Ça se passe à l’hôpital, en juin, une femme attend sa dernière heure. Par la fenêtre, elle voit le soleil se coucher : « J’ai pas de chance, moi qui aime tant l’été ». Le 1er juillet, alors que Simone Veil entrait au Panthéon, ma mère quittait notre monde dans d’atroces souffrances. Ce feuilleton pour parler d’elle, mais aussi de la façon dont on vit et meurt en France, au XXIe siècle.
Episode 1 : OUBLIER SEVILLE
Il y a des personnes qui dorment bien dans leur lit, l’esprit tranquille. Ils font de la méditation, du yoga, ils mangent bio et prennent des années sabbatiques pour un petit tour du monde en première classe dont on pourra voir les escales sur Instagram. D’où vient leur argent ? Je n’en sais rien. Leur trader le place ici ou là, au gré des courbes et des fluctuations de la Bourse. Du Coca, du tabac, du pétrole, des matières premières, des OGM, des pesticides. Un peu de tout ce qui rapporte. Un peu de tout ce qui nous tue. Je remercie Imperial Tobacco pour sa contribution à l’agonie de ma mère. Je remercie l’industrie du sucre, dont elle raffolait. Et bien sûr Monsanto pour le Round-up dont elle a fait un usage enthousiaste quand elle jardinait. On a appris cet été qu’un jardinier avait gagné son procès contre la firme de l’agent orange, et cela a été l’occasion pour de nombreux scientifiques de faire savoir que le caractère cancérogène du glyphosate dans l'alimentation n’était pas avéré, comme si ça signifiait que cet herbicide pouvait entrer dans la composition d'un petit-déjeuner équilibré, à côté des tranches de jambon pleines de nitrites et de la pâte à tartiner à l'huile de palme qui tue les orang-outang.
Je ne peux clore cet hommage funèbre sans citer l’industrie du médicament, dont ma mère a presque à elle toute seule contribué à assurer les bénéfices. Neuf jours après sa mort, on apprenait cependant que Sanofi, déjà sur la sellette pour avoir commercialisé un anti-épileptique, la Dépakine, susceptible d’avoir provoqué des malformations et des retards de développement chez des milliers d’enfants, s’était rendu coupable dans son usine de Mourenx, dans les Pyrénées-Atlantiques, de rejets de bromopropane, un composant classé cancérogène, mutagène et neurotoxique par l’OMS, à des niveaux excédant de 190 000 fois la norme.
Ma mère n’est pas morte d’épilepsie et elle n’a jamais foutu les pieds en Pyrénées-Atlantiques. L’industrie pharmaceutique lui a permis de survivre très probablement de plusieurs années à ce qui l’aurait jadis tuée en quelques jours ou quelques semaines, en particulier grâce au fait que la sécurité sociale lui a donné accès à des traitements à la fois sophistiqués et brutaux qui vous guérissent parfois quand ils ne vous tuent pas. En conséquence, ses maladies ont rapporté énormément à une petite poignée d’individus, actionnaires de ces industries qui représentent le sixième marché économique mondial, derrière le pétrole, la nourriture, le trafic de stupéfiants, d’armes et le trafic d’êtres humains (rien que cette liste me donne la nausée). Elles ont encore plus rapporté ces quatre dernières années, grâce à l’évasion fiscale, dont Sanofi mais aussi d’autres groupes pharmaceutiques se sont fait les champions.
