L’Algérie, avant d’être indépendante, faisait partie de l’empire colonial français. Jusque-là je ne vous apprends rien. Mais tout le monde ne connaît pas l’histoire singulière de ce pays qui aujourd’hui encore conserve des traces indélébiles de la présence française, et dont les liens avec Marseille sont très importants.
Avant 1830 l’Algérie n’existe pas. La régence d’Alger, état sous domination de l’Empire ottoman, couvre la partie côtière autour de la ville d’Alger. Le reste du territoire algérien actuel est largement sous domination ottomane, mais pas entièrement. Quant à la population, elle est loin d’être entièrement arabe. On trouve notamment des tribus berbères et maures, ainsi que des Touaregs dans la partie proche du désert du Sahara.
En 1830 la France soumet la régence d’Alger, puis va conquérir petit à petit tout le territoire de l’actuelle Algérie. Pourquoi cette invasion ? Les motifs sont multiples : réparation d’un outrage diplomatique fait au consul de France, prestige du monarque Charles X et de la royauté récemment restaurée, renforcement des positions de la France en Méditerranée, ouverture aux richesses convoitées de l’Afrique, éradication de la piraterie barbaresque et de la mise en esclavage de populations chrétiennes, etc. A l’époque cette expédition militaire colonialiste est loin de faire l’unanimité, des intellectuels comme Alexis de Tocqueville et Frédéric Bastiat critiquent vertement les visées impérialistes de la France. Pourtant la conquête se poursuit et la colonisation par des milliers de Français commence. Des vagues successives de migrants viendront peupler le territoire immense de l’Algérie qui ne compte que 3 à 5 millions d’habitants avant 1830. Près de la moitié de ces colons ne sont pas français mais viennent d’autres pays d’Europe, notamment d’Espagne.
125 ans plus tard, au milieu des années 1950, les Arabes d’Algérie commencent à réclamer leur indépendance, alors que dans le même temps les protectorats français de Tunisie et du Maroc obtiennent cette précieuse indépendance. Seulement voilà, l’Algérie n’est pas un simple protectorat, c’est un vrai bout de France, avec plusieurs départements qui ne sont pas moins français que la Creuse ou la Haute-Loire. L’Algérie c’est la France, et pour le gouvernement il est hors de question de remettre en cause l’intégrité du territoire de la République.
En 1958 le général de Gaulle est rappelé au pouvoir dans ce contexte extrêmement troublé, cette guerre d’Algérie qu’on refuse d’appeler par son nom, alors qu’on parle pudiquement des « évènements » d’Algérie. Pendant ce temps l’armée française poursuit violemment les indépendantistes du FLN, et les charmantes méthodes de torture utilisées de part et d’autre ne font que renforcer la haine dans les deux camps. Dans les premiers jours de juin 1958 le général de Gaulle, attendu comme un sauveur, prononce une série de discours historiques dans les différents départements français d’Algérie. Aux colons français, qu’on appellera par la suite « Pieds-noirs », il dit « Je vous ai compris ». Il parle à tous les Français « de Dunkerque à Tamanrasset », et s’écrie même « Vive l’Algérie française ! ». Les Français d’Algérie en sont persuadés, le nouvel homme fort de l’Etat ne les laissera pas tomber et l’Algérie restera française. La foule de musulmans, catholiques et juifs présente ce jour-là fraternise et laisse éclater sa joie. La déception n’en sera que plus amère.
Car la guérilla menée par le FLN est extrêmement difficile à contrer, et il apparaît de plus en plus clair qu’un territoire peuplé en grande majorité par des Arabes ne peut guère rester sous la coupe d’une minorité d’origine européenne, alors que dans le monde entier les peuples obtiennent leur indépendance. En mars 1962, après huit années de guerre qui auront coûté la vie à des centaines de milliers de personnes (Algériens, militaires français, Harkis, etc.), le FLN et le gouvernement français signent les accords d’Evian qui prévoient le droit à l’autodétermination pour l’Algérie. Ces accords sont soumis à référendum, un scrutin dont on a pris soin d’exclure les premiers concernés, les Français d’Algérie. Les électeurs de France métropolitaine approuvent le traité à 90 %, ouvrant la voie à l’indépendance. Il est désormais temps pour les Français de quitter l’Algérie, c’est l’exode de l’été 1962.
