Oui, tout vu de tes propres yeux.
Tu as vu notre sang couler
Tu as vu la police
Assommer des manifestants
Et les jeter dans la Seine.
La Seine rougissante
N'a pas cessé les jours suivants
De vomir à la face
Du peuple de la Commune
Ces corps martyrisés
Qui rappelaient aux Parisiens
Leurs propres révolutions
Leur propre résistance.
Peuple français, tu as tout vu,
Oui, tout vu de tes propres yeux,
Et maintenant vas-tu parler ?
Et maintenant vas-tu te taire ?
Bernard Mazo se défiait assurément de l’emphase et faisait confiance à l’intelligence de l’éclair traqué dans ses ultimes fulgurances.
C’est «dans le silence habité du poème», qu’il ciselait ses strophes poétiques d’une grande sobriété métaphorique. Ses vers se déclinent comme des évidences, des sentences philosophiques («on creuse/ le silence/ On s’entête»). Il y avait plus d’une circonstance dans le parcours et l’oeuvre de Bernard Mazo qui favorisait une réelle et singulière affinité.
D’abord, naturellement, il y avait le Sud, plus singulièrement, l’Algérie au destin croisé si longtemps avec celui de la France. Bernard Mazo, sans détour, faisait la part du tragique dans ce compagnonnage imposé par l’histoire coloniale. Comme beaucoup de jeunes Français, Bernard Mazo eut «vingt ans dans les Aurès» et depuis, il confiait qu’il portait l’Algérie et les Algériens dans son coeur «comme une blessure jamais tout à fait refermée et cela depuis plus de cinquante ans». Il y a découvert la richesse de la culture multimillénaire berbère et arabe en même temps que les affres du colonialisme avec son cortège de misère et d’injustice. Dans cette «sale guerre» qui n’avouait pas son nom,
il a entendu également les appels de quelques Justes français, tels Henri Alleg,Maurice Audin et autres hommes de conscience comme Jean de Maisonseul et le général Pâris de La Bollardière . Et, au coeur de ces Aurès tourmentés, la poésie était là. Eclairante et salvatrice. Bernard Mazo à l’écoute des voix algériennes nouvelles, Kateb Yacine et Jean Sénac, parmi les premiers, entrait dans l’intimité d’une revendication nationale en même temps que dans les profondeurs des cultures du monde arabe. Dans son travail à venir, son passage par les Aurès aura été fertile. Il retournera plusieurs fois en Algérie où il entretient des liens d’une grande densité en même temps qu’il développe une fine connaissance de la poésie algérienne. La parole —comme sa poésie— de Bernard Mazo est d’autant plus précieuse qu’on entre à travers les deux rives de la Méditerranée pour à la fois entretenir la fraternité poétique et le partage humain.
Voyageur au long cours du fait poétique sur « cette terre vouée au désastre », Bernard Mazo nous confiait sans complaisance : « Pour moi, la langue arabe est la langue de la poésie. Elle le fut dès la lointaine époque anté-islamiste avec le soufisme puis ne cessa de se développer à partir de l’an I de l’Hégire, eut sa période flamboyante au coeur de la civilisation arabo-andalouse pour retrouver un second souffle dans la seconde partie du XX° siècle ». Ainsi les oeuvres des grands maîtres tels Adonis, Georges Schéhadé, Salah Stétié Ounsi El Hage n’ont pas de secret pour lui tout autant que les nouvelles voix comme Joumana Haddad,
Abdelmonem Ramadan, Salah Al Hamdani. Sans oublier Mahmoud Darwich qu’il tenait pour « l’une des grandes voix mondiale contemporaine qui pouvait réunir des milliers de personnes pour ses lectures ». A côté de ces grandes voix du monde arabe, il ne manquait pas de préciser que « la poésie la plus novatrice s’est développée au Maghreb et plus spécifiquement en Algérie avec ces grands poètes francophones ».
Ayant une connaissance étendue des expressions poétiques dans le monde arabe, le propos de Bernard Mazo était loin d’être une convenance généreuse à l’égard des poètes du Maghreb.
Mieux, il surprenait encore par l’attention vigilante qu’il prête aux nouveaux paysages poétiques originaires de cet espace... Il s’agit de la poésie féminine dans son versant francophone comme arabophone qu’il dépeint avec enthousiasme, la trouvant d’une « force et d’une richesse exceptionnelles. Poésie de résistance, poésie de revendication, poésie tissée d’ima-ges fortes et d’un lyrisme retenu ».
C’est une chance précieuse qu’ont les poètes du Machreck et du Maghreb d’avoir eu au pays de Rimbaud et de Char un tel ami attentif à leurs créations et qui en témoignait avec une pénétrante assiduité. A l’écoute du « bruissement mystérieux du monde » Bernard Mazo domestiquait les fureurs et les débordements par l’exercice d’une poésie solidaire mais qui ne renonçait pas aux emblèmes de la rigueur et de la profondeur esthétiques. Il écrivait « au nom/de tout ce qui ne veut pas mourir …/ dans le torrent impassible/des jours ». C’était sa réponse tranquille à l’implacable question de Hölderlin : « A quoi bon des poètes en temps de détresse ? ».
C’est grâce à la médiation du poète et peintre Hamid Tibouchi, qui accompagnait l’un de ses plus récents recueils « La cendre des jours », que j’ai eu le plaisir de le rencontrer et mieux le connaître. Le même ami vient de m’informer que Bernard Mazo nous a quittés subitement... Bernard Mazo n’esquivait pas pour autant la complexité existentielle et la fragilité humaine. Dans un entretien, il nous avouait : « Au fond, j’ai ce travers de vouloir être aimé et de ne jamais oublier que nous avons une trajectoire mortelle, que nous sommes exilés sur terre, souvent désorientés face au grand mystère de la vie et de l’univers ». Il y a des mois, il m’avait téléphoné avant un ultime voyage en Algérie. « Un poème chante ou ne chante », aimait-il à redire l’aphorisme de René Char. Sa poésie résonnera assurément longtemps dans la mémoire de ceux qui l’ont connu et pour ses lecteurs à venir.
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ABDELMADJID KAOUAH
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- Bernard Mazo est décédé ce 07 juillet 2012 -
BERNARD MAZO
Algérie News : Bernard Mazo, dans le numéro spécial d’Algérie Littérature/Action consacré Jean Sénac, vous tracez un portait du poète « réfractaire ». Au même moment, vous publiez un recueil intitulé : « La cendre des jours » accompagné de lavis de l’artiste-peintre Hamid Tibouchi. Peut-on parler dans votre cas d’affinités algériennes ? Fruit des échanges littéraires et aussi de l’histoire ?
Bernard MAZO : Cher Abdelmadjid, je suis heureux que vous me posiez cette question car je dois vous dire que je porte l’Algérie et les Algériens dans mon cœur comme une blessure jamais tout à fait refermée et cela depuis plus de cinquante ans, depuis que j’ai eu, comme dans le film de René Vauthier, «Avoir vingt ans dans les Aurès »¸ où je suis resté, triste rêveur éveillé, vingt-sept longs mois en tant qu’appelé du contingent au nom d’une « sale » guerre qui n’avouait pas son nom.
J’ai connu là-bas ce qu’était le colonialisme. Dix millions d’Algériens, Berbères, Kabyles, Chaouïas, Arabes et 900.000 Européens détenant toutes les clés du pouvoir politique, économique, culturel , avec, partout en face, la pauvreté, le taux si dérisoire d’alphabétisation, la désespérance …
J’y ai vu le comportement d’une partie de l’armée française, ces interrogatoires conduits sous la torture, les exécutions sommaires malgré les appels de quelques « justes » français : Henri Alleg avec son livre « La Question », la dénonciation courageuse de tout cela puis la disparition mystérieuse du jeune instituteur Audin à la suite de son arrestation par l’armée française, la démission du général Pâris de La Bollardière se refusant à cautionner la torture, le combat de Jean de Maisonseul, ami de Jean Sénac, celui du grand éditeur Charlot, ruiné par la destruction de sa maison d’édition par l’O.A.S. pour avoir soutenu la cause de l’indépendance.
J’y ai découvert la richesse de la culture multimillénaire berbère, et arabe. Là-bas, exilé dans les Aurès, la poésie m’a sauvé grâce à la lecture du chantre de la lutte pour l’indépendance, l’immense Kateb Yacine, avec son alter ego Français, le flamboyant et tragique Jean Sénac. Je suis rentré en France sans pouvoir me débarrasser d’un sentiment de culpabilité par rapport au comportement de certains de mes compatriotes sur cette terre martyrisée. J’avais écrit en 1965 une longue nouvelle intitulée « Sous le vent chaud des Aurès », pour exorciser cette culpabilité. Refusée partout durant des années de bâillonnement officiel de mon pays sur cette guerre, elle a pu enfin paraître en septembre 2003 dans la célèbre revue française Europe (N° 892) à l’occasion de l’année de l’Algérie en France.
Je suis retourné plusieurs fois en Algérie, reçu avec ce sens chaleureux de l’hospitalité algérienne. J’y ai beaucoup d’amis poètes comme Hamid-Nacer Khodja, Samira Negrouche, Téric Boucebci, Abderammane Djelfaoui, et en France Hamid Tibouchi, HabibTengour, Mohammed Dib et Rabah Belamri lorsqu’ils étaient encore vivants, de même que j’ai une grande admiration pour cet immense poète qu’était Tahar Djaout assassiné comme Youssef Sebti.
Algérie News : Poète, critique et essayiste vous êtes aussi un spécialiste reconnu de la littérature du Monde arabe. Dans ce monde, la poésie en tous cas a été assez prégnante dans la vie quotidienne des gens. Quel regard portez-vous sur son état actuel ?
B.M. : Pour moi, la langue arabe est la langue de la poésie. Elle l’a fut dès la lointaine époque antéislamiste avec le Soufisme puis ne cessa de se développer à partir de l’an I de l’Hégire, eut sa période flamboyante au cœur de la civilisation Arabo-Andalouse pour retrouver un second souffle dans la seconde partie du XX° siècle avec, entre autres, Georges Schéhadé, Salah Stétié, le grand Ounsi El Hage, la jeune Joumana Haddad, tous Libanais, l’Egyptien Abdelmonem Ramadan, l’Irakien Salah Al Hamdani, Adonis et surtout l’immense Mahmoud Darwich que je considère comme l’une des grandes voix mondiale contemporaine qui pouvait réunir des milliers de personnes pour ses lectures. Mais pour moi, à côté de ces grandes voix du monde arabe, la poésie la plus novatrice s’est développée au Maghreb et plus spécifiquement en Algérie avec ces grands poètes francophones qui ont pour noms : Kateb Yacine, Mohammed Dib, Malek Haddad, Rachid Boudjedra, Mouloud Feraoun, Jean Amrouche, Nordine Tidafi, Bachir Hadj Ali, Nabile Farès, Rabah Belamri, Henri Kréa, Mostefa Lacheraf, Hamid Nacer Khodja, Hamid Tibouchi, Habib Tengour, Tahar Djaout, Youcef Sebti et Abdallah Boukhalfa, ces trois derniers tous assassinés.