Je pense à ces actionnaires qui passent leurs vacances dans leur maison de maître, à leurs enfants qui préparent HEC et partent faire du bénévolat à l’autre bout du monde pour se donner bonne conscience, avant d’asséner des leçons de morale au pauvres plus tard, en parlant de ruissellement et de bonheur humain au IIIe millénaire. Ils doivent sûrement consulter leurs comptes de temps en temps, comme ma mère, qui a un I-Phone et un I-Pad sur son lit d’hôpital jaune pipi et qui aime faire des virements à ses petits enfants. Elle nous dit : « Bon, au moins, vous n’avez pas de dettes.» Elle est fière de ne pas être indigente, elle qui a connu la pauvreté ; mais elle est encore plus fière de ne jamais avoir exploité personne. « J’ai travaillé, j’ai élevé mes enfants, et un peu ceux des autres. Mais les salauds d’en haut, là, ce Macron et ces petits marquis ne trahissent pas seulement notre classe. Ils trahissent l’humanité. » Elle a quelques restes de marxisme entre les dents, ma mère, bien qu’une bonne partie d’entre elles soient désormais amovibles. On jettera en premier cette boîte de prothèses dentaires qui ont coûté un bras : qui allait bien pouvoir utiliser des quarts de dentier usagés ? Mais pour l’instant, sur le peu de dents qui lui reste, elle en a encore une contre les ultrariches : « Ils vont tout foutre en l’air, dit-elle. Ils vont mener le monde à sa perte, uniquement pour rester assis sur leur trône. »
Ne pas mourir pour leur faire plaisir
Depuis le temps qu’elle vient à l’hôpital, elle a observé une dégradation. Elle affirme qu’il y a moins de papier toilette, moins de gobelets, moins de petites choses qui rendent la vie plus facile. L’état des bâtiments est parfois si pitoyable qu’on frôle l’indignité. Les couloirs sont encombrés de brancards, de chariots remplis d'objets inquiétants, d’affiches surréalistes et de remugles écoeurants. Je me souviendrai longtemps de la sonde de salem, qui portait si bien son nom, mais ma mère, en ce mois de juin, a renoncé à se rire des sorcières, elle qui croit parfois succomber à un mauvais sort.
Elle voit le stress des aides-soignantes, infirmières et infirmiers, des internes, des médecins. Dans cet ordre. Elle répète à peu près tous les jours l’estime qu’elle a pour eux, et la gratitude qu’elle éprouve envers notre système public de santé qui nous donne un accès aux soins exceptionnel malgré tout, grâces en soient rendues à Ambroise Croizat et au Conseil National de la Résistance. Mais elle suit avec attention le mouvement social dans les hôpitaux, et s'indigne de voir s'aggraver leurs conditions de travail déjà si dures.
Ma mère n’est pas encore passée de l’autre côté de la force. Elle observe de son œil d’aigle les moindres recoins, les moindres signaux qu’elle est encore de ce monde. La visite du matin, pas celle des grands pontes, qui ont déjà lâché l’affaire en ce qui la concerne – « Vous avez bien trop de cancers, Madame Fouque. Le lymphome, le côlon, les poumons, la colonne vertébrale, comment voulez-vous qu’on vous fasse un traitement ciblé ? » – mais celle des aide-soignantes, est la grande affaire de sa vie.
Les médecins ne l’intéressent plus. Le dernier qui est venu en coup de vent lui a presque brisé les doigts en lui donnant une vigoureuse poignée de main, avant de nous lancer un regard de pitié. Ce qui l’intéresse, Maman, c’est la dame qui fait le ménage le matin. Elle s’inquiète de cette femme modeste qui a de l’arthrite et dont tous les gestes sont douloureux quand elle passe la serpillère autour de son lit en essayant de ne pas la regarder.
« Tu vois, dit-elle, elles se protègent ces femmes. [Oui, ce sont des femmes. Oui, ce sont majoritairement des femmes. Je ne vais pas me casser le cul à être inclusive cette fois, tant qu’on ne me laissera pas dire une médecine au lieu d’un médecin] Mais moi je ne supporte pas qu’elles tournent autour de moi comme si je n’existais pas, comme si j’étais morte. Alors je leur dis bonjour. Pas méchamment, mais fort. Parce que tu comprends, je suis vivante, moi, je ne vais pas faire semblant d'être morte pour leur faire plaisir. »
C’était au début de la dernière hospitalisation, quand elle savait déjà que c’était foutu mais qu’elle espérait encore un miracle, vivre un dernier été, savoir si son petit-fils aurait le bac, si sa petite-fille aurait son BTS, lire mon prochain livre et critiquer encore et encore ma coiffure, mon maquillage et ma tenue, ou les émissions qui m'invitaient à la télé (« tu n’aurais pas dû mettre ce pull rouge qui te grossit » étant la principale critique avec « tu ne devrais pas répondre à des questions aussi connes »), découvrir le cabanon de son fils au bord de la mer et aller à Séville.
