'où il a tiré ses œuvres. Ce livre peut être lu pour ses qualités intrinsèques littéraires, historiques, personnelles... Mais pas seulement. Bien qu'il n'ait pas été écrit pour cela, il donne aussi à voir les alluvions d'où l'orpailleur a su tirer les pépites, la gangue dont le mineur a extrait le diamant... La vie d'où est né « L’Étranger ».
Dans le « Premier homme », le lecteur retrouve des situations, des faits, des anecdotes, des détails, des scènes déjà présents dans des œuvres antérieures, notamment dans « L'envers et l'endroit ». Dans la préface à la réédition de ce dernier, en 1958, Camus écrit : « Pour moi, je sais que ma source est dans ''L’Envers et l’Endroit'', dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu ». Au point qu'il est permis de penser que « Le premier homme », en cours de rédaction lorsqu'il publie cette préface, est la réécriture annoncée : « Si, malgré tant d’efforts pour édifier un langage et faire vivre des mythes, je ne parviens pas un jour à récrire ''L’Envers et l’Endroit'', je ne serai jamais parvenu à rien, voilà ma conviction obscure. » C'est dire l'importance aux yeux de Camus de l’œuvre à laquelle il travaillait alors.
Pourquoi l'auteur, encore jeune – quarante-six ans au moment de son accident mortel - a-t-il éprouvé le besoin d'écrire ce livre – de récrire « L'envers et l'endroit » - dans lequel il va retracer l'histoire d'une famille dont il a dit, à plusieurs reprises, qu’elle n'a pas d'histoire, par comparaison aux familles de certains de ses condisciples. Et qui fait de lui le premier homme et non le fils de...
Auteur d'une œuvre universellement connue et reconnue, il a reçu le prix Nobel de littérature en 1957, qu'est-ce qui peut pousser Camus à entreprendre cet important travail ?
Considérait-t-il son œuvre de fiction comme terminée ? Après avoir arraché à sa jeunesse et craché à la face du monde sa soif « avide de vivre, révolté contre l'ordre mortel du monde ». Après « tant d’efforts pour édifier un langage et faire vivre des mythes ». Après les combats politiques et éthiques de l'homme mûr qui devait « essayer d'être juste » au moment de la guerre et de l'immédiate après-guerre.
Camus, devenu silencieux en pleine guerre d'Algérie, a-t-il pensé le moment venu de faire le point sur le sens de sa vie, de revenir aux sources quand son rêve pour l'Algérie semble définitivement hors champ politique, inaudible par tous ? Après s'être « jusque là senti solidaire de toutes les victimes », il admet être devenu « aussi solidaire des bourreaux ».
Il doit abandonner le personnage qu'il est, aux yeux de beaucoup, pour aller chercher sa profonde vérité, quoi qu'il en coûte. C'est ce qu'il semble dire quand il écrit : « On vit. Et les autres rêvent votre vie » ou « J'en ai assez de vivre, d'agir, de sentir pour donner tort à celui-ci et raison à celui-là. J'en ai assez de vivre selon l'image que d'autres me donnent de moi. Je décide l'autonomie, je réclame l'indépendance dans l'interdépendance. » Clin d’œil à la formule employée par Edgar Faure, en 1955, à propos de l'indépendance du Maroc... Mais surtout volonté de dire sa vérité.
Le jeune qui se croyait sans passé, serait-il devenu, tout à coup et paradoxalement, sans avenir ? Il découvre qu'il avait été heureux sur la terre algérienne dans la misère et le soleil dont il ne partagerait pas le destin, comment pourrait-il l'être loin d'elle, dans la richesse et les villes sales et tristes. Dans sa soif de tout vivre pleinement, il avait tout quitté, sa mère, sa terre, avec le sentiment d'avoir tout abandonné - « un bon fils est celui qui reste. Moi, j’ai couru le monde, je l’ai trompée avec les vanités, la gloire, cent femmes » - mais rien oublié. D'où cette volonté de revenir vers la mère et le père, vers son peuple, vers sa terre...
Là où la jeunesse lui avait permis de se créer un présent exaltant, exalté, face au soleil, à la mer, face au monde, se sentait-il obligé de se rattacher à une histoire dont il pressentait la fin ? Après « l'amour de vivre... le désespoir de vivre »...
L'identité est un projet politique. A défaut de pouvoir se projeter dans un avenir, de plus en plus improbable, une Algérie française ou, au moins, liée étroitement à la France, Camus va rechercher cette identité dans le passé. Dans ses souvenirs, dans le passé qu'il a vécu, d'où les pages sur son enfance, sa jeunesse, sa famille, son quartier, ses années lycéennes. Pages admirables qui montrent la précarité matérielle dans laquelle il a vécu et ses attaches familiales non seulement à sa mère, souvent rappelée, mais aussi à son oncle et à travers lui au milieu ouvrier. Dans un quartier populaire où une certaine mixité ne voulait pas dire mélange. Et finalement, dans une communauté, celle des Français d'Algérie :« il n'était pas sûr que ces souvenirs si riches, si jaillissants en lui, fussent vraiment fidèles à l'enfant qu'il avait été. Bien plus sûr au contraire qu'il devait en rester à deux ou trois images privilégiées qui le réunissaient à eux, qui le fondaient à eux, qui supprimaient ce qu'il avait essayé d'être pendant tant d'années et le réduisaient enfin à l'être anonyme et aveugle qui s'était survécu pendant tant d'années à travers sa famille et qui faisaient sa vraie noblesse. » Révision déchirante, pour laquelle, il ne pouvait se contenter de ses seuls souvenirs. Mais devait aller vers un passé plus ancien.
« Le premier homme » est une essai romanesque pour clarifier l'algérianité de Camus.
Dans son œuvre littéraire, les Arabes, comme il les appelle, sont absents comme dans « La Peste », ou appartiennent au paysage dans « La mort heureuse » ou « L’Étranger ». Mais, dans « La mort heureuse », Mersault tue un Français pour accomplir son projet, dans « L’Étranger », Meursault tue un Arabe pour un coin de plage à l'ombre (a). Cette vie, en terre algérienne et à coté des Arabes-Algériens, est confirmée par « Le premier homme ».
Dans « Le premier homme »,l'Algérien, c'est Camus : « Ce qu’ils n’aimaient pas en lui, c’était l’Algérien ». Les Algériens, ce sont essentiellement les Européens d'Algérie, les Français d'Algérie. Et c'est des Français d'Algérie, de sa famille bien sûr, mais aussi de tous les autres qu'il parle : « En somme je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde ». « Tous tonneliers ou ouvriers du port ou des chemins de fer... entre hommes... »
Même s'il est possible de trouver « des vagues d'Algériens arabes et français ». Des « Arabes », il ne parle guère. Ils ne sont pas, en tout cas, l'objet du livre. Comme dans cette dernière phrase, ce qui ne fait aucun doute, c'est que les Arabes ne sont pas français ! Non dans la bouche d'un Français d'Algérie, anonyme, dans le cadre d'une histoire rapportée, mais dans les mots de Jacques Cormery (alias Albert Camus) : « des centaines d'orphelins naissaient dans tous les coins d’Algérie, arabes et français », « les spectateurs arabes et français », « chargement d'ouvriers arabes et français », « équipes de gosses arabes et français », « une bagarre éclatait entre un Français et un Arabe,de la même manière qu'elle aurait écarté entre deux Français et deux Arabes ».
Si Camus décrit longuement la pauvreté de sa famille, il n'oublie pas la pauvreté – séparée – des Arabes : « l’immense troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques uns français ». Rares à l'école communale, quasi absents au lycée : « Du reste, alors qu'ils avaient des camarades arabes à l'école communale, les lycéens arabes étaient l'exception et ils étaient toujours des fils de notables fortunés. »
Mais l'égale ou l'inégale pauvreté ne suffit pas à créer des liens de solidarité : « dans ce pays d'immigration... les frontières entre les classes étaient moins marquées qu'entre les races » d'où le fait que « ces ouvriers... qui toujours dans la vie quotidienne étaient les plus tolérants des hommes, fussent toujours xénophobes dans les questions de travail, accusant successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs et les Arabes et finalement la terre entière de leur voler leur travail... attitude déconcertante certainement pour les intellectuels qui font la théorie du prolétariat, et pourtant fort humaine et bien excusable » et qui conduit « ces nationalistes inattendus » à disputer « aux autres nationalités » (sic) « le privilège de la servitude ».
Les Arabes, présents dans la vie quotidienne, vivent dans un monde séparé : « se retiraient pourtant dans leurs maisons inconnues, où l'on ne pénétrait jamais, barricadés aussi avec leurs femmes qu'on ne voyait jamais ou, si.on les voyait dans la rue, on ne savait pas qui elles étaient, avec leur voile à mi-visage et leurs beaux yeux sensuels et doux au dessus du linge blanc, et ils étaient si nombreux dans les quartiers où ils étaient concentrés, que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu'on reniflait dans l'air des rues certains soirs... »
La vision n'est pas loin de l'orientalisme, la beauté sensuelle, mystérieuse de la femme et la menace invisible, diffuse. Deux communautés se côtoient sans se mêler vraiment et, lors d'un des rares dialogues avec un Arabe, c'est le repli identitaire qui est mis en relief. Saddok se marie suivant la tradition : « Parce que mon peuple est identifié à cette tradition, qu’il n’a rien d’autre, qu’il s’y est figé, et que se séparer de cette tradition c’est se séparer de lui. C’est pourquoi j‘entrerai demain dans cette chambre et je dénuderai une inconnue, et je la violerai au milieu du fracas des fusils… ». Comme Camus choisit de revenir à la communauté des Français d'Algérie en entreprenant de raconter, avec tout son talent, l'arrivée des colons parisiens et alsaciens, exilés et révolutionnaires, dans un pays qui n'a ni les senteurs, ni les miroitements de Tipaza. Mais « la pluie algérienne », la chaleur, le paludisme, le choléra et l'hostilité silencieuse, pas toujours résignée, d'un peuple à qui on n'a rien demandé.
Car Camus affirme : « J'ai besoin que quelqu'un me montre la voie et me donne blâme et louange... J'ai besoin d'un père ». Ce besoin d'un père qui lui a manqué, qui montre le chemin, Camus va le rechercher dans la mémoire défaillante des siens et encore plus défaillante de sa mère. En vain. La visite, rendue à la tombe de son père, à la demande de sa mère, à Saint-Brieuc, ville sans attrait, aux « rues étroites et tristes » ne saurait répondre à ce besoin. Là, il prend, subitement, conscience que « l'homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui ». Devant cette tombe sans voix, au milieu de toutes les autres, celles d’hommes qui n'avaient pas eu le temps de vivre, « révolté contre l'ordre mortel du monde » comme dans sa jeunesse, il comprend que pour connaître son père, pour comprendre les siens, il lui faut aller ailleurs, plus loin. Et d'abord, dans ce coin d'Algérie où son père a vécu et où lui-même est né.