A mes yeux, la poésie féminine algérienne s’avère également, depuis de nombreuses années, une poésie d’une force et d’une richesse exceptionnelles. Poésie de résistance, poésie de revendication, poésie tissée d’images fortes et d’un lyrisme retenu. Je songe en particulier à Leïla Sebbar, Zineb Laouedj, Malika Mokedem, Hafeda Ameyar, Salima Aït Mohamed, Myriam Ben, et parmi les plus jeunes, souvent arabisantes : Samira Negrouche, Nassera Halou, et la benjamine – née en 1988 – Meriem Beskri.
Le ciel étend son voile à semis de fleurs Sur les somptueux cèdres du Rif. Ta peau est suave Comme la chair des fraises sauvages des fourrés, Tu ris, et toute la beauté du monde Est dans les ruisseaux verts de tes yeux !
II.
Ces visages de femmes amazighes Plus doux que des poèmes de satins légers. Leurs mains d’ivoire d’autrefois, Lumineuses Dans la grande quiétude de leur silence.
III.
La démarche élégante des jeunes filles Des hautes montagnes, Cette odeur enivrante de violettes – Lettres fines du tifinagh Leur rire diaphane !
IV.
Andich vient avec le soir En tunique blanche cousue Par les cantilènes des abeilles, Brodée par les brises du Rif ! Son cœur est grand et pur Comme la face de l’éternelle Tamazgha !
V.
Ici la beauté est dans toutes les prunelles Des adolescents ! L’automne et ses jours de belles ordonnances Baignent leur beauté fulgurante, Leurs hanches minces et souples, Leur poitrine de marbre blanc du Rif.
VI.
Dans ce pays magique, Dans les plis de ses montagnes majestueuses Les draps sentent le pin et la menthe Maisons ouvertes Comme des ailes de colombes Dans la molle sérénité du soir.
VII.
La houle de la mer dans la bouche de Massin, Les heures sont douces comme des fruits ! Ses lèvres n’ont pas assez de baisers Pour couvrir de leur tendresse vertigineuse Ce pays qu’il aime à mourir.
VIII.
La récitation sillante des rouges-gorges le matin, Le parfum de thé et de paroles aimantes, La rose décence des sentiers et des champs, L’abîme immobile des lits Où dorment des enfants Plus beaux que la lumière de l’aurore.
IX.
La moiteur des corps presque nus des paysans, Leurs têtes antiques qui rappellent Massinissa et Jugurtha ! Des chevelures couleur de vin, poitrines de cuivre Embrassées par le vent doré de midi ! Ô Andiche, comme est douce à mon chant Cette impression d’éternité Dans leurs regards !
X.
Idir, mon frère aimé, Ecoute le synode serein des passereaux, Oublie un instant la signée des nuits, Le temps et ses boucles perlées de résine de sapin, Les rumeurs de l’argile, les odes des étoiles du Rif ! Couche-toi sur l’herbe molle des prairies Et écoute, écoute sans pleurer, Les suaves battements Du cœur immortel de ta Patrie!
Athanase Vantchev de Thracy
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Andich Chahid Idir
I.
irzm yignna I weàban nnes I wamud n ildjign Aflla n iskla ihlan n rrif Tifrkit nnek tatéfut Zund taksumt n tfiras n lexla Da tssat, d tihli n ddunit kullutt Llant g taqqatin tizgzawin n wal nnek.
II.
udmawn ddegh n tutmin timazighin Leggwaghnt uggar n tguriwin n tadéut tfssast Ifassen nsent win yighr n sgelli Ar sufunt, Agensu n rsiyt n ifsti nsnt.
III.
tawada d ysan n tàrrimin N ighulidn yattuyn, Adéu ddegh Iskkiln usdidn n tfinagh Tatséa nsnt idrusn.
IV.
Andich idda d d yité S ujllabiy amllal ignan S wurar n tizwa Ittugzayn s iwri n rrif Ul nnes ixatr , iséfa Zund udem n ubda , tamazgha!
V.
da ddegh , tihli tlla g id mummu N ifddamn! Tardrar d wussan nnes izuytn Ssirdn tihli nsen isufun Taghmiwin nsn isdidn ur irzzéan Idmarn nsn n uzru amllal n rrif.
VI.
g tmazirt ddagh iàzzan G wutéan n idrarn ness ixatarn Iàbann da kttéun tasaft d nnànaà Itgwmma rzment Zound igldan n itbirn Agnsu n ifsti ilggwaghn n yité
VII.
andder n igiwr g imi n Massin Tassaàin, lggwaghnt zund lfakit Ancucn nnes mi ur imid ussudm Ad idel s lhnint nsen iàudéran Tammurt ddegh bahra ittiri.
VIII.
turart d udjan irudayn g tifawt Atéu n watag d iwaliwn irwan Taldjigt n lhya n tberdin n yigran Bttéu izdghen afella n imasayn G ggan wazzan Yusad kigan zund asidd n tifawt
IX.
umugh(nnda) n swahéat s hézzéuti n imzdagh Ighfawn nsn iqburn issktayn Masinissa d Jugurtha ! Azzar irbtén s waman n wadéil , idmarn n wuzzal Izzul s uzwu iwurghan n uzal Ah! Andich , amayd ihélan g wurar inw Tamatart ddegh n ubda G usksw nsn
X.
Idir , uyma iàzzan . Sfld asn I ywaliwn irsan n igdéad imzzan Ttu imik timitar n yidéan Akud d ixerséan nnes istin seg tamimt n umrad Aqqur n waluté , izlan n yitran n rrif Gan aflla n tudert immghn n ighdwan Tsfelt, sfeld ad ur tallat Tiyyat ihyyan N wul ur ittemtatn n tammurt nnek!
O toi, de Saint-Exupéry, Dans tes royaumes inconnus, Où que tu sois, je te le dis: Le Petit Prince est revenu.
Je l'ai vu ce matin qui jouait sans défense Avec le serpenteau qui le mordit jadis, Qui le mordit jadis... ouais! Le soleil arrivait sur les terres de France Et le vent tôt levé chantait sur les maïs, Chantait sur les maïs... ouais!
O toi, de Saint-Exupéry, Dans tes royaumes inconnus, Où que tu sois, je te le dis: Le Petit Prince, je l'ai vu!
Et il cherche partout ta voix et ton visage. Il demande partout "L'avez-vous rencontré? L'avez-vous rencontré..." ouais! "...Ce monsieur du désert qui dessinait des cages Pour les petits moutons qui veulent tout manger, Qui veulent tout manger?" ouais!
O toi, de Saint-Exupéry, Dans tes royaumes inconnus, Où que tu sois, je te le dis: Ton Petit Prince est revenu!
Quand il me vit passer, moi, couvert de poussière, Moi qui venais de près, moi qui n'avais pas faim, Moi qui n'avais pas faim... non! Il m'a simplement dit: "Monsieur, saurais-tu faire Revenir un ami quand on en a besoin, Quand on en a besoin... dis?"
O toi, de Saint-Exupéry, Dans tes royaumes inconnus Où que tu sois, je te le dis: Ton Petit Prince est revenu!
Tu avais demandé qu'on te prévienne vite Si on apercevait l'enfant aux cheveux d'or, L'enfant aux cheveux d'or... ouais! Dépêche-toi, reviens, j'ai peur qu'il ne profite D'un grand vol d'oiseaux blancs pour repartir encore, Pour repartir encore... ouais!
O toi, de Saint-Exupéry, Dans tes royaumes inconnus Prends ton "Bréguet" des vols de nuit. Reviens, car Lui... est revenu!
avec les racines de tes pas dans les charniers des pauvres
Écrire sur le vent
qui donne naissance aux hommes noyés
Écrire sur les épaules du fleuve
et aussi sur le voyage de nulle part
à l’instant qui limite le jour
Écrire comme le prisonnier du miroir
Écrire pour calmer l’univers dans la tête du mendiant
pour extraire la sève des souvenirs
pour le vol des migrateurs sans escale
Écrire pour éclairer une forêt de pins dévastée
et élargir la fosse d’un tyran
Ainsi suis-je embarqué sur le corps
de la tempête des hommes.
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SALAH AL HAMDANI
Editions Al Manar
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Aux victimes du tyran en Syrie
Un coucher de soleil froid sur le seuil d’un jour vibrant le ciel ensanglanté comme un nuage épais qui s’effrite à l’infini et la crainte de mon propre destin
Devenir un arbre ma tête à la renverse et l’horizon des hommes là-bas
La lumière dans mon crâne comme un souffle accent sur mon visage
Je me suis enfin échappé et le rien ballotte au bord de mon matin morceau de lune
Dans ma cellule étroite chaque nuit l’Euphrate me rend visite Il y glisse délibérément un écho de l’enfance
Sa voix pénètre le bruit de l’eau profonde comme une lamentation ainsi que l’innocence du jour orphelin et ce frisson sublime
Je suis un détenu pour moi-même mémoire dans cette cellule
Soudain je déplie ma voix et une lourde obscurité de gorge fracturée emplie de mots coagulés perle de ma bouche
Entre l’éveil et les sacrifiés de la Syrie le silence des lâches et les saisons abasourdies saisissent mon cœur Leurs coups pleuvent sur mon visage je les vois en rêve Ils laissent des traces de sang le long de mon matin et des chevaux coupés au jarret peints sur la face du jour Je suis un accusé ligoté dans l’arène de ce monde face à des questions sans lendemain
Et voici mon exil Il reçoit votre révolte Et le ciel un témoin suspendu au-dessus de ma tête creuse loin dans le temps
Je crains la panique de l’âge ainsi que l’humiliation de la rivière le mystère et l’ailleurs qui meurt au pied du mur
J’étais dans le sommeil. Je voyais les veines de vos morts toucher mon visage, ma poitrine, mon dos, mes jambes et mes bras. Alors, calmement, j’ai compté ces vaisseaux qui pénètrent la peau et la pensée, et vont s’écraser finalement contre un rêve
Rêve fossoyeur odeur d’herbe fraîche autour de mes sueurs froides épine d’un souvenir informe dans une obscurité polie
Ne faut-il pas se réveiller en sursaut pour ôter l’épée du corps du sacrifiés ?