On avait tout organisé, il y avait un PLAN. Ma mère aimait les plans, les classements, les classeurs, l’ordre et la beauté. Pour le luxe, le calme et la volupté, c’était aléatoire. La volupté, c’est quelque chose qu’on vit dans les poèmes et dans la jeunesse, mais j'ai découvert auprès d'elle que les plaisirs peuvent nous envahir même quand ils sont minuscules. Le luxe ne l’intéressait pas. Le calme, je crois qu’elle ne savait pas ce que c’était, à part quand je posais ma main sur son bras en arrivant le matin à l’hôpital, où elle attendait les yeux écarquillés d’angoisse qu’un visage connu franchisse enfin le seuil de sa chambre. Elle s’abandonnait alors, pour quelques secondes : « Oui, toi, tu me calmes. »
J’ai été bouleversée par cette rencontre tardive de nos deux cœurs, comme quand on était petites, ce moment suspendu où toutes les considérations qui ne sont pas essentielles ont disparu. Elle m’a eue si jeune, 22 ans à peine. C’est elle qui parlait de « quand on était petites ». Elle m’avait donné le nom de sa mère, morte trois ans avant ma naissance ; j’étais là pour la remplacer et autant vous dire que je me suis donné beaucoup de mal pour y arriver. Sans succès.
On avait un plan, disais-je, aller à Séville toutes les deux en septembre, mais avant ça faire cette chimio qui allait lui donner du rab.
Elle avait survécu à l’anévrisme de l’aorte abdominale, survécu au lymphome, survécu au cancer du côlon, à la pancréatite qui avait suivi, aux opérations et aux abcès qui transformaient son ventre en champ de mine. Le jour où Ceci est mon sang était sorti de l’impression, en décembre 2016, je lui avais apporté un exemplaire à l’hôpital et elle l’avait posé sur la table de nuit en disant : « Plus tard », d’une voix mourante. Je pensais qu’on était au bout, j’espérais qu’elle tiendrait jusqu’au 5 janvier, date prévue pour la sortie du livre, mais j’avais des doutes. Et puis il y a eu cette infirmière qui est entrée dans la chambre avec une poche de sang pour la transfusion : « Bonjour Madame Fouque, voici votre sang ! » J’ai regardé la couverture de mon livre qui gisait sur la table de nuit encombrée de bric à brac indispensable qu’il nous fallait ranger et reranger à l’infini, les lunettes, la radio, les piles, l’I-Pad, l’eau, le téléphone, les chargeurs, l’eau de cologne, les mouchoirs. Ceci est mon sang. Ceci est votre sang. On a avait envie de rire, mais sur elle ça ressemblait plutôt au sourire du chat de Schrödinger.
- Tu gagneras toujours, hein, Maman ?
Elle m’a fait un clin d’oeil, et on lui a posé le cathéter. Le lendemain, elle avait déjà repris du poil de la bête. Le 5 janvier, elle était chez elle, et moi avec, à donner des interviews enfermée dans mon ancienne chambre d’ado, pendant que les as de l’hospitalisation à domicile lui faisaient les soins difficiles, avec une humanité et une efficacité qui m’émeuvent encore.
Corps à corps
Depuis longtemps j’enlevais mes lunettes pour ne pas voir ses plaies, sa poche, je mettais de l’huile essentielle de menthe poivrée dans mes narines, je prenais le bassin, un jour que je lui lavais le dos très doucement dans ces salles de bains terrifiantes de l’hôpital Cochin, elle a essayé de me repousser, je lui ai dit je m’en fous, tu es ma mère, rien ne peut me dégoûter. Dans ce corps à corps contre la mort, je ne pouvais pas la laisser seule.
C’était devenu étrangement facile de l’aimer.
Je me rappelle la première fois qu’elle s’est laissé aller sur mon épaule, ma propre mère, ses sanglots longs sans les violons, et je pensais il y a des années que personne ne l’a touchée, vraiment touchée. Depuis que l’homme qui partageait sa vie est parti il y a dix ans, personne ne la prend plus jamais dans ses bras.
J’ai commencé à la prendre dans mes bras plus souvent, très doucement, juste un peu. Elle a accepté que je lui masse les pieds. Ça faisait un peu Marie-Madeleine et Jésus, sauf que j’avais les cheveux trop courts pour lui laver les pieds avec.
