En 1994, le journaliste et romancier algérien Adlène Meddi avait 19 ans. Il vivait à El-Harrach, dans la banlieue d’Alger, d’où il suivait en direct la guerre impitoyable que se livraient militaires et islamistes. La mort pouvait tomber n’importe où, n’importe quand. Le GIA (Groupe islamique armé) a eu la peau de son cousin, un gendarme, mais aussi celle du mari de sa prof de français, un militant communiste. Avec sa bande de copains, ils ne cessaient de s’interroger : fallait-il s’armer ? S’exiler ? Subir ? De ces questionnements, il a fait un roman noir d’une intensité rare, 1994, publié en septembre chez Rivages. «Si on n’écrit pas ces années-là, si on n’écrit pas ces horreurs, on est condamné à les reproduire», nous a-t-il confié depuis l’Algérie, où il vit toujours.ans le roman, ils sont quatre : Amin, Sidali, Farouk et Nawfel. Quatre amis d’enfance d’El-Harrach. A peine 20 ans et déjà soudés par la rage en ce début de décennie noire. L’armée et les islamistes n’en finissent plus de faire couler le sang. Il suffit d’un coup de fil anonyme, d’un regard de travers ou d’un geste maladroit pour être abattu d’un coup de mahchoucha, ce fusil de chasse à canon scié dont la seule vue sème la terreur. L’assassinat d’un de leurs proches va servir de détonateur. Une fin d’après-midi, à l’ombre des pins maritimes et des eucalyptus, sur trois marches de pierre balayées par un léger vent venu du large, ils se réunissent autour d’une bouteille de vin rouge qu’ils sirotent dans des tasses à thé. Ils se regardent. L’un d’eux dit : «Il faut faire quelque chose.» Quelque chose ? Se lancer dans la lutte armée clandestine. Prendre exemple sur leurs parents qui, trente-cinq ans plus tôt, avaient pris les armes contre les Français. «Un jour, face à la merde, ils ont décidé de ne plus rester les bras croisés. Nous avons été élevés dans ça ! On ne peut pas être lâches, nous devons faire quelque chose. Quelque chose ! Lazem [«il le faut», en arabe, ndlr] !» tonne Sidali. Ainsi naît l’«armée impérieuse».
La bande va entreprendre de constituer une liste de cibles potentielles de sympathisants du FIS (Front islamique du salut) en s’imposant d’éviter toute trace écrite, rien qui puisse permettre aux puissants services secrets de remonter jusqu’à eux. Ils iront même jusqu’à potasser des romans d’espionnage et des livres sur le Mossad, le service de renseignement israélien. Le problème, c’est que les quatre lycéens ne sont pas des tueurs dans l’âme. Le jour où ils exécutent le frère de la femme aimée par Amin, quelque chose se casse. Ils s’effondrent. Sauf qu’Amin n’est pas n’importe qui. Son père, le général Zoubir Sellami, dirige la lutte antiterroriste au sein des puissants services de renseignement algériens, un homme cruel qui ne se déplace jamais sans son pistolet Tokarev à la ceinture.
«Enfants gâtés»
Adlène Meddi ne s’est pas totalement projeté dans Amin. Son père était électronicien et sa mère sage-femme, purs produits de cette classe moyenne qui a pu envoyer ses enfants à l’université. «On était les enfants gâtés des années 70, dit-il. Mes grands-parents étaient analphabètes, mes parents ont eu des formations pour acquérir un métier, leurs enfants sont tous allés à l’université.» Mais il a quand même mis beaucoup de lui-même dans le personnage. Le père d’Amin, lui, est calqué sur un officier des services secrets qui un jour a dit à Meddi :«Moi, j’assume tout ce que j’ai fait.» Quant à la toile de fond, elle est reconstituée à l’identique. «Mon obsession était de restituer l’époque,explique-t-il. Comment les jeunes portaient leur sac à dos, ce qu’ils buvaient, à quoi ils consacraient leurs loisirs, l’importance de la sérieBeverly Hills …»
Avant ses études de journalisme et de sociologie des médias à l’université d’Alger puis à l’EHESS à Marseille, Adlène Meddi a connu une courte expérience militaire et il dit qu’elle l’a beaucoup aidé. «J’ai fait l’armée au début des années 2000. J’ai passé trois mois à l’académie militaire de Cherchell [sur la côte méditerranéenne], j’étais jeune, un délire… J’y étais bien mais ils m’ont foutu dehors. Cela m’a quand même permis de voir la machine de l’intérieur.»
Longtemps journaliste à El Watan avant de travailler pour le site Middle East Eye et pour le Point, Adlène Meddi éprouvait surtout le besoin de contrer cette thèse selon laquelle les militaires algériens étaient tous des salauds. «Je ne peux pas mettre sur le même plan un Etat qui se défend et une horde d’extrémistes qui met des bombes dans les écoles, s’agace-t-il. En gros, il y avait deux camps qui s’affrontaient : les éradicateurs, qui comprenaient l’élite francophone gauchisante et une partie des militaires, ceux-là refusaient tout dialogue avec les islamistes ; et les réconciliateurs, qui considéraient qu’il n’y avait pas de solution militaire, que le problème était politique et qu’il fallait négocier.» Où se situait-il ? «J’ai toujours fait partie du premier camp. Je l’ai assumé jusqu’au début des années 2000. Ce n’est qu’après, en enquêtant sur les droits de l’homme, en rencontrant des familles de disparus [environ 25 000 selon les ONG] que j’ai relativisé. L’Etat a fini par reconnaître qu’il était responsable mais pas coupable.» Il cite le romancier espagnol Manuel Vázquez Montalbán, pour qui la guerre civile espagnole ne laissait que trois choix à la population : l’exil, la mort ou la folie. Les héros de 1994 sont confrontés aux mêmes choix : Amin va finir en asile psychiatrique et Sidali va s’exiler à Marseille.
A l’image d’un Kamel Daoud, dont il est d’ailleurs très proche, Adlène Meddi considère qu’on ne peut pas négocier avec les islamistes. «Ils ont quand même voulu anéantir le pays, en tuant des journalistes, des enseignants… C’était du nihilisme ! Je ne peux pas accepter qu’ils imposent leur vision des choses au pays.» Tout juste est-il prêt à discuter, conscient que les cicatrices sont encore à vif. «Vu ce que l’on a vécu, il faut que l’on signe un contrat social entre nous tous, je ne sais pas si c’est possible, mais il faut tendre vers ça. Cela permet aussi d’être intransigeant vis-à-vis du pouvoir. S’il n’y avait pas eu une telle corruption, la population n’aurait peut-être pas voté pour les islamistes.» Si la guerre d’Algérie commence à être abondamment couverte par la littérature - la rentrée 2017 en était le meilleur exemple avec les formidables romans d’Alice Zeniter, Brigitte Giraud et Jean-Marie Blas de Roblès -, la guerre civile des années 90 semblait encore trop proche pour être l’objet de fictions. Le roman d’Adlène Meddi va sans doute ouvrir la voie à d’autres auteurs. Publié en Algérie par la maison d’édition Barzakh en novembre 2017, 1994 a été plutôt bien reçu par la génération des 40-50 ans, qui a vu là une façon de se réapproprier une histoire tenue sous une chape de plomb par les autorités, mais aussi par la génération précédente, les parents. «Tu as remis une brique dans l’immeuble de ma reconstruction», a dit un de ses amis à Adlène Meddi.
«Pays décapité»
Les autorités ont-elles réagi à la parution de ce roman très noir ? L’Algérien rit. «Non, tranquille, j’ai fait pire.» Le romancier est marié à une journaliste française, Mélanie Matarese, avec qui il vit non loin d’El-Harrach, on ne se refait pas. Ils préparent un essai sur l’évolution de la société algérienne depuis vingt ans, notamment celle du statut des femmes. Il rit encore : «J’ai 43 ans et je fais déjà partie de la vieille génération.» Le mot «génération» revient souvent dans sa bouche et sous sa plume. C’est d’ailleurs un des immenses mérites de 1994 : montrer comment la violence et la haine se transmettent de génération en génération et tracer une continuité entre 1962 et 1994. Ainsi, dans les dernières pages du livre, un des quatre de la bande, Sidali, s’interroge : «Que leur ont légué leurs pères ? Des coupeurs de tête et un pays décapité. Qu’avaient-ils fait de leurs années de gloire, les pères, qu’ils chantaient à leurs enfants matin et soir, leurs années 1960 et 1970 ? Les années du Veau d’Or optimiste ? Rien ! Ils avaient profité de l’Etat-papa. Ils avaient tout donné à la patrie contre les Français, aussi se sentaient-ils le droit de jouir sans limites des fruits gratuits de l’indépendance, sans pudeur, sans penser à demain, sans penser à eux, leurs enfants, qui grandiraient dans le sein de l’apocalypse.» Un roman à l’écriture dense, qui pulse comme le cœur d’un homme aux abois.
PROCESSUS DÉMOCRATIQUE OU SUCCESSION À LA CUBAINE ?
Alors que la disparition d’Abdelaziz Bouteflika, 81 ans, atteint d’un cancer du poumon en phase terminale et maintenu artificiellement en vie selon l’ancien directeur général de la DGSE [1] peut être annoncée à chaque jour qui passe, la question de la transition politique en Algérie se pose avec une acuité particulière. L’affrontement entre les clans qui se partagent aujourd’hui le pouvoir, et qui est commencé depuis 2015, débouchera-t-il sur une succession à la cubaine qui ne peut être envisagé qu’avec le soutien de l’armée ? Ou bien le processus démocratique prévu dans la Constitution pourra-t-il être respecté ? Ou bien encore va-t-on assister à la déstabilisation de ce pays, sous la pression de la moitié des 41 millions algériens qui ont aujourd’hui moins de 20 ans et qui n’ont pas connu la guerre civile des années 90. S’opposeraient à cette succession à la cubaine que l’on voit se dessiner aujourd’hui en descendant dans la rue ?
Dans cette hypothèse, devons-nous craindre une augmentation de la pression migratoire vers la France où le nombre de Français ayant un lien direct avec l’Algérie avoisine déjà les sept millions?
UNE TRANSITION À LA CUBAINE PRÉPARÉE MÉTHODIQUEMENT PAR LE CLAN BOUTEFLIKA
La Constitution algérienne prévoit qu’à la mort du chef de l’Etat ou en cas d’empêchement [2], le président du « Conseil de la nation » assume la charge de Chef de l’Etat pour une durée de quatre-vingt-dix (90) jours au maximum, au cours de laquelle des élections présidentielles sont organisées. Le président actuel du Conseil de la nation est Abdelkader Bensalah qui est en poste depuis 2002 et a été réélu le 9 janvier 2013.
Il est notoire à Alger que deux forces ont commencé à se battre: le clan présidentiel, animé par le frère du chef de l’Etat, Saïd Bouteflika d’une part, et l’Etat-major militaire, avec à sa tête le vice-ministre de la Défense depuis 2013, Ahmed Gaïd Salah qui soutiendrait le processus constitutionnel, d’autre part. Ces deux clans s’étaient pourtant alliés en 2015 pour écarter le général Mohamed Mediène, dit « Toufik », le puissant chef du DRS (services secrets algériens), considéré comme le véritable maitre de l’Algérie depuis un quart de siècle et placé la DRS sous le contrôle le Département de Surveillance et de Sécurité (DSS) avec à sa tête Athmane Tartag. On dit à Alger qu’il soutient la candidature de Said Bouteflika à la fonction de chef de l’Etat. Mais jusqu’à quel point ? A quelles conditions ?
Depuis lors ces deux clans cherchent à placer leurs fidèles à la tête des rouages essentiels du pays.