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SALAH AL HAMDANI
Le 11 Novembre 2011
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Si jamais un de ces matins ton âme est traversée par une aube triste ne crains rien Tu étireras tes pas lents comme la plainte de l'enfance
C'est toujours le tourment de l'ombre du palmier qui pousse dans l'argile rouge de l'Euphrate Il donne aux troupeaux d'hommes un mal de vivre qui accroît leur attente
Ici les hommes n'ont plus le souvenir du parfum de la lavande ni celui de la cire enracinée dans la flamme
Alors extirpe la prison de ta tête écorche ton corps à partir du miroir parfume ton regard et de la frange de lumière qui reste embrase ton exil et répète après moi : Passionnément foudroyer le silence la lâcheté
Il faudra encore plus de paroles et d'actes tranchants pour défier les assassins et dérober leur haine à nos rêves
Bagdad est de nulle part elle est d'ici commence avec moi et ira vers l'autre avec lequel elle restera
Islam et occidentalisation dans l'autofiction d'Isabelle Eberhardt
À une époque où le Coran fut largement discrédité, et l'islam tenu responsable des violences, Eberhardt donne un autre visage au coupable : celui du colon. L'enlèvement de Tessaadith est à peu près légal : selon la justice coloniale, Tessaadith n'avait pas le droit d'habiter avec son spahi. Puisqu'ils n'étaient pas mariés, elle est chargée de la faute de prostitution clandestine. Les prostituées doivent se rendre à la maison publique, sous le contrôle du gouvernement. Toute femme vivant avec un homme, mais non mariée est une prostituée, ce qui fait un beau prétexte pour enlever Tessaadith. Dans « Sous le joug », Eberhardt critique à la fois certaines traditions autochtones, la domination des Européens qui se croient tout permis, et la presse qui soutient les mensonges des colons.
Le récit « Exploits indigènes » est une satire encore plus virulente dans sa critique de l'administration coloniale, et surtout de la presse. Deux serviteurs européens volent une oie du jardin d'un colon, étant sûrs que le personnel européen ne sera pas soupçonné. Non seulement ce sont les musulmans qui sont accusés de ce vol, niais cette oie devient symbole même de la corruption des musulmans, qui font souffrir les pauvres colons. Un article dans un journal cite l'exemple de l'oie comme évidence que « le banditisme indigène augmente rapidement »s-3. L'oie dans le récit est donc symbole des accusations absurdes portées contre les musulmans boucs émissaires, tandis que l'immunité des Européens est assurée.
Notes
[1]À propos des autres raisons pour lesquelles Eberhardt n’a pas accusé son agresseur, Abdallah Mohammed, qui l'a grièvement blessé, elle écrit : „ J’ai beau chercher au fond de mon cœur de la haine pour cet homme, je n'en trouve point. Du mépris encore moins. Le sentiment que j’éprouve pour cet être est singulier : il me semble, en y pensant, côtoyer un abîme, un mystère dont le dernier mot...ou plutôt dont le premier mot n’est pas dit encore et qui renfermerait tout le sens de ma vie. » Écrits sur le sable, vol. 1, op. cit., p. 359. Elle écrit aussi, dans une lettre aux administrateurs, que cet homme a une femme et des enfants, qui vont souffrir s’il va en prison, ou si on l’exécute. Puisqu’elle écrit souvent sur la misère des femmes abandonnées par des circonstances défavorables, on ne doute pas de la sincérité de sa motivation. [2]Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 148. [3]Ibid., p. 178. [4]Ibid., p. 188.
CONCLUSION
Eberhardt trouve au Maghreb, et surtout dans l'islam ésotérique, une voie qui correspond à ses envies d'aventure, de dévotion, de réclusion d'un monde qu'elle considère comme trop technologique, séculaire et vide. Sa préférence pour l'islam, ainsi que son humanisme, lui permettent de remettre en cause « l'intouchable administration coloniale ». Inspirée par ses croyances, aussi bien dans les mystères inconnus, dans l'esprit humain, et dans l'islam, elle s'oppose à l'occidentalisation de son continent d'adoption, tout comme elle rejette l'Occident dans sa propre vie : toujours avec des convictions originales, exprimées dans un mélange de faits concrets et d'envolées vers l'Absolu. Elle invente son propre Dieu, celui de l'initié, pour pouvoir naviguer librement dans les tourments de son âme. Finalement, ce sont ceux de la nature qui l'emportent, comme s'il s'agissait d'un de ses récits tragiques, lors d'une inondation en plein désert, à l'âge de 27 ans. Dieu seul sait ce qu'elle serait devenue, cette aventurière au génie protéiforme, qui ne semblait avoir peur de rien, sauf parfois des ténèbres au fond d'elle-même.
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Isabelle Eberhardt
L’amoureuse du Sahara
Vêtue en cavalier arabe, chevauchant son étalon sans jamais se fatiguer, sa vie réelle et son œuvre se confondent. Terriblement moderne par sa volonté de se créer une identité avec la seule force de son désir, et de s’affranchir des valeurs de sa culture d’origine, elle est un modèle pour tous ceux qui rêvent d’un ailleurs moins matérialiste.
"Nomade j’étais quand, toute petite, je rêvais en regardant les routes, nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés. »
(Lettres et Journaliers).
Pensées
Fille illégitime d’une aristocrate slave neurasthénique et d’un précepteur anarchiste, Isabelle Eberhardt hérite, en naissant, d’une histoire familiale tourmentée : des frères aînés alcooliques et déséquilibrés, une demi-sœur qui accuse Alexandre Trophimovski, le père d’Isabelle, d’abus sexuels. Augustin, le seul frère qu’elle chérisse, est toxicomane et, selon la romancière Edmonde Charles-Roux dans Isabelle du désert, leurs relations sont à la limite de l’inceste. Pas d’école, son précepteur de père lui enseigne les lettres, les arts et les sciences. Et à 18 ans, elle publie ses premiers textes (Infernalia, Vision du Maghreb) qui, la plupart, racontent une Algérie dont elle n’a pas encore foulé le sol. Déjà, elle rêve de l’autre rive de la Méditerranée.
Les cheveux coupés courts, toujours habillée en garçon, signant ses écrits de pseudonymes masculins, Isabelle la rebelle se situe quelque part entre George Sand et Arthur Rimbaud. Elle aurait facilement pu devenir une dépressive pathologique : « Il y a toujours ce fond insondable de tristesse sans cause connue, qui est l’essence même de mon âme. » Elle prend le parti de faire de sa vie un roman. Mieux, elle sera elle-même une sorte de personnage romanesque farouchement anticonformiste.
La vie est mouvement
Saint Augustin qualifie l’homme d’homo viator, de passager, de voyageur. Nous ne sommes là qu’en transit. Isabelle Eberhardt a-t-elle lu l’œuvre de l’évêque d’Hippone ? Elle partage en tout cas sa conception de l’existence. Pleinement consciente de l’« impermanence » des choses et des êtres, elle invite le lecteur à l’acceptation d’un réel nécessairement mouvant : « Jouissons du moment qui passe et de la griserie qui bientôt sera dissipée… La même fleur ne s’épanouit pas deux fois, et la même eau ne baigne pas deux fois le lit du même ruisseau. » Selon elle, « le charme poignant de la vie vient de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d’attachement. » (Dans l’ombre chaude de l’islam, Actes Sud, 1999).
La spiritualité pour oublier la mort
Le rapport qu’entretient Isabelle avec la mort est pourtant loin d’être serein. Rien ne parvient à lui faire oublier les êtres chers qu’elle a perdus – son père, sa mère, ou son frère Augustin dont elle est séparée. Sa conversion au soufisme, la branche mystique de l’islam, nourrit sa soif d’absolu. Mais il s’agit aussi pour elle de panser sa souffrance d’éternelle endeuillée, par une sagesse qui se rit de la mort. Et puisque le soufisme est, par excellence, la mystique privilégiée du petit peuple, des pauvres, des démunis, elle s’applique dans ses écrits à dépeindre l’existence des plus défavorisés. Les femmes essentiellement, maltraitées, mariées de force, empêchées d’aimer. La magie du désert ne l’aveugle pas sur le réel. Elle reste une vagabonde, une errante, que rien, dans le fond, ne saurait satisfaire durablement, sauf peut-être l’écriture. « Il n’y a qu’une chose qui puisse m’aider à passer les quelques années de vie terrestre qui me sont destinées : la littérature. » (Lettres et Journaliers).
Le désir comme guide
« Il faut apprendre à sentir plus profondément, à mieux voir et, surtout, encore et encore, à penser. » (Lettres et Journaliers). A une époque où il est de bon ton de suivre une destinée déterminée par son milieu social et familial, Isabelle Eberhardt détonne. Ses idéaux sont étonnamment actuels : s’épanouir, devenir ce qu’elle se sent être intérieurement. Elle transgresse les limites, à commencer par celle, universelle, qui interdit d’être à la fois homme et femme. Elle se fait appeler Si Mahmoud Saadi et, dans la peau de ce personnage, se transforme en Bédouin mâchouillant sa chique. Slimane Ehni, l’homme de sa vie, avait coutume de la présenter ainsi : « Voici mon compagnon Mahmoud et ma femme Isabelle. » Après sa mort, le général Lyautey – futur maréchal de France – a pu dire : « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi […] et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal… » Périr noyée à 27 ans en plein désert : quelle fin paradoxale, mais tellement digne d’elle. Sur sa tombe à Aïn Sefra (Algérie), il est écrit : Isabelle Eberhardt, écrivain, Mahmoud Saadi, baroudeur mystique du Sahara.
''Je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et peut-être de communiquer à quelques-uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara.''
Des individus dans les récits d'Eberhardt sont souvent absorbés par l'Orient. De manière plus générale, Eberhardt exprime aussi l'idée que le continent africain va toujours finir par absorber ses conquérants étrangers. Lors de son dernier voyage, Eberhardt écrit : « J'ai voulu posséder ce pays, et ce pays m'a possédée. À certaines heures, je me demande si la terre du Sud ne ramènera pas à elle tous les conquérants qui viendront avec des rêves nouveaux de puissance et de liberté, comme elle a déformé tous les anciens. N'est-ce pas la terre qui fait les hommes ? »[1]. Les rythmes de la vie, la nature, les traditions au Maghreb finiront par transformer tous ceux qui y vivent, y compris les colons. La terre est personnifiée comme une mère ou une bergère qui ramène à elle les enfants souffrants, les brebis perdues.
Dans la nouvelle « Yasmina », on voit une terre plutôt affamée et monstrueuse, dans sa réclamation néanmoins justifiée : « Toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps est résorbée par les entrailles jalouses de cette terre d'Afrique qui dévore lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ou hostiles à son âme... »[2]. Cette terre est protectrice des civilisations autochtones, en dévorant les conquérants jusqu'à ce qu'ils perdent leur forme originale, tout comme un estomac absorbe les aliments. La conviction que la domination européenne ne va pas durer explique en partie le désintérêt d'Eberhardt pour la politique. Pourquoi lutter contre le colonialisme, puisque l'absorption de la culture européenne se fera d'elle-même ? Ce n'est qu'une question de temps. Or, l'idée d'absorption culturelle est proche du concept soufi selon lequel tous les êtres seront finalement réabsorbés par l'unité qui est Dieu. La quête soufie est celle de la conscience de cette unité divine, à travers la musique, la danse, le chant, et aussi l'amour. La terre divine de l'Afrique absorbera les Européens, tout comme Dieu absorbera l'humanité. Notes [1] Sud Oranais, op. cit., p. 249. [2] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 94.
