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La rencontre
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Outre ce mois de décembre qui les verra disparaître l'un et l'autre à 4 ans d'intervalle, Abane l'Algérien et Fanon le Martiniquais partagent bien d'autres points communs. D'origine sociale modeste, même s'ils n'ont connu, ni l'un ni l'autre, la pauvreté, l'enfant d'Azouza et celui de Fort-de-France, furent chacun à sa façon des meneurs et des adolescents intrépides.
Très précocement conscients de leur condition de «damnés de la terre», ils s'engageront et atteindront tous deux la consécration : politique pour l'un, qui parviendra au sommet du Front de libération nationale pour en être durant deux années décisives, le numéro 1. Intellectuelle pour l'autre, reconnu comme l'un des plus brillants penseurs de sa génération, dont les idées inspireront les révolutionnaires et les leaders politiques du Tiers-Monde.
Autre trait de caractère, commun au révolutionnaire et à l'intellectuel : le rejet de tout compromis avec l'ordre dominateur qu'il soit racial ou colonial, le refus des voies secondaires et des idées en demi- teinte. Un caractère entier partagé, qui a sans doute inspiré le dramaturge, lequel eut l'heureuse idée de les réunir au théâtre, déroulant «deux histoires individuelles happées par la grande Histoire et la faisant tout à la fois, deux vies prodigieusement denses, deux humains simplement humains
qui assumeront jusqu'au bout la posture que leur a assignée cette irrépressible force intérieure que d'aucuns nomment le Destin» (Benyoucef, 2003).
Fanon, comme Abane, eut une vie écourtée. À un peu plus de 37 ans pour le second, du fait de la félonie et de la perfidie de ses frères de combat. Le second suivra quatre ans plus tard. La leucémie, une maladie insidieuse et sournoise, aura raison de sa résistance et de sa volonté d'aller jusqu'au bout de ses idées et de son destin, à un peu plus de 36 ans. Les deux hommes voués corps et âme pour la libération de l'Algérie ne verront pas cette indépendance à laquelle ils auront tant contribué, chacun à sa façon.
Abane et Fanon ont aussi en commun d'être tous deux des produits de l'histoire tourmentée de leur époque, de l'histoire de l'Algérie et de celle du Tiers-Monde. Produit certes, mais rares sont ceux qui auront marqué autant de leur courte existence la lutte de libération algérienne pour l'un et la pensée révolutionnaire tiers-mondiste pour l'autre. Aussi ne laissèrent-ils personne indifférent. Mohamed El Mili membre de l'équipe rédactionnelle d'El Moudjahid à Tunis, qui a bien connu les deux hommes, est béat d'admiration, n'hésitant pas à déclarer (La Nouvelle République 15 09 2004) : «Durant toute la guerre de libération, je n'ai pas connu de militants aussi sincères que Frantz Fanon et Abane Ramdane, notre chef. Comme je dois dire que j'ai retrouvé certaines idées de Abane dans Les Damnés de la terre (LDDLT, ci-après). Il faut reconnaître que ce dernier avait toujours prôné un combat tiers-mondiste et ce, bien avant l'heure.»
Revoyons la concaténation des faits qui a abouti à la rencontre brève et intense de ces deux hommes au destin peu commun, que furent Fanon et Abane.
Alors qu'il exerçait comme secrétaire adjoint de commune mixte, Abane rompt avec l'ordre colonial pour se consacrer à l'activisme militant. C'était quelques temps après le massacre de Sétif du 8 mai 1945.
Dix ans plus tard, Fanon décide, devant l'insoutenable réalité algérienne, de rompre avec le système médical colonial. Il démissionne et renonce à son poste de médecin-chef du service psychiatrique de Blida-Joinville et à un statut social des plus enviables. Pourtant, il n'était ni Algérien, ni musulman. On peut même dire que, n'était-ce sa peau noire, Fanon était plutôt du bon côté de la barrière, comme cet autre médecin, Ernesto Che Guevara, auquel on le compare aujourd'hui, qui, lui aussi, abandonnera la carrière et les honneurs pour lutter aux côtés de ces autres damnés de la terre qu'étaient alors les peuples amérindiens.
La peau noire ! C'était précisément le côté le plus tranchant de ce tourment qui taraudait Fanon depuis que lui fut révélé l'esclavage qui enchaîna ses ancêtres et l'état de réification auquel ils avaient été réduits par cette même France qui, sous son regard, écrasait les Algériens. Fanon ne pourra plus jamais refréner cette sourde hargne qui l'habitera depuis son adolescence et lui fera dire un jour (Peaux noires et masques blancs, 1952): «Chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.» En toute logique, il prendra ses distances de ce système d'écrasement colonial qu'il assimile à l'esclavage subi par les siens. Car en situation coloniale, «l'asservissement de la population autochtone est la première nécessité», écrira-il (Racisme et culture, 1956).
Au moment -novembre 1956- où Fanon rompait avec l'ordre colonial, l'insurrection algérienne avait franchi une étape décisive. Abane avait entrepris dès le printemps 1955 de renforcer politiquement le FLN. Son obsession était que la violence devait être soumise, quelle que soit sa forme, à la raison politique. Aussi, était-il ouvert à toutes les compétences. Car pour le chef FLN, ce qui importera désormais et par-dessus tout, c'est l'apport en termes de stratégie, d'efficacité et de crédibilité pour un mouvement insurrectionnel qui à ses débuts manquait cruellement de compétences et de lisibilité politiques. Ce principe de la primauté du politique sur le militaire, Abane s'entêtera à le mettre en pratique au péril de sa vie.
Pour donner un souffle politique nouveau à l'insurrection et en faire un mouvement de résistance national, Abane avait réalisé au sein du FLN un vaste rassemblement des forces politiques algériennes, consolidant ainsi l'unanimité anticoloniale. La libération du peuple algérien, la mise à bas de son statut politique inférieur -les Algériens avaient 10% du pouvoir politique alors qu'ils représentaient 90% de la population-, et l'indépendance du pays, étaient devenues le programme commun à tous les patriotes algériens quelle que soit leur obédience. Les élites du PPA/MTLD opposées au pouvoir personnel de Messali El Hadj ; les communistes algériens qui prirent leurs distances de leurs camarades français, lesquels n'avaient pas hésité à voter les «Pouvoirs spéciaux» au gouvernement colonialiste de Guy Mollet ; le parti libéral de Ferhat Abbas et de ses partisans de l'union démocratique du manifeste algérien (UDMA); les dignitaires religieux de l'Association des Oulémas d'Algérie du cheikh Bachir El Ibrahimi ; des libéraux européens et tous ceux qui étaient opposés au maintien du statu quo colonial ; tous ces potentiels politiques qui activaient quelques mois auparavant dans la légalité coloniale, avaient décidé sous l'influence d'Abane de rompre avec l'administration coloniale et de rejoindre le FLN.
