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L'orsque l’expédition de l’Atlas fut définitivement arrêtée, le général en chef commença par proclamer la déchéance du bey de Tittery, et lui donna pour successeur Mustapha Ben Omar, Maure d’une grande distinction, qui dès les premiers jours s’était montré dévoué à la cause française, il concentra ensuite autour d’Alger toutes les troupes qui ne faisaient pas partie de l’expédition, et en confia le commandement aux généraux Loverdo, Cassan, Damrémont et Danlion. Le 17 novembre, l’armée se mit en marche; son aspect avait quelque chose d’oriental : aux shakos des soldats se mariaient les turbans des zouaves; les chameaux qui faisaient partie des équipages dominaient de leur long col les mulets de bât . Dans l’état-major, cet aspect était plus prononcé encore : l’aga d’Alger avec ses officiers et ses gardes, portant tous de longs fusils appuyés debout sur la cuisse, accompagnait le général en chef; on remarquait également dans ce cortège le nouveau bey de Tittery tout ruisselant d’or, ainsi qu’un jeune mamelouks, Youssouf, récemment arrivé de Tunis, et dont le nom inconnu alors ne devait pas tarder à devenir populaire. Tous ces Maures, tous ces Arabes couverts de leurs longs manteaux blancs, montés sur de magnifiques chevaux richement caparaçonnés, contrastaient avec la simplicité des uniformes français.
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Après la première journée de marche, l’armée bivouaqua à Boufarik et n’y fut pas inquiétée. Le 19, elle se porta vers Blida ; l’ennemi ne se montrait pas encore; seulement, lorsqu’on fut en vue de cette ville, on aperçut une longue ligne d’Arabes à cheval, armés de fusils, occupant une étendue de plus d’une demi lieue, la droite appuyée à l’Atlas et la gauche à la route de Koleah. Le général en chef fit aussitôt développer ses colonnes, de manière à opposer à l’ennemi un front aussi étendu que le sien, et envoya un parlementaire pour connaître le motif de cette démonstration. Youssouf fut chargé de cette mission, qui n’était pas sans danger. « Dis à ton général, lui répondit-on, que nous sommes décidés à lui refuser l’entrée de notre ville. C’est au bey de Tittery qu’il a affaire: qu’il se porte donc sur Médéa et qu’il nous laisse tranquilles, s’il ne veut pas exciter notre colère » Un des chefs accompagna Youssouf jusqu’au quartier général, pour venir confirmer ces insolentes paroles.
Sans s’y arrêter un instant, le général Clausel donna ordre à la brigade Achard de tourner la ville par la droite et de l’attaquer immédiatement par le point qui se trouve entre les chemins de Koleah et de Médéa; la brigade d’Uzer s’avança directement par la route d’Alger. Ce hardi mouvement fut exécuté avec assez de promptitude, malgré les obstacles que les troupes rencontraient sur un terrain couvert d’épaisses broussailles, et malgré les coups de fusil que les habitants leur tiraient à bout portant, cachés derrière les murailles et les haies des jardins. Enfin le lieutenant de voltigeurs d’Hugues parvint à escalader le mur d’enceinte, mit en fuite les Arabes qui le défendaient, et vint ouvrir les portes aux deux brigades; elles entrèrent presque en même temps dans la ville par deux côtés différents; mais déjà les habitants l’avaient évacuée. Le lendemain on les aperçut assis sur le sommet des collines, observant en silence ce qui se passait.
