En 1994, le journaliste et romancier algérien Adlène Meddi avait 19 ans. Il vivait à El-Harrach, dans la banlieue d’Alger, d’où il suivait en direct la guerre impitoyable que se livraient militaires et islamistes. La mort pouvait tomber n’importe où, n’importe quand. Le GIA (Groupe islamique armé) a eu la peau de son cousin, un gendarme, mais aussi celle du mari de sa prof de français, un militant communiste. Avec sa bande de copains, ils ne cessaient de s’interroger : fallait-il s’armer ? S’exiler ? Subir ? De ces questionnements, il a fait un roman noir d’une intensité rare, 1994, publié en septembre chez Rivages. «Si on n’écrit pas ces années-là, si on n’écrit pas ces horreurs, on est condamné à les reproduire», nous a-t-il confié depuis l’Algérie, où il vit toujours.ans le roman, ils sont quatre : Amin, Sidali, Farouk et Nawfel. Quatre amis d’enfance d’El-Harrach. A peine 20 ans et déjà soudés par la rage en ce début de décennie noire. L’armée et les islamistes n’en finissent plus de faire couler le sang. Il suffit d’un coup de fil anonyme, d’un regard de travers ou d’un geste maladroit pour être abattu d’un coup de mahchoucha, ce fusil de chasse à canon scié dont la seule vue sème la terreur. L’assassinat d’un de leurs proches va servir de détonateur. Une fin d’après-midi, à l’ombre des pins maritimes et des eucalyptus, sur trois marches de pierre balayées par un léger vent venu du large, ils se réunissent autour d’une bouteille de vin rouge qu’ils sirotent dans des tasses à thé. Ils se regardent. L’un d’eux dit : «Il faut faire quelque chose.» Quelque chose ? Se lancer dans la lutte armée clandestine. Prendre exemple sur leurs parents qui, trente-cinq ans plus tôt, avaient pris les armes contre les Français. «Un jour, face à la merde, ils ont décidé de ne plus rester les bras croisés. Nous avons été élevés dans ça ! On ne peut pas être lâches, nous devons faire quelque chose. Quelque chose ! Lazem [«il le faut», en arabe, ndlr] !» tonne Sidali. Ainsi naît l’«armée impérieuse».
La bande va entreprendre de constituer une liste de cibles potentielles de sympathisants du FIS (Front islamique du salut) en s’imposant d’éviter toute trace écrite, rien qui puisse permettre aux puissants services secrets de remonter jusqu’à eux. Ils iront même jusqu’à potasser des romans d’espionnage et des livres sur le Mossad, le service de renseignement israélien. Le problème, c’est que les quatre lycéens ne sont pas des tueurs dans l’âme. Le jour où ils exécutent le frère de la femme aimée par Amin, quelque chose se casse. Ils s’effondrent. Sauf qu’Amin n’est pas n’importe qui. Son père, le général Zoubir Sellami, dirige la lutte antiterroriste au sein des puissants services de renseignement algériens, un homme cruel qui ne se déplace jamais sans son pistolet Tokarev à la ceinture.
«Enfants gâtés»
Adlène Meddi ne s’est pas totalement projeté dans Amin. Son père était électronicien et sa mère sage-femme, purs produits de cette classe moyenne qui a pu envoyer ses enfants à l’université. «On était les enfants gâtés des années 70, dit-il. Mes grands-parents étaient analphabètes, mes parents ont eu des formations pour acquérir un métier, leurs enfants sont tous allés à l’université.» Mais il a quand même mis beaucoup de lui-même dans le personnage. Le père d’Amin, lui, est calqué sur un officier des services secrets qui un jour a dit à Meddi :«Moi, j’assume tout ce que j’ai fait.» Quant à la toile de fond, elle est reconstituée à l’identique. «Mon obsession était de restituer l’époque,explique-t-il. Comment les jeunes portaient leur sac à dos, ce qu’ils buvaient, à quoi ils consacraient leurs loisirs, l’importance de la sérieBeverly Hills …»
Avant ses études de journalisme et de sociologie des médias à l’université d’Alger puis à l’EHESS à Marseille, Adlène Meddi a connu une courte expérience militaire et il dit qu’elle l’a beaucoup aidé. «J’ai fait l’armée au début des années 2000. J’ai passé trois mois à l’académie militaire de Cherchell [sur la côte méditerranéenne], j’étais jeune, un délire… J’y étais bien mais ils m’ont foutu dehors. Cela m’a quand même permis de voir la machine de l’intérieur.»