Dans cette lutte, le clan Bouteflika avait essayé, jusqu’ici sans succès, d’ôter au chef d’Etat-Major de l’armée de terre les moyens de renseignement opérationnel et les forces spéciales. Ainsi, il avait échoué en 2017 à mettre à la retraite le Général Lakhdar Tirèche, qui dirige sous la tutelle d’Ahmed Gaïd Salah [3], la Direction centrale de sécurité de l’armée (DCSA) et à le remplacer par un homme du Président. Il semble avoir atteint son but en aout 2018 en nommant à la tête de la DCSA le général Belmiloud Othmane, alias Kamel Kanich qui dirigeait jusque-là le Centre principal militaire d’investigation (CPMI). De plus trois des généraux commandants les 1ère, 2ème et 4ème régions militaires viennent d’être remplacés en aout 2018. Ces limogeages visent à affaiblir le pouvoir du Général Ahmed Gaïd Salah. Bien heureux celui qui peut certifier de leur efficacité !
Le départ à la retraite au printemps 2019 du Général de corps d’armée Ahmed Gaid-Salah aurait été décidé par Saïd Bouteflika qui voudrait le remplacer par le général-major Saïd Bey, qui vient de quitter le commandement de la 2ème région militaire à Oran. Tous ces mouvements font penser aux observateurs algériens que Saïd Bouteflika a gagné et qu’une succession à la cubaine avec l’appui de l’armée est l’hypothèse la plus probable.
AHMED GAÏD SALAH, GARANT DE LA SÉCURITÉ DU PAYS ?
Pour d’autres analystes, Ahmed Gaïd Salah Salah [4], 77ans, un Chaoui des Aurès, serait le garant du processus démocratique, voire, en cas de troubles, comme un Président de transition. Ce qui est clair en revanche, c’est que depuis sa nomination en 2013, ce général n’a cessé d’étendre son influence et notamment le champ d’intervention de la Direction centrale de la sécurité des armées (DCSA), qui tend à devenir un véritable DRS bis. Il fait régulièrement le tour des grandes régions militaires pour resserrer ses liens avec les six chefs des régions militaires, qui tiennent dans leurs mains l’ordre public en cas de troubles ou de terrorisme. Or la majorité les observateurs s’accordent à penser que ces généraux sont fidèles à leur chef, le général Gaïd Salah, ce qui expliquerait les trois changements récents à la tête de trois régions militaires décidés par le clan Bouteflika.
Plusieurs faits font penser que le Général Gaïd Salah ne souhaite pas prendre le pouvoir mais qu’il s’opposerait à une succession à la cubaine, notamment parce que les deux principaux candidats à la succession d’Abdelaziz, autres que son frère Saïd, sont comme lui originaire des Aurès.
LES CANDIDATS POTENTIELS
Dans l’hypothèse où le processus constitutionnel se déroulerait et qu’une situation exceptionnelle ne s’opposerait pas à la tenue des élections présidentielles, trois candidats semblent se détacher.
Le premier, Said Bouteflika, universitaire de formation, est né le 1er janvier 1958 à Oujda (Maroc) [5]. Elevé par Abdelaziz, il constitue sa garde rapprochée et se prépare à lui succéder. Il est soutenu par tous ceux qui profitent du système et qui n’ont pas envie de le voir évoluer mais il est détesté par la rue algérienne. Ses chances pour être élu dans une élection qui ne serait pas truquée ne sont pas évidentes.
DEUX AUTRES CANDIDATS SEMBLENT ÊTRE EN BONNE POSITION POUR L’EMPORTER
Le premier Ali Benflis est né le 8 septembre 1944 à Batna. C’est un ancien ministre de la Justice, il a été chef du gouvernement de 2000 à 2003. Il a été candidat aux élections présidentielles de 2014 où il a obtenu 12,3% des voix. Ali Benflis est le président du parti Talaie El Houriat qu’il a créé en 2015. Son âge est à la fois un atout et un handicap en fonction du taux de participation et notamment de celle des jeunes qui boudent traditionnellement les urnes.
Le second des challengers est Abdelaziz Belaïd [6], 55 ans. Il est né le 1963 au cœur des Aurès à Merouana (anciennement Corneille). Candidat aux élections présidentielles de 2014. Il a obtenu 3% des voix devançant tous les autres candidats vieux routiers de la politique algérienne. Son atout est sa jeunesse, son handicap son peu d’expérience de la vie politique.
L’ATOUT DE LA RÉDUCTION DU DÉFICIT COMMERCIAL SOUS L’EFFET DE LA HAUSSE DE L’ÉNERGIE
L’économie de l’Algérie se résume en un mot : la Sonatrach. Les hydrocarbures représentent, en effet, l’essentiel des exportations (94,5%) en s’établissant en 2017 à 29,47 mds$ contre 25,64 mds$ sur la même période de 2016, soit une hausse de 3,8 mds$, correspondant à une augmentation de près de 15%. Les exportations ont ainsi connu les 11 premiers mois de 2017 une hausse de 14%, en s’établissant à 31,2 milliards de dollars contre 27,2 mds$ durant la même période de 2016. En conséquence, le déficit de la balance commerciale de l’Algérie, étroitement corrélé aux cours du brut a reculé en 2017 à 11,19 milliards de dollars contre un déficit de 17,06 milliards de dollars en 2016, soit une baisse de 5,87 milliards de dollars correspondant à un recul de 34,4%.
Avec une dette publique autour de 20% du PIB (France 100%), l’évolution à la hausse du cours du brut devrait donner dans les prochaines années, s’il le souhaite, les marges de manœuvre nécessaires à l’Etat pour distribuer du pouvoir d’achat et éviter, comme lors du « printemps arabe », d’avoir à faire face à un soulèvement général [7].
EN CONCLUSION
Au-delà des personnalités de Saïd Bouteflika, d’Ali Benflis et d’Abdelaziz Belaïd, deux régions voire deux cultures s’opposent celui des arabes oranais contre les « chaouis », berbères, des Aurès de la région de Batna. La disparition dans les prochaines semaines d’Abdelaziz Bouteflika, en cours de mandat, devrait faire entrer l’Algérie dans un processus prévu par la Constitution qui conduit à l’organisation d’une élection présidentielle au maximum 90 jours après sa disparition sous l’autorité du président du « Conseil de la nation » qui assume durant cette période la charge de Chef de l’Etat.
La constitution ne permet pas une succession à la cubaine où Saïd prendrait la place de son frère sans se soumettre au vote populaire. Mais que le clan au pouvoir tente de s’y maintenir en violant la Constitution est probable. Il est aussi probable que dans ce cas la rue se soulèverait et que le général Gaïd Salah ferait tout ce qu’il peut pour maintenir le calme dans le pays et permettre des élections libres. Nous ne pouvons que souhaiter l’occurrence de ce scénario plutôt positif qui éloignerait les risques d’une guerre civile et d’une pression migratoire accrue sur notre territoire.
Publié par Jean-Bernard PINATEL, le 10 Oct 2018,
Général (2S) Jean-Bernard PINATEL Secrétaire Général du Think Tank GEOPRAGMA
Auteur de « Histoire de l’Islam radical et de ceux qui s’en servent », Lavauzelle, Mai 2017
[2] Constitution algérienne 2016 Art 102 Lorsque le Président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement. Le Parlement siégeant en chambres réunies déclare l’état d’empêchement du Président de la République, à la majorité des deux tiers (2/3) et charge de l’intérim du Chef de l’Etat, pour une période maximale de quarante-cinq (45) jours, le Président du Conseil de la Nation.
[3] Né en 1940 à Aïn Yagout dans la Wilaya de Batna en Algérie dans l’Aurès (région berbère amazigh majoritairement chaouie), Salah est maquisard à l’âge de 17ans, il est également diplômé de l’Académie militaire d’artillerie Vystrel (URSS).
[4] Son père Ahmed meurt alors qu’il a un an ; il est donc élevé par sa mère sous la tutelle de son frère Abdelaziz, et par là de Houari Boumédiène qui prend le pouvoir par un coup d’État en 1965. Il est élève au collège Saint-Joseph des Frères des écoles chrétiennes à El-Biar (Alger), puis au lycée tenu par les jésuites. Il arrive à Paris en 1983 afin de préparer un doctorat en informatique. Il est titulaire d’un doctorat de 3ème cycle de l’université Pierre-et-Marie-Curie (Paris VI) sur la reconnaissance des formes, domaine dans lequel il soutient sa thèse.
[5] Il est titulaire d’un doctorat de médecine et d’une licence en droit. En 1986, il adhère au FLN et devient le plus jeune membre du comité central. Député de 1997 à 2007, il est élu secrétaire général de l’Union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA). Suite à de nombreux désaccords avec la direction du FLN, il quitte le parti pour fonder le Front El Moustakbal; Le FM s’engage à une action politique dans le respect de la constitution et des lois de la république algérienne.
[6] En 2012 les réserves de change de l’Algérie étaient d’environ 200 milliards de dollars avec une dette publique inférieure à 9% du PIB ce qui a permis au gouvernement de s’acheter comme en Arabie Saoudite une pause civile en distribuant massivement de subventions.
Ça se passe à l’hôpital, en juin, une femme attend sa dernière heure. Par la fenêtre, elle voit le soleil se coucher : « J’ai pas de chance, moi qui aime tant l’été ». Le 1er juillet, alors que Simone Veil entrait au Panthéon, ma mère quittait notre monde dans d’atroces souffrances. Ce feuilleton pour parler d’elle, mais aussi de la façon dont on vit et meurt en France, au XXIe siècle.
Episode 1 : OUBLIER SEVILLE
Il y a des personnes qui dorment bien dans leur lit, l’esprit tranquille. Ils font de la méditation, du yoga, ils mangent bio et prennent des années sabbatiques pour un petit tour du monde en première classe dont on pourra voir les escales sur Instagram. D’où vient leur argent ? Je n’en sais rien. Leur trader le place ici ou là, au gré des courbes et des fluctuations de la Bourse. Du Coca, du tabac, du pétrole, des matières premières, des OGM, des pesticides. Un peu de tout ce qui rapporte. Un peu de tout ce qui nous tue. Je remercie Imperial Tobacco pour sa contribution à l’agonie de ma mère. Je remercie l’industrie du sucre, dont elle raffolait. Et bien sûr Monsanto pour le Round-up dont elle a fait un usage enthousiaste quand elle jardinait. On a appris cet été qu’un jardinier avait gagné son procès contre la firme de l’agent orange, et cela a été l’occasion pour de nombreux scientifiques de faire savoir que le caractère cancérogène du glyphosate dans l'alimentation n’était pas avéré, comme si ça signifiait que cet herbicide pouvait entrer dans la composition d'un petit-déjeuner équilibré, à côté des tranches de jambon pleines de nitrites et de la pâte à tartiner à l'huile de palme qui tue les orang-outang.
Je ne peux clore cet hommage funèbre sans citer l’industrie du médicament, dont ma mère a presque à elle toute seule contribué à assurer les bénéfices. Neuf jours après sa mort, on apprenait cependant que Sanofi, déjà sur la sellette pour avoir commercialisé un anti-épileptique, la Dépakine, susceptible d’avoir provoqué des malformations et des retards de développement chez des milliers d’enfants, s’était rendu coupable dans son usine de Mourenx, dans les Pyrénées-Atlantiques, de rejets de bromopropane, un composant classé cancérogène, mutagène et neurotoxique par l’OMS, à des niveaux excédant de 190 000 fois la norme.