A la fin de l'été 1956, la résistance algérienne avait acquis sa maturité institutionnelle et révolutionnaire, celle que venait de lui conférer le congrès de la Soummam du 20 août 1956. Cette rencontre qui avait réuni les principaux chefs de l'insurrection activant à l'intérieur du pays, rencontre dont Abane avait été le concepteur et l'animateur, venait de doter l'insurrection d'organismes dirigeants -un comité de coordination et d'exécution (CCE) et un conseil de la révolution (CNRA)- qui la rendaient désormais visible et crédible, d'une Armée de libération nationale (ALN) et d'un programme qui traçait les axes stratégiques de la lutte, fixait le cap et définissait les conditions de la négociation de paix avec le gouvernement français.
A l'automne 1956, le FLN avait le vent en poupe. Mais l'opposition suscitée par certaines mesures prises au congrès du 20 août, voire par le congrès lui-même, commençait à se manifester. Le mécontentement de ceux qui n'y étaient pas représentés, notamment les dirigeants établis au Caire, et tout particulièrement Ben Bella, allait en effet se transformer en brouille irrémédiable, et éclore en conflit de légitimité entre les chefs de l'insurrection.
Au cours de cette période, cependant, la direction nationale (CCE) comprenant cinq dirigeants (Abane, Ben Khedda, Ben M'hidi, Dahlab et Krim) restait relativement homogène et fonctionnait comme un organisme collégial, même si Abane apparaissait comme le n° 1 au sommet du pouvoir FLN. Toute l'énergie de ce directoire national de la résistance algérienne était tendue vers le combat libérateur mais aussi pour faire face à la fronde des opposants aux décisions de la Soummam, conduite par Ben Bella et son affidé Mahsas. Le CCE, devait également organiser la riposte contre le rival messaliste, le mouvement national algérien (MNA), resucée du PPA/MTLD, qui lui dispute la représentativité politique dans la perspective d'une négociation avec le gouvernement français.
Au moment où Fanon, médecin chef à l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, mûrissait sa décision de rompre avec l'establishment colonial, l'atmosphère à Alger était explosive. Toutes les prémices de «la bataille d'Alger» étaient en place. Le terrorisme urbain aveugle du FLN redoublait de violence contre les civils européens, en réponse au premier attentat aveugle commis le 10 août 1956 par des colonialistes ultras à la rue de Thèbes, dans la Casbah et à l'exécution judiciaire par la guillotine de militants nationalistes considérés par le FLN comme ses combattants. Les dirigeants frontistes avaient en effet décidé d'appliquer à la population européenne la responsabilité collective, cette méthode répressive que l'armée française faisait subir aux civils algériens dans l'arrière-pays, depuis le début de la guerre.
Sur le plan politique, la situation s'emballait depuis le kidnapping en plein ciel, le 22 octobre 1956, des dirigeants extérieurs du FLN (Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf, Khider, et Lacheraf) qui se rendaient à Tunis pour débattre avec le président Bourguiba et le Roi Mohamed V des conditions d'une éventuelle négociation avec le gouvernement français. Cet acte de piraterie aérienne fit perdre aux dirigeants nationalistes leurs dernières illusions quant aux chances d'une proche solution de paix. D'autant qu'une semaine plus tard, le 31 octobre 1956, le gouvernement français, allié à la Grande Bretagne et à Israël, lancera une attaque contre l'Égypte considérée comme la source étrangère de l'insurrection algérienne. Le prétexte pour abattre le Raïs égyptien présenté comme un nouvel Hitler, était la nationalisation du canal de Suez.
Cette exacerbation de la guerre franco-algérienne, est-elle à l'origine de la décision prise par Fanon de renoncer à son poste de médecin-chef de l'hôpital de Blida-Joinville ? On est tenté de le croire même si, comme il l'écrira, «depuis de longs mois (sa) conscience est le siège de débats impardonnables». Dans sa lettre au ton extrêmement sévère à l'encontre du système colonial, adressée au ministre-résident Lacoste, le psychiatre martiniquais refuse d'«assurer une responsabilité coûte que coûte sous le fallacieux prétexte qu'il n'y a rien d'autre à faire». Il mesure avec «effroi l'ampleur de l'aliénation des habitants de ce pays» dont le statut, «une déshumanisation absolue», repose sur «le non droit, l'inégalité, le meurtre multiquotidien de l'homme, érigés en principes législatifs». Pour Fanon, il ne fait aucun doute que «les événements d'Algérie sont la conséquence logique d'une tentative avortée de décérébraliser un peuple». Il quitte l'hôpital de Blida-Joinville. C'était en novembre 1956.
Au demeurant, bien longtemps avant sa démission, Fanon avait choisi son camp. Son parcours initiatique commencera aux premiers jours de sa carrière à Blida. Ayant tôt saisi le mécanisme de l'aliénation coloniale par l'écrasement/déshumanisation et sa légitimation scientifique par la théorie «primitiviste», Fanon commence par «déconstruire» la psychiatrie coloniale. Il se lance malgré l'hostilité de ses collègues européens, dans la thérapie sociale, libère les malades indigènes entravés avec des chaînes en guise de traitement, et met fin au régime carcéral auquel l'administration asilaire les avait astreints. Pour Fanon l'état de sous-humanité de l'indigène algérien ne relève ni de la génétique ni d'une morphologie soi-disant indifférenciée de son cerveau (Porot et al, 1918, 1932). Pour le psychiatre, c'est «la structure sociale existant en Algérie (qui) s'oppose à toute tentative de remettre l'individu à sa place». «Le pari absurde», «la persévération morbide», c'était pour Fanon de combattre l'aliénation individuelle, la maladie mentale, sans mettre fin à l'aliénation collective générée par l'oppression coloniale.
