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Durant le règne du sultan Bayazid(1) second,
qui s’assit sur le trône de Constantinople, l’an de
l’égire 887(2), naquirent, dans l’île de Midilli(3),
quatre héros, dont s’enorgueillirent les annales
ottomanes.Élias,Ishaac, Aroudj et Khaïr-ed-din
, étaient fi ls de Jacoub Reis, honnête musulman
qui faisait un petit commerce maritime dans
l’Archipel, avec un navire qu’il commandait. La
fortune avait toujours secondé ses entreprises,
et ses quatre enfans apprirent sous lui l’art de la
navigation, dans lequel Aroudj et Khaïr-ed-din
se fi rent une réputation immortelle.
Ce dernier était le cadet des enfans de
Jacoub Reis, et c’est celui que les infi dèles distinguent
par le surnom de Barbe-Rousse.
Après la mort de Jacoub Reis, Ishaac et
Khaïr-ed-din continuèrent le métier de leur père,
et Elias et Aroudj fi rent un armement composé
de la plus brillante jeunesse Midilli, pour courir
sur les chrétiens. Ils furent heureux dans leurs
deux premières sorties; leur troisième campagne,
ils rencontrèrent une galère de Rhodes,
avec laquelle il fallut combattre. L’équipage
musulman, à l’exemple d’Elias et d’Aroudj, fi t
des prodiges de valeur; mais à la fi n les infi dèles,
après avoir tué Elias et un grand nombre
de ses compagnons, se rendirent maîtres de la
barque, qu’ils amenèrent à Rhodes en triomphe.
Les esclaves musulmans furent vendus aux
enchères, et Aroudj Reis fut acheté par deux
personnes de considération habitant l’île.
Son frère Khaïr-ed-din apprit.ce malheur
avec la douleur la plus vive, et il songea sur-lechamp
aux moyens qu’il y aurait d’obtenir sa
délivrance : il alla trouver un marchand chrétien
qui avait beaucoup de connaissances à Rhodes,
et lui remettant entre les mains une somme de
dix mille dragues d’argent, il le supplia de travailler
à la délivrance d’Aroudj.
Ce marchand chrétien avait des obligations
essentielles à Khaïr-ed-din, et il fut enchanté
de trouver cette occasion de lui témoigner sa
reconnaissance. Il fi t armer un bateau pour se
transporter à Rhodes, et Khaïr-ed-din l’accompagna
jusqu’à Boudroun(1), pour être plus à portée
d’être instruit du succès de sa négociation.
Ce marchand chrétien, avant de faire aucune
démarche pour le rachat d’Aroudj Reis, chercha
à s’aboucher avec lui, et en ayant trouvé l’occasion
, il lui fi t part des ordres que son frère
Khaïr-ed-din lui avait donnés.
Aroudj lui répondit : Je suis sensible, chrétien,
et aux bontés de mon frère, et, à la part
que tu prends toi-même à ma disgrâce; mais la
seule chose dont ,je te prie, c’est de ne dire à
personne le sujet de ton voyage dans cette île.
Retourne auprès de Khaïr-ed-din, et engage-le
à n’être point inquiet sur mon compte, car je
saurai, sans qu’il se dépouille de son bien en ma
faveur, trouver le moyen de sortir d’esclavage.
Aroudj, dans ses voyages, avait parfaitement
appris la langue franque; et la facilité qu’il
avait à s’expliquer et, à se faire entendre, lui
avait attiré la bienveillance des premiers personnages
de l’île. Il y en avait. un entre autres qui
lui témoignait beaucoup d’amitié. Aroudj alla
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1.Port de Caramanie à vingt lieues de Rhodes et
vis-à-vis de Stanca.
le trouver, et il le supplia de traiter de sa rançon
avec. les deux patrons auxquels il appartenait,
et de le prendre lui-même à son service, afi n
que le temps de son esclavage devînt moins dur
pour lui. Ce bailli lui répondit avec bonté : Je le
veux bien. Observe le moment où tu me verras
assis au lieu où se tient l’assemblée, près de tes
patrons, et tu passeras alors devant nous comme
si tu allais à tes affaires.
Aroudj , en conséquence, épia le moment
favorable , et il passa devant le lieu de l’assemblée.
Alors, et sans faire semblant de le connaître,
le bailli dit à haute voix : A qui appartient
cet esclave musulman qui passe ? II est à moi,
répondit un des patrons. Cet homme a une tournure
qui me plaît, reprit le bailli : je n’ai point
de domestique, et je voudrais bien que vous eussiez
la complaisance de me le céder, en convenant
d’un prix honnête. Donnez-m’en mille
ducats, répliqua le même chevalier, et, je vous
le vends.
Les personnes qui étaient présentes se mêlèrent
du marché, et elles décidèrent le chevalier à
se contenter de mille et vingt-cinq dragmes d’argent.