Il y a eu des très bas et des petits hauts. Des abcès qui creusent son ventre sur dix centimètres. Des larmes de joie quand le médecin dit qu’il n’y aura pas de chimio. Des poussées d’angoisse quand la température augmente. Des crises de manque quand on baisse le Tramadol et la morphine, suant dans la nuit, claquant des dents, disant j’en peux plus, je vais mourir.
Des matins calmes où je faisais de la méditation dans ma chambre attenante à la sienne, récitant des mantras avec la chatte sur mes genoux (je parle du félin, pas de l’organe, mon corps n’a pas été dessiné par Picasso !), et ma mère me demandait parfois de faire du tai chi devant son lit, parce qu’elle avait l’impression de s’envoler quand je caressais les nuages.
Elle m’engueulait souvent aussi parce que j’étais en retard. Tout le voisinage savait quelle fille ingrate j’étais d’être et surtout de mettre ma mère en retard pour son rendez-vous à Cochin où on attendait de toute façon une heure. Elle m’engueulait et puis après elle regrettait. Jusqu’au bout elle a fait ça. Parfois je gardais mon calme et parfois je partais faire un tour avant de revenir quelques heures ou quelques jours plus tard. La dernière fois, trois jours avant sa mort, je me suis effondrée.
Perdre ma mère a été, pendant quelques mois, comme une activité à plein temps. Et le plus étrange c’est qu’en fait, je la retrouvais comme jamais dans cette séparation programmée. Enfin, programmée. On n’a rien vu venir en même temps. Un matin d’avril, en 2017, elle a été admise à l’hôpital et ils lui ont remis le côlon en continuité. Plus de poche, vive la liberté. Vous êtes guérie Madame Fouque. Elle m’a presque foutue dehors pour reprendre sa vie. Elle a commencé à sortir frénétiquement. Sa promenade préférée, c’était d’aller aux Grands Voisins. Elle connaissait ce lieu alternatif installé à l'ancien hôpital Saint-Vincent de Paul par coeur, surtout la brocante où elle achetait et donnait des vêtements avec un sens de la virevolte qui me soûlait, moi qui déteste chiner. Quand j’ai participé à la journée de l’hygiène menstruelle en mai aux Grands Voisins, elle était là, levant les yeux au ciel parce que quelqu’un me demandait lors d’une table ronde de raconter mes premières règles. « Mais on s’en fout de tes premières règles, ma chérie. C’est pas ça qui est intéressant dans ton livre. » Elle en parlait à tout le monde, du livre de sa fille sur les règles. Je crois qu’elle l’a offert à peu près à toutes les infirmières de l’hospitalisation à domicile. Mais sans remettre en cause sa force de conviction, le tabou en laissait plus d'un.e perplexe. Le jour de son enterrement, une de ses voisines est venue me voir et m’a embrassée avant de me dire : « Il paraît que tu as écrit un livre sur les règles ? C’est dégueulasse, ne compte pas sur moi pour le lire ! Enfin, je suis bien triste pour ta mère.» Je crois que ce sont les condoléances les plus punks que j’aie jamais reçues. De toute façon, ce jour-là, mon corps était encore composé pour 50 % d’eau, les 40 autres % étant composé de gin, dont j’avais bu une bouteille le soir de sa mort pour tenter d’échapper au chagrin par delirium tremens. Comme je ne bois presque jamais, le résultat a été spectaculaire, et j’ai titubé pendant près d’une semaine.
Mais en mai 2017, rien de tout ça ne s’annonçait. Maman était gué-rie ! On est tous partis en vacances ici ou là, elle voulait faire son train, faire sa vie, elle est allée dans son Midi pour une tournée des grands ducs avec ses copines et copains d’avant, ceux de toujours, ceux avec lesquels elle avait cru changer le monde, dans ce Luberon qui n’était pas encore devenu un parc d'attraction pour grands bourgeois donneurs de leçons. Elle était resplendissante au retour, mais trop fatiguée quand même pour aller au mariage de ses amis, Stéphane et Ernesto, à Séville. On a dit l’année prochaine. On ira l’année prochaine en septembre. Seulement voilà, on est en septembre et elle au cimetière. Et j’ai beau lui avoir mis entre les mains dans son cercueil l’éventail de la Féria de Séville, ça fait pas pareil.
Ma mère était aficionada, mais à cette corrida-là, personne ne survit. Pourquoi les choses ont-elles si mal tourné ? C’est ce que je raconterai dans le prochain épisode de cette série.