ÉCRIRE EN FAVEUR DE L'ISLAM
En affirmant sa foi musulmane, Eberhardt va à l'encontre du projet colonial de sécularisation. Estomper l'islam dans la vie de tous les jours est une des stratégies du gouvernement français pour installer une colonie durable et pour réduire la résistance autochtone. Le gouvernement estime qu'une fois dépourvu de religion, le peuple n'aura plus la force de s'opposer au colonialisme ; l'histoire a révélé la fausseté de ce calcul.
Eberhardt commence son premier roman, Rakhil, avec l'intention d'écrire un « plaidoyer en faveur du Coran »[1]. Est-ce qu'elle y réussit ? Selon Danièle Masse, « ce `plaidoyer en faveur du Coran' tourne vite court » puisqu'elle est « tiraillée une fois de plus entre l'aspiration à la pureté absolue et à la débauche totale »[2]. S'il y a opposition débauche-pureté, ce n'est pas (comme le suggère Danièle Masse), une question d'immoralité et de sainteté, mais à cause de la dichotomie orient-occident. Il est vrai qu'Eberhardt oublie parfois son objectif de défendre le Coran. Elle ne s'éloigne jamais, pourtant, de la défense de ce qu'elle considère comme un islam pur, assiégé à la fois par la conquête occidentale et par les traditions exotériques ou préislamiques.
Rakhil raconte l'histoire de deux frères, l'un qui représente les valeurs européennes, l'autre les valeurs musulmanes. Belkassem est instruit selon la tradition de la confrérie de son père, et y obtient une position de pouvoir. Quant à Mahmoud, il reçoit une éducation européenne, et obtient un doctorat en droit d'une université française. Rakhil comprend plusieurs symboles qui opposent la pureté de l'Orient et la corruption de l'Occident. Rakhil réserve son lit bédouin à elle seule ; pour recevoir ses clients, elle utilise un lit italien. L'Europe, symbolisée par un lit italien, est lieu de vice, d'un simulacre d'amour, vendu et acheté, alors que Rakhil garde pour elle et pour son vrai amour, Mahmoud, le lit bédouin [3]. Notes [1] Isabelle Eberhardt , Les Journaliers , Introuvables, 1985, p. 27. [2] Danièle Masse, sous la direction d’Anne Roche, Deux itinéraires sous le signe de l'Orient : Isabelle Eberhardt et Ella Maillart, thèse, Université d’Aix-Marseille, année 1990-1991, p. 143. [3]Rakhil, op. cit., p. 93.
À l'opposé de l'esprit éclairé et pacifié, évident chez Belkassem; Mahmoud est tourmenté. Il passe son temps à séduire toutes lei femmes de la maison ou à errer sans but, en proie au nihilisme et au vice occidentaux. Sa famille prône le Coran qui serait capable de k guider, mais lui le refuse. Dans sa débauche, irrespectueux de toué il va jusqu'à prendre la femme de son frère comme maîtresse. Non seulement il est malheureux, mais il sème des problèmes autour de lui. Il représente les malheurs de l'Europe, qui, loin de rester dan: leur continent d'origine, s'en vont polluer le reste du monde Comme le Mahmoud du roman, que les circonstances obligent retourner dans son pays d'origine, Eberhardt souffre chaque foi qu'elle revoit la « terre d'exil », l'Europe, où elle s'ennuie et déprime autant que lui dans son pays natal. Le Mahmoud du roman ressemble à Eberhardt-Mahmoud comme un reflet dans un miroir.
Mahmoud tombe amoureux de la belle prostituée juive, Rakhil qui est, comme lui, « sans cesse en proie à un désir vague, indéter miné et d'autant plus angoissant qu'elle était incapable d'en défini: la cause et l'objet. C'était en elle comme en lui à certaines heures de douloureux et violents élans vers un ailleurs inconnu, mais oi devait être le bonheur et qu'ils n'atteindraient jamais [...] »[1]. Ils subissent la même douleur douce qui pousse Eberhardt à voyager et à se réjouir des perpétuels départs.
Après sa rencontre avec Rakhil, Mahmoud ne s'intéresse plus Chelbia, femme de son frère, qui devient furieusement jalouse Enfermée à la maison, Chelbia n'a pas d'autre passe-temps que dl songer à reconquérir Mahmoud, et, lorsqu'il lui dit qui est soi amante, de brûler de haine pour Rakhil. Pourtant, Belkassem insiso sur le fait que le Coran « [...] ne contraint point la femme à l'igno rance et à la claustration »[2]. Au contraire, Belkassem veut élever s; femme au même niveau d'instruction que lui-même. C'est la rat» de Mahmoud qui veut la claustration des jeunes femmes, ce qu'ell. fonde « [...] non pas sur la très libérale doctrine du Coran mais bien sûr certaines coutumes postérieures aux siècles de gloir de l'Islam, et très oppressives »[3]. Notes [1]Ibid., p. 79. [2]Ibid., p. 69. [3] Ibid., p. 64.
À première vue, le « vrai islam apparaît comme une sorte de panacée pour soulager l'âme, ainsi que pour encourager la liberté et l'autonomie. Eberhardt vise ainsi à montrer aux lecteurs européens un islam idéal, qu'elle découvre dans l'islam ésotérique, loin des dogmes, embrassant les expériences transcendantes de l'amour. La pratique exotérique de l'islam, pourtant, est parfois remise en cause, même si Eberhardt défend ardemment la foi de Belkassem, qui croit « en ce Dieu de l'Islam qu'il adorait en toute sa sublime et simple splendeur, dégagée de tous les symboles, de tous les mythes destinés à la plèbe des non-initiés [...] » [1].
Comme dans la vie d'Eberhardt, l'islam n'est pas la seule toute-puissance ; c'est dans l'amour que Mahmoud et Rakhil transcendent leurs tourments. La comparaison entre l'amour divin et l'amour entre amants est caractéristique du soufisme. Le Mathnawi de Rûmî comprend plusieurs poèmes qui se servent de l'amour humain comme métaphore de l'amour de Dieu. Le poète s'adresse à Dieu comme à un amant. Dans l'acte d'amour, Mahmoud et Rakhil sont « [...] lavés par les larmes extatiques de la volupté », en voyant « l'illusion enivrante de leur éternité »[2].Eberhardt, aussi fascinée par la volupté que par l'esprit, exprime ses penchants personnels à travers un plaidoyer à la fois pour le Coran, la liberté et l'amour : tout ce qui tend vers l'Absolu. À travers le personnage de Mahmoud, tantôt elle-même, tantôt son opposé, Eberhardt exprime les tensions dans sa vie souvent contradictoire. Les tourments de l'esprit de Mahmoud ne sont qu'aggravés par la pensée européenne ; ils sont là bien avant. Ainsi, Rakhil comme plaidoyer pour le Coran est ombragé par d'autres thèmes primordiaux pour Eberhardt, notamment les conflits intérieurs de l'individu. Tout en valorisant l'islam de l'initié, Rakhil explore les conflits personnels de l'écrivain, son attirance pour l'islam et ses tentatives pour réconcilier liberté et dévotion .
Notes [1]Ibid., p. 81. [2]Ibid., p. 98.
Dans la nouvelle « Yasmina », Eberhardt expose les violences faites par le système colonial : « Il y avait bien une fontaine [...] mais le gardien roumi [...] ne permettait point aux gens de la tribu de puiser l'eau pure et fraîche dans cette fontaine. Ils étaient donc réduits à se servir de l'eau saumàtre de l'oued où piétinaient, matin et soir, les troupeaux. De là, l'aspect maladif des gens de la tribu continuellement atteints de fièvres malignes. »[1]. Ici, le colonialisme n'est pas un remède pour des conditions misérables, mais précisé-ment la cause de ces conditions. L'Europe donne avec une main la maladie, avec l'autre main la cure, tout en proclamant la nécessité de son aide bienfaisante.
Le colonialisme, selon les récits d'Eberhardt, est mauvais pour tout le monde. Dans « Le Major »[2], ce n'est pas que les peuples colonisés qui sont déshumanisés, mais les administrateurs aussi, comme le montre le portrait suivant : « Dur, froid, soumis aveuglément aux ordres venant de ses chefs, sans jamais un mouvement spontané ni de bonté, ni de cruauté, impersonnel, le capitaine Malet vivait depuis quinze ans parmi les indigènes, ignoré d'eux et les ignorant, rouage parfait dans la grande machine à dominer [3] » C'est la même personne qui demande à Jacques de ne jamais montrer de l'amitié pour les musulmans, mais de : «... ne jamais rapprocher ces gens de vous, (de) les tenir à leur juste place, » puisque seule la sévérité peut les dompter [4]. Mais Jacques refuse ces conseils, en considérant plutôt qu'il a réussi quand les autochtones n'ont plus peur de lui, et ne le saluent plus.
Critiqué à cause de son amitié avec les musulmans, donc obligé de partir, Jacques dit au capitaine : «...je pars avec la conviction très nette et désormais inébranlable de la fausseté absolue et du danger croissant que fait courir à la cause française votre système d'administrateur[5]. Il n'est toujours pas contre la « cause française » telle qu'il l'imagine dans une abstraction bienfaisante. Cette abstraction, dans les récits d'Eberhardt, n'a aucun rapport avec la réalité coloniale. Notes [1]Écrits sur le sable, vol. Il, op. rit., p. 96. [2] Ibid., p. 157. [3]Ibid., p. 162. [4]Ibid., p. 159. [5] Ibid., p. 181.
En revanche, comme dans Rakhil, les questions coloniales sont, ici aussi, entremêlées de réflexions sur l'esprit humain et ses luttes intérieures. Eberhardt glisse facilement vers des réflexions sur la différence entre la nature du protagoniste et celle de ses semblables. Ainsi, Jacques dit des administrateurs : « Non contents d'être inexistants eux-mêmes, les gens voulaient encore annihiler sa personnalité à lui, réglementer ses idées, enrayer l'indépendance de ses actes... »[1]. Jacques est opposé aux abus du système colonial envers les autochtones, et il se sent aussi personnellement touché, menacé, par ce système qui réduit l'individu à une chose. C'est ce côté déshumanisant de l'Europe en général, et encore plus dans les colonies, qui pousse Eberhardt à découvrir ses âmes soeurs dans le désert.
Le récit « L'Arrivée du colon »[2] se concentre particulièrement sur la déshumanisation des autochtones musulmans. Il fut inspiré par le soupçon dont furent victimes Eberhardt et son mari, « deux indigènes », lors de leur arrivée à l'hôtel des Arts à Ténès en 1902[3]. Ce récit est raconté sur un ton sarcastique, comme le montre les phrases suivantes : « Certes, il y aurait là-bas beaucoup de difficulté : le climat parfois meurtrier, le sol inconnu, la sécheresse, le sirocco, les sauterelles, les indigènes [...] Les manuels qu'avait lus Bérard parlaient de tout cela »[4]. Les « indigènes » n'y sont donc qu'un inconvénient naturel, tout comme les sauterelles et les inondations, contre lequel se protéger, ou mieux, qu'il faut dompter, voire éradiquer.