Ma mère n’est pas morte d’épilepsie et elle n’a jamais foutu les pieds en Pyrénées-Atlantiques. L’industrie pharmaceutique lui a permis de survivre très probablement de plusieurs années à ce qui l’aurait jadis tuée en quelques jours ou quelques semaines, en particulier grâce au fait que la sécurité sociale lui a donné accès à des traitements à la fois sophistiqués et brutaux qui vous guérissent parfois quand ils ne vous tuent pas. En conséquence, ses maladies ont rapporté énormément à une petite poignée d’individus, actionnaires de ces industries qui représentent le sixième marché économique mondial, derrière le pétrole, la nourriture, le trafic de stupéfiants, d’armes et le trafic d’êtres humains (rien que cette liste me donne la nausée). Elles ont encore plus rapporté ces quatre dernières années, grâce à l’évasion fiscale, dont Sanofi mais aussi d’autres groupes pharmaceutiques se sont fait les champions.
Je pense à ces actionnaires qui passent leurs vacances dans leur maison de maître, à leurs enfants qui préparent HEC et partent faire du bénévolat à l’autre bout du monde pour se donner bonne conscience, avant d’asséner des leçons de morale au pauvres plus tard, en parlant de ruissellement et de bonheur humain au IIIe millénaire. Ils doivent sûrement consulter leurs comptes de temps en temps, comme ma mère, qui a un I-Phone et un I-Pad sur son lit d’hôpital jaune pipi et qui aime faire des virements à ses petits enfants. Elle nous dit : « Bon, au moins, vous n’avez pas de dettes.» Elle est fière de ne pas être indigente, elle qui a connu la pauvreté ; mais elle est encore plus fière de ne jamais avoir exploité personne. « J’ai travaillé, j’ai élevé mes enfants, et un peu ceux des autres. Mais les salauds d’en haut, là, ce Macron et ces petits marquis ne trahissent pas seulement notre classe. Ils trahissent l’humanité. » Elle a quelques restes de marxisme entre les dents, ma mère, bien qu’une bonne partie d’entre elles soient désormais amovibles. On jettera en premier cette boîte de prothèses dentaires qui ont coûté un bras : qui allait bien pouvoir utiliser des quarts de dentier usagés ? Mais pour l’instant, sur le peu de dents qui lui reste, elle en a encore une contre les ultrariches : « Ils vont tout foutre en l’air, dit-elle. Ils vont mener le monde à sa perte, uniquement pour rester assis sur leur trône. »
Ne pas mourir pour leur faire plaisir
Depuis le temps qu’elle vient à l’hôpital, elle a observé une dégradation. Elle affirme qu’il y a moins de papier toilette, moins de gobelets, moins de petites choses qui rendent la vie plus facile. L’état des bâtiments est parfois si pitoyable qu’on frôle l’indignité. Les couloirs sont encombrés de brancards, de chariots remplis d'objets inquiétants, d’affiches surréalistes et de remugles écoeurants. Je me souviendrai longtemps de la sonde de salem, qui portait si bien son nom, mais ma mère, en ce mois de juin, a renoncé à se rire des sorcières, elle qui croit parfois succomber à un mauvais sort.
Elle voit le stress des aides-soignantes, infirmières et infirmiers, des internes, des médecins. Dans cet ordre. Elle répète à peu près tous les jours l’estime qu’elle a pour eux, et la gratitude qu’elle éprouve envers notre système public de santé qui nous donne un accès aux soins exceptionnel malgré tout, grâces en soient rendues à Ambroise Croizat et au Conseil National de la Résistance. Mais elle suit avec attention le mouvement social dans les hôpitaux, et s'indigne de voir s'aggraver leurs conditions de travail déjà si dures.
Ma mère n’est pas encore passée de l’autre côté de la force. Elle observe de son œil d’aigle les moindres recoins, les moindres signaux qu’elle est encore de ce monde. La visite du matin, pas celle des grands pontes, qui ont déjà lâché l’affaire en ce qui la concerne – « Vous avez bien trop de cancers, Madame Fouque. Le lymphome, le côlon, les poumons, la colonne vertébrale, comment voulez-vous qu’on vous fasse un traitement ciblé ? » – mais celle des aide-soignantes, est la grande affaire de sa vie.
Les médecins ne l’intéressent plus. Le dernier qui est venu en coup de vent lui a presque brisé les doigts en lui donnant une vigoureuse poignée de main, avant de nous lancer un regard de pitié. Ce qui l’intéresse, Maman, c’est la dame qui fait le ménage le matin. Elle s’inquiète de cette femme modeste qui a de l’arthrite et dont tous les gestes sont douloureux quand elle passe la serpillère autour de son lit en essayant de ne pas la regarder.
« Tu vois, dit-elle, elles se protègent ces femmes. [Oui, ce sont des femmes. Oui, ce sont majoritairement des femmes. Je ne vais pas me casser le cul à être inclusive cette fois, tant qu’on ne me laissera pas dire une médecine au lieu d’un médecin] Mais moi je ne supporte pas qu’elles tournent autour de moi comme si je n’existais pas, comme si j’étais morte. Alors je leur dis bonjour. Pas méchamment, mais fort. Parce que tu comprends, je suis vivante, moi, je ne vais pas faire semblant d'être morte pour leur faire plaisir. »
C’était au début de la dernière hospitalisation, quand elle savait déjà que c’était foutu mais qu’elle espérait encore un miracle, vivre un dernier été, savoir si son petit-fils aurait le bac, si sa petite-fille aurait son BTS, lire mon prochain livre et critiquer encore et encore ma coiffure, mon maquillage et ma tenue, ou les émissions qui m'invitaient à la télé (« tu n’aurais pas dû mettre ce pull rouge qui te grossit » étant la principale critique avec « tu ne devrais pas répondre à des questions aussi connes »), découvrir le cabanon de son fils au bord de la mer et aller à Séville.
On avait tout organisé, il y avait un PLAN. Ma mère aimait les plans, les classements, les classeurs, l’ordre et la beauté. Pour le luxe, le calme et la volupté, c’était aléatoire. La volupté, c’est quelque chose qu’on vit dans les poèmes et dans la jeunesse, mais j'ai découvert auprès d'elle que les plaisirs peuvent nous envahir même quand ils sont minuscules. Le luxe ne l’intéressait pas. Le calme, je crois qu’elle ne savait pas ce que c’était, à part quand je posais ma main sur son bras en arrivant le matin à l’hôpital, où elle attendait les yeux écarquillés d’angoisse qu’un visage connu franchisse enfin le seuil de sa chambre. Elle s’abandonnait alors, pour quelques secondes : « Oui, toi, tu me calmes. »
J’ai été bouleversée par cette rencontre tardive de nos deux cœurs, comme quand on était petites, ce moment suspendu où toutes les considérations qui ne sont pas essentielles ont disparu. Elle m’a eue si jeune, 22 ans à peine. C’est elle qui parlait de « quand on était petites ». Elle m’avait donné le nom de sa mère, morte trois ans avant ma naissance ; j’étais là pour la remplacer et autant vous dire que je me suis donné beaucoup de mal pour y arriver. Sans succès.
On avait un plan, disais-je, aller à Séville toutes les deux en septembre, mais avant ça faire cette chimio qui allait lui donner du rab.
Elle avait survécu à l’anévrisme de l’aorte abdominale, survécu au lymphome, survécu au cancer du côlon, à la pancréatite qui avait suivi, aux opérations et aux abcès qui transformaient son ventre en champ de mine. Le jour où Ceci est mon sang était sorti de l’impression, en décembre 2016, je lui avais apporté un exemplaire à l’hôpital et elle l’avait posé sur la table de nuit en disant : « Plus tard », d’une voix mourante. Je pensais qu’on était au bout, j’espérais qu’elle tiendrait jusqu’au 5 janvier, date prévue pour la sortie du livre, mais j’avais des doutes. Et puis il y a eu cette infirmière qui est entrée dans la chambre avec une poche de sang pour la transfusion : « Bonjour Madame Fouque, voici votre sang ! » J’ai regardé la couverture de mon livre qui gisait sur la table de nuit encombrée de bric à brac indispensable qu’il nous fallait ranger et reranger à l’infini, les lunettes, la radio, les piles, l’I-Pad, l’eau, le téléphone, les chargeurs, l’eau de cologne, les mouchoirs. Ceci est mon sang. Ceci est votre sang. On a avait envie de rire, mais sur elle ça ressemblait plutôt au sourire du chat de Schrödinger.
- Tu gagneras toujours, hein, Maman ?
Elle m’a fait un clin d’oeil, et on lui a posé le cathéter. Le lendemain, elle avait déjà repris du poil de la bête. Le 5 janvier, elle était chez elle, et moi avec, à donner des interviews enfermée dans mon ancienne chambre d’ado, pendant que les as de l’hospitalisation à domicile lui faisaient les soins difficiles, avec une humanité et une efficacité qui m’émeuvent encore.
Corps à corps
Depuis longtemps j’enlevais mes lunettes pour ne pas voir ses plaies, sa poche, je mettais de l’huile essentielle de menthe poivrée dans mes narines, je prenais le bassin, un jour que je lui lavais le dos très doucement dans ces salles de bains terrifiantes de l’hôpital Cochin, elle a essayé de me repousser, je lui ai dit je m’en fous, tu es ma mère, rien ne peut me dégoûter. Dans ce corps à corps contre la mort, je ne pouvais pas la laisser seule.
C’était devenu étrangement facile de l’aimer.
Je me rappelle la première fois qu’elle s’est laissé aller sur mon épaule, ma propre mère, ses sanglots longs sans les violons, et je pensais il y a des années que personne ne l’a touchée, vraiment touchée. Depuis que l’homme qui partageait sa vie est parti il y a dix ans, personne ne la prend plus jamais dans ses bras.
J’ai commencé à la prendre dans mes bras plus souvent, très doucement, juste un peu. Elle a accepté que je lui masse les pieds. Ça faisait un peu Marie-Madeleine et Jésus, sauf que j’avais les cheveux trop courts pour lui laver les pieds avec.
Il y a eu des très bas et des petits hauts. Des abcès qui creusent son ventre sur dix centimètres. Des larmes de joie quand le médecin dit qu’il n’y aura pas de chimio. Des poussées d’angoisse quand la température augmente. Des crises de manque quand on baisse le Tramadol et la morphine, suant dans la nuit, claquant des dents, disant j’en peux plus, je vais mourir.
Des matins calmes où je faisais de la méditation dans ma chambre attenante à la sienne, récitant des mantras avec la chatte sur mes genoux (je parle du félin, pas de l’organe, mon corps n’a pas été dessiné par Picasso !), et ma mère me demandait parfois de faire du tai chi devant son lit, parce qu’elle avait l’impression de s’envoler quand je caressais les nuages.
Elle m’engueulait souvent aussi parce que j’étais en retard. Tout le voisinage savait quelle fille ingrate j’étais d’être et surtout de mettre ma mère en retard pour son rendez-vous à Cochin où on attendait de toute façon une heure. Elle m’engueulait et puis après elle regrettait. Jusqu’au bout elle a fait ça. Parfois je gardais mon calme et parfois je partais faire un tour avant de revenir quelques heures ou quelques jours plus tard. La dernière fois, trois jours avant sa mort, je me suis effondrée.