Pour conclure, il ne fallait plus que le consentement
de l’autre chevalier, auquel Aroudj
appartenait pour la moitié de la somme désignée
Celui-ci s’opposa au marché, et offrit même
à son associé de lui. compter la moitié de la
somme convenue, afi n de rester seul propriétaire
de l’esclave. Le chevalier se rendit à ses
offres.
Lorsque celui-ci put disposer à son gré du
sort d’Aroudj, il le fi t charger de chaînes et le fi t
enfermer dans un cachot; là, il ne lui envoyait
chaque jour que le peu de nourriture jugé indispensable
pour prolonger son existence.
Après avoir passé quelques mois dans cet
état, Aroudj dit au geôlier de sa prison qu’il
voulait régler avec son patron, et s’entendre sur
les conditions de son rachat; en conséquence,
il le pria de le conduire chez le chevalier. Lorsqu’il
fut en sa présence , il lui dit : O toi que le
sort a rendu le maître de ma liberté, expliquemoi,
je t’en conjure, quelle est la raison qui me
fait éprouver des traitemens si durs de ta part ?
— Je vais te l’expliquer, lui répondit son patron,
en promenant sur lui un regard courroucé : tu as
été injuste envers moi, et en punition de cette
faute, j’appesantirai tes chaînes, et je te ferai
éprouver tous les châtimens qui te sont dus.
Crois-tu donc que j’ignore que ton frère s’est
rendu à Boudrouri avec une somme suffi sante
pour ta rançon, et que tu l’as détourné toi
même de son dessein ? — Celui qui t’a donné
un pareil avis, reprit Aroudj, est un imposteur.
Mais puisque tu désires que je me rachète, convenons
entre nous du prix de la rançon que tu
exiges de moi. ? Eh bien, lui dit le chevalier,
quelles sont tes offres? — Moi, reprit Aroudj,
je donnerai pour mon rachat tous les pays de
Romélie, et je trouve encore que c’est peu si je
puis me délivrer à ce prix d’entre tes mains.
Ce propos hardi irrita le chevalier. Homme
plein de méchanceté, dit-il à Aroudj , tu oublies
le respect qui m’est dû : aurais-tu dessein de te
moquer de moi ? et crois-tu donc que j’ignore
qu’un simple particulier comme toi ne peut disposer
de la Romélie ?
Tu as raison, reprit Aroudj; mais les discours
peu sensés que tu m’as tenus, exigeaient de
ma part une réponse analogue. Tu me dis que
mon frère s’est rendu à Boudroun dans le dessein
d’employer une forte somme à mon rachat.
Mais cette somme est-elle en mon pouvoir ? le
proverbe dit : La mer est remplie de poissons
qu’on aurait envie de pêcher. Lorsque je suis
tombé en esclavage, j’ai perdu tout ce que je
possédais. Il ne me reste rien au monde dont
je puisse disposer. Je ne suis point le fi ls d’un
prince pour être en état de satisfaire ta cupidité :
je ne suis qu’un simple Reïs(1), et je ne saurais
t’offrir que ce qu’on a coutume de donner pour
un homme de mon état.
Cette explication ne fi t qu’accroître les mauvaises
dispositions du chevalier contre Aroudj;
il le renvoya dans sa prison, en recommandant
au geôlier d’augmenter le poids de ses chaînes.
Dans ce temps-là résidait à Satalie(2), en
qualité de gouverneur de cette province, Kir-
Kir-Khan, frère du sultan Sélim, conquérant de
l’Egypte. C’était un prince charitable et compatissant,
qui employait tous les ans de très
fortes sommes au rachat des esclaves musulmans
tombés entre les mains des chrétiens. Cette
année, selon sa coutume, il envoya à Rhodes un
de ses.offi ciers, avec les fonds nécessaires pour
la rançon de quarante musulmans. Le grandmaître
de l’île fournit une galère pour transporter
à Satalie ces musulmans devenus libres : et
Aroudj Reis fut du nombre des esclaves que l’on
embarqua pour ramer.
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1. On nomme Reis indistinctement tous les capitaines
de navires et même les patrons de barques. L’importance
du Reis dépend de celle du bâtiment qu’il
commande, sa rançon est le double de celle d’un simple
matelot, et quelquefois davantage, selon sa réputation.
2.Port de la Caramanie, aujourd’hui Aladia
Pendant le voyage, quelques uns des offi ciers
chrétiens fi rent leurs efforts pour attirer Aroudj
à leur religion et, l’engager à apostasier. Aroudj
était un vertueux Musulman, trop attaché aux
dogmes orthodoxes de l’islamisme, pour écouter
de sang-froid de pareilles insinuations. Il
maudit donc leur religion et leur croyance; et ne
craignant pas de leur reprocher leur culte impie
de trois dieux, il professa hautement qu’il n’y
avait qu’une seule et vraie loi, celle qui avait été
prêchée par Mohammed, fi ls d’Abd-Allah, sur
qui soit le salut de paix.