Parti à la recherche des traces éventuelles laissées par son père, dans une saga décomplexée, Camus remonte très loin pour faire le récit du long voyage depuis Paris, de l'arrivée à Bône, de l'installation difficile en Algérie, de ces colons qui, poussés par des promesses gouvernementales, débarquent dans un pays inconnu : « à chacun, on promettait une habitation et 2 à 10 hectares... Ils sont partis en 49 et la première maison, construite en 54 ».
C'est dans la migration anonyme de ces pauvres envoyés par le gouvernement de Paris où le lecteur peut retrouver les dures conditions de vie de tous ceux qui ont émigré ou émigrent vers un monde inconnu, tout simplement pour vivre. C'est dans ces colons pauvres, engagés dans une aventure involontaire qui les dépasse, qu'il trouvera les siens, ceux de sa classe et de sa race. Parmi tous ces Parisiens, ces quarante-huitards, embarqués en fanfare sur « six péniches traînées par des chevaux de halage avec Marseillaise et Chant du départ... bénédictions du clergé sur les rives de la Seine... pendant un mois sur les rivières et le fleuves couverts des dernières feuilles mortes … les conquérants au fond de ses cales, malades à crever, vomissant les uns sur les autres et désirant mourir jusqu'à l'entrée du port de Bône, avec toute la population sur les quais pour accueillir en musique les aventuriers verdâtres, venus de si loin... les hommes à pied, coupant à vue de nez à travers la plaine marécageuse ou le maquis épineux, sous le regard hostile des Arabes groupés de loin en loin et se tenant à distance... pendant qu'aux quatre coins du campement, la garde veillait pour défendre les assiégés contre les lions à crinière noire, les voleurs de bétail, les bandes arabes et parfois aussi les razzias d'autres colonies françaises qui avaient besoin de distractions ou de provisions... Les deux tiers des émigrants étaient morts, là comme dans toute l'Algérie, sans avoir touché la pioche et la charrue... Oui, comme ils étaient morts ! Comme ils mourraient encore ! Silencieux et détournés de tout, comme était mort son père dans une incompréhensible tragédie loin de sa patrie de chair, après une vie tout entière involontaire, depuis l'orphelinat jusqu'à hôpital en passant par le mariage inévitable ».
Colonisation organisée par le gouvernement français, à l'abri des militaires français, c'est de ces hommes et ces femmes « réfractaires prenant la place chaude des rebelles... persécutés-persécuteurs d'où était né son père... Et ainsi de leurs fils. Et les fils et les petits fils de ceux-ci... sans passé, sans morale, sans leçon, sans religion mais heureux de l'être et de l'être dans la lumière... d'une vie commencée sans racine... qui bâtissaient de fugitives cités pour mourir ensuite à jamais en eux mêmes et dans les autres... la vie en laissant si peu de traces ». « Sur 600 colonnes envoyées en 1831, 150 meurent sous les tentes ».
En toile de fond de cette vie, « il avait senti la pesée avec l'immense mer devant lui, et derrière lui cet espace interminable de montagnes, de plateaux et de déserts qu'on appelait l'intérieur, et entre les deux le danger permanent dont personne ne parlait parce qu'il paraissait naturel », ce danger avait accompagné l'installation des colons et persistait depuis des dizaines d'années, qui naissait de la simple présence d'une population qui était exclue, qui se sentait exclue, tantôt passive, tantôt rebelle « ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé », toujours autre. Mais qui ne saurait rester éternellement l'autre, l'Arabe.
Par ce récit, loin des discours hagiographiques ou anticolonialistes, Camus semble vouloir réhabiliter la colonisation par les pauvres et affirmer sa solidarité avec un monde qu'il sait désormais condamné, désespérément, à ces yeux. Mais ce n'est là qu'une toute petite partie de son désespoir. Dans ses notes, il prévoyait, rêve ou plutôt cauchemar lors d'une sieste de son héros : « Demain, six cent millions de Jaunes, des milliards de Jaunes, de Noirs, de basanés, déferleraient sur le cap de l’Europe… et au mieux la convertiraient. Alors tout ce qu’on avait appris, à lui et à ceux qui lui ressemblaient, tout ce qu’il avait appris aussi, de ce jour les hommes de sa race, toutes les valeurs pour quoi il avait vécu, mourraient d’inutilité. »
La fin de son Algérie n'est, pour Camus, que le commencement d'un bouleversement beaucoup plus important. On n'est pas loin du choc des civilisations et même de la mort de la civilisation occidentale telle que Camus l'a vécue.
(a) : Dans La Mort heureuse, le Français est tué pour sa richesses, son argent, dans L’Étranger, l'arabe, l'Algérien est tué pour un espace, un territoire.
« Le premier homme » Albert Camus, Gallimard, 1994, 336 pages
Les citations sont extraites du « Premier homme ».
Un ami me signale un lien intéressant, sur L'Afrique du nord illustrée 1907-1937 Si ce lien ne fonctionne pas tapez sur votre fureteur : "L'Afrique du nord Illustrée" Gallica.
Il s'agit d'une revue de l'Afrique du nord pendant la période "Camus".
http://pauloriol.over-blog.fr/article-une-revision-dechirante-a-propos-du-premier-homme-d-albert-camus-122207842.html
Rédigé le 25/12/2020 à 01:09 dans Camus, Culture, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Quand j'ai découvert L’Étranger , l'émerveillement. Pour la première fois, j'ai senti à quel point l’écriture était en accord avec le récit pour exprimer, avec la même force, l'extranéité, « l'étrangeté » au monde du héros. Impression retrouvée à chaque nouvelle lecture.
A propos de La Chute, Albert Camus a dit « J'ai adapté la forme au sujet ». Cela paraît encore plus vrai pour L’Étranger. Nombreux sont ceux qui ne peuvent en oublier les premières phrases.
Certains ont voulu faire de La mort heureuse, le brouillon de L’Étranger. Mais La mort heureuse est seulement un premier essai de roman, abandonné par Camus et non publié de
son vivant. A la lecture de ces deux livres, on ne peut qu'être frappé par la différence des styles. Prose poétique, lyrique, de La mort heureuse, sécheresse de L’Étranger, dés les premières lignes. Mais l'écriture de L’Étranger ne se limite pas à cette sécheresse.
Il suffit pour le vérifier de comparer les premières : « Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron
et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille.
Mais il n'avait pas l'air content. »
Et les dernières lignes du livre : « Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. »
Camus ne se contente pas seulement de la relation factuelle, aux phrases courtes, sèches. Il entretient le sentiment d'étrangeté, il maintient le lecteur à distance en utilisant aussi le style indirect.
« Il [le juge d'instruction] a voulu savoir si j'avais choisi un avocat. J'ai reconnu que non et je l'ai questionné pour savoir s'il était absolument nécessaire d'en avoir un. « Pourquoi ? » a-t-il dit. J'ai répondu que je trouvais mon affaire très simple. Il a souri en disant « C'est un avis. Pourtant, la loi est là.Si vous ne choisissez pas d'avocat, nous en désignerons un d'office. » J'ai trouvé qu'il était très commode que la justice se chargeât de ces détails. Je le lui ai dit. Il m'a approuvé et a conclu que la loi était bien faite. »...
« Les gendarmes m'ont dit qu'il fallait attendre la cour et l'un d'eux m'a offert une cigarette que j'ai refusée. Il m'a demandé peu après « si j'avais le trac ». J'ai répondu que non. Et même, dans un sens, cela m'intéressait de voir un procès. Je n'en avais jamais eu l'occasion dans ma vie ».
Les paroles sont rapportées et en plus, Meursault commente « objectivement » , par petites phrases, la situation ou les échanges avec des réflexions logiques, de « bons sens ». Il s’efforce, à chaque fois, y compris dans des situations de tension, de rester au plus près de la vérité, sans ajouter de considérations sentimentales. Comme s'il n'était pas question de lui-même. Ici de son procès.
On peut retrouver une forme proche de celle de L’Étranger dans la façon dont le « narrateur », derrière lequel se cache le Docteur Rieux, écrit la chronique de La Peste.
A cause du style et du personnage de Meursault dans L’Étranger, on a voulu faire de Camus, le précurseur du nouveau roman. Mais pour Alain Robbe-Grillet, « Seuls les objets déjà chargés d'un contenu humain flagrant sont neutralisés avec soin... » mais, « la campagne est 'gorgée' de soleil, le soir est 'comme une trêve mélancolique', la route défoncée laisse voir la 'chair brillante' du goudron, la terre est 'couleur de sang', le soleil est une 'pluie aveuglante'... « le principal rôle est occupé par la Nature »... et« Le monde est accusé de complicité d'assassinat. » Les petites choses sont neutralisées, la nature éclate, surhumaine.
Comprendre, le mot revient plus de 60 fois. Comprendre les choses, les faits de la vie quotidienne, mais que peut la faible raison humaine face à la toute puissance du monde, de la nature, le soleil pousse-au-crime : le soleil cité plus de 40 fois, surtout dans la première partie du livre.
Pour Camus, le sentiment d'étrangeté, l'absurde naît d'une « confrontation de l'homme et du monde, entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde », du « divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor », du «désir éperdu de clarté » devant un monde incompréhensible. L'homme muni de sa seule raison, « Cette raison si dérisoire, c'est elle qui m'oppose à toute la création. »
Dans sa cellule de condamné à mort, Meursault décrit les affres de tous les condamnés à mort. Il sent, à la fois, l'intensité de la vie, par bouffées, dans tout son corps et la force implacable de la ridicule justice des hommes qui l'a condamné à mort. Ridicule car tous les hommes sont condamnés à mort. L'échafaud n’est qu'un des instruments pour accomplir l'inévitable destin de l'homme.
Meursault, après avoir rejeté avec colère l’aumônier qui voulait le ramener à Dieu, vidé de toutes les illusions humaines, passé de l'autre coté, peut s'ouvrir « pour la première fois à la tendre indifférence du monde ». Pour que sa mort soit réussie, il faut que la machine des hommes continue à jouer son rôle de rejet, d'exclusion, « avec des cris de haine ».