Perdre ma mère a été, pendant quelques mois, comme une activité à plein temps. Et le plus étrange c’est qu’en fait, je la retrouvais comme jamais dans cette séparation programmée. Enfin, programmée. On n’a rien vu venir en même temps. Un matin d’avril, en 2017, elle a été admise à l’hôpital et ils lui ont remis le côlon en continuité. Plus de poche, vive la liberté. Vous êtes guérie Madame Fouque. Elle m’a presque foutue dehors pour reprendre sa vie. Elle a commencé à sortir frénétiquement. Sa promenade préférée, c’était d’aller aux Grands Voisins. Elle connaissait ce lieu alternatif installé à l'ancien hôpital Saint-Vincent de Paul par coeur, surtout la brocante où elle achetait et donnait des vêtements avec un sens de la virevolte qui me soûlait, moi qui déteste chiner. Quand j’ai participé à la journée de l’hygiène menstruelle en mai aux Grands Voisins, elle était là, levant les yeux au ciel parce que quelqu’un me demandait lors d’une table ronde de raconter mes premières règles. « Mais on s’en fout de tes premières règles, ma chérie. C’est pas ça qui est intéressant dans ton livre. » Elle en parlait à tout le monde, du livre de sa fille sur les règles. Je crois qu’elle l’a offert à peu près à toutes les infirmières de l’hospitalisation à domicile. Mais sans remettre en cause sa force de conviction, le tabou en laissait plus d'un.e perplexe. Le jour de son enterrement, une de ses voisines est venue me voir et m’a embrassée avant de me dire : « Il paraît que tu as écrit un livre sur les règles ? C’est dégueulasse, ne compte pas sur moi pour le lire ! Enfin, je suis bien triste pour ta mère.» Je crois que ce sont les condoléances les plus punks que j’aie jamais reçues. De toute façon, ce jour-là, mon corps était encore composé pour 50 % d’eau, les 40 autres % étant composé de gin, dont j’avais bu une bouteille le soir de sa mort pour tenter d’échapper au chagrin par delirium tremens. Comme je ne bois presque jamais, le résultat a été spectaculaire, et j’ai titubé pendant près d’une semaine.
Mais en mai 2017, rien de tout ça ne s’annonçait. Maman était gué-rie ! On est tous partis en vacances ici ou là, elle voulait faire son train, faire sa vie, elle est allée dans son Midi pour une tournée des grands ducs avec ses copines et copains d’avant, ceux de toujours, ceux avec lesquels elle avait cru changer le monde, dans ce Luberon qui n’était pas encore devenu un parc d'attraction pour grands bourgeois donneurs de leçons. Elle était resplendissante au retour, mais trop fatiguée quand même pour aller au mariage de ses amis, Stéphane et Ernesto, à Séville. On a dit l’année prochaine. On ira l’année prochaine en septembre. Seulement voilà, on est en septembre et elle au cimetière. Et j’ai beau lui avoir mis entre les mains dans son cercueil l’éventail de la Féria de Séville, ça fait pas pareil.
Ma mère était aficionada, mais à cette corrida-là, personne ne survit. Pourquoi les choses ont-elles si mal tourné ? C’est ce que je raconterai dans le prochain épisode de cette série.
Elle était blindée, Maman, enfin on le croyait. Elle allait vaillante de rendez-vous en rendez-vous, d’examen en examen, de scan en pet scan, d’IRM en échographie... A force de faire passer son corps dans des machines, on avait presqu’oublié qu’elle n’était pas un bagage d’aéroport.
Ma mère fumait depuis que la sienne était morte, en 1959. Elle avait 19 ans, elle se nourrissait de cigarettes. Ça coupait l’appétit, c’est bien quand on dîne de café au lait et de pain beurré parce qu’on n’a pas de quoi s’acheter autre chose. C’était la liberté aussi. C’était le Hot club d’Aix en Provence où elle allait bopper avec ses copains en essayant de ne pas penser à la guerre d’Algérie. Mon père, qu’elle ne connaissait pas encore, était en train d’y échapper, parce qu’il s’était engagé pour deux ans et se trouvait à Constance, en Allemagne, où il n'apprendrait que ces deux mots d'allemand : « Ich bin allein und traurig », (je suis seul et triste). Par une étrange coïncidence, je suis tombée amoureuse bien plus tard d’un homme qui avait grandi à Constance, en face de la caserne où mon père avait tiré ces horribles années de régiment. On leur donnait des Gauloises avec leur paquetage, ces P4 ou ces Caporal qui ont accompagné la vie de millions d’appelés. Fumer à en avoir les doigts jaunis. Fumer sans filtre, fumer comme dans la chanson de Berthe Sylva que susurrait ma grand-mère : « Du gris, que l’on prend dans ses doigts, et qu’on roule, c’est fort, c’est âcre comme du bois, ça vous soûle, c’est bon et ça vous laisse un goût presque louche, de sang d’amour et de dégoût, dans la bouche... »
On connaît les effets cancérigènes et cardiovasculaires du tabac depuis 1906. A cette époque, on ne sait pas que la femme ovule une seule fois par cycle pendant 48 heures, mais on sait que le tabac va donner le cancer. ON.LE.SAIT. Les soldats deviennent accros quand ils font leur régiment ; les femmes s’y mettent doucement, on leur dit que ça fait moderne. J’ai grandi dans un monde saturé de volutes gris – à la maison, en voiture, dans les cafés, les restaurants, chez le médecin... Ma mère fumait même en me donnant le biberon. On regardait la gitane sur les paquets bleus, presque chics, et le casque à ailettes sur les paquets de gauloises d’un bleu qui porterait le même nom. A l’adolescence, on leur piquait des clopes qu’on allait fumer en bas de l’immeuble ou dans les toilettes, comme s’ils n’allaient pas s’en rendre compte.
Mon père est parti le premier, en 1997. On a vu comment c’était, l’agonie. On s’est relayés autour du lit. On a remarqué que c’était comme une naissance à l’envers, ce long travail du corps pour entrer dans la mort, cette douleur physique et psychique, sauf qu’à la fin on ne pleure pas de joie en serrant un enfant dans nos bras.
Après il y a eu Bri, la mère de mon demi-frère. Une incroyable guerrière, qui n’a rien lâché, dont la force de caractère et la sérénité nous ont marqués à jamais.
Et puis voilà, maintenant, c’est ma mère. Je ne vais pas dire qu’on connaît la chanson, mais il y a quand même un air de déjà-vu.
Signaux de fumée
Elle a décidé très vite de se faire opérer, alors qu’elle sortait à peine d’un cancer du côlon. Elle était tombée sous le charme de son chirurgien – encore un – qui lui expliquait pourtant comment il allait lui casser les côtes pour enlever un tiers de son poumon droit au cours d'une opération aux suites extrêmement douloureuses. Est-ce son accent italien qui l’a enjôlée ? Pour un peu, on aurait cru qu'il l'invitait à un voyage romantique. Ma mère a toujours été sensible au charme transalpin. Après tout, l’Italie ne lui a apporté que du bonheur. Quand on était petits, elle nous emmenait à Rome en vacances, avec des billets congés payés. On habitait dans des hôtels de passe et on marchait toute la journée, avant de manger des sandwichs à la tomate et à la mozzarella qu’elle laissait à rafraîchir dans le lavabo. Notre endroit préféré, c’était le forum romain. Là, on s’inventait une vie différente avec elle, pendant que le monde alentour s’arrêtait : l’après-midi, en août, il n’y avait que les chiens et les Français dehors. Pour ce qui était des églises, elle n’y mettait généralement pas les pieds, se contentant le plus souvent d’admirer l’extérieur en fumant rageusement, si bien qu’elle donnait l’impression de mener une conversation privée avec Dieu à force de signaux de fumée. Je n’ai jamais vraiment su ce qu’elle lui reprochait. Mais ça devait sûrement être quelque chose de grave.
Quand je parle des poumons de ma mère à ma masseuse chinoise, elle s’étonne avec son accent à elle : « En Chine, après 75 ans, pas d’opération ! On fait manger, dormir chez eux, et puis après ça va mourir. Ou des fois vivre un peu, mais tranquille. Opération sert à rien. »
Mais ma mère a fait son choix. C'est le sien, c'est donc un bon choix : elle veut se débarrasser de ça une bonne fois pour toutes. A ce moment-là, je suis en train de faire une enquête que je ne finirai jamais sur un sujet qui n'a rien à voir, et j'ai rencontré un médecin iconoclaste qui préconise le traitement métabolique du cancer associé à un régime cétogène.
J’essaye de convaincre ma mère de le faire avant l’opération. Ça ne coûte rien de tenter le coup, il n’y a pas d’effets secondaires, au pire ça sera placebo. Elle fait semblant de s’intéresser, mais c'est vraiment pour me faire plaisir. Pour quelqu'un qui, comme elle, adore les fruits confits, l'idée de faire un régime sans sucre est inconcevable.
Pour son dernier anniversaire, trois jours avant l’opération, on lui offre une théière électrique qui nous coûte un bras. Elle est folle de joie. Pas à cause de la théière. Mais parce qu'elle pratique la pensée magique : si on a dépensé autant, c’est parce qu’on pense qu’elle va vivre. Et elle vit, en effet, elle traverse cette opération comme une reine. A peine remontée du bloc, elle m’appelle au téléphone et me reçoit dans son fauteuil, les joues roses et l’oeil vif, pour me dire qu’elle a hâte de rentrer se faire un bon thé.
Quand je m’installe avec elle pour la convalescence, on passe plusieurs semaines à se battre contre cet ennemi invisible qui la nargue et qu’elle combat d’après moi un peu trop à la loyale. Lentement, la grande zébrure dans son dos se referme, les nuits reviennent, l’appétit reprend difficilement, à force de marrons glacés et de purée au jambon. Un jour, on se surprend à croire qu’elle va survivre. Le « staff » a décidé qu’elle n’avait pas besoin de chimiothérapie.
Dernier tango
Tout bascule en février, avec l’annonce des métastases au cours du contrôle mensuel. Le chirurgien a ce mot atroce : « Ah oui, parfois, après une opération le cancer s’enflamme. Je ne vous l’avais pas dit ? »
« Je te jure qu’il ne me l’avait pas dit », répète ma mère en boucle.
Le chirurgien lâche l’affaire, ce n’est plus de son ressort. Et nous voilà devant cette pneumologue au sourire narquois qui parle à son ordinateur. Au premier rendez-vous, ma mère est enthousiaste. Elle voit des solutions : radiothérapie, chimiothérapie... On a une liste à la Prévert au-dessus de nos yeux, et tout rime avec le mot vie. Mais dès le second rendez-vous, avec les résultats de la biopsie, l'atmosphère change radicalement. Dès qu'on entre dans son bureau, la pneumologue me jette un regard glaçant. Le regard qui vous dit c’est foutu mais pas un mot à la principale intéressée, ce sera notre petit secret. Je me demande si j’ai bien vu, si je rêve, si je ne suis pas en train de vivre un cauchemar. Elle parle d’une voix monocorde et je me surprends à penser que ça ne doit pas être facile pour elle d'annoncer ce genre de nouvelle. Les métastases sont partout : aux bronches, aux cervicales, à la hanche peut-être. Le traitement ciblé, pas la peine d’y penser. On va traiter la douleur d’abord. Ma mère écoute sagement, puis elle dit : "Et la chimiothérapie, on commence quand ?" La pneumologue hausse un sourcil. "Heu, oui, en juin, après le scan de contrôle." J'ai l'impression qu'elle joue la montre, mais ma mère est prête à tout. Elle va voir le centre anti-douleur. Elle s’achète des crèmes hydratantes spéciales et des vernis qui protègent les ongles. Elle prend rendez-vous pour la perruque. Je vais lui acheter des trucs tous les jours en espérant qu’elle en mangera un peu. Même deux cuillers. Mais elle mange de moins en moins. La nuit, elle se met à tousser jusqu’à l’épuisement, elle crache du sang, elle sue abondamment. Et puis très doucement la vie revient, elle prend son bain, elle s’habille, elle se maquille, elle se parfume, elle se met sur son divan avec une série. Tout y passe, tout repasse : Les sept saisons de The West Wing, Outlander, The Queen. Et quand vraiment elle est trop fatiguée : Friends.
Nous entrons dans ce qui sera notre dernier face à face, ce délicat, ce tendre, cet affreux tango de la mort qui vient. Je ne sais pas comment aborder ce moment qu’elle est en train de vivre, celui où l’on apprend qu’il ne faudra plus vivre.