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Avant de se porter sur Médéa, le général en chef jugea prudent d’occuper Blida. Quoique construit en pisé, le mur d’enceinte pouvait être considéré comme un obstacle suffisant contre les Arabes; mais les jardins qui avoisinent ce mur, qui y touchent même, nuisaient trop à la défense pour qu’on les laissât subsister; immédiatement l’ordre de les abattre fut donné. Ces jardins où se trouvaient de magnifiques orangers, des légumes et des fruits de toute espèce, formaient la principale richesse des habitants, que ruinait leur dévastation. Lorsqu’ils virent que la hache de nos sapeurs ne respectait rien, ces malheureux recoururent aux supplications, et envoyèrent au général une députation pour obtenir au moins un sursis. Mais les lois de la guerre sont inexorables et les approches de Blida furent impitoyablement déblayées. Pendant cette opération, deux de nos bataillons envoyés contre les Beni-Salah, tribu kabyle qui avait pris la plus grande part aux démonstrations hostiles de la veille, exerçaient dans les environs des représailles non moins terribles toutes les plantations étaient arrachées, les cabanes et les tentes pillées et incendiées, les troupeaux dispersés ou égorgés. Les soldats, qui avaient à se venger de ces mille coups de fusil qui leur étaient si traîtreusement tirés, se livraient sans pitié à ces exécutions. Une soixantaine de prisonniers furent amenés au quartier général on les avait pris les armes à la main, on les avait vus détourner de son lit le torrent qui arrose Blida, et faire feu sur des soldats du train. Le chef d’état-major, après avoir examiné rapidement la charge qui pesait sur chacun d’eux, les fit fusiller par groupes de quatre, de six à la fois, pendant que les autres, accroupis sur leurs talons, récitant des prières ou fumant leur chibouque, attendaient paisiblement leur tour. Le sang-froid du muphti de Blida, l’un de ces prisonniers, en sauva une bonne partie. « C’était bien la peine, disait-il en marchant au supplice, que je me sacrifiasse pour les chrétiens. J’étais sur le point de leur rallier toutes les tribus environnantes, et ils me fusillent ! » Un interprète vint aussitôt rapporter ces paroles au général en chef; l’exécution fut suspendue, le muphti interrogé et mis en liberté sur parole. Deux heures après il ramenait à Blida plusieurs chefs kabyles qui s’engageaient à ne plus porter les armes contre les Français; promesses éphémères, mais qui du moins facilitèrent la marche.
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Le 20, après avoir laissé à Blida deux bataillons avec deux pièces de canon, sous les ordres du colonel Rulhières, afin d’assurer les communications avec Alger et de se procurer des vivres et des fourrages que les troupes devaient prendre à leur retour, le général se porta sur Médéa, en laissant à sa gauche les hauteurs qui dominent la Mitidja. Ce fut une véritable promenade militaire : le temps était magnifique, et l’ennemi ne se montrait nulle part; bien plus, intimidés par la vigoureuse attaque de la veille, les Kabyles accouraient à notre rencontre, fournissant des vivres aux soldats et donnant aux chefs des renseignements sur les forces du bey. Vers le milieu du jour, on atteignit une grande ferme, située à dix kilomètres de Blida, désignée sous le nom de ferme de l’Aga ; elle se trouve vis-à-vis d’une gorge qui sert de passage pour arriver sur les hauteurs de l’Atlas. Entourée d’un bon mur, dominant la plaine, cette ferme fut occupée et mise en état de défense, afin de servir de dépôt pour l’artillerie et les gros bagages. Le 21, l’armée reprit sa marche; mais avant de s’engager dans les défilés de l’Atlas, le général Clausel adressa aux troupes l’allocution suivante:
« SOLDATS,
Nous allons franchir la première chaîne de l’Atlas, planter le drapeau tricolore dans l’intérieur de l’Afrique, et frayer un passage à la civilisation, au commerce et à l’industrie. Vous êtes dignes, soldats, d’une si noble entreprise; le monde civilisé vous accompagnera de ses vœux.
Conservez le même bon ordre qui existe dans l’armée. Ayez le respect le plus grand et le plus soutenu pour les populations partout où elles seront paisibles et soumises; c’est ce que je vous recommande.