Croyant dur comme fer à la promesse du général de Gaulle, la plupart des Français d’Algérie n’ont pas envisagé un possible départ avant mars 1962. La surprise des accords d’Evian est terrible pour eux, car tous leurs biens sont désormais exposés à la fureur des indépendantistes victorieux. Le climat de violence est à son comble, les Français d’Algérie, mais surtout les combattants algériens pour l’Algérie française (Harkis) sont victimes de massacres en règle. On zigouille à tout-va, et pour les Français il faut partir immédiatement pour la métropole si l’on veut rester en un seul morceau. La France a lutté bec et ongles pendant 8 ans pour céder du jour au lendemain, et cela les Français d’Algérie ne le comprennent pas, ils ne le pardonnent pas. Ils se sentent trahis par le général de Gaulle, qui devient l’ennemi public numéro 1 des partisans de l’Algérie française. C’est la création de l’Organisation armée secrète, qui va désormais recourir au terrorisme pour « sauver » l’Algérie française, et organisera l’attentat manqué du Petit-Clamart contre de Gaulle. Une position claire dès le début du conflit, ou du moins un retournement moins brutal, aurait pu permettre aux habitants de sauver leurs biens, mais durant l’été 1962 certains vont tout perdre en embarquant pour la métropole.
Par sa position géographique et ses liens historiques avec le sud de la Méditerranée, Marseille va être le port d’accueil de la plus grande partie des rapatriés d’Algérie. En été 1962 des navires multiplient les allers-retours vers les principaux ports algériens et reviennent surchargés de passagers qui ont dû s’entasser sur des matelas de fortune avec les quelques valises qu’ils ont pu sauver. Ces exilés dont certains étaient installés depuis plus de cinq générations sur le sol algérien ne savent pas trop à quel accueil s’attendre de la part des Marseillais.
On les appelle les Pieds-noirs, et ils ne sont guère appréciés par les autres Français. Ils sont vus comme des colonisateurs, des exploiteurs, de riches propriétaires bien contents de profiter des ressources de l’Algérie. Marseille doit déjà faire face à une croissance démographique importante et peine à adapter ses politiques de logement, de transports, d’éducation, etc. Des centaines de milliers de gens qui débarquent d’un seul coup ? Personne n’en veut, et surtout pas le maire de l’époque, le socialiste Gaston Defferre. Ce dernier ne mâche pas ses mots : « Qu’ils quittent Marseille en vitesse ; qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira pour le mieux. ». Sur les bancs de l’Assemblée nationale, il parle de les « rejeter à la mer », avant de se reprendre. Il refuse d’inscrire les enfants pieds-noirs à l’école, estimant qu’on manque déjà de place pour les petits Marseillais. Pour comprendre une telle violence verbale, il faut souligner que les rapatriés d’Algérie votent largement à droite, et même à l’extrême-droite, leur arrivée massive constitue donc une menace directe pour la réélection de Gaston Defferre.
Les bateaux débarquent à la Joliette, des structures administratives minimalistes sont là pour accueillir les rapatriés, ainsi que certaines associations caritatives. Mais on voit également des pancartes hostiles aux Pieds-noirs, les exhortant à retourner d’où ils viennent. Les bagages manipulés par les dockers, très proches du maire et fortement hostiles aux nouveaux arrivants, arrivent souvent dans un état déplorable, quand ils arrivent… Rejetés par la majorité, les Pieds-noirs vont se regrouper et former une communauté. La ville de Carnoux-en-Provence est construite spécialement pour les accueillir. Bien que des milliers de Pieds-noirs se répartissent dans tout le territoire français, un grand nombre restera dans le sud de la France, et les villes autour de Marseille comptent encore aujourd’hui d’importantes populations de Français d’Algérie.
De nos jours la question de l’Algérie est particulièrement délicate à Marseille. Les Pieds-noirs sont taxés de racisme, et il est vrai que l’hostilité à la population d’origine maghrébine est probablement plus tangible dans cette communauté que dans le reste de la population. La question de l’Algérie et des responsabilités respectives dans cette guerre dramatique n’est pas tranchée et fait l’objet de débats sans fin. Les Harkis se battent toujours pour obtenir une plus grande reconnaissance de la part d’un pays qu’ils ont servi et qui les a laissés à la merci de leurs ennemis en 1962. Le Front national, qui compte beaucoup de partisans de l’Algérie française dans ses rangs, ne manque pas de raviver le débat. Enfin le nombre très important de Marseillais d’origine algérienne vient alimenter les tensions communautaires. L’histoire de l’indépendance algérienne est trop récente pour qu’on en discute de manière apaisée. Les enfants et petits-enfants de Pieds-noirs et de combattants du FLN se côtoient dans notre ville, alors que les plaies de la guerre sont loin d’être guéries, engendrant souffrances et ressentiments. Tiens, je vous parie que les commentaires sur cet article s’enflammeront à la moindre étincelle.
Pierre SCHWEITZER – News of Marseille
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