Un jour, alors que je rentre d’Espagne où je suis allée présenter mon livre, elle me cueille sèchement: « Je ne veux pas que tu viennes avec moi voir la pneumologue demain. C’est un rendez-vous technique, juste pour voir le scan de contrôle avant de commencer la chimio ». J’insiste. Mais pas trop. Je me dis qu’elle veut peut-être ce face à face sans moi pour fixer ses conditions, entendre la vérité ou non. Décider encore si possible. Etre jusqu’au bout la reine mère.
Le lendemain elle m’appelle en sortant, en larmes : au lieu de programmer la chimiothérapie, la pneumologue a cru voir sur le scan un problème à l’aorte abdominale, et exige que ma mère aille le montrer à un chirurgien vasculaire avant d'entreprendre quoi que ce soit. Seulement il n’y en a pas à Cochin, et celui qui l’avait soignée il y a dix ans est dans le Midi. Ma mère est catastrophée. Elle est perdue dans le désert, larguée, sans un nom, sans un rendez-vous, sans une explication. La pneumologue l’a foutue dehors en 5 minutes en disant : « Moi, la chirurgie vasculaire, je n’y connais rien. »
Sa généraliste essaie en urgence de lui trouver un rendez-vous. On court d'un labo, d'un hosto à l'autre, mais ma mère ne peut presque plus marcher. Elle souffre. Elle souffre à en crever. D’ailleurs c’est ce qu’elle est en train de faire, et nous savons qu’elle perd un temps précieux. Sur le chemin de l’hôpital, elle se tourne soudain vers moi : « Je crois que ça va mal finir. » C’est plus fort que nous, on éclate de rire.
La chirurgienne vasculaire qui finit par la recevoir dans un autre hôpital au bout du monde regarde les images d’un oeil tout aussi froid : « Non, je ne vois rien. On va refaire un autre scan. » J’ai envie de sauter sur son bureau comme Bruce Lee. C’est toujours l’image qui me vient à l’esprit quand je suis en colère. Je m’imagine pousser des cris gutturaux et casser des briques avec mes mains, avant de voler dans les airs en pétant la gorge de mes ennemis à coups de pied (ou le contraire : d'abord je vole, après je casse des briques). J’en veux tellement à ces médecins qui remplissent d’interminables formulaires sur leur ordinateur et nous prennent de haut pendant que ma mère se tord de douleur. Et en même temps, je les comprends. Pour elles, c’est une journée de travail. Pour ma mère, une des dernières journées de sa vie.
Finalement, elle ne pourra jamais refaire ce scan. Le vendredi 15 juin, sur le conseil de sa généraliste, elle sera transportée aux urgences en ambulance et ne reviendra pas à la maison.
Je raconterai, dans le prochain épisode, comment cette agonie a fini par lui ôter son ultime espoir de partir comme elle l’avait décidé, dans un hôpital où elle mourra en définitive dans une grande violence. Parce que personne n’a le temps. Et que le
De son propre aveu, l'écrivain Akli Tadjer n'a jamais fait face à une telle situation, en 20 ans d'écriture et de rencontres dans des établissements scolaires. Sur Facebook, il a partagé l'email envoyé par une enseignante de la Somme, qui lui fait part de réactions racistes de ses élèves face à l'étude d'un livre de Tadjer, Le Porteur de cartable. Les élèves ont déclaré que l'auteur n'était pas français, et l'un d'entre eux a refusé de lire un extrait qui contenait le prénom « Messaoud ».
L'écrivain franco-algérien Akli Tadjer a publié sur Facebook, le 27 septembre dernier, la capture d'écran d'un email envoyé par une enseignante d'une classe de première dans un lycée de la Somme. Elle y évoque la présentation de son livre Le Porteur de cartable à ses élèves, et la réaction de certains d'entre eux. « Et donc, il y a eu une levée de boucliers de certains élèves car l'auteur n'est pas Français [...], l'histoire ne concerne pas la France (ils ne savaient pas que l'Algérie avaient (sic) été française) et il y a du vocabulaire en arabe... »
L’enseignante évoque également le refus d’un élève de lire un extrait de l’ouvrage à voix haute pour ne pas prononcer le prénom Messaoud.
Contacté par ActuaLitté, Akli Tadjer nous explique avoir rencontré l'enseignante pendant les vacances dans la Librairie Livres enchantés de Chaulnes. « C'est la première fois, en 20 ans de rencontres scolaires, que je fais face à une telle réaction», nous précise l'auteur du Porteur de cartable. « J'en ai fait beaucoup lorsque ce roman a été publié [en 2002 chez JC Lattès, NdR], car ce récit permettait aux enseignants d'aborder la guerre d'Algérie et de travailler avec l'adaptation en support visuel. »
En effet, Le Porteur de cartable a été adapté en film, réalisé par Caroline Huppert. « L'histoire de cette amitié entre deux garçons, dont le père de l'un est indépendantiste et celui de l'autre pied noir, est un roman réconciliateur et sans violence, même si cette dernière est dans la tête de certains protagonistes », détaille Akli Tadjer.
Le résumé de l'éditeur pour Le Porteur de cartable :
Paris, mars 1962. En cette fin de guerre d’Algérie, Omar, dix ans, porteur de cartable de FLN, fait la collecte auprès des militants du réseau Turbigo, le petit monde pittoresque des immigrés du quartier des Halles. Tout est clair dans sa tête, jusqu’au jour où « l’ennemi », Raphaël, — même âge — rapatrié d’Algérie, « naufragé de l’histoire », débarque sur son palier.
Une rencontre avec les lycéens
Après la publication de cet extrait d'email, Akli Tadjer a reçu des messages de soutien, nombreux, mais a aussi constaté que de nombreux sites reprenait sa publication pour « m'insulter : j'ai le cuir un peu épais, j'ai entendu des choses, mais les voir écrites, on a l'impression que cela les rend ineffaçables ». Les dérapages s'amplifient : « Le roman se passe en 1962, il ne parle pas une seconde d'islam, mais ces sites l'utilisent pour évoquer l'islam, sans raison. » L'auteur envisage d'ailleurs de porter plainte contre ces publications.
Recontacté par l'enseignante depuis sa publication sur Facebook, l'auteur doit convenir avec elle d'une autre date pour une rencontre avec les lycéens. Actuellement en stage, les élèves devraient rencontrer l'enseignante et la CPE à leur retour, et suivre un atelier contre les discriminations.
« Nous devions faire cette rencontre dans une librairie, mais je préfère la faire dans leur lycée, pour être sûr que les élèves seront présents », explique Akli Tadjer. « Il est important d'en parler face à face et de comprendre l'histoire surtout dans la région, où il n'y a pas beaucoup de personnes d'origine étrangère. Et c'est d'autant plus important que leur région a été marqué par les guerres et l'engagement, notamment, d'Indiens dans le conflit, au cours de la Première Guerre mondiale. »
« Je pense que la parole s’est libérée », déplore Akli Tadjer, « avec les réseaux sociaux et l'intervention, sans filtre, de certaines personnes à la télévision. Les mômes qui n’ont que cela comme divertissement ou possibilité d'éducation se retrouvent avec ces modèles, des gens qui s’insultent et s’invectivent », constate l'écrivain.
En 1962, à Paris, le jeune Omar Boulawane est un Algérien qui est né et a grandi en France. Son père appartient au FLN dont les réunions clandestines se déroulent chez lui. Omar aide son père dans sa lutte, en récoltant des fonds pour le réseau. C'est alors qu'arrive, sur le même palier, une famille de pieds-noirs, rapatriée d'urgence. Malgré l'opposition de son père, Omar se lie d'amitié avec Raphaël, du même âge que lui, et qui fréquente son école. Mais pour le jeune Raphaël, qui n'a connu que l'Algérie, vivre en France est un vrai cauchemar...
Une façon originale, pleine d'humanité, de parler de la guerre d'Algérie à travers le regard naïf de deux enfants. Le jeu et les rêves, la vie l'emportent sur la rancoeur des adultes.
« Le Soleil ne se lève plus à l'est », les mémoires de Bernard Bajolet, ancien patron de la DGSE et ambassadeur de France dans plusieurs capitales, dont Alger, ont suscité un intérêt particulier en Algérie. Si les propos n'engagent que lui, la France s’étant d'ailleurs désolidarisée de l’ouvrage, celui-ci a jeté un froid dans la relation bilatérale.
Les déclarations de Bernard Bajolet sur la santé défaillante d’Abdelaziz Bouteflika, ainsi que sur l’ampleur de la « corruption » qui touche le plus haut sommet de l’État algérien, ont davantage retenu l’attention que le reste de son livre. Dans Le Soleil ne se lève plus à l’Est(Plon), sans faire de révélations fracassantes, l’ex-directeur de la Sécurité extérieure française (DGSE) de 2013 à 2017 et également ambassadeur de France à Alger entre 2006 et 2008, raconte diverses anecdotes qui font le sel des relations franco-algériennes. Celles-là même que le président Jacques Chirac qualifiait de « foiroteuses », selon Bajolet.
Une série d’anecdotes dont nul ne sait si elles sont avérées, tant sa liberté de ton, une fois retiré des affaires, n’engage que lui. La France, via son ambassadeur, s’est d’ailleurs désolidarisée de l’ouvrage après sa publication. Voici quelques anecdotes, à prendre, donc, avec un certain recul.
De Gaulle et les « ascenseurs » algériens
Arrivé au pouvoir sur les chars de l’armée des frontières en 1962, le président Ahmed Ben Bella souhaite nationaliser les « bien vacants » laissés par les pieds-noirs ayant quitté massivement l’Algérie après l’indépendance de juillet 1962. Pour sonder le général Charles de Gaulle, Ben Bella dépêche à Paris le jeune Bouteflika, nommé ministre des Affaires étrangères en 1963. La discussion entre les deux hommes dure visiblement plus que ne pouvait supporter le général, d’après l’ex-patron de la DGSE.
Pour couper court à l’entretien, de Gaulle demande à son hôte de voir la question avec Georges Pompidou, son Premier ministre. Mais Bouteflika insiste, excédant quelque peu le général : « Bouteflika, vous ne vous imaginiez tout de même pas que j’allais réparer vos ascenseurs jusqu’à la fin des temps ? », lui aurait alors rétorqué de Gaulle.
Boumédiène boude l’ambassadeur
Le président Houari Boumédiène, qui a pris le pouvoir en 1965 jusqu’à sa mort en 1978, entretenait des relations tendues avec l’ancienne puissance coloniale. Cette froideur, Guy de Commines de Marsilly, ambassadeur de France, l’a sentie à maintes reprises au cours de son mandat à Alger, de 1975 à 1979. Houari Boumédiène ne l’a par exemple jamais reçu en audience. Il s’entretenait néanmoins régulièrement avec Paul Balta, le correspondant du journal Le Mondeen Algérie.
Lors d’une réception donnée par le raïs le 1er novembre, comme chaque année pour commémorer le début de la guerre d’Algérie, Boumédiène appelle à sa table les ambassadeurs soviétique, allemand, américain et d’autres diplomates. Guy de Commines de Marsilly, lui, n’en fait pas partie. L’homme ne voyait pas non plus Abdelaziz Bouteflika, alors chef de la diplomatie. Il ne passait même quasiment jamais à son bureau, note ainsi Bajolet. « Le malheureux Commines devait se rabattre sur les fonctionnaires du ministère. »
Fuites sur la corruption de la famille Bouteflika
Janvier 2008. Bernard Bajolet confie à son homologue américain Robert Ford ses vertiges quant à la corruption qui gangrène l’Algérie, « touchant jusqu’à la famille du chef de l’État ». Rendues publiques en 2010 par WikiLeaks, ces confessions provoquent une tempête médiatico-politique à Alger. Pourtant, elles ne suscitent pas « les protestations qu’on aurait pu craindre de la part des autorités algériennes, tant celles-ci les savaient fondées ».