Mais ce récit cherche aussi à humaniser le colon, qui est parfois lui-même victime d'un projet qu'il ne comprend pas [5]. Le nouveau colon, d'une naïveté surprenante, demande au serveur du café maure pourquoi les autochtones ne semblent pas l'aimer. Il se trouve au café maure, d'ailleurs, parce que les autres colons l'ont vexé avec leurs discours politiques. Il est en dehors des deux mondes, ne trouvant aucune place, ni chez les Européens, ni chez les autochtones. Le serveur lui explique : « Il y en a par là qui en avaient de la terre et du blé, avant l'agrandissement. À présent, ils n'ont rien. Alors ils n'en sont pas contents, tu comprends. Mais ça ne fait rien. » [6]. Embarqué en toute innocence, le nouveau colon se rend compte qu'il est un intrus, et il finit par éprouver une extrême tristesse.
Notes [1] Ibid., p. 182. [2]Ibid., p. 249. [3]Voir note à la fin du récit, p. 252 [4]Ibid., p. 248, pas d'italiques dans l'original. [5]Eberhardt s'identifie avec tous les déshérités du Monde, comme le témoigne son amitié pour les soldats de la Légion étrangère. Loin d'être de la propagande pour un mouvement islamiste, ses récits exposent des malheurs infligés à divers individus. [6]Écrits sur le sable, vol. Il, op. cit., p. 252.
Cette tristesse est aggravée pour le lecteur par l'apathie apparente du serveur, qui comprend qu'il y a de l'injustice, mais qui ne semble pas y accorder de l'importance. D'une façon résignée, ou peut-être simplement circonspecte, il emploie même l'euphémisme administratif d'agrandissement.
Les colons du récit « Sous le joug », pourtant, sont tous corrompus. Eberhardt y dénonce particulièrement le système judiciaire, mais aussi des traditions autochtones telles que les mariages arrangés et la claustration de la femme. Ce récit est influencé par le procès de l'agresseur d'Eberhardt en 1901. En le lisant, on comprend mieux pourquoi elle prenait la défense de celui qui voulait sa mort. Entre autres raisons, elle ne veut pas que cet incident augmente injustement la fureur des colons contre les musulmans [1].
« Sous le joug » commence avec l'évocation un autochtone qui est accusé d'avoir volé des légumes du jardin des colons. L'homme employé à flageller ce supposé voleur extorque de l'argent à son père, en menaçant de tuer le fils. Cela donne le ton pour une suite encore pire, dans ce monde où les indigènes « saluent militairement, de peur de la prison et des coups. »[2].Tessaadith, femme à l'esprit indépendant, est forcée de se marier avec un vieillard qu'elle quitte par la suite, pour un spahi. On voit d'abord une critique des mariages arrangés : « On donna Tessaadith à un marchand d'Eloued, un vieux qu'elle ne connaissait pas. Le soir, parée, les femmes la menèrent dans une chambre et la laissèrent seule, pour le viol légal, en face d'un inconnu caduc et laid. »[3];. Tessaadith oblige ce vieillard à divorcer. Mais elle tombe victime de la même chose, en version coloniale : elle subit le viol légal du lieutenant Lavaux qui, en apprenant l'existence de cette belle femme, ordonne qu'elle soit capturée et amenée chez lui. Le spahi, après avoir passé des années à nourrir sa rancune, assassine le lieutenant. Cela lui coûtera, il le sait d'avance, sa propre vie. Ironiquement, c'est le lieutenant qui est considéré comme le martyr : « Sous ce titre : `Mort au champ d'honneur', un journal publia une biographie du colonel de Lavaux, l'un des pionniers de la civilisation française dans le Sud algérien, martyr du devoir, tombé sous les coups du fanatisme. On cita même des versets du Coran et Mahomet fut rendu responsable du 'drame d' Eloued'. »[4].
Notes [1]À propos des autres raisons pour lesquelles Eberhardt n’a pas accusé son agresseur, Abdallah Mohammed, qui l'a grièvement blessé, elle écrit : „ J’ai beau chercher au fond de mon cœur de la haine pour cet homme, je n'en trouve point. Du mépris encore moins. Le sentiment que j’éprouve pour cet être est singulier : il me semble, en y pensant, côtoyer un abîme, un mystère dont le dernier mot...ou plutôt dont le premier mot n’est pas dit encore et qui renfermerait tout le sens de ma vie. » Écrits sur le sable, vol. 1, op. cit., p. 359. Elle écrit aussi, dans une lettre aux administrateurs, que cet homme a une femme et des enfants, qui vont souffrir s’il va en prison, ou si on l’exécute. Puisqu’elle écrit souvent sur la misère des femmes abandonnées par des circonstances défavorables, on ne doute pas de la sincérité de sa motivation. [2]Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 148. [3]Ibid., p. 178.
Islam et occidentalisation dans l'autofiction d'Isabelle Eberhardt
DEVENIR L'AUTRE
Eberhardt ne se contente pas d'observer ni de frôler l'exotisme de l'Orient ; elle s'en imprègne. Pourtant, elle ne peut pas se laisser fondre complètement dans l'islam. Elle doit revenir, écrire, partager son expérience, faire connaître en Occident les mérites de l'islam. La tentation est toujours là, pourtant, de se dissoudre dans sa culture d'adoption, coupant à tout jamais ses liens avec l'Occident profane. Mais elle se contente d'explorer la transformation absolue à travers certains de ses personnages. Ainsi, elle montre une autre possibilité de rapport avec l'Orient que celle de la domination coloniale.
Le récit « M'Tourni »[1], par exemple, raconte brièvement et simplement la vie d'un ouvrier italien qui vient, par hasard, travailler en Algérie. Sans résistance ni questionnement, il est amené à se transformer, au fil des années, en musulman indissociable de ses voisins autochtones. Il finit par oublier entièrement son identité antérieure. Il finit ses jours heureux parmi le peuple qui ne lui est plus étranger. Il est absorbé par le pays : « Roberto Fraugi devint Mohammed Kasdallah. »[2]. Le verbe « devenir » indique plus qu'un changement de nom ; c'est une métamorphose.
Robert Fraugi n'est pas venu en tant que colon. Il travaille pour les musulmans, qui le traitent décemment et l'aident à s'intégrer à un style de vie paisible et chaleureux. Eberhardt veut-elle suggérer que les musulmans au pouvoir n'iraient pas jusqu'à exploiter les Européens, comme ils sont exploités par eux c'est-à-dire qu'il y a chez quelque chose de foncièrement plus humains ? Ce récit est, certes, un plaidoyer pour l'islam. « M'Tourni » suggère aussi la capacité de l'islam à absorber ce qui lui est étranger, et ainsi de vaincre tout conquérant.
En outre, l'expression « M'Tourni » fut un terme péjoratif chez les musulmans pour désigner quelqu'un qui accepte d'envoyer son enfant à l'école coloniale, et qui trahit ainsi sa race [3]. L'ouvrier italien « trahit sa race » aussi, en devenant musulman. Ainsi, le terme péjoratif est renversé, et acquiert ici un sens positif. C'est la « mission civilisatrice » de l'Europe qu'il trahit, en trouvant une vie plus civile chez les musulmans. Par ce récit, Eberhardt suggère que l'Européen est capable d'avoir une autre relation avec l'Orient que celle de la conquête, et que l'islam est ouvert à tous ceux qui ont le coeur pur et simple. Le jeune lieutenant Jacques, dans la nouvelle Yasmina », possède cette pureté.
Notes [1] Dans Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 342. [2] Ibid., p. 345. [3] L'Algérie des Français, présenté par Charles-Robert Ageron, éditions du Seuil, 1993, p. 93-94.
Récemment arrivé au Maghreb, Jacques n'a pas encore appris les convictions de supériorité européenne. Il est rêveur, aventurier et sincère ; il se fie à ses propres impressions. Il vient des Ardennes, région encore « fermée à cet `esprit moderne'...qui mène rapidement à toutes les décrépitudes morales. »[1]. Mais c'est cet esprit moderne, finalement, qui le reconquiert. Il considère désormais son aventure avec Yasmina, jeune bergère, comme un caprice naïf, adolescent, utopique, alors que c'est avec elle qu'il était le plus noble, le plus authentique : « Et il ne comprenait plus combien cette première forme de son moi conscient avait été meilleure et plus belle que la seconde, celle qu'il devait à l'esprit moderne vaniteux, égoïste et frondeur qui l'avait pénétré peu à peu. »[2]. Le message est clair : Jacques aurait dû rester avec Yasmina, laissant ses vêtements européens se décomposer, se cachant dans la montagne avec des brebis et des prières, dans un amour voluptueux — une vie de sentiment, sans intellect. Il aurait dû devenir l'Autre, au lieu de le conquérir.
Mais Eberhardt elle-même n'est pas allée jusqu'en haut d'une montagne, perdant à tout jamais trace de la vie occidentale. Elle a besoin d'écrire, de dire aux occidentaux leur erreur de croire en la technologie moderne, à la place de Dieu de la volupté. À l'époque, le gouvernement vise surtout à ce que les Européens imposent leur culture, afin de créer [...] une race de Français qui puisse civiliser et rapprocher de nous les indigènes »[3]. L'idée d'assimilation des Européens à la culture autochtone va directement à l'encontre du piget de l'administration coloniale.
D'autres personnages, tels que Jacques, jeune médecin dans « Le Major », s'assimilent d'une façon moins absolue. Comme Eberhardt, Jacques trouve ses semblables dans le désert lointain : « Depuis qu'il commençait à comprendre l'arabe, à savoir s'exprimer un peu, il aimait à aller s'étendre sur une natte, devant les cafés maures, à écouter ces gens, leurs chants libres comme leur désert et comme lui, insondablement tristes [...] »[4].Le Maghreb est ainsi un refuge pour les âmes trop sensibles et trop rêveuses pour survivre à la mécanisation croissante de l'Europe.En juxtaposant la barbarie de l'Europe et les mérites de l'islam, Eberhardt tourne en ridicule l'idée d'une « mission civilisatrice » de la France. Les occidentaux heureux sont ceux qui, au lieu d'imposer leurs idéologies, adoptent un style de vie musulman.
Notes [1]Rakhil, op. cit., p. 98. [2]Ibid., p. 69. [3] L'Algérie des Français présenté par Charles-Robert Ageron, Seuil, 1993, p. 164. [4]Ibid., p. 164.
