Tels que vus par les Français, vers 1830...
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Berbères, appelés aussi Kabaïles, Amazig, Chellah, forment sous le rapport ethnographique une race entièrement distincte de celle des Arabes; ils parlent la langue chellah que certains orientalistes regardent comme dérivée du punique. Les Berbères ou plutôt les Kabyles, car c’est ainsi que nous les désignerons désormais, habitent les hautes vallées des chaînes et des ramifications de l’Atlas qui s’étendent depuis le détroit de Gibraltar jusqu’au-dessus de Bône, en suivant une ligne parallèle à la mer. Perdue dans la nuit des temps, l’origine des Kabyles, comme celle des Maures, n’a encore été pour les écrivains qui ont essayé de la constater, qu’un vaste champ de conjectures et de contradictions: Numides pour les uns, Carthaginois pour les autres, Chellas ou Berbères pour ceux-ci, antérieurs aux Arabes pour ceux-là, il serait téméraire à nous, avec de tels éléments, d’entreprendre d’établir leur filiation. Tout ce qu’on peut en dire, c’est que retranchés dans leurs montagnes, et plus indomptables encore que les Arabes, leurs haines contre les habitants de la plaine, leur langue particulière, divisée en autant de dialectes que de peuplades, leur industrie supérieure constatée par leur agriculture, par leurs fabriques d’armes, de poudre, etc., etc., la différence de leur physionomie, tout, jusqu’à l’étrangeté de leurs costumes et de leurs mœurs, concourt à en faire une race à part.
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Les Kabyles ne sont pas d’une haute stature; leur teint est généralement brun, quoiqu’il y ait des tribus très blanches, avec des yeux bleus et des cheveux presque blonds; ils sont maigres, nerveux et très robustes; la coupe de leur visage est moins ovale que celle des Arabes; l’expression en est rude et sauvage; leurs gestes sont brusques et saccadés : tout en eux indique la cruauté de leur caractère. Le costume des Kabaïles est de la plus grande simplicité: il se compose d’une petite calotte blanche en feutre et d’une sorte de chemise de laine à manches courtes, serrée à la ceinture au moyen d’une corde. Leurs jambes et leurs pieds sont toujours nus; les chefs seulement portent des babouches jaunes en temps de paix, et des bottes rouges armées d’éperons quand ils sont en campagne. Pardessus la chemise de laine ils jettent une pièce d’étoffe appelée haïk ou burnous dans les plis de laquelle ils se drapent avec plus ou moins d’élégance. Cette pièce d’étoffe est rattachée à la tète par un cordon en poil de chameau, qui en fait trois ou quatre fois le tour : pendant le jour, elle leur sert de manteau; la nuit ils en font une couverture; l’hiver seulement ils endossent le burnous. Les femmes s’habillent à peu près de même que les hommes: elles laissent leurs cheveux flotter au gré des vents, ou se ceignent la tête d’un cordon rouge; elles marchent pieds nus, et ne se voilent pas le visage; mais elles se tatouent le front, les joues et les membres de dessins bizarres, et portent aux bras, aux oreilles et aux jambes, des anneaux de cuivre ou d’étain. Leur condition se rapproche beaucoup de celle de leur sexe en Europe : dans la maison elles reçoivent les étrangers; elles prennent part à toutes les fêtes, chantent, dansent, se mêlent avec les hommes, et assistent à leurs exercices dont le principal est le tir à la cible.
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Doués d’un caractère belliqueux, et naturellement portés à l’indépendance, les Kabyles n’ont jamais été soumis à la domination du dey d’Alger; jamais ils ne lui ont payé de plein gré le moindre tribut. Aussi ce prince et les beys ses représentants recouraient-ils à la force, pour les y contraindre : dès que les troupeaux étaient descendus dans la plaine, les janissaires et les makhzens tombaient à l’improviste sur les gardiens, les faisaient prisonniers, s’emparaient des bestiaux, et obligeaient les propriétaires à les racheter chèrement. Usant de représailles, les Kabyles se ruaient sur les villes et les mettaient au pillage; ou bien, quand les beys portaient à Alger les tributs de leur province, ils les attendaient dans les gorges et les dévalisaient. Ainsi se sont maintenues jusqu’à nous les habitudes féroces qui distinguent ces indomptables montagnards.