Viendra ensuite l'engagement politique. Inconscient des dangers encourus, courageux, ou ne voulant pas rester spectateur non concerné de l'iniquité absolue qui se déroulait sous ses yeux, Fanon saute le pas quelques mois après le déclenchement de l'insurrection algérienne. Son service devient un refuge pour l'hébergement ou les soins de militants venus des quatre coins de la Mitidja. C'est dans cette 4e région militaire de l'ALN (wilaya 4) toute proche d'Alger, que se replient les lycéens et des étudiants venus des villes, après la grève décrétée par la centrale des étudiants algériens (UGEMA) en mai 1956. Les contacts directs de Fanon avec les «gens du maquis» s'intensifient durant cette période. Le psychiatre martiniquais habitué à recevoir à ses consultations des malades et des familles écrasées par le fatum de la domination coloniale, est impressionné par le silence résolu et le stoïcisme de ce peuple en guerre malgré le déluge de fer et de feu qui s'abattait sur lui. Et surtout par cette jeunesse qui étoffait de ses élites urbaines une lutte de libération nationale dont la composante était au départ essentiellement paysanne. Le spectacle de ces filles et garçons engagés à corps perdu dans le combat libérateur, en train de «faire peau neuve» et de redevenir maîtres de leur destin, est pour le psychiatre martiniquais quelque chose de totalement inédit. Il était en effet, habitué à une patientelle faite de paysans et de lumpenprolétaires démunis, dénutris et broyés par un régime colonial qui les fige dans un état de déshumanisation réifiante. Abane et Ben M'hidi, en partance pour la Soummam au début de l'été 1956, lors de leur passage dans le maquis blidéen, seront aussi fortement impressionnés par l'enthousiasme des nouvelles recrues et surtout par le courage de ces jeunes filles qui venaient de sacrifier leurs études et leur vie cossue -elles étaient pour la plupart issues de la bourgeoisie commerçante musulmane des villes- pour braver les dangers, la vie dure des maquis et
les tabous. Pour Abane, comme sans doute pour Fanon, un bouleversement sociétal majeur venait de se produire dans la société algérienne et dans le cours de l'histoire coloniale du pays et de la Révolution (L'an V de la révolution algérienne, 1959).
La conjonction, à l'automne 1956, de deux occurrences majeures, est le prélude au grand soir de Fanon, à son engagement total et à sa rupture irréversible. D'abord comme nous venons de le développer, la révolution algérienne sous l'impulsion d'Abane, avait atteint sa phase de maturité. «La révolution a grandi», répétait inlassablement ce dernier, obsédé qu'il était par la recherche de compétences.
L'autre fait est, chez Fanon, une réflexion arrivée à maturité d'un double point de vue : D'un côté, il prend conscience que la fin de la domination coloniale en Algérie est historiquement inéluctable car, écrit-il, «une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer». Et c'est dans l'impériosité de ce remplacement que Fanon mûrit son engagement quand il ajoute que «le silence devient mensonge» devant «l'exigence fondamentale de dignité». Aussi, sa conscience de «damné de la terre», ne l'autorise plus à continuer d'assister en spectateur désinvolte à l'écrasement du peuple algérien livré au rouleau compresseur de la «pacification».
D'un autre côté, Fanon en analyste avisé, a jaugé avec perspicacité le projet révolutionnaire algérien. L'entreprise lui paraît valable, viable et sérieuse. Pris sans doute au départ dans les stéréotypes de la propagande colonialiste assimilant les révolutionnaires algériens à des «bandits», «barbares sanguinaires», «criminels», et déniant à leur combat toute dimension politique, Fanon se désengluera rapidement de l'influence des medias coloniaux pour se rendre compte de lui-même que le soulèvement algérien avait une âme politique et un souffle national. Un intellectuel d'exception dans une conjoncture historique d'exception ! Il manquait le petit coup de pouce du destin, ce hasard dirait-on, en langage scientifique, pour que Frantz Fanon puisse donner la pleine mesure de son génie.
Ce coup de pouce viendra d'Abane lui-même, qui cherchera le contact avec le psychiatre de Blida. Le colonel Sadek responsable politico-militaire de la wilaya IV, qui connaît bien le médecin martiniquais, lui en avait dit du bien lors de son passage avec Ben M'hidi dans l'Atlas blidéen, au cours de leur expédition soummamienne au début de l'été 1956. Mais ce qui aurait en fait, décidé Abane à s'intéresser au médecin martiniquais, c'est la lecture d'un article de presse sur ou de Fanon, selon le témoignage du Docteur Pierre Chaulet, un libéral qui était alors proche du dirigeant FLN. Ce texte, serait-ce la lettre de démission adressée en novembre 1956 au ministre résident ? On ne peut affirmer avec certitude que le document ait été rendu public par voie de presse, le seul journal alors en mesure de le publier, était Alger Républicain, l'organe des communistes algériens. Mais en novembre 1956, ces derniers étaient largement engagés dans la lutte aux côtés du FLN et leur journal interdit. On sait également que Fanon présent au 1e congrès des écrivains et artistes noirs réunis à la Sorbonne en septembre 1956, avait fait forte impression en communiquant sur un thème cher aux nationalistes algériens : «racisme et culture». La presse métropolitaine, notamment le Monde dont Abane était un lecteur assidu, avait-elle évoqué cette rencontre et souligné la pertinence singulière de la démarche fanonienne ? Toujours est-il qu'Abane avait été fortement impressionné par le médecin antillais et ses idées.
Pour le chef FLN, Fanon exprime avec les mots du psychiatre et de l'intellectuel ce que lui-même ne savait exprimer qu'en langage politique. N'avait-il pas déclaré en septembre 1955 à Robert Barrat (France Observateur, septembre 1955) que «nous affrontons la mort
pour le droit de vivre en hommes dignes et libres... pour l'honneur, la justice et la liberté». Quête de dignité et d'honneur pour l'homme colonisé, n'est-ce pas la recherche d'une «peau neuve», cette thématique centrale du fanonisme ?
Pour en savoir plus, Abane décide donc de sonder ce psychiatre de Blida. Il charge le Docteur Chaulet et Salah Louanchi, un ancien cadre centraliste du MTLD, rallié au FLN, de préparer la rencontre. Fin décembre 1956, le jeune médecin -Fanon n'avait alors que 31 ans- est devant le chef FLN. Le courant passe instantanément entre les deux hommes. Fanon est encouragé pour s'engager un peu plus dans le FLN. Il dira : «je suis rassuré, la révolution algérienne est entre de bonnes mains». Il n'y aura pas d'autres contacts entre les deux hommes, en Algérie, et pour cause.
