Une campagne continue depuis deux ans pour placer Camus comme repère dans notre histoire
Quand un éditeur algérois a publié des articles d'Albert Camus sur la Kabylie et parus dans Alger républicain, beaucoup de personnes ne savaient pas qu'il les avait écrits avant que ce journal ne devienne anticolonialiste, le créditant des positions de ce titre prestigieux.
Dans une réunion organisée à Paris, fin octobre 2005, par l'Association culturelle berbère (ACB) dont l'intitulé montre bien qu'elle ne travaille pas sur le registre universitaire, Henri Alleg a rappelé le fait, provoquant la déception de participants qui comptaient sur son immense crédit pour donner quelque consistance à leur thème "l'Autre Camus" et à l'explicitement-dit de leur thèse d'une algérianité partagée entre l'auteur de la Peste et les "Arabes" puisqu'il ne nous appelait qu'ainsi ou du moins d'une algérianité partagée entre lui et les auteurs indigènes d'expression française, espérant, par le raccourci, faire d'un auteur français colonial d'expression française un acteur de la littérature algérienne d'expression française.
L'équivoque d'une approche
La déception fut bruyante pour des Algériens mobilisés à trouver cet "autre Camus" inconnu jusqu'à présent et qui ferait oublier son silence sur tout ce qui a fait parler et écrire Jean-Paul Sartre pendant cette longue guerre et notamment la torture, les exécutions de masse, les viols, "les corvées de bois" et le reste alors que son prix Nobel aurait donné un tout autre poids à la protestation de cette autre France qui a soutenu cette longue lutte sauvant l'honneur de ce leur pays et nous donnant l'espérance d'une autre humanité.
On peut nous opposer cette lettre collective qu'il a signée pour demander de surseoir à l'exécution du militant algérien Fernand Yveton, condamné à mort sans que l'on sache jusqu'à aujourd'hui s'il a mené cette seule action uniquement pour ne pas se dédire de son engagement public contre la peine de mort. Henri Alleg a faussé les espérances des animateurs de ce thème pour qui précisément Albert Camus devait tenir un autre rôle dans cette frénésie de mémoires tronquées concomitantes au projet du traité d'amitié algéro-français.
Cette levée de boucliers face à la levée d'une équivoque indique bien que cette dernière remplissait une fonction. Ajoutez à ce fait que cet intérêt croisé en France et en Algérie pour Camus est daté et il devient difficile d'exclure du champ de la réflexion la possibilité d'effets autres que la pure connaissance d'un homme né en Algérie, prix Nobel de littérature, tenu un moment pour avoir porté une pensée philosophique avant que cette hypothèse ne se délite à l'épreuve du temps. Sur ces deux dernières années, l'agitation médiatique autour de cet homme s'est élevée en rythme et en surface.
Le silence approbateur
Pourtant, pas un seul universitaire, pas un seul spécialiste n'oubliera à propos de Camus ses positions sur la colonisation, pour ne pas dire ses positions coloniales.
Il ne s'agit pas seulement de sa fameuse phrase "qu'entre la justice et sa mère", il choisirait sa mère, extraite d'une déclaration où il dénonçait à sa façon les bombes du FLN. Personne ne sait si sa propre mère aurait accepté l'injustice, mais tout le monde sait qu'il s'est placé volontairement dans une filiation d'occupation que sa recherche des origines qui clôturera son écriture ne suffit pas à légitimer.
De ses articles sur la Kabylie ne transparaît même pas de l'émotion face à une misère qu'il aurait pu observer à Belcourt même, le quartier de son enfance, s'il avait franchi les quelques mètres qui le séparaient des bidonvilles d'El Aquiba ou de la cité Mahieddine. Cette frénésie médiatique a connu son point culminant avec le colloque international tenu à Tipasa avec toutes les connotations que cumule cet endroit symbole du colonialisme romain, symbole de la réussite d'un roi berbère latinisé, symbole d'une antériorité latine de l'occupation revendiquée par les politiques et les idéologues de la colonisation française, mais aussi lieu par lequel s'ouvre l'Etranger, et qui portera pour lui et toujours ce stigmate, qu'il a dénié un nom, un simple nom, à cette ombre, l'"Arabe" dont le meurtre donne le prétexte au roman.
Pourtant, aussitôt clos, le colloque de Tipasa est suivi d'un séminaire fermé à l'université de Bouzaréah. L'agitation tourne au forcing.