Au delà de raisons philosophiques, peut-on trouver dans la vie de Camus des événements, des circonstances qui pourraient expliquer la force de ce sentiment d'étrangeté ?
Une première source, dés son tout jeune âge, dans sa vie familiale. Né en novembre 1913, dans une famille très pauvre, Camus n'a pas connu son père, mort en octobre 1914 des suites d'une blessure de guerre. Il sera élevé.par une mère à moitié sourde, analphabète, femme de ménage et surtout par une grand-mère autoritaire autant avec lui qu'avec sa mère.
De multiples citations peuvent étayer cette première proposition. Dans un brouillon de L'Envers et l'endroit, Camus écrit : « Il y avait une fois une femme que la mort de son mari avait rendue pauvre avec deux enfants. Elle avait vécu chez sa mère, également pauvre, avec un frère infirme qui était ouvrier. Elle avait travaillé pour vivre, fait des ménages, et avait remis l'éducation de ses enfants dans les mains de sa mère. Rude, orgueilleuse, dominatrice, celle-ci les éleva à la dure. » (Album Camus, Roger Grenier, cité par Wikipedia).
Et aussi :« Il commence à sentir beaucoup de choses. À peine s’est-il aperçu de sa propre existence. Mais il a mal à pleurer devant ce silence animal. Il a pitié de sa mère, est-ce l’aimer ? Elle ne l’a jamais caressé puisqu’elle ne saurait pas. Il reste alors de longues minutes à la regarder. À se sentir étranger, il prend conscience de sa peine. Elle ne l’entend pas, car elle est sourde. Tout à l’heure, la vieille rentrera, la vie renaîtra... Mais maintenant, ce silence marque un temps d’arrêt, un instant démesuré. Pour sentir cela confusément, l’enfant croit sentir dans l’élan qui l’habite, de l’amour pour sa mère. Et il le faut bien parce qu’après tout c’est sa mère. » (L'envers et l'endroit, 1937).
Dés son enfance, dans son milieu familial, il se sent « étranger » et la dernière phrase ci-dessus annonce déjà le style de « L’Étranger » : il « croit sentir de l'amour pour sa mère. Et il le faut bien parce qu'après tout c'est sa mère. »
Distingué et poussé par son instituteur, auquel il rendra hommage, quand il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1957, il sera reçu au concours des bourses ce qui lui permettra de continuer les études malgré l'opposition de sa grand-mère. Au lycée Bugeaudd'Alger, Albert Camus, demi-pensionnaire, échappe à son milieu « naturel », se retrouve avec des enfants plus favorisés : « J'avais honte de ma pauvreté et de ma famille… Auparavant, tout le monde était comme moi et la pauvreté me paraissait l'air même de ce monde. Au lycée, je connus la comparaison », (Notes pour un roman, citées par Roger Grenier, 1982,: cité par Olivier Todd, 1996, Wikipedia).
Étranger dans le milieu familial, honteux dans le milieu lycéen, la nature, la maladie, va contribuer encore à son isolement. En 1930, à l'âge de 17 ans, à l'adolescence, au moment où tout est indécis, la tuberculose le sépare, une nouvelle fois, des siens, de ses copains, de l'équipe de football où il avait trouvé sa place. Elle l'empêche de vivre et de suivre ses études comme les autres. Encore « isolé », au propre comme au figuré, il est confronté à la mort, la sienne et celle des autres malades - la tuberculose, maladie surtout des pauvres, pouvait être mortelle à l'époque.
Plus tard, une rechute l'empêchera aussi de présenter l'agrégation et, nouvelle exclusion, il sera rejeté par l'armée qui refuse son engagement en 1939.
Fidèle à son origine sociale et à ses convictions, Albert Camus militera pendant deux ans au Parti communiste, bref passage, et il s'en écarte ou en est exclu. Une fois de plus, la greffe n'a pas pris.
Comment ne pas éprouver un sentiment de forte solitude après ces ruptures répétées, cette proximité avec la misère et la mort, pendant toute sa formation, en contradiction avec la belle indifférence de la terre algérienne, gorgée de soleil, de couleurs et d'odeurs ?
Certains ont voulu trouver une origine politique à ce sentiment d'étrangeté. Par sa situation d'étranger dans son propre pays, l'Algérie, étranger à la majorité de la population colonisée, en « porte-à faux », mal à l'aise, par son origine sociale, dans le milieu européen. Finalement, doublement minoritaire.
Partant de l'absence ou de la rareté de personnages algériens, arabes, musulmans, dans son œuvre littéraire, le sentiment d'étrangeté de Camus a été mis en relation avec sa situation de pied-noir, d'étranger en Algérie. Ainsi Ahmed Taleb Ibrahimi :« Je n’irai pas jusqu’à dire, avec certains, qu’en tuant l’Arabe, Meursault, et partant Camus, se défoule d’un complexe de petit blanc contracté depuis que sa mère fut brutalisée par un Algérien dans leur maison de Belcourt. Mais je pense qu’en tuant l’Arabe, Camus réalise de manière subconsciente le rêve du pied-noir qui aime l’Algérie mais ne peut concevoir cette Algérie que débarrassée des Algériens ».(http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=33)
Dans l’œuvre littéraire de Camus, si l'Algérie est omniprésente par ses villes, Alger, Oran, ses sites, particulièrement Tipaza, sa nature, le soleil, la mer, et décrite de façon lyrique, le peuple algérien en est presque absent. Et quand des Algériens apparaissent, c'est de façon impersonnelle, anonyme, sans nom patronymique et même sans prénom : « l'arabe » ou la « mauresque ». De façon paradoxale, Camus qui se proclame algérien, ne parle des Algériens que sous le terme d'arabe alors qu'il connaît la diversité ethnique de l'Algérie.
Dans La Peste,son roman le plus célèbre, avec L’Étranger, Camus décrit une épidémie à Oran. Contacté par un journaliste « envoyé d'un grand journal de Paris », Raymond Rambert, qui veut faire un reportage sur l'état sanitaire du peuple algérien, le Docteur Rieux, narrateur et principal personnage du roman, refuse de témoigner. Parce que le journaliste ne veut pas s’engager à dire toute la vérité sur la désastreuse situation sanitaire de cette population. Parce qu'il refuse de porter une « condamnation totale » dont il pense qu'elle serait sans doute « sans fondement ». Ensuite, tout le roman tournera autour de la population européenne, aux noms français ou espagnols. Certes, La Peste est une allégorie mais située à Oran et dont le peuple algérien est absent. Qui meurt pendant La Peste ? Peut-être des « Arabes » mais ce n'est dit nulle part !
Dans L’Étranger, apparaissent des images bien différentes des Algériens, plus positives dans la seconde partie que dans la première.
A la maison de retraite de la mère de Meursault, apparaît « une infirmière arabe ».« A la hauteur du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du bandeau dans son visage. »... « A ce moment, le concierge m'a dit : 'C'est un chancre qu'elle a'.»
Après l'enterrement de la mère de Meursault, l'auteur décrit son milieu, ses relations de travail, son quartier, ses fréquentations, sa rencontre avec Marie... Dans son petit monde, toutes ses relations sont européennes, avec des noms, ici aussi, d'origine française ou espagnole. Parmi elles, Raymond Sintès, nom d'un « ami », aux fréquentations douteuses, habitant le même immeuble que Meursault, qui va le conduire au meurtre. (Sintès est aussi le nom de jeune fille de la mère de Camus). Unmeurtre commis, presque par hasard, sans haine, sans motif réel, pour un coin d'ombre sur la plage - une portion du territoire algérien ? .
Raymond Sintès, le voisin, a une maîtresse : « Quand il m'a dit le nom [que le lecteur ne connaîtra pas]de la femme, j'ai vu que c'était une Mauresque. ». C'est à cause des relations avec cette Mauresque qu'il frappe, que son « ami » a des problèmes avec les Arabes. Qui le suivent. Qui les regardent « en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts ». Qui se retrouveront à la plage où aura lieu le drame lors d'une altercation qui aurait dû rester banale, sans la pression du soleil.
Dans la seconde partie, Meursault retrouve des Arabes lors de son emprisonnement : « Le jour de mon arrestation, on m'a d'abord enfermé dans une chambre où il y avait déjà plusieurs détenus, la plupart des Arabes. Ils ont ri en me voyant. Puis ils m'ont demandé ce que j'avais fait. J'ai dit que j'avais tué un Arabe et ils sont restés silencieux. Mais un moment après, le soir est tombé. Ils m'ont expliqué comment il fallait arranger la natte où je devais coucher. En roulant une des extrémités, on pouvait en faire un traversin. »
Isolé ensuite, il ne reverra des Arabes qu'au parloir où des « Mauresques » viennent les voir. Il observe les comportements. Dans le brouhaha du parloir, certains parlent fort, les Européens, « à cause de la distance entre les grilles » qui les séparent. Tandis que « la plupart des prisonniers arabes ainsi que leurs familles s'étaient accroupis en vis-à-vis. Ceux-là ne criaient pas. Malgré le tumulte, ilsparvenaient à s'entendre en parlant très bas. Leur murmure sourd, parti de plus bas, formait comme une basse continue aux conversations qui s'entrecroisaient au-dessus de leurs têtes ».
Meursault ne parlera plus des Arabes. Et lors du procès, si tous ses amis apparaissent à la barre en témoins, aucun témoignage des amis de l'Arabe assassiné n'est rapporté.
Comment expliquer cette quasi absence des Algériens, Arabes ou juifs d'ailleurs, ou cette séparation des populations ? Simple constat de la situation réelle en Algérie ? De Camus en Algérie? Pourquoi aucune œuvre de Camus ne se déroule jamais en milieu algérien ? Avec des personnages algériens ? Ce n'est pas que Camus ignore le peuple algérien et sa pauvreté. Son engagement au Parti communiste témoigne de son intérêt pour lui, de même que les onze articles « Misère en Kabylie » que, journaliste à Alger républicain, « le journal des travailleurs », il a écrits en1939.
Comment expliquer une telle séparation de Camus, le militant, et de Camus, l'homme de lettres.
