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Aroudj attendit ainsi que l’hiver fût passé;
et dès que le printemps eut chassé la tempête, il
se remit en mer avec ses deux vaisseaux, pour
aller chercher les combats et la gloire.
Il dirigea sa route vers l’ouest, et il eut le
bonheur de faire plusieurs prises, sans répandre
une goutte de sang. Il se trouvait sur les côtes
de Barbarie, lorsqu’il s’éleva un grand vent
qui l’obligea d’aller relâcher à l’île de Gir_
bé(1), située à l’extrémité orientale du royaume
de Tunis. Il y déposa le butin qu’il y avait fait ;
et lorsqu’il se fut un peu radoubé, il remit à la
voile en dirigeant sa route vers l’Europe.
Les prises qu’il fi t sur les côtes habitées par
les chrétiens jetèrent partout l’alarme et l’épouvante
; en peu de temps il chargea ses deux vaisseaux
d’esclaves et de richesses, et, revirant de
bord, il vint mouiller dans la rade de Tunis.
Il envoya un magnifi que présent au sultan
de la dynastie de Hafs(2), qui régnait alors dans
cette partie de la Barbarie, en lui demandant 1a
permission de s’établir dans un des ports de sa
domination. Le sultan la lui accorda, à condition
que ses sujets et ses alliés n’auraient point à se
plaindre de ses gens, et qu’il lui donnerait le cinquième
des prises faites par la suite sur les ennemis
de l’islamisme. Aroudj consentit à tout.
J’ai déjà dit plus haut que le sultan Sélim et
son frère Kir-Kir-Khan se disputaient l’empire
de Constantinople. Bostanji-Iskander-Pacha,
qui commandait les armées navales de Sélim,
parcourait les mers de l’archipel, s’emparant de
_______________
1. Gelves, Girbé, aujourd’hui Zerbi.
2. C’est probablement Muley Mahamet, de l’ancienne
famille Abu-Hafs.
tous les vaisseaux musulmans et chrétiens
qu’il rencontrait, afin que le parti de Kir-Kir-
Khan ne pût s’en servir contre les intérêts de
l’état.
Khaïr-ed-din n’apprit point cette nouvelle
sans inquiétude: et il craignit avec raison qu’on
ne lui fi t un crime d’être le frère d’Aroudj, et de
se trouver attaché au service du prince rebelle. Il
prit dès lors le parti de s’éloigner de Midilli, sa
patrie. Il parvint à troquer le navire qu’il possédait,
contre quatre-vingt-quinze esclaves noirs;
et il les transporta à Broune, pour en opérer la
vente. Lorsque le frère d’Aroudj eut vendu ses
esclaves, il en employa le produit à l’achat d’un
gros bateau, qu’il chargea de toutes les espèces
de marchandises que lui fournissait le pays, et
il se mit en mer, pour aller dans quelques Echelles,
où il en pût tirer parti. Sa spéculation réussit
au delà de son espérance, et il se trouva en main
d’une somme considérable, avec laquelle il fit
faire un beau bâtiment qu’il chargea ensuite de
planches, de rames et de tout ce qui entre dans
la construction des vaisseaux. Cette cargaison
était propre pour les états de Barbarie, et ce fut
de ce côté là que Khaïr-ed-din dirigea sa route.
Le mauvais temps l’obligea d’entrer à Girbé
Le prix qu’on lui offrit de ses marchandises
lui convenait, et il prit le parti de tout débarquer
et d’en faire la vente. Il s’occupait de ces
détails lorsqu’Aroudj, par un effet du plus heureux
hasard, se rendit lui-même à Girbé pour y
reprendre le butin qu’il y avait déposé. Les deux
frères se rencontrèrent donc dans cette île, et ce
fut avec la plus grande surprise et la plus vive
satisfaction qu’ils se virent dans un moment où
ils ne s’attendaient guère à un pareil bonheur.
Ils convinrent d’aller s’établir dans la ville de
Tunis. En conséquence, Khaïr-ed-din mit aux
enchères le bâtiment sur lequel il était venu
de Turquie. Il obtint cent ducats, avec lesquels
il acheta un autre bâtiment plus léger et plus
propre à la course, y chargea ce qui lui restait de
sa première cargaison, et suivit son frère Aroudj
à Tunis.
Le prince arabe qui commandait dans cette
ville aimait les braves gens, et il était bien aise
de les attacher à son service. Aroudj et Khaïred-
din se présentèrent devant lui avec un présent
digne de son rang. Il agréa leur don, leur
fi t un accueil très favorable et leur promit une
protection particulière.
Ils séjournèrent à Tunis pendant tout l’hiver,
et lorsque la belle saison fut revenue, ils
armèrent quatre vaisseaux pour aller croiser sur
les côtes de la chrétienté. A peine étaient-ils
sortis de la Goulette, qu’ils s’emparèrent d’un
gros bâtiment ennemi. Ils y mirent aussitôt un
nombre suffi sant de matelots, et ils le réunirent
à leur escadre.