Comment expliquer que des journaux algériens lui consacrent tant de pages, que des éditeurs lui consacrent tant d'efforts sans que l'on mesure avec les instruments actuels d'observation quel succès commercial en gros ou en détail ces livres ont rencontré, que des Algériens se revendiquent une identité partagée avec un auteur dont tous les universitaires sérieux, ici ou dans d'autres pays, ont relevé et souligné l'irréductible indifférence à la situation coloniale quand d'autres poètes ou romanciers, à la même époque et sur la même terre, comme Emmanuel Roblès ou Jean Sénac ont pour le premier dénoncé notre condition ou rejoint le combat libérateur pour le second, passant les rives qui nous séparaient ?
Quelle cohabitation ?
Passons sur l'affirmation comique d'une influence camusienne sur nos auteurs de cette époque. Kateb Yacine ou Mohamed Dib en riraient un bon coup. Elle devrait être prise plus au sérieux s'il s'agit de la revendication d'un modèle camusien de l'écriture par un ou plusieurs auteurs actuels. Cela prolongerait ou annoncerait au plan de l'écriture cette tentative de l'Association culturelle berbère de Paris de reformuler l'approche de l'identité nationale revue sous l'angle d'un droit des pieds-noirs à la partager avec nous.
Nous y voilà ! La relation de ce qui commence à s'apparenter à une campagne avec le traité d'amitié s'éclaire. Camus devient le symbole d'une cohabitation qui aurait été possible entre Algériens et pieds-noirs ou du moins possible entre les élites indigènes et les élites pieds-noirs et qui aurait préparé les corrections nécessaires aux "excès" du colonialisme et renforcé ses côtés "positifs". Dans cette perspective, la guerre de libération perd son caractère de lutte imposée au peuple algérien pour ne devenir qu'une option bien hâtive des hommes du 1er Novembre parmi bien d'autres possibilités.
La France coloniale et la France officielle s'en sortent à bon compte devant ce plaidoyer de la cohabitation et de l'échange que nous administrent des Algériens quarante après l'indépendance. Il n'était pas indispensable pour ce faire de nous sortir un Camus indiscutable. La controverse elle-même a pour fonction de justifier le possible par sa non- advenue.
Les filiations de la duperie
Où trouver un autre intellectuel qui aurait pu suggérer cette perpective ? Jean Sénac dont l'œuvre et la vie prouve abondamment l'inéluctable rupture avec le colonialisme pour tout humaniste ? Jacques Berques dont le regard vigilant sur les sociétés prémunissait contre toute illusion coloniale ? Camus reste le seul intellectuel irréductiblement colonial. Et c'est la deuxième but de ceux qui ont dépensé tant d'argent depuis deux ans.
Face au visage hideux des Bugeaud, des Cavaignac, des Saint-Arnaud et de tous les généraux assassins et des colons spoliateurs, on nous présente un colon qui serait imbu d'humanisme, la preuve que la colonisation n'a pas été que de la prédation mais a été aussi productrice de culture. Le thème avait déjà été abordé maladroitement, par des voies détournées, d'une existence d'une culture coloniale quand tout, absolument tout, prouve que le colonialisme est incapable de produire une culture.
Musique, littérature, architecture, théâtre, en cours dans la colonie proviennent des bourgeoisies des pays coloniaux et de leurs conceptions esthétiques y compris, pour ce qui concerne l'Algérie, les différentes productions des orientalistes.
Mais Camus offre à ces Algériens engagés dans cette recherche d'une filiation commune avec les pieds-noirs un peu plus que cela. Dans notre pays déchiré par une guerre des identités et des origines, il reste l'homme ou l'un des hommes qui ont produit la notion d'algérianité, la réservant à cette masse de colons qu'il voulait voir comme une nouvelle race d'hommes libérés des leurs origines particulières et capables de fondre une nouvelle race dont il est allé chercher une mission inédite dans la mythologie grecque.
Il importe peu, apparemment, que cette utopie d'une renaissance induise l'occupation définitive de ce sol, puisqu'elle offre cette issue gratifiante de récuser les autres composantes historiques de notre identité, l'islam et l'arabité mythifiant nos origines berbères et les apports méditerranéens. L'hellénisme présente l'avantage de garder quelques distances avec les justifications latines archi-usées de la colonisation et d'être compris, à tort, pour quelques-uns de nos compatriotes, comme une invitation à participer à cette œuvre prométhéenne autorisant sans déshonneur visible leur naturalisation à distance et une promotion de leur image enfin débarrassée des cousinages encombrants imposés par l'histoire.
Il pourra toujours en rester à nos élites les moins averties des fourberies de l'histoire et de la politique l'idée stimulante qu'elles peuvent partager avec l'ancienne puissance coloniale et sa culture des rapports de parenté et donc d'héritage et de complicité. Restent les autres, tous les autres qui n'ont pas la moindre idée de ce qui se trame et qui s'en seraient moqués à juste raison. L'histoire se fait vraiment ailleurs que dans la perfidie, même sous maquillage littéraire.
Mohamed Bouhamidi
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