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Aroudj s’était embarqué pour Satalie. Après
son heureuse arrivée en cette ville, il ne pensa
qu’à oublier les malheurs de son esclavage et à
se reposer des fatigues de son voyage. Durant le
séjour qu’il fi t en ces lieux, il y lia connaissance
avec un homme de la ville nommé Ali Reis qui
équipait un navire pour se rendre à Alexandrie.
Aroudj avait un vif désir de connaître l’Egypte ;
il pria Ali Reis de l’inscrire sur les rôles d’équipage
de son bâtiment ; et celui-ci n’hésita pas
à acquiescer à sa demande, attendu l’expérience
qu’Aroudj avait acquise dans l’art de la navigation.
Dès que le navire fut prêt , il mit à la voile
et arriva à Alexandrie dans le temps que le sultan
d’Egypte(1) faisait armer quelques vaisseaux
pour prendre des bois de construction dans un
des golfes de la Caramanie. En ce temps-là,
l’Égypte était encore au pouvoir des Mameloucs
Circassiens. Aroudj se présenta au sultan
d’Egypte, et demanda comme homme de mer
pratique de la côte, où il fallait couper le bois;
en agissant ainsi, son désir était qu’on le chargeât
de l’expédition. Le sultan, sur les bonnes
informations qu’il prit de lui, lui donna cette
commission, et l’investit du commandement de
cette petite escadre.
Il était arrivé au lieu désigné, et il avait
déjà mis la main à l’oeuvre, lorsqu’une fl ottille
de vaisseaux européens, bien armés, vint fondre
sur lui. Un des premiers soins de l’ennemi fut
de mettre le feu aux bâtimens égyptiens. Les
matelots musulmans se sauvèrent â terre; et
Aroudj trouva également son salut dans la fuite.
Il se réfugia dans la ville de Satalie, où Kir-
Kir-Khan, le frère du sultan Sélim, faisait son
séjour, comme nous l’avons déjà dit plus bas.
Aroudj trouva le moyen d’obtenir une audience
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1 C’était sous le règne de Melik-el-Eschref Abou-el
-Nasr, Cansou-el-Gouri, qu’on nommait le Circassien, il fut
défait et tué dans la plaine de Dabicq, à une journée d’Alep,
par le sultan Sélim,le 15 de regeb, l’an de l’égire 922(1516)
de ce prince, et il lui raconta le malheur qu’il
venait d’essuyer, sans oublier l’esclavage qu’il
avait subi précédemment, et la manière miraculeuse
dont Dieu l’avait délivré.
Le prince ottoman écouta Aroudj Reis avec
intérêt, et il reconnut en lui un génie vaste, une
âme élevée, capable d’exécuter les plus grandes
choses; il lui donna le commandement d’un de
ses vaisseaux.
Aroudj se mit en mer, et alla établir sa croisière
du côté de Rhodes. Dès que les marchands
chrétiens eurent connaissance de cet armement
et de quelques prises qu’il avait déjà faites,
ils allèrent en corps trouver le grand-maître de
l’île, pour lui exposer les craintes qu’ils avaient,
conçues d’un ennemi si redoutable. Le grand
maître aussitôt donna ordre d’armer plusieurs
vaisseaux pour aller à sa poursuite. Ceux-ci le
trouvèrent mouillé dans une rade foraine. La
partie n’était pas égale : l’équipage d’Aroudj
l’abandonna; il se vit contraint de nouveau à
fuir pour éviter l’esclavage.
Il retourna encore à Satalie; mais Kir-Kir-
Khan était allé à Magnisia ; et il partit sur-lechamp
pour le joindre et pour lui rendre compte
de sa disgrâce.
Parmi les courtisans les plus en crédit auprès
de ce prince ottoman, on distinguait un jeune
seigneur nomme Baly bey. Aroudj arrivé à
Magnisia, alla le voir, lui offrit en présent deux
jeunes chrétiens, et lui raconta comment il avait
été forcé de céder le vaisseau qu’il commandait
à une force supérieure.
Baly bey s’attendrit sur le sort d’Aroudj, il
lui promit sa protection et ses bons offi ces pour
réparer ce malheur.
Aroudj avait amené avec lui quatre jeunes
chrétiens, d’une belle fi gure, qu’il destinait
aussi à Kir-Kir-Khan. Baly bey lui procura une
audience favorable de ce prince, qui agréa les
jeunes esclaves qu’on avait amenés, et délivra
sur-le-champ, à Aroudj, un ordre adressé au cadi
de Smyrne, pour qu’il lui fi t construire en diligence
un vaisseau propre à la course. Aroudj fut
lui-même le porteur du fi rman, et le cadi recommanda
à l’instant la construction de ce vaisseau,
qui fut fi ni en peu de temps.
Baly bey avait dit à Aroudj, au moment de
son départ pour Smyrne: « Lorsque le vaisseau
que te destine notre seigneur et maître sera prêt,
conduis-le à Foutcha, et viens-t’en me trouver à
Magnisia. »
Aroudj ne manqua point de se conformer aux
désirs de ce seigneur, et il alla le trouver pour lui
apprendre que le vaisseau était mouillé à Foutcha.