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Les Kabyles sont ou agriculteurs ou artisans; ils habitent des maisons construites en pisé ou en pierres brutes, et recouvertes d’un toit de chaume ou de feuillage, quelquefois, mais rarement, d’une terrasse en béton; chacune de ces cabanes a une porte basse et étroite par laquelle pénètre le jour et qui reste toujours ouverte, excepté dans les temps de pluie, où elle se ferme avec une natte de jonc. A l’une des extrémités de la cabane est un foyer creusé dans la terre, ou l’on fait la cuisine; il est sans cheminée, et la fumée s’échappe par la porte oit par les ouvertures du toit. Ordinairement les silos de la famille, où se conservent les grains, les fruits et quelques viandes sèches, ont leur orifice dans la cabane même. L’ameublement de ces habitations est d’une grande simplicité : deux pierres destinées à moudre le grain, quelques paniers en roseaux, des pots en terre, des nattes de jonc et des peaux de mouton pour se coucher et s’asseoir: voilà toute la richesse de la plupart d’entre elles.
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Quant aux Arabes, le flot envahisseur de l’islamisme les porta en Afrique. L’enthousiasme les avait fait conquérants, le fanatisme les rendit turbulents et guerroyeurs. Quoique formant une des belles races de l’espèce caucasienne, ils n’ont cependant pas cette régularité de proportions qu’on trouve dans les races de l’Occident : leurs jambes et leur cou sont trop longs par rapport au buste, et leur poitrine trop étroite pour leur taille. Le teint brun, la barbe noire et clairsemée, les yeux brillants et enfoncés dans leurs orbites, un nez d’aigle avec des narines larges et d’une extrême mobilité, la bouche bien fendue, les dents blanches ; tel est l’ensemble de leur physionomie, qui est d’une saisissante expression. La race arabe se divise en deux classes bien distinctes: les Arabes sédentaires ou agriculteurs (tellias), et les Arabes nomades ou pasteurs (zaharis ou zemalouïas). Les premiers habitent des cabanes en pisé ou en pierre et se livrent à différentes cultures; les seconds ne vivent que du produit de leurs troupeaux ou de leurs brigandages, et n’ont pour habitations que des tentes, qu’ils transportent sans cesse d’un endroit à un autre.
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Les Turcs avaient établi dans la famille arabe une autre division très importante à connaître, et qui, si elle eût été étudiée dès les premiers temps de la conquête Française, eût épargné bien des luttes, bien des combats.. Dès leur arrivée en Afrique, témoins des haines qui divisaient les innombrables tribus arabes, ils s’appliquèrent à faire servir ces dispositions hostiles aux besoins de leur politique; ils intervinrent dans les querelles, accablèrent certaines tribus, et accordèrent à d’autres leur protection. Celles-ci, en échange de cette faveur, se mirent au service de leurs nouveaux maîtres toutes les fois qu’ils avaient une expédition à tenter ou des impôts à lever. Insensiblement cette division prévalut, et l’Algérie compta deux classes d’Arabes bien tranchées : les margzen et les rayas. Les premiers, les privilégiés, étaient les auxiliaires des dominateurs; les seconds, la gent corvéable et taillable à merci. Pour prix de leur docilité et des services rendus, les margzen recevaient une part du butin et étaient affranchis de toute espèce de charges; ils ne payaient d’autre tribut que les tributs religieux, c’est-à-dire l’achour et la zacat, dont aucun musulman ne peut être dispensé. Grâce à cette habile exploitation de l’Arabe par l’Arabe, les Turcs n’eurent besoin pendant tout le temps de leur domination que d’un faible corps de troupes, pour appuyer efficacement les razzias que les tribus margzen faisaient à leur profit sur les rayas. Notre conquête détruisit cette sorte de hiérarchie et ne substitua rien à la place : c’est là sans contredit une des nombreuses causes qui ont rendu notre occupation si difficile.
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Entre la constitution politique des tribus arabes nomades ou sédentaires et celle des Kabyles, il existe une très grande analogie; toutes professent la religion de Mahomet; seulement les Kabyles passent pour des musulmans aussi peu zélés qu’ignorants; on cite même plusieurs tribus de l’est chez lesquelles se sont conservées des pratiques qui rappellent le paganisme. Mais ce n’est là qu’une très rare exception.