Ma mère dans le miroir de l'Humanité © DR
Elle était blindée, Maman, enfin on le croyait. Elle allait vaillante de rendez-vous en rendez-vous, d’examen en examen, de scan en pet scan, d’IRM en échographie... A force de faire passer son corps dans des machines, on avait presqu’oublié qu’elle n’était pas un bagage d’aéroport.
Ma mère fumait depuis que la sienne était morte, en 1959. Elle avait 19 ans, elle se nourrissait de cigarettes. Ça coupait l’appétit, c’est bien quand on dîne de café au lait et de pain beurré parce qu’on n’a pas de quoi s’acheter autre chose. C’était la liberté aussi. C’était le Hot club d’Aix en Provence où elle allait bopper avec ses copains en essayant de ne pas penser à la guerre d’Algérie. Mon père, qu’elle ne connaissait pas encore, était en train d’y échapper, parce qu’il s’était engagé pour deux ans et se trouvait à Constance, en Allemagne, où il n'apprendrait que ces deux mots d'allemand : « Ich bin allein und traurig », (je suis seul et triste). Par une étrange coïncidence, je suis tombée amoureuse bien plus tard d’un homme qui avait grandi à Constance, en face de la caserne où mon père avait tiré ces horribles années de régiment. On leur donnait des Gauloises avec leur paquetage, ces P4 ou ces Caporal qui ont accompagné la vie de millions d’appelés. Fumer à en avoir les doigts jaunis. Fumer sans filtre, fumer comme dans la chanson de Berthe Sylva que susurrait ma grand-mère : « Du gris, que l’on prend dans ses doigts, et qu’on roule, c’est fort, c’est âcre comme du bois, ça vous soûle, c’est bon et ça vous laisse un goût presque louche, de sang d’amour et de dégoût, dans la bouche... »
On connaît les effets cancérigènes et cardiovasculaires du tabac depuis 1906. A cette époque, on ne sait pas que la femme ovule une seule fois par cycle pendant 48 heures, mais on sait que le tabac va donner le cancer. ON.LE.SAIT. Les soldats deviennent accros quand ils font leur régiment ; les femmes s’y mettent doucement, on leur dit que ça fait moderne. J’ai grandi dans un monde saturé de volutes gris – à la maison, en voiture, dans les cafés, les restaurants, chez le médecin... Ma mère fumait même en me donnant le biberon. On regardait la gitane sur les paquets bleus, presque chics, et le casque à ailettes sur les paquets de gauloises d’un bleu qui porterait le même nom. A l’adolescence, on leur piquait des clopes qu’on allait fumer en bas de l’immeuble ou dans les toilettes, comme s’ils n’allaient pas s’en rendre compte.
Mon père est parti le premier, en 1997. On a vu comment c’était, l’agonie. On s’est relayés autour du lit. On a remarqué que c’était comme une naissance à l’envers, ce long travail du corps pour entrer dans la mort, cette douleur physique et psychique, sauf qu’à la fin on ne pleure pas de joie en serrant un enfant dans nos bras.
Après il y a eu Bri, la mère de mon demi-frère. Une incroyable guerrière, qui n’a rien lâché, dont la force de caractère et la sérénité nous ont marqués à jamais.
Et puis voilà, maintenant, c’est ma mère. Je ne vais pas dire qu’on connaît la chanson, mais il y a quand même un air de déjà-vu.
Signaux de fumée
Elle a décidé très vite de se faire opérer, alors qu’elle sortait à peine d’un cancer du côlon. Elle était tombée sous le charme de son chirurgien – encore un – qui lui expliquait pourtant comment il allait lui casser les côtes pour enlever un tiers de son poumon droit au cours d'une opération aux suites extrêmement douloureuses. Est-ce son accent italien qui l’a enjôlée ? Pour un peu, on aurait cru qu'il l'invitait à un voyage romantique. Ma mère a toujours été sensible au charme transalpin. Après tout, l’Italie ne lui a apporté que du bonheur. Quand on était petits, elle nous emmenait à Rome en vacances, avec des billets congés payés. On habitait dans des hôtels de passe et on marchait toute la journée, avant de manger des sandwichs à la tomate et à la mozzarella qu’elle laissait à rafraîchir dans le lavabo. Notre endroit préféré, c’était le forum romain. Là, on s’inventait une vie différente avec elle, pendant que le monde alentour s’arrêtait : l’après-midi, en août, il n’y avait que les chiens et les Français dehors. Pour ce qui était des églises, elle n’y mettait généralement pas les pieds, se contentant le plus souvent d’admirer l’extérieur en fumant rageusement, si bien qu’elle donnait l’impression de mener une conversation privée avec Dieu à force de signaux de fumée. Je n’ai jamais vraiment su ce qu’elle lui reprochait. Mais ça devait sûrement être quelque chose de grave.