Baly bey était propriétaire d’un chebec;
il le fi t aussi armer, pour qu’il accompagnât
Aroudj dans sa course, et il intima l’ordre au
reis qui le commandait, de ne jamais se séparer
de lui et de lui être soumis en tout point.
Aroudj se rendit à Foutcha pour reprendre
le commandement de son vaisseau, et il mit à
la voile avec sa conserve, dans le dessein d’aller
établir sa croisière sur les côtes de l’Italie, et
de verser son sang pour la gloire de Dieu , en
conséquence de cet oracle du livre sacré : Dieu
veut que les vrais croyans soient prêts à sacrifi
er leurs vies et leurs biens pour le triomphe de
sa loi.
Aroudj voulut se donner la consolation de
revoir sa famille et sa patrie, avant d’exposer ses
jours aux dangers de la mer et des combats. Il
alla mouiller à Midilli, où il retrouva ses frères
Ishaac et Khaïr-ed-din, qui versèrent des larmes
de joie en l’embrassant. Tous ses parens et ses
amis l’accueillirent avec la même cordialité, et
dès qu’il leur eut fait ses adieux, il remit à la
voile, en priant le Seigneur de bénir ses entreprises.
Il dirigea sa navigation vers les côtes de
l’Italie, qu’on nomme la Pouille. Dans ces paragesil
rencontra deux bâtimens chrétiens, auxquels
il fallut livrer un terrible combat. Le
Tout-Puissant,fi t pencher la victoire en sa faveur.
Il eut le bonheur de se saisir de ces deux bâtimens,
où il trouva des richesses immenses et
un grand nombre de chrétiens. Après avoir fait
passer à bord de ses vaisseaux les esclaves et le
butin, il mit le feu aux deux navires.
Ensuite, Dieu lui inspira le dessein d’aller
croiser sur les côtes de la Romélie. Après quelques
jours de navigation, le vent contraire l’obligea
à relâcher dans une rade foraine, près du
port de Tezed, dans l’île d’Egripoz(1). Mais le
temps devenant plus mauvais, et la mer plus
grosse, il jugea qu’il y aurait du danger pour lui
à rester dans cette rade foraine, et il mit à la
voile cherchant un abri dans le port de Tezed.
Plusieurs bâtimens chrétiens y étaient mouillés;
ils voulurent s’opposer à son entrée, et ils le
menacèrent de faire feu sur lui.
Aroudj dépêcha un offi cier pour dire aux
capitaines de ces bâtimens qu’il n’avait aucun
dessein hostile contre eux, et qu’il était injuste
de leur part d’empêcher que ses vaisseaux trouvassent
un abri contre la tempête. Ils n’eurent
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1. Nègrepont.
aucun égard à sa représentation, et ils le sommèrent
de s’éloigner.
Alors Aroudj se tournant vers son équipage,
lui dit : « O mes braves compagnons, que pensezvous
de l’insolence de ces chrétiens maudits ?
Leur nombre et leurs menaces seraient-ils capables
de vous effrayer ? Vous vous êtes voués à
une guerre sainte ; vous avez voulu faire triompher
l’étendard de la religion. L’ennemi que
vous cherchez est devant vous. Mettez votre
confi ance en Dieu ; il ne vous abandonnera
pas. Il vous dit dans son livre sacré, combien de
fois une petite troupe n’a-t-elle pas vaincu une
grande armée, avec le secours du Tout-Puissant?
car, vous le savez, Dieu est toujours pour ceux
qui ont de la constance et de la patience ».
Ce discours échauffa le courage de ses guerriers.
Ils sautèrent sur leurs armes ; en un instant
le pavillon de combat fut arboré, et, élevant
leurs voix au ciel, en faisant leur profession de
foi, ils s’élancèrent à l’abordage des vaisseaux
ennemis. Il se livra entre eux un combat sanglant;
mais, à la fi n, Dieu déclara en faveur de
ses fi dèles adorateurs, qui se rendirent maîtres
de tous les bâtimens chrétiens ancrés dans le
port.
Aroudj, chargé d’un si riche butin, dirigea sa
route vers Midilli. Avant d’y arriver, il apprit
qu’il y avait guerre ouverte entre le sultan Sélim
et son frère Kir-Kir-Khan. Il appréhenda que le
Grand Seigneur ne lui fît un crime d’être attaché
au service du prince ottoman. Cette considération
l’engagea à changer de route, et à se rendre
en Egypte.
Arrivé à Alexandrie, il envoya au sultan
Gouri un riche présent, composé de tout ce qu’il
y avait de plus précieux dans les prises qu’il
avait faites ; et il lui demanda la permission
d’attendre le retour de la belle saison dans un
des ports de son empire. Le sultan Gouri la lui
donna, à condition qu’il ne permettrait aucune
action contraire au droit des gens, et qu’il contiendrait
son équipage dans la plus exacte discipline.
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