La volonté d'Eberhardt est de « vivre libre, sans attaches, comme le vagabond mais aussi comme l'écrivain libre d'inventer un monde»[1] Mais, n'ayant pas d'attaches, elle s'attache à tour avec des sentiments aussi forts qu'éphémères. Dans sa vie remplie de contradictions, elle cherche en même temps que la liberté et l'autonomie absolues, l'abandon total à Dieu. Quel Dieu ? Elle le retrouve dans l'islam ésotérique [2] mais aussi dans les marges et les ténèbres de l'esprit humain. Le Dieu d'Eberhardt égale tout ce qui touche aux limites du possible, ce qui tend vers un absolu lointain, que l'on saisit dans de brefs moments d'extase et de transcendance.
Eberhardt a besoin d'écrire, de raconter ses expériences, d'élaborer ses contradictions et ses confusions intérieures, mais aussi d'agir dans le monde. Ce n'est pas assez d'embrasser l'islam dans sa vie ; elle cherche aussi, à travers ses écrits, à promouvoir l'islam chez les Européens. Elle propose ainsi un lien entre l'Occident et l'Orient qui s'oppose à la domination coloniale. Détournant l'idée du « white man's burden », Eberhardt voit dans l'islam un dernier recours pour sauver (civiliser ?) une Europe atteinte d'un vide cancéreux. Globalement, Eberhardt critique le pouvoir corrupteur de la civilisation occidentale sur l'Orient. Au niveau personnel, elle rejette l'Occident, qui ne correspond pas à sa nature portée à la dévotion. Ce qui motive Eberhardt, c'est une croyance très profonde en la vie dans ses extrêmes : un désir de tout connaître et tout saisir, vivant pleinement la condition humaine.
En contemplant sa mort, Eberhardt écrit qu'elle veut être enterrée « dans le sable brûlé du désert, loin des banalités profanatrices de l'Occident envahisseur »[3]. Dès sa jeunesse, elle rêve de l'Orient, symbole d'un bonheur qui réside dans un ailleurs lointain. Eberhardt voit dans le colonialisme une médiocrité moderne de l'Europe qui piétine un Orient caractérisé autant par sa quête spirituelle de l'absolu que par sa volupté sacrée. L'Europe, par contre, est un continent que [...J les hommes sont en train de transformer en une vaste usine, avant d'en faire une terre de désespoir [...] [4]. Dieu est remplacé par la machine ; beauté et transcendance sont éclipsées par la quête de profit et d'efficacité.
Notes [1] Ibid., p. 12, présentation. [2] islam ésotérique, appelé également soufisme, existe depuis le début de l'islam. Il est considéré comme le noyau caché de l'islam, destiné aux initiés. Puisque seule existe l'unité divine, ces initiés, se jugeant eux-mêmes en Dieu, peuvent même être acquittés des devoirs de l'islam exotérique destiné aux masses. [3] Isabelle Eberhardt, Notes de route : Maroc-Algérie-Tunisie, Actes Sud, 1998, p. 94. [4] Isabelle Eberhardt, Rakhil: roman inédit, présenté par Danièle Masse, La Boire à Documents, p. 27. Ce livre comprend deux versions du roman. Cette citation vient de la première version, de l’autofiction, dans laquelle le protagoniste, Mahmoud, est manifestement Eberhardt/Mahmoud Saadi.
Depuis son départ en Algérie, l'Europe est désormais la terre d'exil. Expulsée de l'Algérie par l'administration française, Eberhardt, angoissant à Marseille, dénonce : « La société moderne, sans foi et sans espoir, avide de jouir, non pour le divin frisson de volupté, mais pour oublier l'inexprimable douleur de vivre, attendant, crainrive et impatiente à la fois, l'heure de mourir [...] [1]. C'est l'absence de foi qui provoque la peur de la mort, la perte de confiance dans la vie. Même le plaisir y est une fuite, et non pas une expérience sacrée. Eberhardt décrit le déclin d'une Europe nihiliste, vidée de sens. La seule possibilité de sauver l'Europe moderne, est de revenir aux valeurs qu'a conservées un Orient intemporel, et surtout celles de l'islam. De même, dans sa vie personnelle, Eberhardt cherche dans l'intemporalité de l'islam des valeurs disparaissant dans l'Europe industrialisée. En outre, l'islam continue de nos jours de s'opposer au vide créé par un monde de plus en plus sécularisé.
Isabelle Eberhardt voyage d'abord en tant que journaliste. Elle se donne le nom de Si Mahmoud Saadi et porte le costume traditionnel de l'homme arabe. Parmi les raisons citées par Eberhardt : « Sous un costume correct de jeune fille européenne, je n'aurais jamais rien vu, le monde eût été fermé pour moi, car la vie extérieure semble avoir été faite pour l'homme et non pour la femme. »[2] Cependant, ce n'est pas souvent qu'Eberhardt écrit sur la condition féminine, surtout à propos de sa propre vie [3]. Est-ce qu'elle arrive même à oublier qu'elle n'est pas que Si Mahmoud Saadi, taleb et cavalier ? En tout cas, son déguisement est convaincant, comme le montre l'anecdote suivante : « Le chef de poste, un capitaine de la Légion, me regarde, stupéfait. Il ne comprend pas du tout le rapport qu'il peut y avoir entre ma carte de femme journaliste et le tout jeune Arabe qui la lui tend. »[4] . Ce jeune arabe imberbe qu'est Si Mahmoud Saadi change son passé selon les circonstances, au gré de son inventrice.
Notes [1] « I:Âge du néant », dans Écrits sur le sable vol. Il, op. cit., p. 530. [2] Écrits sur le sable I , p. 73. [3] Un autre passage significatif à cet égard décrit ses sentiments après une visite à Lèlla Zeyneb, « la maraboute », dirigeante d'une zaouïa. Cette femme raconte à Eberhardt sa tristesse d'avoir été obligée de se priver de mari et d'enfants, afin d'avoir ce rôle de maraboute pour lequel elle n'est même pas appréciée. À ce propos, Eberhardt écrit : « Je me sens devenir triste, devant cette douleur injuste: cachée peut-être depuis des années, qui ne se fait jour qu'en présence d'une autre femme dont la destinée est aussi très éloignée de l'ordinaire. Notes de route. p. 263. En devenant Mahmoud Saadi, Eberhardt échappe à la condition féminine d'un monde fait « pour l'homme et non pour la femme ». En outre, dl( montre beaucoup de compassion à l'égard des prostituées et des femmes victime: d'injustices, mais de la même manière qu'elle le fair aussi pour les hommes. [4] Isabelle Eberhardt, Sud Oranais, Editions Joelle Losfeld, 2003, p. 23.
Chez les peuples du désert, Eberhardt trouve une certain tolérance, même pour sa double identité. À propos des relation entre Eberhardt et les paysans musulmans, Robert Randau, son ami et biographe, écrit : « Très abordable, elle voulait qu'ils la considérassent comme un simple ratel), comme un lettré de zaouïa. Nul parmi eux n'ignorait cependant que ce svelte cavalier au burnous d'un blanc immaculé et au mesure écarlate fût une femme » [1]. Mais par politesse, ils ne font jamais mention de cela. Ses confrères n'accordent, eux non plus, pas d'importance au fait que Si Mahmoud Saadi soit une femme.
Se peut-il que sa double identité fût plus acceptée au Maghreb qu'en Europe [2]? Le travestisme n'est certainement pas étranger aux traditions algériennes, comme le montre la parodie rituelle du Rekeb dans laquelle les femmes se déguisent en autorités religieuses masculines [3]. En outre, serait-il possible d'établir un lien avec le soufisme, qui croit en l'abolition de toute dualité ? Déjà au treizième siècle, des maîtres soufis tels qu'Ibn Arabi écrivent sur la dissolution des concepts de mâle et de femelle. Si seule existe l'Unité divine, quelle importance accorder aux distinctions de sexe ? En outre, bien avant les écrits d'Eberhardt, Ibn Arabi mentionne l'utilité de l'acte sexuel pour sentir cette dissolution [4].
En 1900, Eberhardt est initiée à une confrérie soufie, la Qadriya, sur laquelle elle écrira très peu. La même année, elle rencontre son confrère Slimène Ehnni, musulman de nationalité française, avec qui elle décide de partager sa vie. Avec Ehnni, ils sont deux alliés face à un monde souvent hostile. Eberhardt se dit capable d'être « envers lui seul d'une douceur et d'une soumission absolues »[5], et quant à lui, « Slimène me suivra où je voudrai »[6], évoquant leur dévotion quasi-religieuse l'un pour l'autre, dévotion qui accentue, peut-être, leurs quêtes respectives de Dieu. La tradition de la poésie soufie compare Dieu à une personne aimée. Autre tradition de la poésie arabe : le poète parle de sa maîtresse (par pudeur) comme si elle était un garçon. Cette tradition influence, selon Randau, le mari d'Eberhardt : « Le travestissement d'Isabelle en jeune garçon attisait la fougue du beau cavalier ; il connut à la fois l'amour de coeur et l'amour de tête ; il vécut littéralement un des grands poèmes de sa race [...] [7]
Notes [1] Robert Randau, Notes et souvenirs, La Boite à Documents, 1989, p. 86. [2 ] Elle se sent certainement plus "chez elle" au Maghreb qu'en Europe. Elle me fait penser à Malcolm X, qui écrit dans Roots que l'islam peut rapprocher les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau. Les distinctions de sexe, perdent-elles aussi leur sens, dans l'islam tel qu'Eberhardt l'interprète ? Est-ce en partie cela qui l'attire ? [3] Sosie Andezian,'xpériences du divin dans l'Algérie contemporaine, CNRS éditions, 2001, p. 153. [4] Valérie J. Hoffman, « I.e soufisme, la femme et la sexualité , dans Les Voies d'Allah : Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui » , sous la direction d'Alexandre Popovic et Gilles Veinstein, Fayard, 1996. [5] Écrits sur le sable, vol. II,op. cit., p. 389. [6] Ibid., p. 407. [7] Notes et souvenirs, op. cit., p. 173.
Quant à Eberhardt, elle semble trouver avec Ehnni plus de paix et de bonheur qu'avant. Mais cette paix n'est pas durable. Le couple est vite soupçonné d'activités anti-françaises. Danger plus imminent : en 1901, un musulman se croyant inspiré par Dieu essaie d'assassiner Eberhardt. La même année, après un séjour à l'hôpital, suivi du procès de l'agresseur (Eberhardt ne veut pas qu'il soit puni), elle est expulsée de l'Algérie.
Après quelques mois d'un exil torturant à Marseille, Eberhardt épouse Ehnni, ce qui lui confère la nationalité française et le droit de retourner en Algérie. De retour dans ce pays, elle collabore avec Victor Barrucand à une revue bilingue et arabophile, Akhbar, et elle écrit également pour La Dépêche Algérienne. Mais depuis l'agression, sa santé est affaiblie ; elle retourne à l'hôpital. À 27 ans, le lendemain de sa sortie, elle se noie lors d'une inondation, chez elle à Ain Sefra.