Les chrétiens confondus terminèrent cette
discussion en lui disant d’un ton impie : Si ton
prophète est véritable, invite-le à venir t’arracher
de nos mains. Je l’espère bien ainsi, reprit
Aroudj, et s’il plaît à Dieu, il ne tardera pas de
venir à mon secours. Et sur-le-champ, se mettant
à l’écart, il élève ses mains au ciel, en priant, le
Tout-Puissant de mettre fi n à son esclavage.
Cependant la galère continuait sa navigation
avec un vent favorable. A l’approche de la nuit,
le commandant donna ordre d’aller mouiller
dans une île voisine(1) et lorsque la galère fut
ancrée, il envoya la chaloupe à la pêche.
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1. Probablement Castello-Rosso, où les caboteurs
de cette côte font ordinairement leur eau.
Tout à coup le ciel s’obscurcit, un vent affreux
commença à souffl er et à agiter les fl ots. Les
ancres de la galère chassaient, et on était à la
veille de la voir se briser contre les rochers,
pour peu que la tempête continuât avec la même
violence. Chacun était dans le trouble et l’inquiétude,
et l’on voyait tout le monde occupé à
chercher quelque moyen de sauver sa vie en cas
de naufrage.
Aroudj sentit que le moment était venu de
penser à sa délivrance. Il vint à bout de rompre
les chaînes qui l’attachaient à son banc, et il se
jeta à la mer dans le dessein de gagner la rive
prochaine.
Le Tout-Puissant, qui lui avait inspiré cette
idée, lui donna la force nécessaire de résister à
la fureur des fl ots. Après une heure d’efforts, il
eut le bonheur de gagner le rivage.
Non loin de cette rade, était un village
peuplé de chrétiens, qui se faisaient un devoir
de cacher tout esclave musulman qui se réfugiait
chez eux, et qui lui facilitaient les moyens
de retourner dans sa patrie. La pitié que Dieu
avait inspirée à ces infi dèles était un effet de cette
Providence admirable qui veille sans cesse au
bonheur des vrais croyans. Aroudj alla frapper à
la première porte qu’il trouva, et il pria les gens
de la maison de vouloir bien le soustraire aux
recherches que l’on ferait bientôt de la part du
commandant de la galère, lorsque l’on se serait
aperçu de sa fuite. Ces braves chrétiens l’accueillirent
avec bonté et lui permirent de rester
chez eux jusqu’au départ de la galère.
Cependant l’orage vint à cesser, la mer
s’apaisa; et dès que l’inquiétude occasionnée par
la crainte du danger fut passée, on vit qu’Aroudj
manquait. L’offi cier chargé du soin des esclaves
musulmans, pensa qu’il pourrait bien être dans
l’île voisine, et en conséquence, il envoya trois
comes(1) à sa poursuite.
Le hasard les conduisit en droiture à la
maison dans laquelle Aroudj s’était réfugié. Ils
l’aperçurent en entrant, et, par un prodige singulier,
ils s’imaginèrent le voir assis au milieu
d’une assemblée respectable de musulmans.
Aux reproches que les comes lui adressèrent
sur sa fuite, Aroudj répondit sans se déconcerter
: «Vous vous trompez ; je n’ai pas fui; c’est
avec la permission du commandant que je suis
descendu à terre, et je suis surpris que vous ne
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1 Les esclaves chargés de ramer dans les galères composaient
ce qu’on nomme la chiourme; les comes en étaient
les conducteur, et les gardiens. Les fonctions et le titre de
come existent encore dans nos bagnes.
m’avez pas vu, lorsque le canot m’a amené ici.
Retournez à la galère; et demandez au commandant
si je vous en impose. Pour moi, je vous
promets de ne point quitter ma place, et, si je ne
vous ai point dit la vérité, vous serez toujours
les maîtres de me ramener à la chiourme.»
L’air d’assurance avec lequel Aroudj prononça
ces paroles acheva de les persuader. —
Mais quels sont les personnages qui sont auprès
de toi, demandèrent-ils à Aroudj ? C’est, répondit-
il, notre prophète Mohammed, sur qui soit le
salut de paix, et ses vertueux disciples.
Les comes émerveillés s’en retournèrent à
la galère ; et Aroudj profi ta de leur éloignement
pour assurer sa liberté.
On apprit bientôt à Rhodes la manière dont
il s’était échappé. Le marchand chrétien qui
y avait été expédié pour son rachat, y était
encore. Sur-le-champ, il nolisa un bateau pour
aller porter lui-même cette agréable nouvelle à
Khaïr-ed-din, qui était resté à Boudroun, pour
être plus à portée de donner à Aroudj les secours
qui dépendaient de lui. Khaïr-ed-din rendit des
actions de grâces au Seigneur de cet heureux
événement ; et il partit. aussitôt pour Midilli,
où il continua de s’occuper des affaires de son
commerce.
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