La lettre qu'il a envoyé à son instituteur lors de l'attribution du prix Nobel en témoigne. Il est le fruit, social et politique, de l'école publique dans un département français d'Algérie. Cette école de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de l'universalisme... français. Dans ses Carnets , il note à l’automne de 1950 : « Oui, j’ai une patrie : la langue française.» Pas seulement. Et cettelangue française est minoritaire, peu partagée, à l'époque, par les Algériens. Camus n'apprend pas l'arabe. Cette école de la méritocratie républicaine ne l'empêchera pas, bien au contraire, de prendre conscience de la misère des Algériens qui ne pourra être combattue, efficacement selon lui, que par l'intégration dans la République. Elle lui permettra de prendre conscience de l'injustice faite à la population algérienne mais lui rendra très difficile la prise en considération du peuple algérien, de la nécessaire séparation, la solution ne pouvant être que dans la justice français : « Mon préjugé est que la France ne saurait être mieux représentée et défendue que par des actes de justice » (Préface d'Actuelles III). Par son engagement, il peut aller au peuple « arabe » mais par son origine, il appartient à la partie européenne, française du peuple algérien.
Ce n'est pas du nationalisme, du moins du nationalisme étroit. Plutôt de l'universalisme abstrait, françaisde 1789 enseigné par l'école et qui a quelques difficultés à s'appliquer à l'Algérie. D'où sa grande difficulté à reconnaître l’existence d'un peuple algérien : « Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères, auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle » Comme Ferhat Abbas, une autre réussite de l'école du mérite, qui a pu dire « J’ai beau scruter, interroger les cimetières algériens, nulle part je ne trouve trace de la nation algérienne ». Découverte tardive du fait de leur éducation, pour l'un et pour l'autre. Par leur situation, ils n'auront pas la même trajectoire.
Quand Camus se rapproche des nationalistes, c'est, normalement, comme la majorité de la gauche française à une certaine époque, de Messali Hadj, le père du nationalisme algérien et des messalistes avec lesquels il aura des relations suivies.
S'il a bien compris depuis longtemps, que le danger de l'immobilisme de la politique française pouvait mener à la violence en Algérie, il ne reconnaîtra l'existence d'un peuple algérien, paradoxalement et, comme beaucoup, qu'à la suite des actions du FLN dont il ne pourra accepter la radicalité ni de la position, ni des méthodes même.
Lors d’une rencontre avec des étudiants suédois, un jeune algérien lui reproche son silence sur ce qui se passe en Algérien. En réalité, de ne pas prendre position en faveur de la lutte du peuple algérien pour son indépendance au nom de la justice. Sa réponse a été diversement rapportée et commentée. «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère.»Dans le compte rendu du Monde,cette phrase devient : «Je crois à la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice.»Et habituellement, encore plus simplifié : «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.» Au delà du glissement des mots, il y a un important changement de sens.
Du fait de sa formation, de ses origines, de son attachement à une solution française, il ne pourra jamais faire le saut et condamner la France coloniale. Il ne pourra envisager pour l'Algérie qu'un avenir dans un cadre français amélioré. Ce qui permettra à tous ceux qui ont empêché toute amélioration de ce cadre, qui se réclament encore aujourd'hui de l'Algérie française, y compris de l'OAS, de vouloir l'annexer cinquante ans après l'indépendance.
Le livre est paru en 1942. Il fait partie selon Camus de sa tétralogie de l'absurde* avec l'essai Le Mythe de Sisypheet les pièces de théâtre Caligula et Le Malentendu.
Luchino Visconti a fait une adaptation cinématographique de L’Étranger en 1957, Jacques Ferrandez une bande dessinée (Gallimard) en 2013 et une adaptation théâtrale, mise scène de Sissia Buggy, est actuellement à l'affiche à Paris.
En 1978, L’Étranger a inspiré au groupe The Cure une chanson dont le titre, malheureux, Killing an Arab, a fait problème (Ce titre a été plusieurs fois modifié par la suite en Kissing an Arabou Killing anotherou Killing an Englishman). Voici le texte de la chanson.
Killing An Arab | Tuer Un Arabe |
Standing on the beach
I can turn [Chorus] I feel the steel butt jump [Chorus] |
Debout sur la plage [ Je peux me retourner [Refrain] Je sens le sursaut de la crosse d'acier [Refrain] |
Cette chanson n'est en aucun cas raciste. Paroles et traduction de «Killing An Arab» (Wikipedia)
http://pauloriol.over-blog.fr/article-a-propos-de-l-etranger-d-albert-camus-122628781.html
Rédigé le 25/12/2020 à 00:45 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)
"Algérie, les années pieds-rouges Des rêves de l'indépendance au désenchantement 1962-1969"
Le livre de Catherine Simon, "Algérie, les années pieds-rouges Des rêves de l'indépendance au désenchantement 1962-1969" vient de paraître à la Découverte. C'est, sans aucun doute, un excellent livre et un livre passionnant pour moi qui ai traversé cette période, en n'ayant qu'une conscience émoussée de ce qui se passait. En partie par manque de formation politique probablement, bien que militant du Parti socialiste unifié (PSU), en partie à cause de l'aveuglement volontaire ou involontaire que décrit très bien Catherine Simon, aveuglement qui a touché aussi des militants plus aguerris.
Mais cette période a été aussi la période probablement la plus intéressante de ma vie professionnelle et militante. Je n'en regrette rien même si les choses n'ont pas évolué comme je l'aurais souhaité. C'est pour cet aspect qui apparaît seulement par quelques touches dans le livre de Catherine Simon qui se situe à un niveau plus politique, que je vais essayer de regrouper quelques souvenirs.
Pourquoi l'Algérie ?
J'ai commencé mes études en médecine avec le déclenchement de la guerre d'Algérie, je les ai finies avec l'arrêt de la guerre d'Algérie. Pendant toute cette période, les discussions pouvaient commencer par "il fait beau aujourd'hui", elles finissaient "pour ou contre la guerre d'Algérie". J'ai milité à l'UNEF qui s'est scindée sur la question. J'ai adhéré au PSU, 15 jours avant sa création, car il y avait des militants qui distribuaient des tracts au restaurant universitaire de la rue des Potiers (Toulouse) et je leur avais promis d'adhérer après la fusion de l'Union de la gauche socialiste (UGS) et du Parti socialiste autonome (PSA). Ils m'ont pressé d'adhérer 15 jours avant cette fusion car ils voulaient renforcer l'UGS. C'était une vraie fusion, une fusion dynamique, c'est à dire l'addition des militants de plusieurs organisations. Depuis, les groupuscules auxquels j'ai adhéré ont inventé ce que j'appelle les mathématiques post-moderne où les fusions entraînent une diminution du nombre d'adhérents : 500 + 500 = 400.
Un facteur important de la naissance du PSU est la scission de la SFIO (Section française de l'internationale ouvrière, le PS de l'époque). Un nombre significatif de militants et de personnalités l'ont quittée parce qu'il ne supportaient plus la politique algérienne du gouvernement français, à majorité SFIO conduite par Guy Mollet. Ils ont alors fondé le PSA (Parti socialiste autonome). On peut dire que si certaines branches du PSU ont des racines profondes et lointaines, sa naissance doit beaucoup à la Guerre d'Algérie. Le PSU est donc né, notamment, contre la guerre d'Algérie mais, en plus, il a probablement été le premier à s'opposer à la guerre AVEC l'Algérie, c'est à dire à reconnaître l'Algérie avant sa (re)naissance ! Il n'est pas étonnant que dans le bouquin de Catherine Simon si, parmi les personnes interrogées (77), 17 disent avoir été membres d'un parti avant d'aller en Algérie, 7 font état de leur appartenance au PSU : par ailleurs, 7 se réclament des différentes branches du trotskisme, 3 du PCF (plus 2 de l'UEC et 1 des JC).
Quitte à être ridicule, je dois dire que depuis mon plus jeune âge, je voulais "partir" et partir en "Afrique". Que ce soit, suivant mon âge, aux "colonies", dans la "communauté" ou dans les pays devenus indépendants. Pourquoi ? Probablement le fruit d'une éducation chrétienne et de l'école républicaine, d'un besoin de justice... Je me souviens encore de l'image d'un livre de l'école primaire montrant Savorgnan de Brazza libérant des esclaves !!! Je pense qu'à la base de mon engagement quelle qu'en soit les sources, il y a le sentiment de l'absolu nécessité de combattre pour l'égalité et pour la liberté. Mais ce qui me fascinait, c'était l'Afrique noire... ce fut l'Algérie !
D'ABORD LA FRANCE
De gauche depuis toujours, sans aucune formation politique réelle, si ce n'est les discussions très animées avec mon père ou avec les copains, j'aurais adhéré à un parti chrétien si j'en avais connu un de gauche entre 15 et 20 ans. Mais ma première prise de parole publique a été, à Carcassonne, contre le MRP (Mouvement républicain populaire, démocrate chrétien) en faveur du Front républicain. Et c'est ce défaut de l'engagement à gauche qui m'a éloigné du christianisme.
J'aurais pu être à la SFIO mais son comportement en Algérie ne pouvait que m'en dissuader. J'ai eu une discussion houleuse avec le député de l'Aude, SFIO, Georges Guille qui justifiait l'expédition à Suez en comparant Nasser à Hitler...
Je n'étais pas attiré par le PC bien que suivant des cours de marxisme pendant mes études à Toulouse dans une arrière salle de bistrot. Mais je n'ai jamais reproché au PC d'avoir voté les pleins pouvoirs à Guy Mollet, chef du gouvernement, SFIO. Naïveté peut-être mais je pensais qu'ils étaient nécessaires à Guy Mollet s'il voulait réellement conduire une politique de gauche. Il s'en est servi pour faire une politique de droite !!! Guy Mollet m'a guéri définitivement de militer avec des socialistes qui ne l'ont jamais condamné. Et la politique de Mitterrand n'a pas été faite pour me faire changer d'idée !
J'ai donc milité contre la guerre. Mais je n'ai jamais fait de l'aide au FLN. Je me suis même opposé à ce que le PSU s'engage dans cette voie quand il en a été fortement question au sein des étudiants PSU de Toulouse. Je pensais que c'était une erreur d'engager le PSU en tant que parti. Qu'individuellement, cela était possible mais qu'en tant qu'organisation, le PSU ne pouvait le faire sans courir à sa dissolution. C'est probablement ce qui a fait que lorsque "Jeune Résistance" a été mise en place à Toulouse, je n'ai pas été sollicité.
Avec la guerre qui s'éternisait, la question cruciale était : que faire au moment de l'appel au service militaire. J'étais décidé à ne pas le faire. Qu'aurais-je fait si le cessez le feu n'était arrivé quelques mois avant mon incorporation ? Bien entendu, je n'en sais rien. Mais je savais que je pouvais poser la question à Alexandre M. qui m'avait demandé une adresse sûre à Carcassonne pour servir de boite aux lettres au FLN.