Quand je parle des poumons de ma mère à ma masseuse chinoise, elle s’étonne avec son accent à elle : « En Chine, après 75 ans, pas d’opération ! On fait manger, dormir chez eux, et puis après ça va mourir. Ou des fois vivre un peu, mais tranquille. Opération sert à rien. »
Mais ma mère a fait son choix. C'est le sien, c'est donc un bon choix : elle veut se débarrasser de ça une bonne fois pour toutes. A ce moment-là, je suis en train de faire une enquête que je ne finirai jamais sur un sujet qui n'a rien à voir, et j'ai rencontré un médecin iconoclaste qui préconise le traitement métabolique du cancer associé à un régime cétogène.
J’essaye de convaincre ma mère de le faire avant l’opération. Ça ne coûte rien de tenter le coup, il n’y a pas d’effets secondaires, au pire ça sera placebo. Elle fait semblant de s’intéresser, mais c'est vraiment pour me faire plaisir. Pour quelqu'un qui, comme elle, adore les fruits confits, l'idée de faire un régime sans sucre est inconcevable.
Pour son dernier anniversaire, trois jours avant l’opération, on lui offre une théière électrique qui nous coûte un bras. Elle est folle de joie. Pas à cause de la théière. Mais parce qu'elle pratique la pensée magique : si on a dépensé autant, c’est parce qu’on pense qu’elle va vivre. Et elle vit, en effet, elle traverse cette opération comme une reine. A peine remontée du bloc, elle m’appelle au téléphone et me reçoit dans son fauteuil, les joues roses et l’oeil vif, pour me dire qu’elle a hâte de rentrer se faire un bon thé.
Quand je m’installe avec elle pour la convalescence, on passe plusieurs semaines à se battre contre cet ennemi invisible qui la nargue et qu’elle combat d’après moi un peu trop à la loyale. Lentement, la grande zébrure dans son dos se referme, les nuits reviennent, l’appétit reprend difficilement, à force de marrons glacés et de purée au jambon. Un jour, on se surprend à croire qu’elle va survivre. Le « staff » a décidé qu’elle n’avait pas besoin de chimiothérapie.
Dernier tango
Tout bascule en février, avec l’annonce des métastases au cours du contrôle mensuel. Le chirurgien a ce mot atroce : « Ah oui, parfois, après une opération le cancer s’enflamme. Je ne vous l’avais pas dit ? »
« Je te jure qu’il ne me l’avait pas dit », répète ma mère en boucle.
Le chirurgien lâche l’affaire, ce n’est plus de son ressort. Et nous voilà devant cette pneumologue au sourire narquois qui parle à son ordinateur. Au premier rendez-vous, ma mère est enthousiaste. Elle voit des solutions : radiothérapie, chimiothérapie... On a une liste à la Prévert au-dessus de nos yeux, et tout rime avec le mot vie. Mais dès le second rendez-vous, avec les résultats de la biopsie, l'atmosphère change radicalement. Dès qu'on entre dans son bureau, la pneumologue me jette un regard glaçant. Le regard qui vous dit c’est foutu mais pas un mot à la principale intéressée, ce sera notre petit secret. Je me demande si j’ai bien vu, si je rêve, si je ne suis pas en train de vivre un cauchemar. Elle parle d’une voix monocorde et je me surprends à penser que ça ne doit pas être facile pour elle d'annoncer ce genre de nouvelle. Les métastases sont partout : aux bronches, aux cervicales, à la hanche peut-être. Le traitement ciblé, pas la peine d’y penser. On va traiter la douleur d’abord. Ma mère écoute sagement, puis elle dit : "Et la chimiothérapie, on commence quand ?" La pneumologue hausse un sourcil. "Heu, oui, en juin, après le scan de contrôle." J'ai l'impression qu'elle joue la montre, mais ma mère est prête à tout. Elle va voir le centre anti-douleur. Elle s’achète des crèmes hydratantes spéciales et des vernis qui protègent les ongles. Elle prend rendez-vous pour la perruque. Je vais lui acheter des trucs tous les jours en espérant qu’elle en mangera un peu. Même deux cuillers. Mais elle mange de moins en moins. La nuit, elle se met à tousser jusqu’à l’épuisement, elle crache du sang, elle sue abondamment. Et puis très doucement la vie revient, elle prend son bain, elle s’habille, elle se maquille, elle se parfume, elle se met sur son divan avec une série. Tout y passe, tout repasse : Les sept saisons de The West Wing, Outlander, The Queen. Et quand vraiment elle est trop fatiguée : Friends.