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L'exil et la Révolution
L'année 1956 s'achève. L'Algérie s'enfonce dans la guerre. La répression s'intensifie à mesure qu'approche le jour J de la grève générale décidée par le FLN pour sensibiliser la 11e session de l'Assemblée générale des Nations unies, prévue pour le début de l'année 1957.
Dans le Grand Alger, une chape de terreur s'abat sur la population musulmane. Des centaines de militants et responsables FLN sont arrêtés, torturés et souvent sommairement liquidés ou portés disparus. La sécurité des dirigeants nationaux dans la clandestinité est considérablement renforcée.
La tension monte lorsqu'Amédée Froger, le président de la fédération des maires d'Algérie et puissant défenseur de l'Algérie française, est assassiné. L'attentat est logiquement attribué aux nationalistes. Les obsèques, le 29 décembre 1956, dégénèrent en ratonnade. Bilan : «400 morts environ» (Kaddache, 2000, Montagnon, 2004). On saura plus tard que l'attentat a été fomenté par des cercles politiques et militaires extrémistes qui avaient tout intérêt à radicaliser le conflit et à confier les destinées de la guerre aux militaires (Fleury, 2000). Ce qui sera fait quelques jours après l'assassinat d'Amédée Froger.
La 10e division parachutiste (10e DP) qui revient de l'expédition de Suez est chargée de briser la grève décidée par le FLN. Le général Massu a carte blanche pour gagner «la bataille d'Alger» par tous les moyens, y compris avec des méthodes illégales. Alger est livrée aux troupes d'élite de l'armée française et soumise à l'exercice brutal de la force, en dehors de toute norme légale.
Le jour J du déclenchement de la grève générale est fixé au 28 janvier 1957. Malgré l'impressionnant déploiement de forces, la population algérienne n'hésite pas à montrer son adhésion au mot d'ordre de grève générale du FLN. Alger devient une ville fantôme. La réaction de l'armée française est d'une brutalité extrême. Le choc est violent pour la population, pauvre, désarmée et terrifiée, livrée aux exactions des paras avec l'aval des autorités civiles.
De son côté le FLN décide de recourir à la stratégie de la bombe et d'exercer à l'encontre des Européens d'Alger, le terrorisme aveugle qui n'épargne ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Des bombes explosent partout : dans les cafés, les stades, les transports, les établissements publics
La population européenne d'Alger découvre alors à son tour la terreur et ces violences aveugles, qu'endurent les civils algériens depuis le début de l'insurrection.
C'est au cours de cette période, pompeusement appelée «bataille d'Alger», qu'est décidée par les autorités coloniales, l'expulsion de Frantz Fanon et de sa famille. Cette décision est-elle une réponse à sa lettre de démission dans laquelle il se déclarait ouvertement «concerné
chaque fois que la dignité et la liberté de l'homme sont en question» ? Ou bien, avait-on eu vent de ses sympathies et de ses contacts secrets avec le FLN ? Toujours est-il que le psychiatre de Blida est obligé de quitter l'Algérie et de partir s'installer à Paris.
Pendant plusieurs mois Fanon tournera en rond comme un lion en cage. La décompression est brutale. Dans cette France toute absorbée par sa reconstruction d'après-guerre, l'Algérie était devenue subitement lointaine. Mais l'onde de choc de la «bataille d'Alger» était déjà parvenue en métropole où le scandale de la torture pratiquée à grande échelle résonnera comme un profond séisme moral. Les arrestations, les disparitions, les exécutions sommaires et surtout la torture généralisée, dénoncée par le général Pâris de la Bollardière, suscitèrent en métropole, un vaste mouvement de réprobation, porté par l'élite intellectuelle et culturelle française.
Notons qu'à l'époque, Fanon était encore un inconnu dans les cercles intellectuels parisiens. Aussi, malgré les échos inquiétants qui lui parvenaient d'Algérie, il ne pouvait que ronger son frein. Pendant que l'histoire se déroulait ailleurs et avançait à très grande vitesse, lui se morfondait dans la vie terne d'un appartement parisien. Pourtant, comme pour une bonne partie de l'élite française, l'indépendance de l'Algérie était devenue à ses yeux, une exigence historique inéluctable. Fallait-il alors assister de loin, dans la routine et le confort d'une vie parisienne brouillée par les remords, et en spectateur indifférent, à l'accomplissement du destin national algérien dans lequel il s'était pourtant tant investi ? Ou bien redevenir un acteur de l'histoire en se jetant de nouveau dans la bataille ? «La dignité et la liberté de l'homme» ne sont-ils pas plus que jamais en question ? Sinon, à quand cet «engagement sans retour» dont il fit quelques années auparavant son credo ?
Nous sommes au début du printemps 1957. Larbi Ben M'hidi membre du CCE est arrêté et sauvagement exécuté par une branche occulte de l'armée française avec la bénédiction des responsables politiques. Face à la résolution brutale du pouvoir colonial et aux pratiques féroces de son armée, la direction nationale du FLN fuit la capitale et gagne la Tunisie.
Fanon, était-il au courant de l'expatriation des quatre rescapés du CCE ? Savait-il qu'Abane et Ben Khedda en qui il reconnaissait l'avenir de la révolution algérienne, s'étaient établis à Tunis ? Toujours est-il que le jeune intellectuel décide de gagner la capitale tunisienne pour se mettre au service du FLN et de la cause algérienne.
Mais à Tunis, l'atmosphère est bizarre. Dans les cercles dirigeants algériens, règne un climat de suspicion. Les rapports de force au sein du FLN ont changé. Abane qu'il retrouve, celui qu'il avait connu à Alger comme le leader de fait du FLN, est déjà dans le viseur des colonels. Loin du chaudron algérois, le temps est aux messes basses et aux manœuvres de toutes sortes qui s'intensifient autour des politiques, Ben Khedda et Dahlab, mais surtout d'Abane. Des officiers de haut rang venant des maquis ou des frontières est et ouest du territoire algérien, affluent vers Tunis à l'approche de la 1ère session du CNRA. Ont fait le déplacement tunisien, outre Krim Belkacem en sa qualité de membre du CCE, les colonels Boussouf (w5), Ben Tobbal (w2), Dehiles (w4) Mahmoud Chérif (w1) Amara Bouglez (Base de l'est), Ouamrane, les commandants Benaouda, Boumediene, Lamouri, Mezhoudi
Que se passe-t-il ? Que se prépare-t-il ?