Trois jours après, ils rencontrèrent un autre
bâtiment richement chargé, qui se rendit à la
première sommation. La cargaison consistait en
draps et en effets précieux.
A peu de jours de là, ils en capturèrent
encore un troisième chargé de blé, dont la prise
ne leur coûta pas plus de peine. La nouvelle de
ces prises jeta dans toute la chrétienté l’épouvante
et la terreur ; et la petite escadre musulmane,
en moins de vingt jours de croisière,
revint à Tunis avec tous les biens que la libéralité
du Tout-Puissant avait daigné lui accorder.
Le sultan de Tunis eut la plus grande joie de
ces succès. La part de prise de chaque matelot
fut du quart d’une pièce de drap, de cent pieds
de toile fi ne et de neuf de ces pièces d’or que
les Français appellent doublons. Quant au chargement
de blé, Aroudj et Khaïr-ed-din le fi rent
distribuer aux pauvres de la ville de Tunis, en
reconnaissance de la protection divine qui avait
présidé à leur croisière.
Ils restèrent tout l’hiver à Tunis, et, à l’approche
du printemps, ils fi rent armer trois vaisseaux,
avec lesquels ils coururent sur les chrétiens.
Vingt-quatre heures après leur sortie de
Tunis, ils rencontrèrent un gros vaisseau parti
de Naples et destiné pour l’Espagne (que Dieu
la détruise de fond en comble !)(1). Ce vaisseau
avait à bord deux seigneurs espagnols, et son
équipage était composé de près de trois cents
chrétiens.
Aroudj et Khaïr-ed-din allèrent l’attaquer
avec leur intrépidité accoutumée. Comme ils
approchaient, celui qui commandait le vaisseau
ennemi lâcha sur eux toute sa bordée : heureusement
aucun des boulets ne porta. Le combat
alors s’engagea de très près avec un acharnement
réciproque qu’il serait impossible de
décrire. Les fl èches que les musulmans lançaient
d’une main sûre incommodaient beaucoup les
infi dèles; mais on s’aperçut bientôt qu’on ne
pouvait espérer le réduire qu’à l’abordage et le
sabre à la main. Aroudj et Khaïr-ed-din tentèrent
_______________
1 Cette expression, ou toute autre équivalente, est
employé par les écrivains arabes chaque fois qu’ils ont à
nommer un chrétien ou une puissance chrétienne. C’est
comme leur seuzùm ïabana (ma parole au désert) ou
notre sauf votre respect.
jusqu’à sept fois de jeter, les grappins , sans
pouvoir réussir à les attacher au bâtiment des
infi dèles. La nuit fi t cesser enfi n le combat, et
les musulmans purent se reposer de leurs fatigues,
sans cependant perdre de vue leurs ennemis,
que le calme retenait peu loin d’eux. A
la pointe du jour, ils les joignirent de nouveau.
Lorsque les infi dèles les virent s’approcher,
ils fi rent bonne contenance, et, dans l’idée de
déconcerter leurs efforts, ils les bravaient par
leurs cris, leurs injures et leurs fanfaronnades.
Mais les diffi cultés qu’il y avait à vaincre
ne fi rent qu’enfl ammer le courage des vrais
croyans.
Ils ne cessèrent donc point d’attaquer les
ennemis de la foi, tantôt en employant le canon,
tantôt en n’usant que de la mousqueterie, quelquefois
seulement avec des fl èches, jusqu’à ce
que vint le moment que Dieu avait destiné à leur
triomphe. Khaïr-ed-din parvient enfi n à aborder
le vaisseau des infi dèles. Il saute le premier à
bord le sabre à la main, et bientôt il est suivi
de ses braves compagnons : en peu de temps
les chrétiens se voient contraints de demander
quartier.
Le brave Khaïr-ed-din, maître d’une si riche
capture, prit la résolution de retourner à Tunis
pour la mettre en sûreté, et il laissa son frère
Aroudj continuer sa croisière.
Il entra en triomphe dans la rade de la Goulette,
suivi du vaisseau dont il s’était emparé.
Et tout le peuple, étonné d’une si belle victoire,
accourut sur le rivage en poussant des cris de
joie qui s’élevaient jusqu’au ciel.
Le sultan et toute sa cour furent saisis de
surprise, en voyant une preuve si complète de la
bravoure d’Aroudj et de Khaïr-ed-din, et ils leur
donnèrent mille bénédictions.
Le premier soin de ce dernier fut de composer,
de toutes les richesses que renfermait
ce vaisseau, un présent destiné au sultan de
Tunis. Il avait trouvé à bord quatre-vingts faucons
dressés à la chasse au vol, trente dogues et
vingt lévriers : voilà ce qu’il mit à part.
