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Préoccupé avant tout, dans l’expédition d’Afrique, de la perte des anciennes concessions de la Calle, le gouvernement français avait donné l’ordre à M. de Bourmont, dès les premiers jours de juillet, de diriger le plus tôt possible sur Bône un corps d’armée, pour y faire reconnaître les droits de la France. L’ordre était formel; il fallait l’exécuter; mais malgré tous les efforts l’escadre qui devait transporter les troupes ne se trouva prête à appareiller que le 25 juillet, jour de l’arrivée du maréchal à Blida elle se composait du Trident, des frégates la Surveillante et la Guerrière et d’un brick, et était commandée par le contre-amiral Rosamel. Le général Damrémont était à la tête des troupes de terre, formées de la première brigade de la deuxième division (6e et 49e de ligne), d’une batterie de campagne, d’une compagnie de sapeurs. Contrariée par les vents, l’expédition n’arriva que le 2 août devant le port de Bône, où elle avait été devancée par M. Rimbert, ancien agent de nos concessions. Les exhortations de cet agent, appuyées par les conseils de quelques Maures de distinction qui l’accompagnaient, la haute opinion que la chute d’Alger avait donnée des forces de la France, et surtout la crainte d’être pillés par les Arabes, déterminèrent les habitants à faire les plus vives instances pour que la ville fût occupée sur-le-champ. En effet, quelques jours auparavant, le bey de Constantine avait envoyé un de ses lieutenants pour prendre le commandement de la ville, mais on avait refusé de le recevoir; cet officier ayant demandé qu’on lui livrât du moins la poudre qui se trouvait dans les magasins, cette prétention fut encore repoussée. Instruit de toutes ces particularités, l’amiral Rosamel ordonna le débarquement, et le général Damrémont entra dans Bône, à la tête de sa brigade, sans coup férir.
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Le port de Bône n’est qu’un bas-fond d’une mauvaise tenue, faiblement défendu du large par la Pointe du Lion, et plus bas par celle de la Cigogne, qui s’avance d’une soixantaine de mètres dans la mer. L’ancrage y consiste en une couche de sable étendue sur le rocher, atteinte et remuée dans les gros temps par la lame et n’offrant alors aucune résistance; il est rare que chaque année n’y voie pas quelque naufrage. Cependant, au nord de cette dangereuse station, une côte élevée qui se termine par le cap de Garde court à deux lieues dans la direction N.-N.-E., et présente dans ses échancrures deux bons mouillages, ceux des Caroubiers et du fort Génois. La ville avait autrefois une population nombreuse; le commerce la faisait prospérer et de riches moissons couvraient le pays environnant. Mais depuis plusieurs années cet état de choses avait bien changé; et la guerre avec la France rendait la décadence de Bône plus rapide encore. La population, qui en 1810 s’élevait à six mille âmes, n’était plus que de quinze cents en 1830. Découragés par l’impossibilité d’exporter leurs produits et par le vil prix des grains de Crimée, les habitants ne demandaient plus au sol que ce qui était nécessaire pour leur consommation. Cet état de détresse dut contribuer pour beaucoup à l’accueil amical qu’ils firent aux soldats.
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Une muraille flanquée de tours forme l’enceinte de la place; quoique en mauvais état, elle pouvait encore tenir contre les Arabes. A trois cent cinquante mètres de cette enceinte et sur une éminence qui se prolonge dans la direction du nord au sud et descend dans la plaine par des gradins successifs, s’élève la citadelle, ou Casbah. Le côté E. de la ville, formé de falaises assez escarpées, est baigné par la mer. Du côté de l’ouest, elle prend un aspect riant et animé; la campagne est couverte de jardins, et arrosée par des sources abondantes. Le nord-ouest est défendu par le mont Edough, dont le sommet est presque toujours couvert de neige. Vers le sud, les abords de la place sont plus encaissés; c’est là que coulent le Boudjimah et la Seybouse dont les eaux, retenues à leur embouchure par des bancs de sable, deviennent stagnantes et rendent le climat malsain. L’intérieur est sombre et triste; ce ne sont partout que rues étroites et tortueuses, qu’édifices en ruines, que maisons abandonnées. Un bel aqueduc alimentait autrefois un grand nombre de fontaines; en 1830 elles étaient toutes à sec, et les habitants ne buvaient d’autre eau que celle qu’ils recueillaient dans des citernes. Un seul édifice méritait d’être remarqué c’était la principale mosquée, construite avec des débris de temples romains. La synagogue des juifs, quoique très renommée par la Bible miraculeuse qu’elle renferme, ne se recommande ni par ses proportions, ni par son architecture.