Nous entrons dans ce qui sera notre dernier face à face, ce délicat, ce tendre, cet affreux tango de la mort qui vient. Je ne sais pas comment aborder ce moment qu’elle est en train de vivre, celui où l’on apprend qu’il ne faudra plus vivre.
Un jour, alors que je rentre d’Espagne où je suis allée présenter mon livre, elle me cueille sèchement: « Je ne veux pas que tu viennes avec moi voir la pneumologue demain. C’est un rendez-vous technique, juste pour voir le scan de contrôle avant de commencer la chimio ». J’insiste. Mais pas trop. Je me dis qu’elle veut peut-être ce face à face sans moi pour fixer ses conditions, entendre la vérité ou non. Décider encore si possible. Etre jusqu’au bout la reine mère.
Le lendemain elle m’appelle en sortant, en larmes : au lieu de programmer la chimiothérapie, la pneumologue a cru voir sur le scan un problème à l’aorte abdominale, et exige que ma mère aille le montrer à un chirurgien vasculaire avant d'entreprendre quoi que ce soit. Seulement il n’y en a pas à Cochin, et celui qui l’avait soignée il y a dix ans est dans le Midi. Ma mère est catastrophée. Elle est perdue dans le désert, larguée, sans un nom, sans un rendez-vous, sans une explication. La pneumologue l’a foutue dehors en 5 minutes en disant : « Moi, la chirurgie vasculaire, je n’y connais rien. »
Sa généraliste essaie en urgence de lui trouver un rendez-vous. On court d'un labo, d'un hosto à l'autre, mais ma mère ne peut presque plus marcher. Elle souffre. Elle souffre à en crever. D’ailleurs c’est ce qu’elle est en train de faire, et nous savons qu’elle perd un temps précieux. Sur le chemin de l’hôpital, elle se tourne soudain vers moi : « Je crois que ça va mal finir. » C’est plus fort que nous, on éclate de rire.
La chirurgienne vasculaire qui finit par la recevoir dans un autre hôpital au bout du monde regarde les images d’un oeil tout aussi froid : « Non, je ne vois rien. On va refaire un autre scan. » J’ai envie de sauter sur son bureau comme Bruce Lee. C’est toujours l’image qui me vient à l’esprit quand je suis en colère. Je m’imagine pousser des cris gutturaux et casser des briques avec mes mains, avant de voler dans les airs en pétant la gorge de mes ennemis à coups de pied (ou le contraire : d'abord je vole, après je casse des briques). J’en veux tellement à ces médecins qui remplissent d’interminables formulaires sur leur ordinateur et nous prennent de haut pendant que ma mère se tord de douleur. Et en même temps, je les comprends. Pour elles, c’est une journée de travail. Pour ma mère, une des dernières journées de sa vie.
Finalement, elle ne pourra jamais refaire ce scan. Le vendredi 15 juin, sur le conseil de sa généraliste, elle sera transportée aux urgences en ambulance et ne reviendra pas à la maison.
Je raconterai, dans le prochain épisode, comment cette agonie a fini par lui ôter son ultime espoir de partir comme elle l’avait décidé, dans un hôpital où elle mourra en définitive dans une grande violence. Parce que personne n’a le temps. Et que le
- PAR ELISE THIEBAUT
- le 06 OCT. 2018
- https://blogs.mediapart.fr/elise-thiebaut/blog/061018/est-ce-ainsi-que-les-femmes-meurent-ep-2
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