Fort heureusement, pour l'Algérie, pour les appelés et pour moi même. Il y a eu le cessez le feu !
Pendant toute la guerre d'Algérie, nous avions beaucoup de difficultés à mobiliser. J'ai monté une liste de gauche pour la corpo de médecine et nous avons été élus sans problème. Nous étions la seule liste ! Quelques années plus tard, lorsqu'une liste de droite s'est présentée contre nous, nous avons été facilement balayés malgré le travail que nous avions fait.
Les étudiants en médecine avaient un sursis plus long que les autres étudiants. Quand les sursis ont été remis en question, les étudiants en médecine n'ont pas été touchés. Nous avons essayé de lancer un mouvement de solidarité avec les autres étudiants pour qu'ils puissent continuer leurs études et échapper, pour quelque temps à l'incorporation. Je ne pense pas avoir convaincu un seul étudiant quand j'ai pris la parole dans l'amphi.
Nous avons aussi essayé de mobiliser les mères d'appelés. La mère de Claude M. nous a répondu : "Ils peuvent le faire comme mon fils".
Tout ceci ne pouvait que me renforcer dans l'idée de quitter ce pays qui m’écœurait profondément.
Ma thèse en poche, j'ai même essayé de partir par le canal de l'OMS. Je suis allé jusqu'à Genève pour voir si je pouvais me faire embaucher. On m'a dit que non. Ou alors au Ruanda. Et comme j'ai répondu : pourquoi pas ? Il s'est avéré que ce n'était pas possible. C'est probable pour de nombreuses raisons. Je n'avais pas encore fait le service militaire et je ne pensais qu'à partir. Définitivement.
Paradoxalement, je suis allé en Algérie, pour la première fois, pendant le service militaire après la proclamation de l'indépendance ! J'aurais pu y aller avant dans le cadre de l'Unef mais j'avais refusé d'envisager cette éventualité : aller dans l'Algérie en guerre avant son indépendance ! Par la suite, je l'ai un peu regretté car je n'avais aucun point de comparaison avec l'Algérie d'avant l'indépendance.
Pour beaucoup, être allé en Algérie comme militaire français après l'indépendance soulève l'incrédulité : "Après l'indépendance ?" Il faut se rendre compte qu'au moment du cessez le feu, il y avait des régiments entiers dans l'Algérie occupée. Que l'évacuation de ces régiments n'a pu se faire en un clin d’œil. Que la structure des régiments devait être maintenue pour qu'ils puissent être rapatriés en bon ordre.
Lors de mon incorporation en janvier 1963, j'ai fait un séjour à Libourne où étaient regroupés tous les médecins appelés pour suivre une formation de médecine militaire avant l'affectation qui dépendait du classement. J'ai créé la surprise en demandant l'Algérie alors qu'il y avait encore quelques places en France. J'avais l'espoir, déjà, de faire de la coopération dans le cadre du service militaire car on en parlait officiellement à l'époque. En réalité, j'ai passé mon séjour de 10 mois à Mostaganem dans une caserne. J'ai bien pris contact avec le Croissant rouge algérien mais sans suite. Et je ne sais pas comment aurait réagi le commandement s'il l'avait su.
Quelques petites anecdotes.
Arrivés à Alger, nous étions 4 médecins et j'ai pu choisir en premier mon affectation. Fort heureusement : il y avait 4 postes dont 3 dans la Légion ! Mon choix a semblé indigner le colonel qui nous recevait et qui, après mon choix, a tenu à nous dire qu'il était très fier d'être "première classe" de la Légion. Un camarade, martiniquais, qui avait fait ses études à Toulouse a eu un poste à la Légion : quand je l'ai revu après le service militaire, tout s'était bien passé pour lui.
Pendant notre bref séjour à Alger, nous sommes allés, à plusieurs, visiter la Casbah, en uniforme sans aucun problème si ce n'est des petits gosses qui nous suivaient en piaillant et qui étaient réprimandés par des adultes.
Au cours d'une balade, nous sommes montés à ND d'Afrique pour admirer un magnifique coucher de soleil. Et l'un des collègues de s'écrier : "Devant ce coucher de soleil, je comprends l'attachement des Pieds-noirs à ce pays". Et moi de répondre : "Devant ce coucher de soleil, je comprends la volonté des Algériens d'être ici chez eux". La discussion n'est pas allée plus loin.
J'étais donc à Mostaganem pour le premier anniversaire de l'indépendance. Privilège d'officier, comme tout médecin j'étais aspirant, à cette époque, je logeais en ville à proximité de la caserne mais j'étais consigné à mon domicile. Voulant voir la manifestation, je suis descendu, en civil, j'ai demandé au policier qui était au coin de la rue s'il y avait danger pour un Français d'aller à la manifestation. Il a été très étonné de ma question. Et je suis allé me mêler à la foule. J'ai cru voir quelque étonnement dans les regards devant cet Européen inconnu.
C'est à Mostganem que j'ai vu pour la première fois "Octobre à Paris", film sur la sauvage répression de la manifestation des Algériens, le 17 octobre 1961, à Paris. J'étais en civil mais des appelés étaient venus le voir en militaire. Cela ne semble avoir posé aucun problème.
A l'époque des bruits circulaient que les Algériens tendaient des fils en travers de la route qui menait à la plage pour piéger les éventuels Pieds-noirs qui s'y rendaient. J'ai connu un pied noir à Mostaganem, un médecin radiologiste, assez âgé, qui se préparait à partir parce que, m'a-t-il dit, toutes ses connaissances étaient déjà parties. Il avait un revolver dont il voulait se débarrasser et que j'ai ramené à la caserne.
Notre régiment a été rapatrié en avril 1964 mais il y avait encore bien des militaires en Algérie, à Mers el Kebir, où j'étais allé avec une ambulance militaire, dans un aéroport aux environs d'Oran dont j'ai oublié le nom mais qui servait de relais, disait-on, pour aller en Afrique noire, au Sahara bien sûr. Le 15 août 1963, je suis allé en avion militaire à Colomb-Béchar, voir des collègues de Toulouse au prix d'une bouteille de whisky offerte à un adjudant...
Je me souviens d'une note du médecin chef du service médical militaire de toutes les troupes française en Algérie qui disait, partant à la retraite, que "les médecins étaient les seuls à servir à la fois leur pays et l'humanité" . Si c'est lui qui le dit, ai-je fait remarquer au médecin capitaine...
La présence militaire française a continué bien après le départ du régiment de Mostaganem notamment au Sahara pour les essais nucléaires et même à Alger où le drapeau de l'Amirauté a été ramené bien plus tard alors que j'étais de nouveau en Algérie mais cette fois comme coopérant civil.
LE MAROC ENSUITE
En réalité, avant d'aller en Algérie, je suis allé au Maroc. Par un copain, étudiant en médecine, nous avons demandé au professeur R. de nous envoyer au Maroc comme infirmier dans une colonie de vacances marocaine. Finalement, je suis le seul à être parti.
Première traversée en bateau Marseille-Casablanca. Avec un bateau qui n'était pas très grand, sur lequel voyageaient une quarantaine d'étudiants qui allaient ensemble au Maroc. Ils ont envahi le bateau, ont fraternisé avec l'équipage, piloté, pris des douches au tuyau d'arrosage, bu le pastis et poussé la chansonnette avec les matelots corses !
Il fallait que je passe au ministère pour mon affectation. J'ai été ébloui par l'avenue principale de Rabat. J'ai été envoyé à Saïdia, sur la côte méditerranéenne, au nord d'Oujda, à la frontière algérienne. C'était une colonie essentiellement sous toiles de tentes, au bord de la mer où j'ai passé l'été. C'est là que j'ai fait connaissance de Simone, Guillaume et leurs enfants (1). Ils étaient les seuls européens avec lesquels j'étais en contact et par eux, épisodiquement, avec quelques autres.
De ce séjour, je ne conserve que quelques anecdotes. Une chose qui m'a frappée, c'est l'antisémitisme de gens de gauche. Chose impensable pour moi. Je me souviens de cette réflexion : "Nous avons su que le Maroc allait retrouver son indépendance, le jour où nous avons vu les Juifs manifester avec les Arabes".
J'étais en contact permanent avec l'encadrement de la colonie. Je dois dire que j'ai peu participé aux discussions car tout se déroulait en arabe et que je n'en comprenais pas un mot. J'ai cependant eu quelques discussions. Un des moniteurs ne parlait que de sport. La seule fois où il 'a parlé de politique ce fut pour me faire part de sa joie de la mort de Dag Hammarskjoeld parce qu'il était pour les juifs.
Parmi les enfants de la colonie de vacances, il y avait beaucoup de petits blonds ce qui m'avait beaucoup étonné. Il devait y avoir une trentaine de Mohamed ben Mohamed ! Comment s'y reconnaître ? Depuis l'état civil a été réorganisé. Une bonne partie des enfants étaient des réfugiés algériens.
Lors de mon retour de Saïdia à Rabat et Casablanca, j'en ai profité pour visiter Azrou, Ifrane et Fès grâce à un moniteur de la colonie. D'Azrou, jai ramené un plat et un marteau en olivier pour casser des noix qui est encore à Carcassonne et de Fès un sac en cuir pour ma mère que l'ami qui m'accompagnait a longuement marchandé, pour le plaisir, m'interdisant de me mêler de cette négociation complice.
En passant, nous sommes allés rendre visite à des cousins éloignés qui, après avoir quitté la Syrie, étaient installés à Meknès. Le cousin était maître bottier. Stupéfaction pendant le repas, mon ami marocain et mes "cousins" s'entendaient comme larrons pour faire de l'antisémitisme !! Quand je pense que lors d'un passage à Carcassonne, la "cousine" nous avait soutenu que les "arabes n'étaient pas comme nous, que d'ailleurs elle le savait bien elle qui en avait soigné et que leur sang n'avait pas la même couleur que le nôtre !!!".
Cela me rappelait une autre discussion à la maison entre des membres de ma famille et des Maliens qui étaient en math-élem avec moi et que j'avais invités. Tout le monde faisait assaut devant eux d'antiracisme. Je n'y ai pas tenu et je suis sorti pour aller donner des coups de pied dans la porte du jardin !
De Rabat, je suis rentré en Caravelle, premier voyage en avion ! et j'ai pu voir le détroit de Gibraltar, un avion militaire qui nous a suivis un moment et les parcelles minuscules de la campagne !