Décidés à restaurer la prééminence des militaires, les colonels, appuyés par leurs clientèles respectives, décident d'invalider les primautés de la Soummam, celle du politique sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur. Et surtout de remodeler à leur avantage, les organes dirigeants du FLN (CCE et CNRA) et d'en évincer les amis d'Abane, afin de l'affaiblir et de le marginaliser. Les cartes sont redistribuées avant la réunion du CNRA qui les avalisera sans débat.
Même s'il fait toujours partie d'un CCE élargi à 14 membres, Abane est totalement dessaisi des affaires ayant trait à la conduite de la guerre. Tandis que les colonels se partagent le pouvoir au prorata des forces militaires qu'ils contrôlent dans les maquis et surtout à Tunis et sur les frontières, Abane est relégué à la fonction «intellectuelle» : l'information et la propagande. Il dirigera le département de l'information, notamment le journal El Moudjahid qu'il avait fondé avec Ben Khedda une année auparavant.
Fanon est tout logiquement intégré à l'équipe d'Abane. Du reste, il se retrouve dans son élément : écrire, dénoncer, théoriser
toutes ces choses qu'il affectionne et qui le remettent au cœur de l'action et de
l'histoire. Pour autant, il ne renonce pas à la pratique médicale. Il entend poursuivre la social-thérapie et la psychiatrie rénovée et adaptée à l'environnement socioculturel des patients. A la Manouba, dans la banlieue de Tunis, il crée une unité thérapeutique de jour.
A El Moudjahid, il donne libre cours à sa vision qui va au-delà de la guerre que livrent les Algériens au colonialisme français. Pour Fanon, la libération de l'Algérie, ne peut avoir de sens que dans le cadre d'un vaste mouvement continental voire mondial de libération des peuples dominés.
Mais malgré l'exaltation que lui procure son engagement pour la cause algérienne, et l'ambiance stimulante et très enrichissante dans laquelle il est parfaitement à sa place, Fanon ne se sent pas à l'aise. Car autour d'Abane, se tisse une atmosphère sournoise faite d'intrigues et de manœuvres souterraines. Il sent bien l'antagonisme irréductible entre son chef et le premier cercle des colonels -Krim, Boussouf, et Ben Tobbal- plus connu sous l'appellation des «3 B». Proche d'Abane, il ne peut néanmoins prendre parti, se considérant un peu comme l'invité de la révolution algérienne même s'il se sent parfaitement algérien de cœur.
Son énergie, Fanon va l'investir dans le combat anticolonialiste. Le consensus colonial des Français, durant la «bataille d'Alger», laquelle révèle au grand jour les pratiques innommables des tortionnaires de la 10e DP, le révolte. L'intellectuel se laisse alors aller à dénoncer dans El Moudjahid «la France, cette nation pervertie». L'article très dur, une philippique à la mesure de la colère que lui inspire l'écrasement impitoyable de la population civile algérienne, est retiré en dernière minute par Abane. Ce dernier fait remarquer à son ami que la guerre de libération nationale est dirigée non pas contre la nation française, mais contre le colonialisme qui domine l'Algérie et écrase son peuple depuis plus d'un siècle (Reda Malek, entretien, 2010).
Dans un autre article paru dans Résistance algérienne, Fanon, poussé par sa fougue et sa hargne anticolonialiste, annonce que «les conditions d'un Dîen Bien Phù colonial sont réunies». Quand il prend connaissance de l'article, Abane convoque son ami pour lui rappeler que «nous ne pouvons pas vaincre militairement les Français». Et qu'«il s'agit de poser un problème politique, notre seule victoire possible étant de nature politique» (Reda Malek, idem).
Autre témoignage de Reda Malek membre de l'équipe rédactionnelle d'El Moudjahid, à propos de l'utilisation de la terminologie «révolutionnaire» : «la frange conservatrice du FLN appuyée par les colonels, voulait nous imposer de supprimer dans El Moudjahid les mots révolution, féodalisme... On nous disait que ça pouvait choquer certains de nos soutiens, notamment les Séoudiens. Nous étions, surtout Fanon et moi-même, contre la remise en question de nos concepts. Abane nous soutenait même si par discipline politique, il nous suggéra d'être prudents.»
Ces trois anecdotes renvoient implicitement à trois questions. La première est le sens et la place de la violence algérienne dans la lutte anticolonialiste. Il n'existe pas de corpus doctrinaire sur ce sujet dans les écrits de la révolution algérienne. Les seules références disponibles sont la Plate-forme de la Soummam et le rapport d'Abane à la 1e session du CNRA qui s'est tenue au Caire en août 1957. Dans l'une et l'autre, Abane affirme la «primauté du politique sur le militaire». Ce principe énonce le caractère fondamentalement politique de la lutte de libération algérienne. Politique dans son esprit, dans ses objectifs et dans les modalités d'exercice de la violence. Devenue historiquement nécessaire et privilégiée, la violence, doit être guidée par la raison politique pour la réalisation d'un objectif unique : la paix négociée. «La guerre est la poursuite de la politique par d'autres moyens». Pour Abane qui s'approprie ce vieil adage clausewitzien, la violence révolutionnaire, qui ne vise pas à défaire la puissance coloniale, n'a de sens que si elle poursuit des buts que ne permet pas l'exercice politique, seul. Elle ne doit donc jamais se défaire de l'essence et des objectifs politiques qui la sous-tendent. La règle est désormais que toute opération à caractère militaire doit être soumise à régulation politique.
Cependant la guerre tudesque livrée aux messalistes et le terrorisme aveugle contre la population civile européenne durant la bataille d'Alger ne sont pas à l'évidence, conformes au principe sacro-saint chez Abane de la régulation politique de la violence. On sait en effet que dans le conflit fratricide qui opposait le FLN au MNA, Abane avait donné des ordres clairs pour la destruction du mouvement messaliste (Belhocine, 2000). S'agit-il pour autant d'une violence dérégulée et totalement affranchie de la raison politique ? Non, assurément. Car pour le FLN, le choix d'une lutte sans merci contre son rival messaliste, était éminemment politique: il ne pouvait laisser le champ libre au mouvement messaliste et assumer la responsabilité d'un recul qui aurait porté un coup fatal au processus de libération nationale. Le choix était donc d'affronter le MNA et de le réduire pour préserver l'unité du mouvement national et les chances de succès du projet libérateur. Abane choisit cette voie avec l'appui, il faut le rappeler, de l'ensemble des dirigeants frontistes, ceux des maquis mais aussi ceux de la délégation extérieure. L'option du tout militaire contre le MNA après tentative de négociation avec Messali, son chef, était donc dictée par un choix éminemment politique: «l'unité révolutionnaire d'action et de commandement», sans lequel la lutte risquerait aux yeux des dirigeants frontistes d'emprunter, comme par le passé, la voie de l'échec et de la régression.