Selon Randau, la mort d'Eberhardt est plus proche d'un suicide que d'un simple accident : « Après une pipe de kif, une certaine ivresse nihiliste, mise ou non sur le compte du mektoub, a pu emporter ses dernières forces. »[1]. Elle avait déjà rêvé de s'abandonner à l'eau, influencée peut-être par l'image soufie de dissolution dans l'unité. Dans un état fiévreux quelques années avant, elle visualisait : « Une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m'abandonnais voluptueusement à la caresse humide. »[2]. Et dans le paragraphe suivant : « Je m'abandonnais aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis des Eaux... »[3]. Étrange coïncidence ? D'autant plus que cette vision s'ajoute aux prédictions récurrentes de mort [4]. La mort d'Eberhardt, est-elle un accident avec de drôles de coïncidences, ou un véritable suicide qui profite de l'inondation comme d'un moyen ? Les preuves ne sont pas concluantes. Bien que l'hypothèse du suicide soit favorisée, il faut reconnaître que sa santé était déjà affaiblie, lors de cette inondation qui a fait plus qu'un mort. Et aussi qu'elle n'a jamais tenté le suicide auparavant, même dans les périodes les plus désespérées de sa vie. Cette mort romanesque est emblématique de toute sa vie, dans laquelle elle fait disparaître les limites entre fiction et réalité. Elle raconte souvent deux versions d'un même événement, l'une étant autobiographique, l'autre présentée comme de la fiction ; c'est de l'autofiction.
Notes
[1] Ibid., p. 24. [2] Sud Oranais, op. cit., p. 242. [3]Ibid. [4] Voir, entre autres, « Rachel », dans Rakhil, influencé par la visite d'Eberhardt chez un sorcier (Écrits sur le sable 1, p. 442). En outre, Eberhardt se demande souvent si dans un an, elle sera encore en vie.
En outre, certains protagonistes reviennent dans plusieurs récits, changeant légèrement d'identité. Par exemple : Jacques, l'occidental sympathique qui tombe amoureux d'une femme du pays, est lieutenant dans « Yasmina » ; dans « Tessaadith » il est médecin. Eberhardt utilise même son propre pseudonyme Mahmoud, dans son premier roman Rakhil.
Bien que certains de ses biographes suggèrent qu'Eberhardt joue avec les dénominations du fait qu'elle est privée du nom de son père, son jeu sur les identités paraît plutôt ludique que désespéré [1]. Exemple typique de sa façon de jouer : après son mariage, Eberhardt garde son pseudonyme Mahmoud Saadi, en ajoutant parfois, pour sa correspondance officielle, le titre « Madame » ; elle devient, en quelque sorte, sa propre épouse. Se moque-t-elle ainsi d'une coutume qui fait désigner la femme par le nom de son mari, et qui est en décalage avec son style de vie indépendante ? Élevée anarchiste, et n'ayant pas de respect pour les institutions intrinsèquement cruelles ou indifférentes, Eberhardt s'amuse à embrouiller les autorités avec ses inventions de noms. Qui est-elle ? Impossible de la classer. Quand un groupe de colons écrit à l'administration pour se plaindre des activités « pro-indigènes » d'Isabelle, ils l'appellent « Mme Mahmoud Saadi Eberhardt » !
Son mari, en tout cas, ne paraît pas vexé par ces inventions de noms. Lui-même, lors d'une première rencontre avec Randau, présente Si Mahmoud Saadi, en ajoutant : « C'est là son nom de guerre ; en réalité il s'agit de Mme Ehnni, ma femme. »[2]. Mais Isabelle Eberhardt, est-elle moins Mahmoud Saadi qu'elle n'est Madame Ehnni ? Elle est certainement plus connue sous le nom de Mahmoud Saadi. Eberhardt et Ehnni vivent aux yeux du public comme deux confrères.
Notes
[1] A noter qu’ « Eberhardt » est le nom de jeune fille de la grand-mère d’Isabelle. La mère d’Isabelle, a-t-elle souffert d’être privée du nom du père ? Est-ce pour ça qu’Isabelle donne à sa mère déjà morte le nom du père, nom qu’elle n’a jamais eu de son vivant ? Ou est-ce plutôt pour brouiller les pistes en affirmant son refus de coopérer avec une administration rigide et déshumanisante ? [2] Notes et souvenirs, op. cit., p. 64.
Isabelle Eberhardt (17 février 1877 à Genève - 21 octobre 1904 à Aïn-Sefra, Algérie) est une écrivaine suisse , et Française par mariage.
Isabelle Eberhardt, Fille illégitime, née d'une mère allemande de Russie, et d'un père né en Arménie, Alexandre Trophimowsky, anarchiste, ex-prêtre converti à l'Islam. Elle s'installe à Bône avec sa mère en 1897 et toutes deux se convertissent à l'Islam. elle prend le parti de la lutte violente contre le pouvoir colonial français, décide de vivre comme une musulmane et s'habille en homme algérien. Elle s'installe tout d'abord à Batna dans les Aurès en 1899 où l'on peut encore voir la maison qu'elle a longtemps habitée et qui tombe en ruines.
C'est la raison pour laquelle des Batnéens tentent de se rassembler pour tenter de sauver ce patrimoine algérien et européen. Après la mort de sa mère, elle vit plusieurs mois en nomade et rencontre Slimane Ehnni, musulman de nationalité française, sous-officier de spahi. Lors d'un passage par le village de Behima (actuellement Hassani Abdelkrim) accompagnant Si El Hachemi chef religieux de la confrérie des Kadiryas, elle est victime d'une tentative d'assassinat le 29 janvier 1901. La même année elle épouse Slimène (après avoir été contrainte de quitter l'Algérie par les autorités coloniales en 1900), et obtient ainsi la nationalité française.
Son mariage lui permet de revenir en Algérie, où elle collabore au journal arabophile Akhbar. Elle est envoyée à Aïn Sefra comme reporter de guerre pendant les troubles près de la frontière marocaine. Elle côtoie Maxime Noiré qu'elle qualifie de « peintre des horizons en feu et des amandiers en pleurs ». En novembre 1903, à Beni Ounif, elle fait la connaissance du général Lyautey qui apprécie sa compréhension de l'Afrique et son sens de la liberté. Le 21 octobre 1904, à Aïn Sefra, l'oued se transforme en torrent furieux et la ville basse, où elle résidait seulement depuis la veille, est en partie submergée. Slimane est retrouvé vivant, mais Isabelle périt dans la maison effondrée. Elle repose dans le petit cimetière musulman Sidi Boudjemaâ à Aïn Sefra.
Ses récits ont été publiés après sa mort et présentent la réalité quotidienne de la société algérienne au temps de la colonisation française. Ses carnets de voyage et ses journaliers rassemblent ses impressions de voyage nomade dans le Sahara.
Ulike.net avec Wikipedia
SUD ORANAIS
En 1904, accompagnée d'un "mokhazni", Isabelle Eberhardt s'enfonce dans le désert Sud Oranais, pour arriver à Kenadsa, où elle s'installe pour commencer une vie nouvelle. Kenadsa est située hors frontière et reconnaît la suzeraineté du sultan de Fez. Nous voici donc en territoire marocain, à vingt-cinq kilomètres de Béchar, ville française. En réalité, où est la frontière? Où finit l'Oranie, où commence le Maroc? Personne ne se soucie de le savoir...
L'entrée à la zaouïa
Trois ou quatre esclaves noirs nous reçoivent. Mon guide leur répète ce que Kaddour ould Barka lui a dit que je suis Si Mahmoud ould Ali, jeune lettré tunisien qui voyage de zaouïa en zaouïa pour s'instruire...
On me fait donc asseoir sur un sac de laine plié, par terre, pendant qu'on va avertir le marabout actuel, Sidi Brahim ould Mohamed, à qui je fais tenir une lettre d'introduction de l'un de ses khouan d'Aïn Sefra.
Rangés contre le mur, les esclaves attendent, muets. Deux d'entre eux sont des kharatine. Jeunes, imberbes, ils portent ledjellaba grise des Marocains et un chiffon de mousseline blancheautour de leur crâne rasé. Le troisième, plus noir, plus grand, en vêtements blancs, est un Soudanais, et son visage porte de profondes entailles au fer rouge. Tous trois sont armés de la koumia, le long poignard à lame courte, à fourreau de cuivre ciselé, retenu par un beau cordon en fils de soie de couleur vive, passé en bandoulière.
Enfin, après un bon quart d'heure d'attente, un grand esclave noir, d'une laideur bizarre, avec de petits yeux vifs et ronds et fureteurs, vient baiser respectueusement les cordelettes de mon turban. Il m'introduit dans une vaste cour silencieuse et nue, dont le sol s'abaisse en pente douce. Déjà, je respirais une atmosphère de paix un peu inquiétante. Cette succession de portes qui se refermaient sur moi ajoutait à la distance que je venais de parcourir. Encore une petite porte basse, et nous entrons dans une grande pièce carrée qui ressemble à l'intérieur d'une mosquée...
On étend des tapis, je suis chez moi. C'est là que j'habiterai... Dieu sait combien de temps...
Vie nouvelle
Des jours vont venir qui passeront sur moi, longs et sans désirs, et ma curiosité se fera douce comme une veilleuse dans la chambre d'un convalescent. Je m'approfondirai dans les secrets de ma conscience tumultueuse. Les grands incendies qui nous enflamment de science, de haine ou d'amour dormiront sous la cendre, je pourrai respirer ma vie d'un souffle égal. - Est-ce donc là ce que je venais chercher ? Toute ma soif va-t-elle enfin s'apaiser, et pour combien de temps ?
Une pensée de bon nirvana amollit déjà mon coeur : le désert que j'ai traversé était celui de mes désirs. Quand ma volonté se réveillera, il me semble qu'elle voudra des choses nouvelles et que je ne me rappellerai plus rien des souffrances du passé. Je rêve d'un sommeil qui serait une mort, et d'où l'on sortirait armé, fort d'une personnalité régénérée par l'oubli, retrempée dans l'inconscience...
Réflexions du soir
Le soir - encore un soir - tombe sur la zaouïa somnolente. Des théories de femmes drapées, flammées de couleurs vives, s'en viennent à la fontaine comme depuis deux siècles d'autres y sont venues, avec la même démarche souple et forte des reins, les pieds nus posés bien à plat sur le sol poudreux, d'autres qui passèrent ici et qui ne sont plus aujourd'hui qu'un peu d'ingrate poussière perdue sous les petites pierres du cimetière de Lella Aïcha.
Le vent léger frissonne dans les palmes dures d'un grand dattier héroïque, dressé derrière le mur comme un buisson de lances. De tous les arbres, le dattier est celui qui ressemble le plus à une colonne de temple. Il y a de la guerre et du mysticisme, une croyance en l'Unique, une aspiration, dans cet arbre sans branches. L'Islam naquit comme lui d'une idée de droiture et de jaillissement dans la lumière. Il fut l'expression dans le domaine divin des palmes et des jets d'eau.
Je sens un calme infini descendre dans le trouble de mon âme lasse. Ma légèreté vient de moi-même. Du poids d'un jour brûlant enfin soulevé et de la douceur de l'ombre naissante sur mes paupières sèches.
