Le 4 janvier 1960, Albert Camus est tué dans l'accident de la Facel Véga conduite par Michel Gallimard. Il a 47 ans. Dans sa sacoche, un texte inachevé, Le Premier homme, qui ne paraîtra qu'en 1994. La geste d'un enracinement. A le lire, on comprend Camus, son écartèlement, ses déchirures, les failles qu'il chevaucha toute sa vie. A sa mort, le silence qui le recouvre est plus pesant que celui qu'il a observé à propos de l'Algérie de son vivant.
Il n'en sortira que, paradoxalement, à la faveur de la plongée de ce pays dans les enfers de la violence politique des années 1990, comme si un phénomène de vases communicants entre lui et sa terre natale fonctionnait au mépris de la chronologie. Mais cet écrivain humaniste, que le soleil d'Algérie a empêché de voir son pays de naissance dans toute sa plénitude, a-t-il jamais été entièrement enterré pour nous ? Pas un écrivain algérien n'a fait l'économie, à un moment ou à un autre, de s'interroger sur la vie et l'œuvre de cet aîné belcourtois que son tempérament méditerranéen - cette passion indomptable - a poussé à affirmer qu'il préférerait sa mère à la justice. Ce positionnement passionnel a fait les dégâts que l'on sait, mais je ne vois que très peu de Méditerranéens qui soutiendraient le contraire. Camus... Encore ? Et cette phrase, la mère, la justice ! Eh, oui, encore, Camus ! Eh oui aussi, des mots si puissants qu'on ne peut reparler de lui sans ressortir cette phrase litigieuse. Mais que dire de Camus en dehors de cette polémique récurrente ? Pas grand-chose, en dépit de l'actualité, de «son» actualité. On a l'impression que tout a été dit. A sa manière, le 50e anniversaire de sa mort est une actualité qui offre l'occasion d'avoir une pensée pour lui, grand frère égaré à travers les chicanes de l'Histoire. De reparler de tout ce qui, le concernant - ses questionnements, surtout - est resté en suspens. Et puis, il y a cette autre actualité : la proposition de le «panthéoniser ».
En voulant le déménager du petit cimetière intime de Lourmarin dans le Lubéron, Nicolas Sarkozy a certainement en vue d'égaler sinon de rivaliser avec le geste de Jacques Chirac en 1996 devant les cendres de Malraux transférées au Panthéon. Y aurait un beau discours à faire ! A quel point Nicolas Sarkozy s'intéresse-t-il à Camus dont la réflexion et la pratique ont été consacrées à un projet moral aux antipodes de la société inégalitaire à laquelle travaille le président français ? A l'en croire, «grâce à lui, j'ai la nostalgie, chaque fois que je vais en Algérie, de ne pas être né en Afrique du Nord». Mais comme le vivent au quotidien de nombreux Français, être né en Afrique du Nord n'est pas de tout repos lorsqu'il s'agit de refaire ses papiers. Oui ! Revenons à Camus. Par une ironie du sort, il semble devenir un écrivain pour chefs d'Etat. Avant qu'il ne suscite l'engouement de Sarkozy, George Bush avouait avoir lu, alors qu'il était encore à la Maison- Blanche, L'Etranger.
En fait, le retour de Camus s'est amorcé depuis longtemps déjà. En 1999, L'Etranger se classe en tête d'un top 50 établi par 6 000 lecteurs. Mais, surtout, le premier roman de Camus (publié la première fois en 1942) s'est vendu à 6,7 millions d'exemplaires écoulés en Folio. C'est le livre de poche le plus vendu en France. De plus, Camus reste l'auteur le plus étudié dans les universités américaines et une référence philosophique pour les ex-dissidents des pays de l'Est. Mais que nous lègue-t-il ? Une immense interrogation sur le destin des hommes et des nations. Son esthétique de l'absurde est aujourd'hui en œuvre dans le geste placide de l'homme faisant face à la démesure du monde et de lui-même. On a beau retourner la question dans tous les sens, on en conclut définitivement que si Camus ne voulait pas que l'Algérie reste française, il n'acceptait pas plus son indépendance sous la conduite du FLN. Ceux qui pardonnent au grand homme sa cécité passagère trouvent à son expectative des raisons valables, notamment - et comment en disconvenir ? - celle-ci : c'était d'abord un artiste et non un homme politique. Il n'avait pas à se positionner sous la pression d'événements qui poussaient à l'irrationnel. On peut entendre cet argument. Mais comment ne pas le confronter aux raisons de justice qui ont conduit tous les autres écrivains algériens, berbéro-arabo-musulmans et européens confondus, de Feraoun à Jules Roy, en passant par Pelegri, Roblès, Sénac, Mammeri, Kateb Yacine, Dib, Jean Amrouche, à se positionner clairement en faveur de l'indépendance de l'Algérie ? C'est une vieille histoire qu'il ne faut pas «ruminer» ad vitaem ? D'accord ! C'est bien parce que Camus a été un écrivain simple dans sa façon d'exprimer son univers et complexe dans son positionnement politique qu'il nous est utile aujourd'hui. Il est une source de questionnements à laquelle on devrait s'abreuver pour ne pas tomber dans les manichéismes qui gouvernent le monde de la politique, de la pensée, de la littérature et même de l'art. Camus, Algérien d'une Algérie qui n'existait que dans sa tête, et Français d'une France qui lui reprochait d'être Algérien ? Ce choc le projetait dans l'universel en passant pardessus la congruité des appartenances nationales. Son incapacité à découpler les deux parties qui le composaient est sa plus belle œuvre. Celle qu'il avait commencé à raconter dans le Premier homme.
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arezki metref.
http://arezkimetref.blogs.nouvelobs.com/archive/2010/01/17/les-patries-d-albert-camus.html
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