L’usage immémorial de Tunis était d’habiller
somptueusement les captifs chrétiens dont
on s’était emparé. Khair-ed-din se conforma à
cette coutume : il choisit cinquante: esclaves de
la meilleure tournure, et il leur donna à chacun
un chien à conduire en laisse.
Il fi t également distribuer des habits superbes
à tous ses glorieux compagnons, et il voulut
que quatre-vingts d’entre eux portassent un
faucon sur le poing. Rien de mieux imaginé
sans doute; car, par cette disposition du cortège,
chrétiens et musulmans s’avançaient offrant un
symbole qui convenait â chacun d’eux.
Khaïr-ed-din avait aussi trouvé dans le vaisseau
quatre jeunes vierges européennes d’une
beauté ravissante : il voulut qu’elles fussent
parées magnifi quement, puis il les fi t monter sur
des mules.
Un des seigneurs espagnols qui étaient à
bord, avait avec lui deux de ses fi lles dont
il serait impossible de dépeindre les charmes.
Khaïr-ed-din leur donna des habits distingués
et convenables à leur rang; et il les fi t monter
sur deux beaux chevaux arabes superbement
enharnachés.
Le reste des effets précieux qui composait
le présent destiné au sultan de Tunis était porté
par l’équipage musulman.
Lorsque Khaïr-ed-din eut fait toutes ses
dispositions, il nomma un de ses offi ciers pour
aller offrir de sa part toutes ces richesses au
sultan.
Les esclaves chrétiens défi lèrent les premier,
deux à deux, et les musulmans marchèrent derrière
eux avec leurs étendards déployés et leur
musique guerrière. C’était un spectacle magnifi
que et vraiment consolant pour les fi dèles que
l’aspect de ce cortège. Lorsque le sultan de
Tunis apprit que le présent de Khaïr-ed-din était
en marche, il envoya au devant de lui tous les
grands de sa cour, afi n d’augmenter la pompe de
cette cérémonie.
Le présent de Khaïr-ed-din fut rangé dans
un ordre parfait devant le sultan qui le contempla
avec satisfaction. Il n’avait rien vu de si
beau depuis qu’il régnait. Aussi l’entendit-on
bénin mille fois Khaïr-ed-din. Il ne se lassait pas
de dire à ses courtisans : Voilà la récompense de
la bravoure !
Cependant, l’offi cier porteur des présens
s’avança près de son trône, et après lui avoir
présenté les respects de Khaïr-ed-din, il se mit
à lui faire le récit de ses derniers exploits. Le
sultan l’écouta avec admiration, et il remercia
le Tout-Puissant des biens qu’il avait accordés à
ce héros, en faveur du zèle qui l’animait pour la
gloire de sa religion.
Il fi t ensuite distribuer des manteaux de
drap à tous les soldats musulmans qui avaient
porté le présent, et il leur donna une somme de
deux mille ducats à se partager entre eux. Il fit
revêtir d’un riche cafetan l’offi cier qui était à
leur tête, et il le chargea de porter de sa part
à Khaïr-ed-din une superbe veste d’honneur et
une aigrette en diamans, semblable à celle dont
les souverains ornent leur tête. II lui écrivit en
même temps, pour l’inviter à choisir parmi les
vaisseaux de son arsenal celui qui lui paraîtrait
le plus propre à la course.
L’offi cier vint rendre compte à Khair-eddin
de la manière gracieuse dont le sultan avait
reçu son présent, et les bontés qu’il avait marquées
à lui aussi bien qu’à ses gens. Khaïr-eddin
y fut sensible ; mais il fut surtout fl atté de
la permission qui lui était donnée d’aller choisir
dans l’arsenal le vaisseau qui lui plairait
le plus. II en prit un dont le sultan avait déjà
refusé le commandement à un reis tunisien, et il
se mit sur-le-champ à l’équiper, disposant tout
dans sa petite escadre, pour qu’elle fût en état
de tenir la mer.
Il est temps de revenir à Aroudj, que nous
avons laissé continuant sa croisière. II avait été
blessé dans le combat dont nous avons rendu
compte; mais le désir qu’il avait de faire encore
quelques actions d’éclat, lui permettait à peine
de penser à sa blessure. Elle s’envenima enfi n
à un tel point, que ses souffrances augmentant
beaucoup, il lui fallut prendre le parti de retourner
à Tunis.
Son frère Khaïr-ed-din lui apprit toutes les
faveurs dont le sultan l’avait comblé, et l’affection
paternelle qu’il lui témoignait en toute rencontre.
Aroudj partagea sa reconnaissance et se
transporta à Tunis, où il se fi t traiter de sa blessure.
En peu de temps il fut parfaitement guéri,
et se trouva en état de s’occuper de nouvelles
entreprises.
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