Peu de temps avant la publication de ce câble diplomatique secret, l’ambassadeur d’Algérie en France, Missoum Sbih, proche de Bouteflika, invitait à déjeuner Bernard Bajolet, qui occupe alors les fonctions de coordinateur des services de renseignement auprès du président Nicolas Sarkozy. Compte tenu du grand barnum provoqué par ces confidences ainsi que la mise en cause de la famille présidentielle, on aurait pu croire que cette invitation allait être annulée.
Elle a non seulement été maintenue et le sujet, lui, a été éludé. « Au cours de notre rencontre, souligne Bajolet, il ne fut pas question de ces fuites. »
Quand un « énorme rat » s’invite à un déjeuner présidentiel
Décembre 2007. Nicolas Sarkozy effectue une visite officielle de trois jours en Algérie. Bernard Bajolet insiste pour que le déjeuner officiel, offert par Bouteflika à Constantine, se tienne dans l’ancien Hôtel de ville construit au début du XXème siècle. Problème : la grande salle est complètement abandonnée. Et personne ne sait où se trouve la clé du bâtiment. Quand le protocole de l’Elysée vient reconnaître les lieux avant le voyage présidentiel, les Algériens doivent enfoncer les portes.
Si le déjeuner somptueux se déroule bien, il en aurait pu en être autrement. C’est que la bâtisse n’a pas été dératisée à temps. Si bien qu’un « énorme rat », selon les mots de l’auteur, s’est invité sur les lieux en courant sous les tables des convives. « Heureusement, je fus, semble-t-il, le seul à le remarquer », note Bajolet avec humour.
Bouteflika rancunier envers Sarkozy
Abdelaziz Bouteflika entretenait de très bonnes relations avec Nicolas Sarkozy, qu’il avait reçu en grande pompe à Alger quelques temps plus tôt la même année, à l’époque où celui-ci était ministre de l’Intérieur. Le président algérien a tenu des propos chaleureux sur lui lors de l’audience de départ de Bajolet, en juillet 2008.
Le raïs, pourtant, peut se montrer rancunier. La belle mécanique des relations algéro-françaises s’enraille ainsi en août 2008, lorsqu’un diplomate algérien est arrêté en France et mis en examen pour « complicité d’assassinat » dans l’affaire de l’opposant algérien Ali Mécili, tué à Paris en 1987. Alger crie à la méprise et exige sa remise en liberté. De son côté, Paris répète que la justice française est indépendante, même quand elle se trompe. L’affaire tend les relations entre les deux capitales. Bouteflika, qui reproche à Sarkozy d’avoir dégradé les liens tissés, jugera même que son quinquennat a été un gâchis pour les relations bilatérales.
Il ne semble pas l’avoir oublié des années plus tard, alors qu’il est de passage à Paris pour des soins médicaux. À l’instigation de Bernard Bajolet, Sarkozy tente de le joindre au téléphone. Le chef de l’État algérien refuse de prendre celui qu’il avait adoubé en 2007 sur les portes du palais d’El Mouradia.
Une université franco-algérienne à Alger ? Non, merci !
Au cours de son séjour à Alger, l’ambassadeur Bajolet propose la création d’une université franco-algérienne à Alger. Les diplômes délivrés auraient été équivalents à ceux attribués par les universités ou les grandes écoles françaises. Bouteflika y est favorable, avant de changer d’avis. La raison ? « C’était surtout l’équivalence des diplômes, pourtant gages de qualité, qui le gênait », observe le diplomate.
Au cours d’un déjeuner, celui-ci s’enquiert des raisons du refus des autorités algériennes. « Vous allez aspirer toute notre jeunesse éduquée », se justifie Bouteflika. Bajolet lui explique le contraire, à savoir que les 5 000 nouveaux étudiants algériens auxquels la France accorde chaque année un visa d’études ne retournent que rarement en Algérie. Ceux qui auraient pu être formés dans le cadre de ce projet universitaire auraient non seulement bénéficié d’une formation de qualité, mais « auraient plus de chance d’y rester [en Algérie, ndlr] ».
Manifestement, le temps a donné raison au diplomate français. Chaque année, plus de 22 000 étudiants algériens se rendent en France, sans retourner en Algérie. Aujourd’hui, on compte notamment plus de 14 000 médecins algériens qui exercent dans les hôpitaux français, soit une hausse de 60 % au cours des dix dernières années.
Amnesty International a appelé vendredi les autorités algériennes à combattre l'impunité, 13 ans après l'adoption d'une Charte pour la paix et la réconciliation nationale qui a permis à des milliers d'islamistes armés d'échapper à la justice.
Cette charte adoptée en 2005 pour mettre fin à la guerre civile a offert le pardon à ces islamistes en échange de leur reddition, ce que firent environ 10.000 d'entre eux.
D'ailleurs, le bilan de cette Charte reste difficile à établir en l'absence de données officielles sur son application, alors que les familles des victimes des groupes islamistes armés réclament toujours justice.
"Pour une réconciliation nationale véritable et une paix durable, les autorités doivent prendre des mesures efficaces (...) pour veiller à ce que les graves violations des droits humains commises durant les années 1990 ne se reproduisent plus jamais", a indiqué Hassina Oussedik, directrice d'Amnesty-Algérie.
Selon l'ONG, "au lieu d'enquêter sur les homicides illégaux, les disparitions forcées, les actes de torture et les viols commis durant les années 1990, et de conduire leurs auteurs présumés devant la justice, les autorités algériennes ont adopté une série de mesures qui ont consolidé l'impunité et empêché les victimes et leurs familles de connaître la vérité et d'obtenir justice et réparation".
Elle dénonce des "amendements" à la Constitution algérienne adoptés le 7 février 2016 qui "ont renforcé la culture d'impunité" en ne tenant "aucun compte de la situation tragique des victimes et familles de victimes qui s'opposent à cette impunité".
La guerre en Algérie a éclaté en 1992 après l'annulation des législatives en passe d'être remportées par le Front islamique du Salut (FIS). Elle a fait officiellement 200.000 morts dont de nombreux civils, victimes d'attentats ou de massacres imputés aux groupes islamistes, notamment au paroxysme des violences, entre 1996 et 1998.
“Les bienheureux” est le titre du premier long-métrage de la réalisatrice algérienne Sofia Djama, actuellement dans les salles en Tunisie. Le titre du contraste avec le ton bien triste du film. Les bienheureux se font rares à Alger.
Pour son premier long-métrage, la jeune réalisatrice algérienne, ne ménage personne, brise le politiquement correct et met des mots et des images sur une décennie sanglante, pas si lointaine: la guerre civile algérienne.
Cette guerre civile qu’on croyait, qu’on voulait qu’elle soit enterrée à jamais, oubliée. Pour cela, on décréta “la concorde civile” puis “L’amnistie générale”. Mais les plaies de beaucoup d’Algériens restent infectées par les non-dits de cette guerre, les coupables impunis, les souvenirs des horreurs des exactions commisses envers les civils. Sofia Djama montre si crûment “ce semblant de paix”, comme elle le décrit, lors des débats qui ont suivi son film à Cinémadart.
Le film a remporté 3 prix à La Biennale di Venezia 2017 🏆 Prix de la meilleure actrice dans la section Orrizonti à Lyna Khoudri 🏆 Le Brian Award, qui récompense un film défendant les valeurs de respect des droits humains. 🏆 Le prix Lina Mangiacapre destiné à une œuvre qui change les représentations, et les images des femmes au cinéma.
Des années après la fin “officielle” des années de braise, la réalisatrice investit les rues d’Alger pour capter la beauté d’une ville bercée dans la tristesse. “C’est une ville fatiguée par les promesses”, affirme la réalisatrice.
Sofia Djama raconte l’Algérie à travers une famille. Le père Samir, joué par Sami Bouajila, est un gynécologue installé à Alger qui pratique des avortements clandestins, peste contre les hypocrisies, mais compose avec la réalité, y trouve son compte parfois. Avec sa femme Amal, jouée par Nadia Kaci, ils étaient parmi ceux qui ont milité, fin les années 80, pour des idéaux vite envolés par des années de guerres.
Que reste-t-il des années après? Une grande amertume, la hantise de l’islamisme, la peur intacte qu’on y sombre de nouveau. Pour Samir, il reste aussi des rancœurs envers ceux qui ont fui la guerre, ceux qui sont partis. Ceux là font partie de ses amies, de ceux qui ont rêvé d’une Algérie autrement.
Samir, en rage, garde espoir dans son pays, compter y établir des projets, pas seulement pour lui mais pour son fils Fahim, interprété par Amine Lansari. Ce n’est pas l’avis de sa femme, qui voit son fils ailleurs, voulant le protéger des stigmates d’une guerre qu’il n’a pas vécue, projette en lui ses peurs, ses échecs et ses illusions perdues.
Fahim, en jeune rebelle, bouscule ses parents, joue sur leurs peurs. Il a comme amis Fériel et Réda, incarnés par Lyna Khoudri et Adam Bessa. Fériel a perdu sa mère pendant la guerre, porte en son corps et son âme les cicatrices des horreurs, mais elle inspire une jeunesse fraîche, amoureuse de la vie. Réda est en quête de spiritualité, il bricole la sienne. Il est l’image d’une jeunesse en quête d’une identité.
“On fait partie de cette génération qui n’a pas vécu la guerre mais qui en porte les séquelles”, explique la réalisatrice, pour qui la thématique du film lui est très intime.
Alger semble indifférente aux jeunes comme aux moins jeunes, toujours rongée par le clientélisme, la corruption, le conservatisme. Les ingrédients de la guerre civile sont latents: une société de plus en plus conservatrice, la disparité des richesses, l’islamisme, la violence, des jeunes qui s’érigent en soldats de la religion et des résistances de part et d’autre.
La guerre civile a enfanté un spectre désenchantant. Faut-il rester et y faire face? Faut-il partir? C’est le fil de l’histoire. La réponse n’est pas évidente malgré la tournure tranchée de la fin du film.
Alger est effervescente, seul motif pour espérer qu’elle renaît de ses cendres, qu’elle retrouve ses bienheureux.
Rencontre avec l'équipe du film "Les Bienheureux" de Sofia Djama
Les Bienheureux - DVDRIP - FilmComplet !
La sanglante guerre civile des années 1990, nommées «la décennie du terrorisme», demeure un sujet tabou en Algérie. Personne n'ose faire le compte des morts dans le camp de l'armée et dans celui des islamistes. Au total, combien de vies ont été sacrifiées, entre Constantine, Alger et Oran? 50.000, 150.000, 250.000? Les évaluations les plus hautes se révèlent sans doute les plus justes. Et combien de saccages, dans les familles, combien de couples bousillés, de cœurs sombres poussés sur le chemin de l'exil, de militaires tombés dans l'alcoolisme, de jeunes gens internés en hôpital psychiatrique ou méthodiquement éliminés, les uns par les barbus, les autres par les services spéciaux?
Jusqu'à ce jour, ce passé proche ne passe pas en Algérie. Il est impossible à appréhender par les historiens. Trop de fraudes, de mensonges, de part et d'autre. Les chapelles se querellent...
Après avoir réussi à créer le buzz à des fins promotionnelles, l'ancien ambassadeur de France à Alger continue de surfer sur la vague de ses déclarations incendiaires concernant son mandat diplomatique en Algérie. Mardi soir, et sur France Inter, Bernard Bajolet, l'«ambassadeur peu diplomate», a tenu à apporter des éclaircissements sur les propos qu'il a tenus lors de l'interview accordée vendredi dernier au Figaro, sur l'état de santé de Bouteflika, expliquant que «c'est une question politique qui dépasse les relations humaines». Interrogé si le président de la République algérienne est «toujours en vie», Bajolet a répondu laconiquement : «Je crois pouvoir répondre par l'affirmative», lui, pourtant qui affirmait, quelques jours plus tôt, que Bouteflika était maintenu «artificiellement en vie». Des propos qui ont fait réagir Paris, face au tollé général soulevé en Algérie, et qui s'est démarquée officiellement des déclarations de son ancien ambassadeur en Algérie. Samedi dernier, Xavier Driencourt, l'actuel ambassadeur de France à Alger, s'est exprimé, à propos de cette affaire, indiquant que «Bernard Bajolet s'exprime à titre personnel, à titre privé.