Ici, j’emprunte la pensée et les expressions d’un grand homme, et je vous dirai aussi que quarante siècles vous contemplent ! »
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L’armée s’engagea alors dans un étroit sentier qui, par une pente rapide, conduit au col teniah de Mouzaïa. La brigade Achard marchait la première, immédiatement suivie par l’artillerie de montagne et la brigade Monck d’ Uzer avec laquelle était la cavalerie; venaient ensuite les bagages, escortés par la brigade Hurel qui formait l’arrière-garde. Deux hommes seulement pouvaient passer de front. Arrivée près du col, elle fit une halte; l’artillerie tira vingt-cinq coups de canon pour célébrer son passage sur le mont Atlas, et de toutes parts s’élevèrent spontanément les cris de Vive la France ! Vive le Roi des Français ! C’était un spectacle imposant et sublime, que de voir nos braves, disséminés sur les pentes abruptes des montagnes, célébrer par leurs chants cette nouvelle prise de possession! Bientôt l’ennemi se présenta et fut successivement débusqué de tous les mamelons qu’il occupait. Bou-Mezrag nous attendait au teniah de Mouzaïa, avec son aga et son fils; il avait six mille hommes et deux pièces de canon, et gardait une coupure de quatre pieds de large par laquelle il fallait inévitablement passer. La route suit la rive droite d’un torrent fort encaissé; elle est coupée sur plusieurs points par des ravins très profonds, dont les eaux viennent se jeter dans le torrent. Ce terrain était d’autant plus favorable à l’ennemi qu’entre les ravins s’élèvent des plateaux qui dominent au loin le chemin. Il avait disposé ses troupes de la manière suivante : douze à quinze cents hommes à la gauche du col; à peu près autant à la droite; le surplus, échelonné dans les gorges, en avant de la position principale, gardait les points les plus favorables à la défense jusqu’à une distance de trois kilomètres. Toutes les hauteurs à droite et à gauche de la vallée, jusque sur nos derrières, étaient occupées par des Arabes armés.
On tiraillait depuis plus de deux heures, lorsque le général en chef donna l’ordre aux bataillons des 14e 20e et 28e de gagner les crêtes de gauche et de les suivre pour tourner le col et prendre l’ennemi à dos. Ces braves, qui n’avaient pas cessé de combattre en gravissant les montagnes, mourant de soif et accablés par un soleil brûlant, redoublèrent de courage et se dirigèrent droit vers la crête, malgré une grêle de balles et de pierres. En ce moment le général Achard, avec un bataillon du 37, arrivait à l’entrée du col; il fit déposer les sacs, la charge battit, et tous s’élancèrent avec ardeur par un sentier tortueux, sous le feu roulant de l’ennemi. Un moment ce bataillon fut compromis; mais, soutenu par quelques compagnies du 14e il parvint à franchir le col; alors les Kabyles, se voyant attaqués de tous côtés, prirent la fuite sans presque opposer de résistance. Avant le coucher du soleil, les Français étaient maîtres de toutes les positions, et le drapeau national flottait sur toutes les hauteurs, car le col de Mouzaïa, quoique très élevé, est lui-même dominé par des pics d’une élévation considérable dont le sommet fut occupé par les soldats. Le quartier général s’établit dans la vallée; de là on put jouir, à la chute du jour, d’un spectacle imposant: c’étaient les feux des bivouacs qui, dispersés sur la cime des montagnes, en dessinaient tous les mouvements.
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Ce premier passage du Mouzaïa est sans contredit un des plus beaux succès de l'armée d’Afrique. Cinq à six mille hommes, appuyés de deux pièces de canon, en défendaient les approches : les forces de l’ennemi étaient donc égales ou supérieures, et ils avaient en outre l’avantage de la position, avantage immense en pareils lieux. Aussi cette journée fut-elle meurtrière : elle nous coûta plus de deux cents hommes tués ou mis hors de combat; le 14e perdit trois officiers, et le 37e soixante-dix hommes dont quatre officiers; mais elle nous acquit un ascendant immense sur les tribus arabes et kabyles.
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