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La tribu arabe ou kabyle prend ordinairement soit nom d’un individu qui passe pour en être la souche, ou d’un lieu remarquable près duquel elle habite; voilà pourquoi on trouve si souvent dans les appellations qui servent à les désigner, les mots beni et ouled, qui signifient fils, enfants: Beni-Messaoud (enfants de Messaoud), Ouled-Chareb-el-Rihh (enfants qui habitent la montagne de la Lèvre du Vent). Une tribu est divisée en plusieurs kharoubas ou districts, subdivisés à leur tour en dacheras, villages, agglomérations de cabanes, ou douars, réunion de tentes (Le kharouba, ou le fruit du caroubier, est une cosse longue et plate qui renferme plusieurs grains: analogie toute naturelle entre les fractions de tribus, les dackeras ou douars qui sont habités par des gens de la même famille). Le nombre de villages composant une kharouba varie beaucoup; mais chaque kharouba forme une unité et a un cheickh pour représentant. Le cheickh est nommé tous les trois mois ou tous les ans, suivant les usages; ainsi chaque chef de famille peut devenir cheickh et participer à sou tour aux avantages attachés à ce titre; et ces avantages sont nombreux, car le cheickh concentre dans ses mains tous les pouvoirs politiques, judiciaires et administratifs.
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Toutes les affaires qui, en France, sont du ressort des tribunaux criminels ou de police correctionnelle se jugent par un comité de cheickhs. Le délinquant est condamné à une amende ou grotia, et doit en outre restituer au plaignant la valeur de l’objet dont il lui a fait tort la grotia est fixée d’avance pour un vol de figues, de raisins, de bestiaux, etc., comme pour une dispute, pour des coups de bâton de yatagan, d’arme à feu, etc. L’homme qui s’est rendu coupable d’un meurtre n’a d’autre ressource que de s’évader sur-le-champ, car les parents du défunt peuvent le tuer sans autre forme de procès. S’il parvient à se soustraire à leur poursuite, les cheickhs, après s’être concertés, lui infligent une amende pour le paiement de laquelle ses biens mobiliers et immobiliers, s’il en possède, sont vendus; il est en outre proscrit, et obligé d’aller chercher asile dans une autre tribu. Mais le sang demande du sang, et le plus proche parent de la victime est toujours obligé de la venger: s’il y parvient, il n’est pas expulsé de sa tribu, mais il reste soumis à l’amende.
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Les Arabes ainsi que les Kabyles ont une grande vénération pour les marabouts, pieux personnages qui remplacent parmi eux les ministres et les ulémas des villes. Tout individu qui s’est rendu célèbre par ses vertus, par sa probité, par une conduite exempte de cupidité et de violence, enfin par sa grande régularité à s’acquitter des devoirs de la religion, peut devenir marabout ou saint. Objet de l’ambition générale, ce haut titre est environné d’une espèce de culte, et devient la source de la noblesse. Si les fils sont vertueux comme les pères, la considération pour eux ne fait que s’accroître; s’ils cessent de l’être, la qualification leur reste, mais le respect s’éloigne. Les marabouts interviennent en qualité de pacificateurs dans les querelles particulières; ils sont consultés pour les guerres de tribu à tribu; ils prophétisent, rendent des oracles, guérissent les malades, exorcisent, et donnent des réponses plus ou moins satisfaisantes à ceux qui les consultent. Les plus vénérés vivent dans des espèces de retraites (zouïas) au milieu des tombeaux de leurs ancêtres; réunissant autour d’eux les jeunes gens qui préfèrent le calme de l’étude au tumulte de la guerre, ils les familiarisent avec les différentes interprétations du Coran ; au bout de quelques années d’étude ces adeptes prennent le titre de talebs (savants). Les élèves qui fréquentent les zouïas n’y apportent que leur linge et leurs habits, car ces écoles sont gratuites ; « la science de la loi, dit le Coran, ne doit pas se vendre. » Ils y sont nourris à l'aide de nombreux présents que le marabout reçoit en vivres, bestiaux et argent, des tribus qui protègent la zouïa. L’enceinte de ces lieux est sacrée; tout homme poursuivi pour un crime ou un délit y trouve un asile inviolable.
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L’organisation militaire des tribus.
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Sans unité nationale, presque étrangères l’une à l’autre, toujours prêtes à en venir aux mains telle a été et telle est encore la position respective des tribus kabyles et arabes. Le vol d’un mouton, un arbre coupé, une insulte faite à une femme, mille autres causes beaucoup moins graves, suffisent pour les faire s’entr’égorger. Toutefois, la guerre n’éclate entre elles qu’après une décision prise dans le conseil des cheicks. Le jour du combat est fixé, et il n’y a pas d’exemple qu’il ait jamais été devancé: c’est presque la loyauté des anciens tournois. Une surveillance active s’exerce alors dans chaque tribu sur tous ceux qui doivent répondre à l’appel : mais chez ces peuples accoutumés de bonne heure à manier les armes, et pour qui la guerre est une seconde nature, personne ne manque au rendez-vous. Chacun se fournit de cartouches, porte avec soi sa propre subsistance: cependant, lorsque les expéditions doivent durer plusieurs jours, on transporte en commun quelques vivres sur des bêtes de somme; le théâtre de la guerre fournit le reste. L’extrême sobriété de ces hommes rend d’ailleurs les privations presque nulles. En route, ou sur le champ de bataille, les plus braves excitent les autres et les poussent en avant. La discipline est inconnue parmi eux, mais ils suppléent au défaut d’ensemble par l’instinct de la guerre et la parfaite connaissance des lieux.