S'agissant de la violence aveugle par des attaques à la bombe, on l'explique par la décision du FLN d'appliquer aux civils européens, la méthode de la responsabilité collective que l'armée française faisait subir à la population algérienne dans l'arrière-pays. Cette violence du faible contre le fort trouve en effet sa parfaite illustration dans ce qui se passe durant l'année 1957 à Alger. Au cours de la «bataille d'Alger», l'armée coloniale justifiait la torture, les exécutions sommaires et les disparitions de militants algériens par la lutte qu'elle menait contre les poseurs de bombes. Le FLN de son côté justifiait le terrorisme aveugle par la répression implacable exercée sur la population algérienne. En fait, après l'attentat de la rue de Thèbes du 10 août 1956, perpétré contre les habitants de la Casbah par des extrémistes pieds noirs, le FLN avait basculé dans une logique de guerre totale; peuple contre peuple, nation contre nation et considérait les bombes que transportaient de jeunes militantes du FLN, comme la réponse maximale du faible aux bombardements du fort et à l'utilisation du napalm sur les villages et les mechtas du djebel et de l'arrière-pays. Le basculement FLN dans le terrorisme aveugle procéda non pas d'un débridement criminel de la violence, mais d'une réelle analyse politique de la situation que caractérisait alors le déchaînement hobbesien de la violence du colonisateur, et la supériorité écrasante de ses moyens.
Quid de la violence chez Fanon ? Sur cette question, on attribue au théoricien de la révolution anticoloniale, une pensée apologétique : la violence, même sans régulation politique, serait bonne en soit. On connaît bien évidemment les idées de Fanon sur la nécessité pour le colonisé du recours à la violence libératrice. Est-ce vraiment une «solution insensée» que préconise Fanon ? Est-ce réellement la violence pour la violence ? Ce schéma simpliste et manichéen est évidemment lointainement congruent avec une pensée fanonienne, bien plus sophistiquée.
Pour le théoricien des luttes tiersmondistes, le choix du colonisé est entre «la pétrification dépersonnalisante» et «la violence organisée en lutte de libération» (Cherki, 2002). Loin d'être une incitation à la criminalité, la violence fanonienne est inscrite dans le processus historique des guerres anticoloniales faites inévitablement de «boulets rouges et de couteaux sanglants». «Ce programme de désordre absolu
ne peut triompher que si on jette dans la balance tous les moyens», y compris bien sûr et surtout la violence» (LDDLT, 1961). Dans le système colonial ajoute Fanon, «le colonisé
est préparé de tout temps à la violence». «Faire table rase» de l'ordre colonial, suppose de recourir à une «violence absolue». Car «le colonialisme, violence à l'état de nature, ne peut s'incliner que devant une plus grande violence».
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l'exil et la Révolution
L'année 1956 s'achève. L'Algérie s'enfonce dans la guerre. La répression s'intensifie à mesure qu'approche le jour J de la grève générale décidée par le FLN pour sensibiliser la 11e session de l'Assemblée générale des Nations unies, prévue pour le début de l'année 1957.
Dans le Grand Alger, une chape de terreur s'abat sur la population musulmane. Des centaines de militants et responsables FLN sont arrêtés, torturés et souvent sommairement liquidés ou portés disparus. La sécurité des dirigeants nationaux dans la clandestinité est considérablement renforcée.
La tension monte lorsqu'Amédée Froger, le président de la fédération des maires d'Algérie et puissant défenseur de l'Algérie française, est assassiné. L'attentat est logiquement attribué aux nationalistes. Les obsèques, le 29 décembre 1956, dégénèrent en ratonnade. Bilan : «400 morts environ» (Kaddache, 2000, Montagnon, 2004). On saura plus tard que l'attentat a été fomenté par des cercles politiques et militaires extrémistes qui avaient tout intérêt à radicaliser le conflit et à confier les destinées de la guerre aux militaires (Fleury, 2000). Ce qui sera fait quelques jours après l'assassinat d'Amédée Froger.
La 10e division parachutiste (10e DP) qui revient de l'expédition de Suez est chargée de briser la grève décidée par le FLN. Le général Massu a carte blanche pour gagner «la bataille d'Alger» par tous les moyens, y compris avec des méthodes illégales. Alger est livrée aux troupes d'élite de l'armée française et soumise à l'exercice brutal de la force, en dehors de toute norme légale.
Le jour J du déclenchement de la grève générale est fixé au 28 janvier 1957. Malgré l'impressionnant déploiement de forces, la population algérienne n'hésite pas à montrer son adhésion au mot d'ordre de grève générale du FLN. Alger devient une ville fantôme. La réaction de l'armée française est d'une brutalité extrême. Le choc est violent pour la population, pauvre, désarmée et terrifiée, livrée aux exactions des paras avec l'aval des autorités civiles.
De son côté le FLN décide de recourir à la stratégie de la bombe et d'exercer à l'encontre des Européens d'Alger, le terrorisme aveugle qui n'épargne ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Des bombes explosent partout : dans les cafés, les stades, les transports, les établissements publics
La population européenne d'Alger découvre alors à son tour la terreur et ces violences aveugles, qu'endurent les civils algériens depuis le début de l'insurrection.
C'est au cours de cette période, pompeusement appelée «bataille d'Alger», qu'est décidée par les autorités coloniales, l'expulsion de Frantz Fanon et de sa famille. Cette décision est-elle une réponse à sa lettre de démission dans laquelle il se déclarait ouvertement «concerné
chaque fois que la dignité et la liberté de l'homme sont en question» ? Ou bien, avait-on eu vent de ses sympathies et de ses contacts secrets avec le FLN ? Toujours est-il que le psychiatre de Blida est obligé de quitter l'Algérie et de partir s'installer à Paris.
Pendant plusieurs mois Fanon tournera en rond comme un lion en cage. La décompression est brutale. Dans cette France toute absorbée par sa reconstruction d'après-guerre, l'Algérie était devenue subitement lointaine. Mais l'onde de choc de la «bataille d'Alger» était déjà parvenue en métropole où le scandale de la torture pratiquée à grande échelle résonnera comme un profond séisme moral. Les arrestations, les disparitions, les exécutions sommaires et surtout la torture généralisée, dénoncée par le général Pâris de la Bollardière, suscitèrent en métropole, un vaste mouvement de réprobation, porté par l'élite intellectuelle et culturelle française.