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A un kilomètre de Bône, entre la Seybouse et la Boudjimah, on aperçoit de vastes ruines, ce sont celles d’Hippo-Regius, illustrée par le séjour des rois numides et par l’épiscopat de saint Augustin. Hippone Royale était groupée au pied de deux mamelons que les Arabes appellent aujourd’hui Bounah et Gharf el-Antram. On n’a pas encore reconnu les traces de son enceinte; mais, à la dissémination des ruines, il est difficile de supposer qu’elle embrassât moitis de soixante hectares. On voit le long de la Seybouse, sur une étendue de près de trois cents mètres, des restes d’anciens quais; ils sont à mille mètres de l’embouchure actuelle de cette rivière et marquent la place du port romain. C’est là que, l’an de Rome 707, était stationnée la flotte avec laquelle P. Sitius, lieutenant de César, détruisit celle de Scipion Augustin et qu’il avait, en mourant, légués à son église; reprise en 534 par Bélisaire, Hippone tomba en 697 entre les mains des Arabes. La cité Royale fut alors abandonnée, et de nouvelles constructions s’élevèrent sur l’emplacement qu’occupe la ville actuelle (Les Romains avaient à Hippone une excellente position maritime: elle est aujourd’hui perdue. Les eaux tranquilles et profondes de la Seybouse, qui servaient de port, porteraient. encore des navires de quatre cents tonneaux, mais le fond régulier de la rivière est en arrière d’une barre de sable alternativement ouverte ou fermée, suivant la prédominance du courant fluvial ou des vents du large. Pendant huit mois de l’année, on ne peut franchir la barre, et, fût elle-même enlevée, on n’arriverait du large à l’embouchure que par un chenal étroit et tortueux, long de neuf cents mètres, profond de trois ou quatre, ouvert au milieu des bancs de sable sous-marins, dans les replis duquel les navires seraient exposés à sombrer dès que les vents viendraient à fraîchir. Le seul monument dont il reste à Hippone assez de débris pour qu’on puisse en retrouver l’ensemble, est l’établissement hydraulique. Il consistait en un aqueduc qui, du pied du mont Edough, y amenait les eaux ; ou peut encore en compter presque toutes les piles; à son entrée dans la ville, il devait avoir prés de vingt mètres de hauteur. Les ruines, que l’on dit être celles de la cathédrale et du couvent de Saint. Augustin, ne satisfont pas complètement l’observateur et laissent dans son esprit bien des doutes sur leur authenticité présumée Entre Bône et Hippone on voit des vestiges de voie romaine qui appartiennent à celle qui suivait, de Carthage au détroit de Gibraltar, les contours de la côte ; une autre voie se dirigeait sur Cirta, et des routes nombreuses se ramifiaient sur ces artères principales).
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Aussitôt après son entrée dans Bône, le général Damrémont s’empressa de faire réparer les fortifications de la Casbah et y logea un bataillon du 6e de ligne; il construisit en outre deux redoutes en avant de la porte où aboutit le chemin de Constantine, et releva toutes les parties de l’enceinte ruinée par le temps ou les tremblements de terre. Il essaya ensuite d’entrer en communication avec les cheiks des tribus voisines, qui passent pour les plus belliqueuses de la régence. Celui de la tribu des Beni-Iacoub fut le seul qui répondit à ces ouvertures; il écrivit au général français que les Arabes, loin d’être disposés à traiter, s’armaient de toutes parts, et qu’ils ne tarderaient pas à investir la place, le bey de Constantine avait annoncé qu’il marcherait à leur tête. Il n’y avait donc pas de temps à perdre pour se mettre à l’abri des attaques de l’ennemi le général ne négligea rien pour assurer sa position, et fit partout doubler le nombre des travailleurs. Dès le 4, les Arabes se montrèrent en grand nombre dans toutes les directions; ils harcelaient nos postes avancés, et s’opposaient à ce que des contrées voisines on apportât des subsistances. Craignant que notre inaction n’augmentât leur audace, le général prit l’offensive le 6 août. Les Arabes s’étaient établis dans le couvent de Saint Augustin; il dirigea sur ce point quelques pelotons d’infanterie, appuyés de deux obusiers, et parvint en très peu de temps à les en déloger. Ce poste élevé, d’ou l’on pouvait battre la route de Constantine, avait quelque importance; mais la raideur des pentes était un obstacle presque insurmontable à ce que l’on y conduisît de l’artillerie. Cette considération détermina le général Damrémont à ne pas le faire occuper. Pendant qu’on chassait l’ennemi du couvent, des hordes nombreuses attaquaient les travailleurs employés à la construction de l’une des redoutes; mais après une action assez vive elles furent repoussées.