C'est l'heure charmante où, dans les villes du Tell, des alcools consolateurs exaltent les cerveaux paresseux... Quand le ciel chante sur les villes, l'homme a besoin de se metre à l'unisson et, manquant de rêve, il boit, par besoin d'idéal et d'enthousiasme.
Heureux celui qui peut se griser de sa seule pensée et qui sait éthériser par la chaleur de son âme tous les rayons de l'univers !
Longtemps j'en fus incapable. Je souffrais de ma faiblesse et de ma tiédeur. Maintenant, loin des foules et portant dans mon coeur d'inoubliables paroles de force, nulle ivresse ne me vaudra celle qu'épanche en moi un ciel or et vert. Conduite par une force mystérieuse, j'ai trouvé ici ce que je cherchais, et je goûte le sentiment du repos bienheureux dans des conditions où d'autres frémiraient d'ennui ...
Soirs de Kenadsa
.. Eternelle féérie des soirs du Sud, quotidienne et jamais pareille. Heure triste, presque angoissante!
Tout à coup on sent le désert s'assombrir et se refermer, comme pour garder à jamais les intrus.
Sur le sentier qui longe le rempart, les femmes du ksar viennent à la fontaine de Sidi Embareck. Dans l'illumination du soleil couchant, leurs voiles ont des teintes d'une intensité inouïe. Les étoffes chatoient, magnifiées, semblables à des brocarts précieux. De loin, on dirait les ksouriennes vêtues des soies les plus rares, brodées d'or et de pierreries. Conscientes un peu de leurs grâces, ces femmes s'agitent, leurs groupes se mêlent, et la gamme violente des couleurs changent sans cesse, comme un arc-en-ciel mobile.
Quelques-unes, des Soudanaises ou des nomades surtout, ont des mouvements purs, des poses impeccables, des cambrures de reins et des courbes de bras pour élever jusqu'à leur épaule les lourdes amphores pleines. Il y en a dont le visage est beau de traits et d'expression, avec une sensualité timide et farouche à la fois dans le regard, et tout à coup l'éclair brusque d'un sourire, où éclate librement l'ardeur des sens.
Une forte odeur de peau moite et de cinnamome monte des groupes dans la tiédeur de l'air.
Des hommes, Nègres ou nomades, Doui Menïa, Ouled Djerir, Ouled Nasser, viennent abreuver leurs chevaux.
Tandis que les esclaves noirs rient et plaisantent avec les femmes qu'on ne daigne même pas leur cacher, les hommes du désert regardent celles-ci du coin de l'oeil, avec de courtes flammes dans leurs prunelles fauves.
Combien d'intrigues se sont ainsi nouées près de l'Aîn Sidi Embarek, tandis que les chevaux, las, tendaient leurs naseaux au jet frais de l'eau souterraine !
Par des gestes à peine esquissés, par de brefs regards, nomades et femmes se comprennent et se font des promesses troublantes pour les heures propices des nuits.
Là encore, je retrouve un peu de la poésie, des amours nomades qui, si souvent, finissent dans le sang.
Les juives, moins surveillées, plus hardies, abordent librement les hommes, distribuent des oeillades provocantes, sous leurs paupières qu'ont rougies les fumées âcres des palmes sèches, dans les échoppes noires du Mellah.
C'est l'heure libre et gaie, l'heure où, loin de l'autorité pesante des hommes, les femmes jasent et rient, et jouent le jeu dangereux, le jeu éternel de l'amour.
Dans le Mellah
(Un jour une forte fièvre l'envahit et fait naître en elle d'étranges visions. …) Un grand silence pesait sur la zaouïya accablée de sommeil. C'était l'heure mortelle de midi, l'heure des mirages et des fièvres d'agonie. La chaleur s'épanouissait sur les terrasses incandescentes et sur les dunes qui scintillaient au loin.
On m'avait couchée sur une natte, dans un réduit donnant sur une terrasse haute. La petite pièce s'ouvrait toute grande sur le ciel de plomb et sur le désert de pierre et de sable qui brûlait sous le soleil.
Aux poutrelles de palmier du plafond pendait une petite outre en peau de bouc, dont l'eau s'égouttait lentement dans un grand plat de cuivre posé à terre.
Toutes les minutes, la goutte tombait, sonnait sur le métal, avec un bruit clair et régulier, d'une monotonie de tic-tac d'horloge d'hôpital ou de prison, et ce bruit me causait une souffrance aiguë, comme si la goutte obstinée était tombée sur mon crâne en feu.
Accroupi près de moi, un esclave soudanais,aux joues marquées de profondes entailles, agitait en silence un chasse-mouches de crin (…).
Pendant des instants longs comme des années, j'imaginais le soulagement que j'éprouverais quand il aurait enlevé le plat sur mon ordre, et quand la goutte d'eau tomberait enfin sur le sol battu, avec un bruit mat. Mais je ne pouvais parler, et la goutte tombait toujours, sonnait inexorable sur le cuivre poli.
Les poutrelles du plafond s'évanouirent, un ciel s'enfonça devant mes yeux. Maintenant, c'étaient des palmes d'un bleu argenté qui se balançaient et bruissaient au-dessus de ma tête.
(…) J'étais couchée dans une séguia, sur de longues herbes aquatiques, molles et enveloppantes comme des chevelures. Une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m'abandonnais voluptueusement à la caresse humide.
Un autre ruisselet chantait à portée de ma bouche. Parfois, sans faire un mouvement, je recevais l'eau glacée entre mes lèvres ; je la sentais descendre dans mon gosier desséché, dans ma poitrine où s'éteignait peu à peu l'intolérable brûlure de la soif, l'eau, l'eau bienfaisante, l'eau bénie des rêves délicieux !
Je m'abandonnais aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis des Eaux…il y avait là d'immenses étangs glauques sous des dattiers gracieux ; là coulaient d'innombrables ruisseaux clairs ; des cascades légères ruisselaient des rochers couverts de mousses épaisses ; de toutes parts des puits grinçaient, répandant alentour des trésors de vie et de fécondité…
Quelque part très loin une voix monta (…).
La voix troubla mon repos. De nouveau mes yeux s'ouvrirent sur la petite chambre d'exil.
L'homme des mosquées annonçait la prière du jour (…)
J'étais tout à fait éveillée maintenant. Mes yeux aux paupières meurtries et alourdies s'ouvraient avidement sur la splendeur du soir.
Soudain une tristesse infinie descendit dans mon âme. Des regrets enfantins m'envahissaient.
J'étais seule, seule dans ce coin perdu de la terre marocaine, et seule partout où j'avais vécu et seule partout où j'irai, toujours… Je n'avais pas de patrie, pas de foyer, pas de famille… J'avais passé, comme un étranger et un intrus, n'éveillant autour de moi que réprobation et éloignement (…)
Sur aucun point de la terre aucun être humain ne songeait à moi et ne souffrait de ma souffrance.
Plus lucide, calmée, j'ai méprisé ma faiblesse et j'ai souri.
Si j'étais seule, n'était-ce pas parce que je l'avais voulu aux heures conscientes où ma pensée s'élevait au-dessus des sentimentalités lâches du cœur et de la chair également infirmes ?
Etre seul, c'est être libre, et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature. Alors, je me dis que ma solitude était un bien.
Un souffle chaud se leva vers l'ouest, un souffle de fièvre et d'angoisse. Ma tête déjà lasse retomba sur l'oreiller ; mon corps s'anéantissait en un engourdissement presque voluptueux ; mes membres devenaient légers, comme inconsistants.
La nuit d'été, sombre et étoilée, tombait sur le désert. Mon esprit quitta mon corps et s'envola de nouveau vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des Eaux.
Moghreb
Quel soulagement allant jusqu'à la volupté, quand le soleil baisse, quand les ombres des dattiers et des murs s'allongent, rampent,éteignant sur la terre les dernières lueurs.
La morne indifférence qui s'empare de moi, aux heures de malaise dans la journée, se dissipe; et c'est de nouveau d'un oeil avide et charmé que je regarde la quotidienne splendeur de ce décor déjà familier de Kenadsa, qui est d'une beauté simple avec ses lignes sobres et ses couleurs à la fois chaudes et transparentes qui relèvent brusquement la monotonie des premiers plans, tandis que des vapeurs diaphanes noient les lontains.
C'est très doux et très consolant cette renaissance de l'âme tous les soirs. Dans les jardins, la dernière heure chaude du jour s'écoule pour moi doucement, en de tranquilles contemplations, en des entretiens paresseux coupés de longs silences (...)
Etre sain de corps, pur de toute souillure, après de grands bains d'eau fraîche, être simple et croire, n'avoir jamais douté, n'avoir jamais lutter contre soi-même, attendre sans crainte et sans impatience l'heure inévitable de l'éternité.- C'est bien la paix, le bonheur musulman, - et qui sait ? peut-être bien la sagesse...
Certes ici, les heures monotones s'écoulent avec la douceur et la tranquillité d'une rivière en plaine, où rien ne se reflète, sinon des nuées très vaporeuses qui passent et ne reviennent pas.
Peu à peu je sens les regrets et les désirs s'évanouir en moi. Je laisse mon esprit flotter dans le vague et ma volonté s'assoupir.
Dangereux et délicieux engourdissement, conduisant insensiblement, mais sûrement, au seuil du néant.
Ces jours, ces semaines, où il ne s'est rien passé, où on n'a rien fait, où on n'a même tenté aucun effort, où on n'a pas souffert, à peine pensé, faut-il les rayer de l'existence et en déplorer le vide ? Après l'inévitable réveil, faut-il, au contraire, les regretter, comme les meilleures peut-être de toute la vie ?
Je ne sais plus.
A mesure seulement que passe dans mon sang la sensation de vieil Islam immobile, qui semble être ici la respiration même de la terre, à mesure que s'en vont mes jours calmés, la nécessité du travail et de la lutte m'apparaît de moins en moins. Moi qui, naguère encore, rêvais de voyages toujours plus lointains, qui souhaitais d'agir, j'en arrive à désirer, sans oser encore me l'avouer bien franchement, que la griserie de l'heure et la somnolence présentes puissent durer, sinon toujours, au moins longtemps enore.
Pourtant, je sais bien que la fièvre d'errer me reprendra, que je m'en irai; oui, je sais que je suis encore bien loin de la sagesse des fakirs et des anachorètes musulmans.
Mais ce qui parle en moi, ce qui m'inquiète et qui demain me poussera encore sur les routes de la vie, ce n'est pas la voix la plus sage de mon âme, c'est cet esprit d'agitation pour qui la terre est trop étroite et qui n'a pas su trouver en lui-même son univers.
Finir dans la paix et le silence de quelque zaouïa du Sud, finir en récitant des oraisons extatiques, sans désirs ni regrets, en face des horizons splendides.
Au fond, cela serait la fin souhaitable quand la lassitude et le désenchantement viendront après des années.
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