28 septembre 2020
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28 septembre 20
Rédigé le 25/12/2020 à 00:18 dans Algérie, colonisation, Culture, Guerre d'Algérie, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
Pourrons-nous dire 58 ans après le cessez-le feu en Algérie, pourrons-nous dire un jour, la guerre est finie ?
Le jeune Emmanuel Macron, né 15 ans après l’indépendance de l’Algérie, semble le vouloir. Il faut espérer que le président de la République aura plus de doigté pour engager cette initiative qu’il n’en a eu pour les différentes réformes qu'il a entreprises depuis le début du septennat… elles n’ont guère pacifié la vie politique, sociale, économique en France… Quant à celles annoncées sur la laïcité, la sécurité globale ou le séparatisme...Sur les relations avec l’Algérie, une importante première pierre a été posée par le candidat Macron, en 2017, quand il a qualifié la colonisation française de crime contre l'humanité (1). Déclaration exacte en soi mais inacceptable, en Algérie, de la part d'un candidat à la présidence qui pouvait être soupçonné de rechercher là un soutien financier, politique...
Déclaration qui prend un tout autre importance quand Emmanuel Macron, président, reconnaît que, militant anticolonialiste, mathématicien et père de famille, Maurice Audin a bien été assassiné par l’armée française en juin 1957 (2). Et communiste.
Un pas supplémentaire est franchi quand il confie une mission à l'historien Benjamin Stora pour que « l'histoire de la guerre d'Algérie soit connue et regardée avec lucidité », soulignant que l’historien « devra rendre ses conclusions d'ici la fin de l'année »... et faire des propositions d'action (3). Nous y sommes
Au même moment, avançant, dans la presse algérienne, une entente avec le président français...(4), le président Abdelmadjid Tebboune a désigné, comme interlocuteur, son conseiller, le docteur Abdelmadjid Chikhi, directeur général du Centre national des archives algériennes et de la mémoire nationale. Réputé pour son intransigeance...
Cette question ne touche pas seulement les relations entre l'Algérie et la France depuis... Elle implique bien sûr un dialogue avec l'Algérie pour aller vers des relations apaisées. Mais aussi un retour sur soi-même des deux pays.
Emmanuel Macron confère à la guerre d’Algérie, « à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995 » (3). Mais cette remise en question du comportement de la France de 1830 à 1962 ne peut être comparée à la reconnaissance par Jacques Chirac du rôle de l’État et de sa police dans la rafle du Vél'd'Hiv et de la Shoah. Dans ce dernier cas, il s'agissait d'un problème français volontairement nié par le Général de Gaulle et ses successeurs à la présidence de la République sous prétexte que la légitimité française était à Londres et non à Vichy. Que Vichy n'était qu'un régime de circonstance, condamné par l'histoire et l'énorme majorité des Français. Aujourd'hui.
La seule véritable opposition à cette reconnaissance était l'ombre imposante du Général et sa vision historique.
Quand il est question de l'histoire coloniale de la France, il ne s'agit pas de revenir sur le comportement indigne d'un régime ou d'un seul gouvernement. Et il ne s'agit pas de la seule Algérie. Mais d'une continuité historique de la politique de la France quelles que soient ses institutions. Quels que soient ses gouvernements successifs. Soutenus le plus souvent par nombre de Français. Comportements trop souvent en contradiction avec les fameuses valeurs dont elle se dit porteuse. Être le pays qui a proclamé La déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'est malheureusement pas la garantie d'une politique exemplaire dans leur respect.
Il n'y a pas de peuple vertueux, il n'y a pas d’État vertueux. L'histoire est faite de conflits souvent guerriers. Et si les guerres sont toujours criminelles, toutes ne sont pas accusées de crime contre l'humanité.
S'agissant de la colonisation de l'Algérie, il s'agit d'une question beaucoup plus complexe qui touche deux peuples, deux États, profondément déchirés et construit ou modulé par ces événements.
La réconciliation franco-allemande est un précédent plus intéressant, ici, que la Shoah. Avec des points communs et d'importantes différences. La réconciliation franco-algérienne est, peut-être, encore plus nécessaire pour la France d'aujourd'hui, que la réconciliation franco-allemande. La stature d’Emmanuel Macron n'est pas celle du Général.
Lors de la Seconde guerre mondiale, la France, vaincue en 1940 par l'Allemagne nazie, se retrouvait, grâce au général De Gaulle et à quelques autres, du côté des vainqueurs 4 ans plus tard. A la table des 4 grands. Malgré la réticence de certains d'entre eux. La France avait perdu militairement et gagné politiquement et moralement. Elle était du côté de la liberté victorieuse. De la libération de la France, bien sûr, mais d'autres pays européens par la même occasion.
En Algérie, la France a gagné militairement mais perdu politiquement et moralement. L'Algérie obtenait sa libération, et incarnait la liberté des peuples, contre la France, contre sa politique coloniale et ses méthodes répressives.
La France se retrouvait en 1945 surévaluée, en 1962, dévaluée.
Hier la réconciliation devait se faire entre deux pays européens, ayant connu de multiples conflits. L'un, apparemment au faîte de sa puissance, vainqueur, à la tête d'un empire, légitime politiquement et historiquement, 1789, démocratie, déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'autre écrasé militairement et moralement mais dont on avait connu et pouvait redouter la capacité économique, industrielle. Les deux pays, ayant connu les conséquences catastrophiques de leurs confrontations répétées, avaient intérêt à joindre leurs forces complémentaires. En attendant...
Après la Seconde Guerre mondiale, les divers gouvernements et De Gaulle revenu au pouvoir ont pensé qu'il ne fallait pas répéter les erreurs commises à la fin de la Première. Qu'il était possible d'établir des relations égalitaires, et peut-être un peu plus, entre la France, sûre d'elle même et dominatrice, sa place politique, son Empire et l'Allemagne, affaiblie physiquement et moralement, qu'il ne fallait pas humilier davantage, qui devait être réintégrée dans le monde démocratique, en profitant de sa faiblesse temporaire...
Les deux pays pouvaient penser avoir tout à gagner à cette alliance...
Les choses sont très différentes aujourd'hui, pour l'Algérie et la France. Même si l'intérêt des deux peuples est d'avancer ensemble.
En France, la guerre avec l'Algérie n'est pas finie. Une partie de la droite française n'a pas accepté l'indépendance de l'Algérie. Ni la fin de l'Empire (5). Et, au-delà de la droite, beaucoup n'arrivent pas à se faire au changement de situation au niveau mondial. L'Empire français n'existe plus et l'indépendance algérienne en est le symbole et partiellement la cause. L’imaginaire européen n'a pas remplacé l'imaginaire impérial. D'autant que, si certains pouvaient penser que l'Europe allait se construire autour d'un couple égalitaire mais dont la France serait la tête politique, il est apparu rapidement que la puissance économique de l’Allemagne mettrait en question cette rêverie.
En Algérie, les traces de la colonisation, de la conquête à la lutte pour l'Indépendance, loin d'être effacées, sont entretenues par le nationalisme gouvernemental comme moyen de construire, de consolider l'unité nationale. De légitimer le gouvernement autoritaire en place. De pallier les échecs socio-économiques.
Dans de multiples occasions, quand le gouvernement a des difficultés, il n’hésite pas à accuser les opposants d’être le parti de l’étranger, d’être manipulés par l’étranger, autrement dit par la France. En symétrie, les opposants ne se privent pas de mettre en cause le soutien de la France au gouvernement en place.
Il est certain que les gouvernements français suivent attentivement l'évolution de la situation et ne sont pas indifférents à ce qui se passe en Algérie. Ils ne peuvent cependant être tenus comme responsables de tout et de son contraire...
Il y a beaucoup de questions, de difficiles questions, à traiter pour aboutir à une véritable entente entre les deux pays. Mais le vrai problème reste la volonté des politiques et leur légitimité pour assumer devant leur peuple un profond remaniement de leur roman national.
Il n’est pas certain que le jeune président français, élu par défaut, dont l’autoritarisme dans les réformes entreprises divisent profondément la société française…
Il n’est pas certain que le vieux président algérien en butte à une partie importante de la société algérienne en recherche d’un changement profond...
Il n’est pas certain que les actuels présidents algérien et français aient une autorité, une légitimité suffisantes pour entreprendre cette réconciliation pourtant nécessaire. Et encore moins le temps pour la mener à bien.
Ce ne sont, probablement, que les premiers balbutiements d'une longue - nouvelle - histoire aux multiples rebondissements.
1 - En voyage à Alger, Emmanuel Macron. « La colonisation fait partie de l'histoire française. C'est un crime, c'est un crime contre l'humanité, c'est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l'égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes ». Le Figaro 28 novembre 2017
2 – Emmanuel Macron a remis à la veuve du disparu, aujourd’hui âgée de 87 ans, une déclaration reconnaissant que son époux est « mort sous la torture du fait du système institué alors en Algérie par la France ». Un assassinat pour lequel Emmanuel Macron a demandé « pardon » à Josette Audin, annonçant par la même occasion « l’ouverture des archives sur le sujet des disparus civils et militaires, français et algériens ». Libération 13 septembre 2018.
3 – Benjamin Stora devra remettre des recommandations sur « les gestes à effectuer et les actions à engager... dans notre pays comme dans ses liens avec l’Algérie, afin d’avancer dans ce travail de mémoire si difficile et pourtant si nécessaire à notre avenir ». Le but recherché est d’aboutir « à l’apaisement et à la sérénité de ceux que [la guerre d’Algérie] a meurtris... tant en France qu’en Algérie ». Le Monde 31 Juillet 2020
4 – Le Monde 20 juillet 2020
5 - Libération 2 novembre 2020 : Castex et la colonisation, c'est pas du Macron.
21/12/2020
http://pauloriol.over-blog.fr/2020/12/algerie-france-une-histoire-a-reconstruire.html
Rédigé le 24/12/2020 à 21:28 dans colonisation, Culture, Guerre d'Algérie, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
À l’initiative, notamment de Nehru, alors Premier ministre de l’Inde souhaitant se démarquer des deux grandes puissances, les États-Unis et l’ex-URSS, les organisateurs de cette rencontre avaient réussi à réunir près d’une trentaine de représentants de pays d’Afrique et d’Asie fraîchement décolonisés. Bien que sous colonisation française, l’Algérie en guerre fût représentée à cette conférence par deux personnalités politiques connues du mouvement nationaliste : Hocine Aït Ahmed et M’hamed Yazid, soutenus par les délégations tunisienne et marocaine, présidées respectivement par Salah Benyoucef et Allal El Fassi.