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Dans la nuit du 6 au 7 aout, l’ennemi, ayant reçu quelques renforts, résolut à son tour de prendre l’offensive. Avant la pointe du jour, nos troupes furent attaquées sur plusieurs points à la fois; mais le feu de l’artillerie, et surtout quelques volées de mitraille, mirent en fuite les assaillants. Au milieu de la journée ils renouvelèrent leurs efforts, mais sans plus de succès. De part et d’autre le feu avait complètement cessé, lorsque, le soir, le cheik de la Calle arriva par la route de Constantine avec une partie de sa tribu. Sa présence ranima le courage des Arabes ; ils se préparèrent à revenir la nuit suivante. Le cheik, qui à l’exemple de presque tous les Africains, regardait la ruse comme un puissant moyen de succès, feignit de vouloir traiter; mais les habitants de Bône avaient conservé des relations au dehors, et le général Damrémont apprit par eux qu’il allait être sérieusement attaqué. On se tint prêt à combattre. En effet, à onze heures et demie, une fusillade très vive s’engagea sur tout le front de notre ligne, et, malgré un feu très meurtrier d’artillerie et de mousqueterie, les plus audacieux s’avancèrent jusque sur le revers des fossés de nos redoutes. Le sang-froid et l’intrépidité de leurs défenseurs l’empêchèrent d’aller plus loin.
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Après cet engagement, l’ennemi resta deux jours dans l’inaction. Le 10, à cinq heures du matin, ses efforts se dirigèrent de nouveau contre les redoutes mais bientôt, découragé par les pertes que lui faisait éprouver l'artillerie, il s’éloigna en enlevant ses morts et ses blessés. Pendant la journée du 11, on remarqua un mouvement considérable dans le camp arabe: la tribu des Beni-Mhamed, une des plus belliqueuses de la régence, venait d’y entrer. Contre toutes les habitudes reçues chez les musulmans, une attaque de nuit parut imminente. En effet, à onze heures du soir, quelques coups de fusil partis de la plaine annoncèrent l’approche de l’ennemi. Les deux redoutes se trouvaient à des distances inégales de l’enceinte de la ville : la plus avancée, qui semblait devoir être attaquée la première, avait été mise dans un état complet de défense; le général Damrémont s’y plaça. Ce fut pourtant contre l’autre, dont la construction n’était pas encore entièrement terminée, que les Arabes marchèrent avec le plus d’audace. Ils s’élancèrent sur les parapets avec de grands cris et en agitant leurs drapeaux ; mais un feu très vif d’artillerie et de mousqueterie les força bientôt à la retraite. Cet échec ne les avait cependant point abattus : à une heure du matin, les deux redoutes furent simultanément assaillies, et avec plus de vigueur que la première fois; quelques Arabes franchirent même les fossés de celle où se trouvait le général français, et parvinrent jusque dans l’intérieur des retranchements, où ils trouvèrent la mort. Le courage des soldats fit encore échouer cette attaque désespérée. On compta autour des redoutes quatre-vingt-cinq cadavres, parmi lesquels les Maures reconnurent celui du beau-frère du bey de Constantine.
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Les pertes qu’il avait éprouvées dans ce combat, l’un des plus vifs de la campagne, rendit l’ennemi moins audacieux. Il ne fit plus d’attaque sérieuse, mais continua de se montrer en force dans le pays environnant. Le général Damrémont profita de ces moments de calme pour organiser la nouvelle administration de Bône; il s’entoura d’un conseil de notables, et, avec leur concours, parvint à introduire de grandes améliorations dans le régime civil que les Turcs y avaient fait prévaloir. Malheureusement, le rappel soudain du corps expéditionnaire ne permit pas de recueillir les fruits de ces sages dispositions: le 18 août, le général reçut l’ordre de rentrer à Alger avec ses troupes, ordre impérieux qu’il dut exécuter sur-le-champ. Il quitta avec regret les fidèles habitants de Bone, qui depuis son arrivée au milieu d’eux n’avaient cessé de lui montrer la plus grande confiance et de lui donner de nombreuses preuves de dévouement. Il leur laissa des munitions de toute espèce, leur donna quelques conseils sur le meilleur mode de défense à employer contre les Arabes, et, en échange de tous ces témoignages de bienveillance, reçut d'eux la promesse qu’ils se défendraient jusqu’à la dernière extrémité.
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