Il n'engage en aucun cas, je dis bien en aucun cas, le gouvernement, le président et l'administration française. Il s'exprime en son nom personnel». Revenant sur ses déclarations sur Bouteflika, Bajolet a voulu dépassionner le débat, précisant qu'il a «entretenu une relation chaleureuse avec le président Bouteflika», éprouvant pour lui «du respect et même de l'affection». Et comme pour répondre à Driencourt, son successeur à Alger, il souligne l'attachement de son pays «à la stabilité et à la prospérité de l'Algérie», «un objectif important» pour la France et le pourtour méditerranéen, ajoute-t-il, expliquant encore que «la stabilité ne signifie pas l'immobilisme». Xavier Driencourt a rappelé que Bernard Bajolet a occupé, «il y a plus de dix ans», le poste qui est le sien aujourd'hui, « il sait combien ces fonctions sont importantes, délicates et compliquées». Il tiendra à rappeler le rôle d'un ambassadeur français à Alger qui «n'est pas de remettre de l'huile sur le feu». Sur France Inter, l'ancien diplomate est revenu sur la question mémorielle, accusant le pouvoir algérien en place «de continuer à se légitimer en s'appuyant sur la critique de la colonisation». Au Figaro, il a déclaré que «la nomenklatura algérienne, issue ou héritière de la guerre d'Algérie, a toujours besoin de se légitimer en exploitant les sentiments à l'égard de l'ancienne puissance coloniale» tout en évoquant «les relations difficiles» entre l'Algérie et la France. Il estime aussi que les Algériens sont peu réceptifs aux derniers gestes de Macron dans la reconnaissance de la responsabilité de l'État français dans l'assassinat de Maurice Audin, d'une part et d'autre part les honneurs rendus aux harkis. «Des questions franco-françaises» dans l'esprit des Algériens, explique-t-il.
Un dossier sensible aux yeux d'Alger qui a valu à l'ancien président français Sarkozy «une véritable scène» de la part de Bouteflika, lors de sa visite à Alger en décembre 2007, raconte encore l'auteur du «Le soleil ne se lève plus à l'Est, mémoires d'Orient d'un ambassadeur peu diplomate». Dans ses mémoires, Bajolet est revenu notamment sur son passage en Algérie dans les années 1970 et entre 2006 et 2008, critiquant ouvertement la politique économique du gouvernement, évoquant la corruption et les blocages liés à l'Histoire entre l'Algérie et la France tout en réclamant l'ouverture des archives du FLN.
Après avoir été le patron de la DGSE de 2013 à 2017, cet ancien diplomate passé maître du renseignement s'apprête à naviguer en eaux plus calmes. De la « piscine " aux plates-formes pétrolières, quelques brassées suffiront à Bernard Bajolet pour prendre sa place au sein de SBM Offshore. A 68 ans, Bernard Bajolet, allure sévère, regard droit, lèvres pincées, entre au conseil de surveillance de ce groupe néerlandais, spécialisé dans la construction de plates-formes maritimes et la prestation de services aux ténors de l'industrie pétrolière et gazière offshore.
Mais SBM Offshore doit surtout sa notoriété à son passé tumultueux. Des affaires de corruption et de pots-de-vin ont été mises au jour dans plusieurs pays, de l'Angola au Brésil, en passant par la Guinée équatoriale, l'Irak et le Kazakhstan. Au total, l'entreprise a déboursé 760 millions de dollars en amendes et transactions devant la justice américaine, néerlandaise et brésilienne entre 2014 et 2017 pour des infractions devenues monnaie courante des années durant. On attend désormais de Bernard Bajolet qu'il assure un avenir « clean " à SBM Offshore. Sa mission : traquer le moindre écart à tous les échelons de l'entreprise pour éviter de nouveaux déboires judiciaires. Ce Lorrain d'origine, proche de François Hollande et ardent défenseur des secrets d'Etat, s'est acquitté de missions ardues, dont la libération de plusieurs otages français ou le déclenchement d'opérations antiterroristes clandestines. Avec sa barbichette et sa moue bourrue, l'ex-homme du renseignement, qui fut, dès 2011, ambassadeur de France à Kaboul, où il a échappé à des attentats, a fait une grande partie de sa carrière au Quai d'Orsay. Le ministère des Affaires étrangères lui ouvre la porte dès sa sortie de l'ENA en 1975, où sa promotion comptait aussi Martine Aubry, Pascal Lamy et Alain Minc.
Muté à Sarajevo
A partir de 1998, ses nominations au poste d'ambassadeur de France s'enchaînent : Jordanie, Bosnie-Herzégovine, Irak, Algérie, Afghanistan... En 1986, il avait déjà été nommé premier conseiller de la représentation française à Damas. On le dit tempétueux, opiniâtre, capable de se fâcher avec tout le monde, mais aussi intègre, fidèle et courageux. En 1999, une remarque caustique à Lionel Jospin, alors Premier ministre, lui a valu d'être muté à Sarajevo. Qu'importe. Il y a appris le croate pour mieux contribuer à traquer les criminels de guerre. Le parcours de cet expert parlant arabe et connaissant les us et coutumes de nombre de pays producteurs de pétrole au Moyen-Orient n'a pas échappé à SBM Offshore. Outre son carnet d'adresses gros comme un Bottin, Bernard Bajolet dispose surtout d'une aptitude naturelle à régler les affaires les plus délicates au milieu du chaos. Sans compter son appétence sans pareille pour les relations internationales. N'a-t-il pas rouvert la représentation française dans un Irak en ruine en 2003 ? Cette photo à bord d'un avion militaire inconfortable, en costume-cravate au milieu de soldats en treillis, en témoigne : Bernard Bajolet n'a pas froid aux yeux.
Après avoir été en première ligne, ce diplomate discret, rodé au gilet pare-balles, finit par développer le goût de l'ombre. Entre 2008 et 2011, il étrenne le poste de coordinateur national du renseignement auprès du président de la République que crée Nicolas Sarkozy. « J'adhère à la philosophie de Nicolas Sarkozy, mais je ne suis pas un militant politique », précise-t-il alors pour s'affranchir de toute étiquette. Du reste, vu ses états de service hors norme durant ces trois années, ce maître espion se retrouve dans les petits papiers du nouveau président, François Hollande, qui le nomme directeur général de la DGSE en avril 2013. Le courant passe bien entre les deux hommes qui se connaissent de longue date et se tutoient. En dépit de la limite d'âge prévue par la loi qu'il atteint, Bernard Bajolet est maintenu en poste jusqu'en mai 2017 à la faveur d'un amendement sur mesure.
Désormais dans le privé, ce fan d'équitation, de voile et de polars est le cinquième dirigeant français à rejoindre SBM Offshore, avec, notamment, le directeur général, Bruno Chabas, et le directeur des opérations, Philippe Barril. Deux autres membres du conseil de surveillance, dont le vice-président, sont aussi de nationalité française.
Dans un contexte mondial marqué par les crises politiques, sociales, environnementales, les théories de choc des civilisations et les divisions sont instrumentalisées. Des guerres meurtrières touchent de grandes régions. Trois auteurs de l’aire méditerranéenne ont participé, le 15 septembre, au Village du livre à l’échange organisé en partenariat avec la Fondation Gabriel-Péri. Ils ont cherché à démontrer en quoi la culture peut permettre de bâtir la paix face aux violences, au repli sur soi et aux identités figées.
Dans son avant-propos, Chrystel Le Moing donnait le ton : « La culture contient l’acte de s’ouvrir à l’autre, de ne pas le considérer comme un ennemi pour aller à la rencontre des cultures et des histoires multiples. Elle apaise les conflits en les regardant en face, en donnant la parole aux différents acteurs pour démêler les enjeux et entrer dans la complexité des vies humaines. » Elle présentait ensuite ses invités : Gérard Astor, auteur, dramaturge et essayiste, maître de conférences à l’université Paris-IV et coordinateur du projet « Archipel Méditerranées », ancien directeur du Théâtre Jean-Vilar de Vitry (Val-de-Marne), Adel Habbassi, philosophe, enseignant-chercheur à l’université de Tunis, et Yahia Belaskri, auteur et codirecteur de la revue Apulée. La rencontre intitulée « La culture pour construire la paix », qui se déroulait en partenariat avec la Fondation Gabriel-Péri, le vendredi 15 septembre au Village du livre, s’inscrit dans le séminaire « Construire la paix, déconstruire et prévenir la guerre » lancé il y a deux ans.
La revue Apuléea consacré son troisième numéro au thème « Guerre et paix ». Pourquoi ?
Yahia Belaskri Avec Hubert Haddad et de nombreux contributeurs, nous avons lancé la revue annuelle Apulée. C’est une aventure culturelle, intellectuelle et artistique exceptionnelle. La revue est née de la nécessité de dire la vie et le monde, et de le dire aimant et vibrant et non pas déclinant sous la fatalité de la guerre, du rejet et de la marginalisation. C’est la raison d’être de cette revue. Nous l’avons nommée Apulée. Apulée de Madaure est l’auteur du roman Métamorphoses au IIe siècle après J.-C. Un texte d’une grande beauté qu’il faut lire encore aujourd’hui. L’écrivain berbère écrivait en latin. Un jour, on lui fait un procès pour sorcellerie parce qu’il s’est marié avec une femme fortunée, plus âgée que lui. Devant le tribunal, on lui demande : « Mais tu n’es pas un Romain ? » Il répond : « Je n’ai jamais menti. Je suis un Berbère. J’écris en latin. Je suis magistrat. Mais je suis un Romain puisque vous êtes là ! » L’histoire se répète. Dans les années 1950-1960, le Berbère que je suis aurait pu dire à l’État colonial français : « Puisque vous êtes là, je suis français ! » Aujourd’hui, je le suis devenu… Chaque année, nous choisissons un thème. D’abord « La galaxie identitaire ». Vous le savez, cette question de l’identité est importante. On a même créé un ministère de l’Identité. Ce qui est extraordinaire ! Ensuite, nous avons abordé « Les imaginaires et les pouvoirs ». Troisième édition, nous ne pouvions passer à côté de cette question de la guerre qui gangrène tout partout. En Syrie : quel drame ! Des centaines de milliers de morts, plus de 8 millions de réfugiés vivent en dehors de leur pays. La Libye, on nous a menti. Pourquoi la guerre ? Nous voulions faire démentir Zarathoustra pour qui : « C’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » Non, l’état normal n’est pas la guerre qui n’est qu’horreur, deuil et mort. Nous, nous voulons au contraire la paix, regarder l’autre avec bienveillance. Nous avons fait appel à des poètes, des romanciers, des nouvellistes pour qu’ils expriment leur ressenti vis-à-vis de la guerre et de la paix. Notre revue est francophone, mais nous publions les textes dans la langue de leurs auteurs (arabe, grec, italien, etc.), toujours traduits en français. C’est un travail décentré de la Méditerranée et ouvert sur le monde. La paix est notre destin. En tant qu’écrivains et auteurs, nous pouvons maintenir une mèche allumée en vue d’une explosion poétique. Cette mèche incandescente de la vie, c’est la poésie. C’est nous tous ! Lorsque nous nous regardons, nous parlons et nous sourions, c’est déjà de la poésie. Les va-t-en-guerre veulent nous arracher cela, nous enlever la chose la plus sacrée : la vie.