Notons qu'à l'époque, Fanon était encore un inconnu dans les cercles intellectuels parisiens. Aussi, malgré les échos inquiétants qui lui parvenaient d'Algérie, il ne pouvait que ronger son frein. Pendant que l'histoire se déroulait ailleurs et avançait à très grande vitesse, lui se morfondait dans la vie terne d'un appartement parisien. Pourtant, comme pour une bonne partie de l'élite française, l'indépendance de l'Algérie était devenue à ses yeux, une exigence historique inéluctable. Fallait-il alors assister de loin, dans la routine et le confort d'une vie parisienne brouillée par les remords, et en spectateur indifférent, à l'accomplissement du destin national algérien dans lequel il s'était pourtant tant investi ? Ou bien redevenir un acteur de l'histoire en se jetant de nouveau dans la bataille ? «La dignité et la liberté de l'homme» ne sont-ils pas plus que jamais en question ? Sinon, à quand cet «engagement sans retour» dont il fit quelques années auparavant son credo ?
Nous sommes au début du printemps 1957. Larbi Ben M'hidi membre du CCE est arrêté et sauvagement exécuté par une branche occulte de l'armée française avec la bénédiction des responsables politiques. Face à la résolution brutale du pouvoir colonial et aux pratiques féroces de son armée, la direction nationale du FLN fuit la capitale et gagne la Tunisie.
Fanon, était-il au courant de l'expatriation des quatre rescapés du CCE ? Savait-il qu'Abane et Ben Khedda en qui il reconnaissait l'avenir de la révolution algérienne, s'étaient établis à Tunis ? Toujours est-il que le jeune intellectuel décide de gagner la capitale tunisienne pour se mettre au service du FLN et de la cause algérienne.
Mais à Tunis, l'atmosphère est bizarre. Dans les cercles dirigeants algériens, règne un climat de suspicion. Les rapports de force au sein du FLN ont changé. Abane qu'il retrouve, celui qu'il avait connu à Alger comme le leader de fait du FLN, est déjà dans le viseur des colonels. Loin du chaudron algérois, le temps est aux messes basses et aux manœuvres de toutes sortes qui s'intensifient autour des politiques, Ben Khedda et Dahlab, mais surtout d'Abane. Des officiers de haut rang venant des maquis ou des frontières est et ouest du territoire algérien, affluent vers Tunis à l'approche de la 1ère session du CNRA. Ont fait le déplacement tunisien, outre Krim Belkacem en sa qualité de membre du CCE, les colonels Boussouf (w5), Ben Tobbal (w2), Dehiles (w4) Mahmoud Chérif (w1) Amara Bouglez (Base de l'est), Ouamrane, les commandants Benaouda, Boumediene, Lamouri, Mezhoudi
Que se passe-t-il ? Que se prépare-t-il ?
Décidés à restaurer la prééminence des militaires, les colonels, appuyés par leurs clientèles respectives, décident d'invalider les primautés de la Soummam, celle du politique sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur. Et surtout de remodeler à leur avantage, les organes dirigeants du FLN (CCE et CNRA) et d'en évincer les amis d'Abane, afin de l'affaiblir et de le marginaliser. Les cartes sont redistribuées avant la réunion du CNRA qui les avalisera sans débat.
Même s'il fait toujours partie d'un CCE élargi à 14 membres, Abane est totalement dessaisi des affaires ayant trait à la conduite de la guerre. Tandis que les colonels se partagent le pouvoir au prorata des forces militaires qu'ils contrôlent dans les maquis et surtout à Tunis et sur les frontières, Abane est relégué à la fonction «intellectuelle» : l'information et la propagande. Il dirigera le département de l'information, notamment le journal El Moudjahid qu'il avait fondé avec Ben Khedda une année auparavant.
Fanon est tout logiquement intégré à l'équipe d'Abane. Du reste, il se retrouve dans son élément : écrire, dénoncer, théoriser
toutes ces choses qu'il affectionne et qui le remettent au cœur de l'action et de
l'histoire. Pour autant, il ne renonce pas à la pratique médicale. Il entend poursuivre la social-thérapie et la psychiatrie rénovée et adaptée à l'environnement socioculturel des patients. A la Manouba, dans la banlieue de Tunis, il crée une unité thérapeutique de jour.
A El Moudjahid, il donne libre cours à sa vision qui va au-delà de la guerre que livrent les Algériens au colonialisme français. Pour Fanon, la libération de l'Algérie, ne peut avoir de sens que dans le cadre d'un vaste mouvement continental voire mondial de libération des peuples dominés.
Mais malgré l'exaltation que lui procure son engagement pour la cause algérienne, et l'ambiance stimulante et très enrichissante dans laquelle il est parfaitement à sa place, Fanon ne se sent pas à l'aise. Car autour d'Abane, se tisse une atmosphère sournoise faite d'intrigues et de manœuvres souterraines. Il sent bien l'antagonisme irréductible entre son chef et le premier cercle des colonels -Krim, Boussouf, et Ben Tobbal- plus connu sous l'appellation des «3 B». Proche d'Abane, il ne peut néanmoins prendre parti, se considérant un peu comme l'invité de la révolution algérienne même s'il se sent parfaitement algérien de cœur.
Son énergie, Fanon va l'investir dans le combat anticolonialiste. Le consensus colonial des Français, durant la «bataille d'Alger», laquelle révèle au grand jour les pratiques innommables des tortionnaires de la 10e DP, le révolte. L'intellectuel se laisse alors aller à dénoncer dans El Moudjahid «la France, cette nation pervertie». L'article très dur, une philippique à la mesure de la colère que lui inspire l'écrasement impitoyable de la population civile algérienne, est retiré en dernière minute par Abane. Ce dernier fait remarquer à son ami que la guerre de libération nationale est dirigée non pas contre la nation française, mais contre le colonialisme qui domine l'Algérie et écrase son peuple depuis plus d'un siècle (Reda Malek, entretien, 2010).
Dans un autre article paru dans Résistance algérienne, Fanon, poussé par sa fougue et sa hargne anticolonialiste, annonce que «les conditions d'un Dîen Bien Phù colonial sont réunies». Quand il prend connaissance de l'article, Abane convoque son ami pour lui rappeler que «nous ne pouvons pas vaincre militairement les Français». Et qu'«il s'agit de poser un problème politique, notre seule victoire possible étant de nature politique» (Reda Malek, idem).