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Armés d’un long fusil, d’un sabre droit et d’une paire de pistolets, les Kabyles s’avancent au combat tribu par tribu, chacune marchant sous son drapeau porté par le plus brave. Au moment de l’attaque, les cavaliers fondent au galop sur l’ennemi, entraînant avec eux les fantassins, qui se tiennent d’une main à la selle ou à la queue des chevaux. Arrives a une certaine distance, le porte-drapeau s’arrête; tons les guerriers de la tribu se groupent autour de lui, tirent leurs coups de fusil, puis les cavaliers tournant bride, couchés sur leurs chevaux, vont en arrière recharger leurs armes, laissant les fantassins s’abriter comme ils peuvent au milieu des haies et des buissons. Leur tactique consiste réciproquement à se disperser devant l’attaque de l’ennemi, et à se rallier aussitôt pour le prendre par derrière. Ils ne font jamais grâce de la vie aux prisonniers qui tombent entre leurs mains: non contents de les soumettre aux tortures les plus inouïes, ils se livrent sur leurs cadavres à des horreurs, croyant par là se rendre agréables à Dieu et bien mériter de leur patrie. Compagnon fidèle de ses dangers, le fusil est à la Fois pour le Kabyle un défenseur, un ami, un trésor. L’importance qu’il attache à la conservation de cette arme favorite, est empreinte dans le dicton suivant « un Kabyle a un bœuf, un cheval, un âne et un fusil ; un malheur lui survient, il vend d’abord son bœuf, puis son cheval, son âne son fusil, il ne le vend jamais. »
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Toujours prêts à combattre, les Arabes portent le fusil suspendu en bandoulière le yatagan et les pistolets à la ceinture. Dans les circonstances où ils peuvent se promettre un pillage considérable, les femmes, les enfants forment une seconde armée derrière eux. Leur manière de combattre diffère peu de celle des Kabyles : divisés en plusieurs groupes, les cavaliers s’élancent sur l’ennemi; arrivés à une certaine distance, ils se détachent successivement au galop en décrivant une courbe excentrique; dès qu’ils en ont atteint le point le plus éloigné, ils font feu; puis, achevant d’en décrire la seconde moitié, ils retournent au milieu des leurs pour charger de nouveau leurs armes. Si l’ennemi se laisse ébranler par ces premières escarmouches, ils passent le fusil dans la main gauche, et, le sabre au poing, se précipitent dans la mêlée avec une ardeur farouche. Ceux que leur pauvreté oblige à combattre à pied sont armés de fusils, de tromblons, de pistolets, de sabres, de yatagans et de massues ; assez bons piétons, ils supportent aisément la fatigue et les privations. Hors de l’état de guerre, les Arabes ne connaissent pas le dévouement ; mais sur le champ de bataille, il n’est pas de périls qu’ils n’affrontent pour sauver un de leurs compagnons: les fantassins se précipitent jusqu’au milieu des rangs ennemis pour ramasser les blessés, et les aider à se remettre en selle ; les cavaliers, munis de cordes à crochet, enlèvent, même en fuyant, ceux des leurs qui ont succombé.
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Toutes les expéditions de tribu à tribu sont de courte durée; ordinairement, après la première rencontre, vainqueurs et vaincus se dispersent; lorsqu’au contraire ils montrent de l’acharnement, les marabouts les amènent à se faire de mutuelles concessions, et s’ils ne parviennent pas à cimenter une paix durable, ils réussissent toujours à obtenir de longues trêves. Mais, autant les marabouts se montrent animés d’un esprit de conciliation dans ces luttes intestines, autant leurs discours respirent la vengeance lorsqu’il s’agit de combattre les infidèles; alors, le Coran à la main, ils prêchent la guerre sainte, exaltent toutes les passions, et s’efforcent de rendre implacables toutes les haines.
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