Comment réagissez-vous à ce qui vient d’être dit ?
Adel Habbassi La guerre n’est pas un état naturel humain. Il faut penser la guerre par rapport à la violence. Il suffit de lire Lautréamont. Rimbaud y a beaucoup réfléchi. Les textes de Sade se terminent toujours sur un appel à la vertu citoyenne. La pulsion de violence est individuelle, mais si cette violence est orientée vers l’autre, elle devient une guerre. C’est toute la complexité du vivre-ensemble et du vivre avec l’autre. Je suis tunisien maghrébin. À mes côtés sont assis un Berbère franco-algérien et un Français né en Algérie, qui a choisi de ne pas subir un passé et une présence dans un contexte colonial que vous connaissez. Gérard Astor a développé un théâtre où il revendique ses origines et une terre natale maghrébine. Ne lui parlez surtout pas de « pied-noir » car son rapport au Maghreb est continu. Il existe toujours dans son travail d’écriture.
Vous parlez, Adel Habbassi, de « polyphonie culturelle »et de « théâtre-monde »…
Adel Habbassi Il n’y a pas une identité, mais des identités. L’intérêt du titre d’Apulée dans son ouvrage Métamorphoses est de traverser l’Histoire et de permettre aux Berbères de prendre les habits de toutes les civilisations, de tous les envahisseurs, de tous les aventuriers, de tous ceux qui ont foulé la terre maghrébine berbère. La symbolique de ce conte d’Apulée est ainsi très importante pour les Berbères du monde entier. Pour ma part, je parle de théâtre-monde. Cette façon de combiner les mots est bien sûr empruntée à Édouard Glissant. Chez ce dernier, il y a toute une approche de la relation à l’autre. Lorsqu’il parle de « chaos-monde », de « tout-monde », pour lui, chaque lieu, chaque contexte est habité par toutes les présences qui, à travers l’histoire, ont travaillé l’imaginaire, la tradition et la culture. Glissant nomme alentour un lieu très chargé de la semence et des traces de tous ceux qui nous ont précédés. Dans Des siècles à Grenade de Gérard Astor, l’histoire de l’Andalousie permet de superposer plusieurs histoires qui s’entremêlent du Maghreb, des Arabes et de l’Occident. J’utilise aussi la métaphore botanique du rhizome que Glissant a lui-même saisi chez Gilles Deleuze. Le rhizome conteste la racine unique qui tue alentour. Chez Glissant, cette métaphore du rhizome emprunte à l’existence d’une racine qui ne tue pas les autres racines et évolue de manière horizontale. Dans cette écriture de la relation, cette façon d’écrire et de vivre avec l’autre sous les dalles de la Grenade, Gérard Astor déterre des méthodes d’irrigation, des traces et des motifs architecturaux arabes et maures. Dans son texte, il y a des fragments d’espagnol, de l’arabe, de l’anglais, de l’hébreu. C’est une attrayante polyphonie. Chez Astor, la table des matières s’appelle composition. Penser la guerre et la paix, le rapport à l’autre, se fait dans la musique.
Quelle est, Gérard Astor, votre conception si particulière de l’art dramatique et du théâtre ?
Gérard Astor Je veux d’abord parler de la responsabilité de celui qui écrit. Yahia Belaskri disait l’importance aujourd’hui de la poésie comme lieu de partage avec l’autre. C’est une décision que l’on prend. Tout le monde n’écrit pas de la poésie avec cet arrière-fond, cette volonté ou cet objectif. L’artiste fait un choix d’intervenir ou pas dans la société. En ce qui concerne le théâtre, contrairement à ce qu’il en est de la poésie aujourd’hui (elle ne l’a pas toujours été, Homère disait ses poèmes en public mais, depuis le XIXe siècle, la poésie a malheureusement rejoint les greniers des poètes), il ne peut pas s’écrire et se donner s’il n’y a pas un public. Lorsque j’écris du théâtre, je sais que sa vocation, c’est d’être joué par des acteurs autres que moi et qu’ils vont présenter ce travail à des spectateurs lors d’une réunion collective. Cela met devant des responsabilités. Dès son origine, le théâtre a été confronté aux problèmes de la société, et donc fondamentalement à la guerre et à la paix. Il y a vingt-cinq siècles, l’un des premiers textes de théâtre qui nous reste, la Prise de Milet, évoque l’envahissement guerrier par les Perses de la colonie athénienne Milet. Les Paravents de Genet est une pièce ancrée dans la guerre d’Algérie. Si on emprisonne le théâtre dans des institutions, dans un public déjà configuré, on le tue. En revanche, si on conçoit le théâtre comme étant l’exercice public d’une citoyenneté qui prend le visage d’une représentation artistique, alors ça change tout. Se pose ainsi un deuxième problème, celui de savoir de quoi on parle et de comment on en parle. Après la première menace de l’isolement du créateur, il apparaît une deuxième menace : le naturalisme ou l’esprit mécaniste. On va aborder les questions de la guerre et de la paix pour qu’il n’y ait plus de guerre et bâtir la paix. On va donc écrire et jouer des pièces de théâtre qui vont montrer l’horreur de la guerre. Ce n’est pas si simple que ça. Lorsque le spectateur sort de la salle de représentation, lui aura-t-on donné l’énergie vitale lui permettant de comprendre le monde et de le transformer vers un monde de paix ? Ce n’est pas évident du tout. Il suffit de regarder le monde qui nous entoure. C’est la raison pour laquelle la métaphore est importante. On ne dit pas au spectateur ce qu’il doit faire. On ne décrit pas des états de guerre ou de paix. En revanche, l’exercice même de l’art et de la littérature ou du théâtre est un exercice de vie contraire à la guerre. Il faut être capable, dans cette vie-là, sous forme théâtrale, d’avoir une énergie suffisante pour proposer aux spectateurs de dégager, eux-mêmes, ce type d’énergie contraire à la guerre et à la mort. De mon point de vue, les spectateurs et les artistes sont devant cette responsabilité.
Oui, mais comment fait-on pour écarter la violence ?
Yahia Belaskri Dans ce débat sur la violence, je voudrais évoquer un texte d’Albert Camus qui s’appelle les Meurtriers délicats et qui a été repris dans les Justes, où l’auteur décrit un seuil dans la violence. Je pense qu’il faut, aujourd’hui, mettre à distance la violence et l’interroger. Il s’agit, avec l’art et le théâtre, de produire du beau pour faire barrage à la violence et à la guerre.
Adel Habbassi On peut aussi citer la Condition humaine d’André Malraux ou encore et surtout son autre texte les Noyers de l’Altenburg, dans lequel est décrit l’usage d’armes chimiques. Devant la souffrance des corps des soldats gazés, les guerriers oublient alors leurs camps respectifs et commencent à s’entraider et à se secourir… La paix ne peut être que le résultat d’un effort ou d’une construction liés à une valeur humaniste. Dans le théâtre de l’histoire comme celui de Gérard Astor, il y a toujours un attrait des corps qui jaillissent vers une sorte d’affrontement et ensuite vers une forme de réconciliation. Dans la force, mais aussi dans une certaine opacité du langage passe ce que j’ai appelé « violence ». Le lecteur ou le spectateur doit donc se hisser à ce niveau pour que l’énergie permette la relation à l’autre. Il y a ambivalence, attirance et répulsion. C’est le désir.
Gérard Astor J’ai envie de parler du spectateur. On pourrait voir les choses de manière courte. Devant cet énorme défi de la guerre et de la paix, on écrit des textes qui condamnent la guerre et font la promotion d’autres rapports humains. Si l’œuvre dit ce qu’il faut faire, cela ne sert strictement à rien. En revanche, le propre d’un théâtre d’intervention citoyenne, c’est d’ouvrir des horizons en montrant qu’il y a différents possibles. Nous sommes, nous-mêmes spectateurs, le choix entre différentes voies possibles. On pourrait concevoir des pièces ou des œuvres artistiques qui ne parlent pas de la guerre et de la paix, mais qui montrent qu’il existe dans un contexte toujours plusieurs possibilités. C’est la question de la polysémie du théâtre. Dans le texte de Camus déjà cité, le crime pouvait avoir lieu, mais il n’a pas eu lieu. On pourrait aussi signaler la pièce de Brecht Celui qui dit oui, celui qui dit non. C’est un peu simpliste. Il part deux fois de la même histoire, mais si c’est oui ou non, ça change du tout au tout. Il faut laisser au spectateur sa liberté. Nous devons cultiver l’art de la métaphore et toujours penser au spectateur, à l’auditeur et au lecteur. Ne rien lui dire, mais lui laisser la possibilité de dire lui-même.
Adel Habbassi L’expression artistique, et le théâtre en particulier, est très bien placée pour déconstruire cette dynamique de la guerre et de la relation à l’autre. La notion de jeu, et de jeu de rôle, est la meilleure façon de mettre dans l’action le comédien ou l’acteur afin de déconstruire les rapports de pouvoir. L’écriture et la lecture sont alors une très bonne manière d’exercer sa liberté.
Abdallah Anas entouré d'autres «afghans» dans les années 1980. D. R.
De Londres, Sonia L. S. – L’ancien chef djihadiste algérien qui a participé à la guerre en Afghanistan dans les années 1980, Abdallah Anas, a reconnu, dans un ouvrage paru ce mois de septembre à Londres, intitulé My Life on Jihad, from Algeria to Afghanistan (ma vie dans le djihad depuis l’Algérie jusqu’en Afghanistan), son implication et celle du Front islamique du salut (FIS dissous) dans les massacres perpétrés dans les années 1990 en Algérie.
Cet ouvrage, signé par le gendre d’un des plus proches collaborateurs du fondateur du mouvement terroriste Al-Qaïda, Oussama Ben Laden, le Palestinien Abdallah Azzam, et un des principaux conseillers militaires de la formation du binôme Abassi-Benhadj, démontre que le FIS était derrière l’éruption de la violence terroriste en Algérie et la création des GIA dans le but de prendre le pouvoir par la force et la terreur.
Abdallah Anas explique que l’action armée déclenchée par le FIS dans les années 1990 s’inscrit dans le cadre d’un «mouvement djihadiste global», né en Afghanistan avec la bénédiction des stratèges de la CIA.
Le prédicateur égyptien Youssef Al-Qaradawi a réagi à la parution du livre, en estimant qu’Abdallah Anas «peut raconter la véritable histoire du djihad afghan et sa vie en tant qu’un des Arabes qui y étaient impliqués. Il peut parler avec des connaissances vraies et vécues sur Abdallah Azzam, Oussama Ben Laden, Ahmed Shah Massoud, Hekmatyar et Sayyaf. Je ne doute pas que ce livre sera utile aux générations futures pour comprendre cette histoire, tirer parti de son expérience et éviter de faire les erreurs que beaucoup de sa génération ont commises».
CNN s’est également intéressée au livre car «Abdallah Anas a occupé une place de choix lors des moments les plus importants de l’évolution du mouvement islamiste, depuis son implication précoce dans la guerre d’Afghanistan au milieu des années 1980, où il a rencontré Oussama Ben Laden», note la chaîne d’information américaine.
Ces commentaires confèrent un caractère sérieux aux révélations de cet afghan algérien, aujourd’hui installé à Londres, une ville considérée comme La Mecque des extrémistes islamistes. Ce qui aura pour effet, sans aucun doute, de démonter les thèses fallacieuses des zélateurs du «qui-tue-qui» et confirmera la nature violente et subversive de l’ex-FIS, dont les chefs continuent d’activer, l’un, Abassi Madani, à partir de Doha et l’autre, Ali Benhadj, en Algérie.
En dépit de ses confessions, Abdallah Anas continue, lui, de couler des jours heureux en Grande-Bretagne où il jouit du statut de réfugié politique.
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