Autre témoignage de Reda Malek membre de l'équipe rédactionnelle d'El Moudjahid, à propos de l'utilisation de la terminologie «révolutionnaire» : «la frange conservatrice du FLN appuyée par les colonels, voulait nous imposer de supprimer dans El Moudjahid les mots révolution, féodalisme... On nous disait que ça pouvait choquer certains de nos soutiens, notamment les Séoudiens. Nous étions, surtout Fanon et moi-même, contre la remise en question de nos concepts. Abane nous soutenait même si par discipline politique, il nous suggéra d'être prudents.»
Ces trois anecdotes renvoient implicitement à trois questions. La première est le sens et la place de la violence algérienne dans la lutte anticolonialiste. Il n'existe pas de corpus doctrinaire sur ce sujet dans les écrits de la révolution algérienne. Les seules références disponibles sont la Plate-forme de la Soummam et le rapport d'Abane à la 1e session du CNRA qui s'est tenue au Caire en août 1957. Dans l'une et l'autre, Abane affirme la «primauté du politique sur le militaire». Ce principe énonce le caractère fondamentalement politique de la lutte de libération algérienne. Politique dans son esprit, dans ses objectifs et dans les modalités d'exercice de la violence. Devenue historiquement nécessaire et privilégiée, la violence, doit être guidée par la raison politique pour la réalisation d'un objectif unique : la paix négociée. «La guerre est la poursuite de la politique par d'autres moyens». Pour Abane qui s'approprie ce vieil adage clausewitzien, la violence révolutionnaire, qui ne vise pas à défaire la puissance coloniale, n'a de sens que si elle poursuit des buts que ne permet pas l'exercice politique, seul. Elle ne doit donc jamais se défaire de l'essence et des objectifs politiques qui la sous-tendent. La règle est désormais que toute opération à caractère militaire doit être soumise à régulation politique.
Cependant la guerre tudesque livrée aux messalistes et le terrorisme aveugle contre la population civile européenne durant la bataille d'Alger ne sont pas à l'évidence, conformes au principe sacro-saint chez Abane de la régulation politique de la violence. On sait en effet que dans le conflit fratricide qui opposait le FLN au MNA, Abane avait donné des ordres clairs pour la destruction du mouvement messaliste (Belhocine, 2000). S'agit-il pour autant d'une violence dérégulée et totalement affranchie de la raison politique ? Non, assurément. Car pour le FLN, le choix d'une lutte sans merci contre son rival messaliste, était éminemment politique: il ne pouvait laisser le champ libre au mouvement messaliste et assumer la responsabilité d'un recul qui aurait porté un coup fatal au processus de libération nationale. Le choix était donc d'affronter le MNA et de le réduire pour préserver l'unité du mouvement national et les chances de succès du projet libérateur. Abane choisit cette voie avec l'appui, il faut le rappeler, de l'ensemble des dirigeants frontistes, ceux des maquis mais aussi ceux de la délégation extérieure. L'option du tout militaire contre le MNA après tentative de négociation avec Messali, son chef, était donc dictée par un choix éminemment politique: «l'unité révolutionnaire d'action et de commandement», sans lequel la lutte risquerait aux yeux des dirigeants frontistes d'emprunter, comme par le passé, la voie de l'échec et de la régression.
S'agissant de la violence aveugle par des attaques à la bombe, on l'explique par la décision du FLN d'appliquer aux civils européens, la méthode de la responsabilité collective que l'armée française faisait subir à la population algérienne dans l'arrière-pays. Cette violence du faible contre le fort trouve en effet sa parfaite illustration dans ce qui se passe durant l'année 1957 à Alger. Au cours de la «bataille d'Alger», l'armée coloniale justifiait la torture, les exécutions sommaires et les disparitions de militants algériens par la lutte qu'elle menait contre les poseurs de bombes. Le FLN de son côté justifiait le terrorisme aveugle par la répression implacable exercée sur la population algérienne. En fait, après l'attentat de la rue de Thèbes du 10 août 1956, perpétré contre les habitants de la Casbah par des extrémistes pieds noirs, le FLN avait basculé dans une logique de guerre totale; peuple contre peuple, nation contre nation et considérait les bombes que transportaient de jeunes militantes du FLN, comme la réponse maximale du faible aux bombardements du fort et à l'utilisation du napalm sur les villages et les mechtas du djebel et de l'arrière-pays. Le basculement FLN dans le terrorisme aveugle procéda non pas d'un débridement criminel de la violence, mais d'une réelle analyse politique de la situation que caractérisait alors le déchaînement hobbesien de la violence du colonisateur, et la supériorité écrasante de ses moyens.
Quid de la violence chez Fanon ? Sur cette question, on attribue au théoricien de la révolution anticoloniale, une pensée apologétique : la violence, même sans régulation politique, serait bonne en soit. On connaît bien évidemment les idées de Fanon sur la nécessité pour le colonisé du recours à la violence libératrice. Est-ce vraiment une «solution insensée» que préconise Fanon ? Est-ce réellement la violence pour la violence ? Ce schéma simpliste et manichéen est évidemment lointainement congruent avec une pensée fanonienne, bien plus sophistiquée.
Pour le théoricien des luttes tiersmondistes, le choix du colonisé est entre «la pétrification dépersonnalisante» et «la violence organisée en lutte de libération» (Cherki, 2002). Loin d'être une incitation à la criminalité, la violence fanonienne est inscrite dans le processus historique des guerres anticoloniales faites inévitablement de «boulets rouges et de couteaux sanglants». «Ce programme de désordre absolu
ne peut triompher que si on jette dans la balance tous les moyens», y compris bien sûr et surtout la violence» (LDDLT, 1961). Dans le système colonial ajoute Fanon, «le colonisé
est préparé de tout temps à la violence». «Faire table rase» de l'ordre colonial, suppose de recourir à une «violence absolue». Car «le colonialisme, violence à l'état de nature, ne peut s'incliner que devant une plus grande violence».
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*Article paru dans sa version originale dans Living Fanon. Global Perspectives. Contemporary Black History. Edited by Nigel C. Gibson, Palgrave Macmillan, New York, june 2011.
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par Bélaïd Abane
Professeur de médecine, auteur de Résistances algériennes, Abane Ramdane et les fusils de la rébellion, Casbah Editions, 2011.
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