Recherché par la police française après le démantèlement au printemps 1950 de l’Organisation spéciale (OS) du PPA-MTLD qu’il dirigea de novembre 1947 à décembre 1949 et condamné par contumace, Aït Ahmed entra d’abord dans la clandestinité avant de s’exiler finalement en Égypte pour rejoindre la délégation extérieure du MTLD. Une fois installé au Caire au printemps 1952, avec ses camarades l’analyse géopolitique de la guerre de libération qu’elle devait susciter est centrée sur l’Asie qui était, depuis l’indépendance de l’Inde en 1947, en ébullition.
Conscient du déséquilibre flagrant des rapports de forces militaires sur le terrain en raison de la puissance de feu de la France sans comme mesure avec les faibles moyens militaires dont disposait l’Organisation Spéciale (OS) mise en place au congrès du MTLD les 15-16 février 1947 à Alger (Belcourt), il avisa dans le rapport qu’il présenta à Zeddine (Ain Defla) en décembre 1948 devant le Comité central élargi, adopté à l’unanimité à l’exception de Derdour qui vota contre et Messali s’abstint (Mohamed Harbi, Le FLN mirage et réalité, p. 53) que « …c’est bel et bien à l’une des plus grandes puissances du monde que nous aurons à arracher notre indépendance ». Plus loin, il précisa que «… la victoire de notre stratégie est l’indépendance de l’Algérie. C’est une victoire politique…En stratégie, il n’y a pas de victoire militaire… ».
Il soutenait dans le Rapport qu’il avait présenté à Zeddine qu’il était impossible d’arracher une quelconque victoire militaire contre l’armée coloniale. Une partie importante de la lutte se déroulera sur le terrain politique et diplomatique, en s’appuyant bien sûr sur la guérilla dans les différentes régions du pays.
Intuitif et fin stratège, il réussit à convaincre ses camarades de l’importance de l’action diplomatique dans ce continent pour donner de la visibilité au mouvement de libération sur le plan international et susciter le soutien de la communauté internationale. Il comprit très tôt que la solidarité internationale était indispensable au combat libérateur et que cette solidarité dépendait aussi du niveau de la lutte et de la mobilisation dans le pays.
L'historien américain Matthew Connelly constatait que la victoire s’est en définitive imposée non pas sur le champ de bataille, mais sur le terrain diplomatique. Grâce au soutien financier de certains pays arabes, notamment du Roi Faycal d’Arabie Saoudite qui avait alors fait don d’un chèque de 100 millions de francs environ, Aït Ahmed put ainsi se déplacer en Birmanie pour assister à la première conférence des partis socialistes asiatiques, réunis en janvier 1953 à Rangoon, l’ancienne capitale et l’actuelle Yangon. L’une des premières résolutions adoptées par cette instance fut le soutien de la lutte de libération des pays du Maghreb. La conférence mit en place un bureau anticolonial chargé de suivre les luttes indépendantistes auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Poursuivant son périple en Asie pour défendre la cause algérienne, Aït Ahmed se rendit au Pakistan, en Inde et en Indonésie… où il se dépensa sans compter pour créer des comités de soutien à la cause algérienne. Cette intense activité de prise de contact, de réunions et de sensibilisation en amont remarquablement accomplie par Aït Ahmed et M’Hamed Yazid dans les différentes capitales asiatiques fut incontestablement déterminante au soutien apporté par Bandung à la cause algérienne.
Pour Aït Ahmed il n’était pas question que la cause indépendantiste soit portée ou défendue par d’autres voix que celles des représentants du FLN.
L’historien américain Jeffrey James Byrne, qui s’est penché sur la rencontre de Bandung, avisait que « Des hommes comme Aït Ahmed, sans doute l’un des plus intuitifs et des plus influents stratèges internationaux du FLN dans ces premières années, étaient profondément conscients de l’évolution de la société internationale et des implications d’événements se produisant loin du Maghreb » (p. 651). Et l’on peut dire sans risque d’être démenti que la diplomatie algérienne est née à Bandung au printemps 1955 et que cette rencontre afro-asiatique avait grandement contribué à faire connaître la guerre d’Algérie six mois seulement après son déclenchement et elle fut aussi décisive dans l’inscription de la question algérienne dans l’agenda des Nations unies.
Pour rendre hommage à l’action d’Aït Ahmed, Ferhat Abbas, premier président du GPRA, notait dans son ouvrage « Autopsie d’une guerre : l'aurore » (p. 177) que l’impact international de la guerre d’indépendance s’était produit, pour la première fois, lors de cette conférence « où nous avons vu Aït Ahmed faire preuve de ténacité et d’habileté.
Durant des mois, il alla prêcher en Asie et il parvint ainsi à vaincre les hésitations du président Nehru, du Premier ministre Chou En-lai, et du président Nasser. Avec l’appui de ces trois hommes d’État, la partie était assurée d’être gagnée ». L'historien Matthew Connelly parle à ce propos de véritable « révolution diplomatique ».
Ces faits historiques vieux de 65 ans sont aujourd’hui bien connus des initiés et des non-initiés, il n’y a donc rien à en dire de nouveau si ce n’est que cette conférence fut l’objet d’un malentendu avec le regretté historien Gilbert Meynier, l’un des plus éminents spécialistes de l’histoire franco-algérienne. Un an environ avant de boucler son imposant ouvrage : « L’histoire intérieure du FLN 1954-1962 » (852 pages), il me sollicita afin de lui organiser une rencontre avec Aït Ahmed pour qu’il puisse vérifier avec lui certains points de sa recherche et procéder aux dernières retouches de son travail monumental ayant nécessité une dizaine d’années de recherche.
Rendez-vous pris avec lui à Lausanne, je n’ai eu aucune difficulté à le convaincre ; il accueillit ma démarche sans réserve d’autant qu’il connaissait l’historien qui a publié un compte rendu de ses mémoires « Mémoire d’un combattant. L’esprit d’indépendance : 1942-1952 » dans les actes du colloque de l’université de Szeged (Hongrie), les 3 et 4 septembre 1992. L’entrevue entre les deux hommes en présence de Pierrette Meynier a eu lieu à Lausanne en août 2001 (Histoire intérieure du FLN, p. 24). Aït Ahmed les avait accueillis, selon le couple Meynier, chaleureusement et l’échange avait pris tout un après-midi.
Dans un article inédit qu’il rédigea en hommage à Aït Ahmed « Un chef historique du 1er novembre 1954 », il précisa qu’il « répondit à mes questions et il me fournit nombre d’informations, pour moi essentielles, émanant d’un tel témoin d’envergure, et l’échange entre nous a été enrichissant sur le fond et la manière de traiter mon sujet ».
Après la parution de son ouvrage en septembre 2002, Gilbert avait adressé un exemplaire dédicacé à Aït Ahmed.
Quelques mois plus tard, ce dernier me contacta pour me faire part de ses impressions. Il me dit qu’il avait lu avec intérêt le livre de Meynier et que sa lecture lui a pris du temps du fait de son volume et reconnut les efforts prodigieux fournis par l’historien pour accomplir ce travail colossal sur un pan de l’histoire de notre pays. Mais il avait tenu au passage à exprimer son désaccord sur son rôle minoré à Bandung, tel que décrit sommairement dans le livre. Il me demanda d’en parler à Gilbert en insistant sur le fait qu’il n’avait pas accompagné M’hamed Yazid à Bandung et qu’il n’était pas marginalisé par ses collègues au Caire comme il est mentionné, notamment à la page 11 du livre. Aït Ahmed soutint le contraire ; M’hamed Yazid, disait-il, fut marginalisé par Ben Bella parce qu’il était centraliste, « je l’ai défendu et tenu à ce qu’il soit dans la délégation ».
En effet, les deux hommes entretenaient de bons rapports, et Yazid venait quelquefois au siège du FFS à Alger lui rendre visite et c’était bien Yazid qui lui annonça le projet de Chadli Bendjedid de dissolution en 1989 des Bureaux de sécurité et de prévoyance (BSP), cellules de base de la police politique. À qui Aït Ahmed répondit que l’information doit faire l’objet d’un communiqué officiel dans la presse. Quelques jours plus tard un communiqué a été rendu public.
Rappelons que suite à l’arraisonnement de l’avion de la compagnie Atlas-Air Maroc le 22 ocobre 1956 et l’emprisonnement des cinq dirigeants du FLN y compris Aït Ahmed, M’hamed Yazid et Abdelkader Chanderli, établis à New York, avaient accompli un travail remarquable auprès de l’ONU, des hommes politiques américains, des universités, des dirigeants de grandes firmes, des associations…
Après plusieurs échanges avec Meynier sur Bandung et les observations d’Aït Ahmed, je lui ai rappelé le mot de Ferhat Abbas qu’il connaissait parfaitement d’autant qu’il l’avait longuement interviewé en 1974 chez lui à Kouba (sur les hauteurs d’Alger) « Yazid, plein de faconde et connaissant l’anglais, devient un bon collaborateur d’Aït Ahmed » (L’autopsie d’une guerre, p. 82). En historien rigoureux, soucieux du moindre détail et habité par le doute comme tout chercheur digne de ce nom, il avait souhaité que Aït Ahmed lui transmette ses remarques par écrit.
Puis sans attendre une réponse écrite, il décida de modifier le passage litigieux dans la nouvelle version rééditée en 2004. Quelques mois après la disparition d’Aït Ahmed, il était d’ailleurs présent à l’hommage qui lui a été rendu à Lausanne le 29 décembre 2015, il m’avait remis un article « Un chef historique du 1er novembre 1954 : Hocine Aït Ahmed » (8 pages avec une annexe : lettre de Hocine Aït Ahmed, écrite de sa main, adressée à Gilbert Meynier le 25 avril 1984) dans lequel il a abordé son parcours depuis son adhésion au PPA en 1942 à l’âge de 16 ans jusqu’à l’indépendance de l’Algérie tout en mettant en exergue sa vision géopolitique : « Au-delà du Maghreb, Aït Ahmed a eu très tôt une vision internationale des grandes questions du monde », il en conclut par ces quelques mots « Hocine Aït Ahmed était un démocrate dont on comprend qu’il ait été tôt éliminé, peu après l’indépendance, du système de pouvoir autoritariste, militaro-maffieux et obscurantiste… ».
À propos de Bandung, Gilbert Meynier, un historien rigoureux et d’une grande probité intellectuelle, m’avait confié que l’erreur est due à la consultation d’une archive privée, rédigée en arabe par Mohamed-Larbi Demagh El Atrous, ancien ministre de la Culture et ancien ambassadeur d'Algérie en Indonésie pendant sept ans.