Longtemps journaliste à El Watan avant de travailler pour le site Middle East Eye et pour le Point, Adlène Meddi éprouvait surtout le besoin de contrer cette thèse selon laquelle les militaires algériens étaient tous des salauds. «Je ne peux pas mettre sur le même plan un Etat qui se défend et une horde d’extrémistes qui met des bombes dans les écoles, s’agace-t-il. En gros, il y avait deux camps qui s’affrontaient : les éradicateurs, qui comprenaient l’élite francophone gauchisante et une partie des militaires, ceux-là refusaient tout dialogue avec les islamistes ; et les réconciliateurs, qui considéraient qu’il n’y avait pas de solution militaire, que le problème était politique et qu’il fallait négocier.» Où se situait-il ? «J’ai toujours fait partie du premier camp. Je l’ai assumé jusqu’au début des années 2000. Ce n’est qu’après, en enquêtant sur les droits de l’homme, en rencontrant des familles de disparus [environ 25 000 selon les ONG] que j’ai relativisé. L’Etat a fini par reconnaître qu’il était responsable mais pas coupable.» Il cite le romancier espagnol Manuel Vázquez Montalbán, pour qui la guerre civile espagnole ne laissait que trois choix à la population : l’exil, la mort ou la folie. Les héros de 1994 sont confrontés aux mêmes choix : Amin va finir en asile psychiatrique et Sidali va s’exiler à Marseille.
A l’image d’un Kamel Daoud, dont il est d’ailleurs très proche, Adlène Meddi considère qu’on ne peut pas négocier avec les islamistes. «Ils ont quand même voulu anéantir le pays, en tuant des journalistes, des enseignants… C’était du nihilisme ! Je ne peux pas accepter qu’ils imposent leur vision des choses au pays.» Tout juste est-il prêt à discuter, conscient que les cicatrices sont encore à vif. «Vu ce que l’on a vécu, il faut que l’on signe un contrat social entre nous tous, je ne sais pas si c’est possible, mais il faut tendre vers ça. Cela permet aussi d’être intransigeant vis-à-vis du pouvoir. S’il n’y avait pas eu une telle corruption, la population n’aurait peut-être pas voté pour les islamistes.» Si la guerre d’Algérie commence à être abondamment couverte par la littérature - la rentrée 2017 en était le meilleur exemple avec les formidables romans d’Alice Zeniter, Brigitte Giraud et Jean-Marie Blas de Roblès -, la guerre civile des années 90 semblait encore trop proche pour être l’objet de fictions. Le roman d’Adlène Meddi va sans doute ouvrir la voie à d’autres auteurs. Publié en Algérie par la maison d’édition Barzakh en novembre 2017, 1994 a été plutôt bien reçu par la génération des 40-50 ans, qui a vu là une façon de se réapproprier une histoire tenue sous une chape de plomb par les autorités, mais aussi par la génération précédente, les parents. «Tu as remis une brique dans l’immeuble de ma reconstruction», a dit un de ses amis à Adlène Meddi.
«Pays décapité»
Les autorités ont-elles réagi à la parution de ce roman très noir ? L’Algérien rit. «Non, tranquille, j’ai fait pire.» Le romancier est marié à une journaliste française, Mélanie Matarese, avec qui il vit non loin d’El-Harrach, on ne se refait pas. Ils préparent un essai sur l’évolution de la société algérienne depuis vingt ans, notamment celle du statut des femmes. Il rit encore : «J’ai 43 ans et je fais déjà partie de la vieille génération.» Le mot «génération» revient souvent dans sa bouche et sous sa plume. C’est d’ailleurs un des immenses mérites de 1994 : montrer comment la violence et la haine se transmettent de génération en génération et tracer une continuité entre 1962 et 1994. Ainsi, dans les dernières pages du livre, un des quatre de la bande, Sidali, s’interroge : «Que leur ont légué leurs pères ? Des coupeurs de tête et un pays décapité. Qu’avaient-ils fait de leurs années de gloire, les pères, qu’ils chantaient à leurs enfants matin et soir, leurs années 1960 et 1970 ? Les années du Veau d’Or optimiste ? Rien ! Ils avaient profité de l’Etat-papa. Ils avaient tout donné à la patrie contre les Français, aussi se sentaient-ils le droit de jouir sans limites des fruits gratuits de l’indépendance, sans pudeur, sans penser à demain, sans penser à eux, leurs enfants, qui grandiraient dans le sein de l’apocalypse.» Un roman à l’écriture dense, qui pulse comme le cœur d’un homme aux abois.
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