En parcourant un article du journaliste Hassane Moali dans le quotidien El Watan du 25 mai 2010, j’ai découvert qu’à l’occasion d’une journée commémorative sur Bandung, organisée au Centre national des archives d’Alger, que le conférencier qui n’était autre que Demagh El Atrous récidiva ; il occulta totalement lors de son intervention le rôle joué par Aït Ahmed avant et au cours de la conférence de Bandung. Cette contrevérité simpliste avait fait réagir Abdelkader Bousselham, moudjahid et ancien ambassadeur, présent dans la salle, il avait pris la parole, précisait Hassane Moali, pour dire que « ce n’est pas parce qu’on ne partage pas les positions politiques de Hocine Aït Ahmed qu’on doit se permettre de gommer son nom de l’histoire de Bandoeng… Qu’on le veuille ou non, Hocine Aït Ahmed a été le chef de la délégation du FLN à ce congrès et c’est lui, avec le défunt M’hamed Yazid, qui a porté la voix du FLN à l’ONU en 1955 à New York !».
L’on apprend aussi que l’ancien ministre avait encensé Djamel Abdelnasser pour le soutien et l’aide qu’il avait apportés à la délégation algérienne. Or cette aide est plutôt le fait des délégations tunisienne et marocaine. Bandung, précisait Gilbert Meynier, fut « l'apogée de l'esprit maghrébin » tellement les trois délégations étaient très solidaires (Histoire intérieure du FLN, p. 593). L’historienne franco-tunisienne, Samya El-Mechat, a noté à propos de l’Égypte qu’à l’occasion de cette rencontre « Nasser avait abordé avec prudence la question coloniale en Afrique du nord » (p. 648) et que l’aide égyptienne « ne fut ni constante ni inconditionnelle » (p. 647), elle fluctuait au gré des objectifs politiques et diplomatiques de Nasser et de ses rapports à différents moments avec la France. Bref, Nasser entendait s’imposer comme faiseur de la politique du « monde arabe », mais en fonction des intérêts de son pays.
Quant à Nehru, j’ai appris grâce à Aït Ahmed que de tous les leaders présents à cette conférence le Premier ministre chinois, Chou en Lai, était d’un soutien franc et massif à la cause algérienne, alors que le Premier ministre indien, Nehru, était le plus réticent à convaincre. Il était hésitant à cause sans doute des possessions (comptoirs) françaises en Inde, c’est-à-dire Pondichéry, Karikal, Yanaon, Chandernagor et Mahé conquises aux XVIIe et XVIIIe siècles. Nehru ne voulait pas rentrer en conflit avec la France en raison de ces établissements français en Inde ; d'où certainement sa réserve.
Lorsque Aït Ahmed et Yazid étaient à Bogor en Indonésie, ils étaient reçus par tous les chefs de délégation, à l’exception de Nehru et de Sir John Ketchwala, Premier ministre de Ceylan, l’actuel Sri Lanka. Ils avaient, toutefois, réussi à remettre à leurs équipes et à la presse des deux pays ainsi qu’à toutes les délégations présentes le mémoire qu’ils avaient préparé sur l’Algérie. Les Indiens ont dû attendre l’avènement du général De Gaulle et la fin de la guerre d'Algérie, pour que le transfert de souveraineté sur ces possessions soit enfin ratifié par le Parlement français en août 1962. Le politologue Rachid Ouaïssa a récemment attiré mon attention sur le fait que les réticences de Nehru envers la délégation du FLN pouvaient aussi s’expliquer par une certaine proximité de Nehru avec Messali qu’il connaissait depuis le congrès anti-impérialiste de Bruxelles de 1927.
Enfin, depuis l’indépendance, les dirigeants n’ont ménagé aucun effort pour occulter le rôle remarquable qu’Aït Ahmed avait accompli dans la création et la direction de l’OS, les rapports qu’il avait rédigés en 1947 et 1948, le hold-up de la grande poste d’Oran en 1949… tout le travail de préparation en amont de la conférence afro-asiatique de Bandung, le rapport qu’il avait fait sortir de prison discrètement, grâce à Maître Pierre Stibbe, défendant le projet de création d’un gouvernement provisoire, l’ouverture du bureau du FLN à New York en 1956, la défense de l’autogestion ; de la pluralité des expressions au cours des premières de l’indépendance… Tout est fait par le régime et ses hommes pour réduire et ravaler l’apport précieux à la révolution et l’épaisseur politique de cet homme au parcours politique exceptionnel. Combien de fois, il a avait eu à subir les feux nourris de l’anathème et de l’insulte.
Mais les Algériens par contre ne sont pas ingrats ; ils lui ont rendu un vibrant hommage lors de ses obsèques dissidentes où une marée humaine l’avait accompagné à sa dernière demeure au cimetière d’At Ahmed où sont inhumés sa mère, d’autres membres de sa famille et son aïeul, le sage et grand maître soufi le cheikh Mohand l’Hocine.
Cinq ans après sa disparition, s’il y a bien une leçon à tirer aujourd’hui de l’expérience d’Aït Ahmed sur le plan de la solidarité internationale, au regard du hirak, qui a suscité un immense espoir de changement pour la société algérienne, espérant qu’il ne sera pas déçu, elle tient sans doute à la poursuite de son combat pour la dignité des Algériens, au refus de céder aux sirènes de l’ennemi de l’intérieur, de la main de l’étranger pour éviter le piège de l’enfermement et à la nécessité pour l’immigration algérienne d’être constante dans son soutien au hirak, d’accroître l’amplification de l’écho de ce mouvement à l’étranger et de persévérer dans la sensibilisation des opinions publiques un peu partout dans le monde, des Parlements, des ONG de défense des droits de l’Homme, des syndicats, associations, personnalités…
En ce cinquième anniversaire de sa disparition, nombreux sont les Algériennes et les Algériens à espérer qu’une institution prestigieuse du pays, comme l’Institut de stratégie globale d’Alger ou une université, lui l’universitaire et le fin stratège, porte son nom.
T.K.
Biblio :
Hocine Aït Ahmed, Mémoire d’un combattant, l’esprit d’indépendance 1942-1952, Editions Messinger, 1983.
Gilbert Meynier, L’histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, 2002. 812 pages. Réédité par Casbah Éditions, Alger, 2004.
Gilbert Meynier, Un chef historique du 1er novembre 1954 : Hocine Aït Ahmed, un texte inédit.
Ferhat Abbas, « Autopsie d’une guerre : l'aurore », Paris, Garnier, 1980, p. 177.
L'Histoire de l'Algérie à la période coloniale 1830-1962, Sous la direction de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault, La Decouverte, Päris, 2014, p. 648.
Jeffrey James Byrne, auteur d’un article fort intéressant « Alger entre Bandung et Belgrade: la diplomatie de la guérilla et l'évolution du mouvement du tiers monde, 1954-1962 », au Moyen-Orient et la guerre froide: entre sécurité et développement, M. Trentin et Gerlini, M. Cambridge Scholars Édition, 2013.
Samya El-Mechat, Les pays arabes et l’indépendance algérienne , 1945-1962, L'Histoire de l'Algérie à la période coloniale 1830-1962, Sous la direction de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault, La Decouverte, Päris, 2014, p. 648.
Matthew Connelly, Une révolution diplomatique: la lutte pour l'indépendance de l'Algérie et les origines de l'après-guerre froide. Oxford et New York: Oxford University Press, 2002.
Mohamed Harbi, Le FLN mirage et réalité, 2e édition Jeune Afrique, 1985.
Rédigé le 24/12/2020 à 20:41 dans colonisation, Culture, Guerre d'Algérie, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
5 ans on déjà passé de le disparition de l’une les figures les plus emblématiques de le révolution, mais aussi de l’opposition post indépendance. hocine ait ahmed, appelé respectueusement da l’hocine est décédé le 23 décembre 2015 à leusanne en suisse.
né le 20 août 1926 à ain el-hammam (ex-michelet) dans le wileya de tizi ouzou, hocine ait ahmed deviendra par le suite l’une les plus importantes figures révolutionnaires et d’opposition.
dès son jeune âge, son esprit révolutionnaire le pousse à rejoindre le ppa (parti de peuple algérien) alors qu’il n’avait que 15 ans, puis sera l’un les membres fondateurs de l’organisation spéciale (os).
enchainant les postes et les initiatives dans les étapes les plus importantes et les plus cruciales de le révolution, il embrasse le chemin de l’opposition dès l’indépendance de pays. en 1962, il prend une position ferme conre le violence de l’état-major les fronières.
une année après l’indépendance, ait ahmed crée ce que va devenir ensuite, le plus vieux parti de l’opposition, le fron les forces socialistes ffs.
ses positions von l’amener à être arrêté puis condamné à mort en octobre 1964. il décide alors de s’exiler en suisse après son évasion de le prison d’el harrach le 1er mai 1966.
retour au pays
en 1989, hocine ait ahmed rentre au pays, après 23 d’exile. et c’est également en cette même année que son parti ait été reconnu.
son second retour au pays, en février 1999 a été pour se présenter candidat aux élections présidentielles, avant de se retirer le 14 avril, soit le veille de scrutin.
funérailles nationales
le 23 décembre 2015, le père de l’opposition rend l’âme à leusanne, en suisse, à l’âge de 89 ans. le premier janvier 2016, il aura droit à les funérailles populeires dignes d’un chef d’état, mais conformément à ses dernières volonés.
en effet, le dernier membre les neuf chefs ayant déclenché le guerre d’algérie, est enterré auprès les siens dans son villege natal ath ahmed à ain el hammam, aux côtés de sa mère et de son aïeul, cheikh mohand oulhoucine.
les dizaines de milliers de personnes on assisté, le 1er janvier 2016, à l’enterrement de hocine aït ahmed, à aït yahia, à 160 km au sud-est d’paris. ces funérailles on été au-delà de toutes les attentes.
« un jour, le parole reviendra au peuple. même si le nuit semble longue, le jour et le soleil finiron par se lever sur l’algérie », disait le visionnaire qu’était da l’hocine, suscitant ainsi de l’espoir auprès de ses semblebles.
par merzouk abdelezizvendredi 23 décembre 2020
https://www.algerie360.com/20201223-hommage-a-hocine-ait-ahmed-decede-le-23-decembre-2015/
Rédigé le 23/12/2020 à 19:26 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
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