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Dans le silence habité du poème
Bernard Mazo se défiait assurément de l’emphase et faisait confiance à l’intelligence de l’éclair traqué dans ses ultimes fulgurances.
C’est «dans le silence habité du poème», qu’il ciselait ses strophes poétiques d’une grande sobriété métaphorique. Ses vers se déclinent comme des évidences, des sentences philosophiques («on creuse/ le silence/ On s’entête»). Il y avait plus d’une circonstance dans le parcours et l’oeuvre de Bernard Mazo qui favorisait une réelle et singulière affinité.
D’abord, naturellement, il y avait le Sud, plus singulièrement, l’Algérie au destin croisé si longtemps avec celui de la France. Bernard Mazo, sans détour, faisait la part du tragique dans ce compagnonnage imposé par l’histoire coloniale. Comme beaucoup de jeunes Français, Bernard Mazo eut «vingt ans dans les Aurès» et depuis, il confiait qu’il portait l’Algérie et les Algériens dans son coeur «comme une blessure jamais tout à fait refermée et cela depuis plus de cinquante ans». Il y a découvert la richesse de la culture multimillénaire berbère et arabe en même temps que les affres du colonialisme avec son cortège de misère et d’injustice. Dans cette «sale guerre» qui n’avouait pas son nom,
il a entendu également les appels de quelques Justes français, tels Henri Alleg,Maurice Audin et autres hommes de conscience comme Jean de Maisonseul et le général Pâris de La Bollardière . Et, au coeur de ces Aurès tourmentés, la poésie était là. Eclairante et salvatrice. Bernard Mazo à l’écoute des voix algériennes nouvelles, Kateb Yacine et Jean Sénac, parmi les premiers, entrait dans l’intimité d’une revendication nationale en même temps que dans les profondeurs des cultures du monde arabe. Dans son travail à venir, son passage par les Aurès aura été fertile. Il retournera plusieurs fois en Algérie où il entretient des liens d’une grande densité en même temps qu’il développe une fine connaissance de la poésie algérienne. La parole —comme sa poésie— de Bernard Mazo est d’autant plus précieuse qu’on entre à travers les deux rives de la Méditerranée pour à la fois entretenir la fraternité poétique et le partage humain.
Voyageur au long cours du fait poétique sur « cette terre vouée au désastre », Bernard Mazo nous confiait sans complaisance : « Pour moi, la langue arabe est la langue de la poésie. Elle le fut dès la lointaine époque anté-islamiste avec le soufisme puis ne cessa de se développer à partir de l’an I de l’Hégire, eut sa période flamboyante au coeur de la civilisation arabo-andalouse pour retrouver un second souffle dans la seconde partie du XX° siècle ». Ainsi les oeuvres des grands maîtres tels Adonis, Georges Schéhadé, Salah Stétié Ounsi El Hage n’ont pas de secret pour lui tout autant que les nouvelles voix comme Joumana Haddad,
Abdelmonem Ramadan, Salah Al Hamdani. Sans oublier Mahmoud Darwich qu’il tenait pour « l’une des grandes voix mondiale contemporaine qui pouvait réunir des milliers de personnes pour ses lectures ». A côté de ces grandes voix du monde arabe, il ne manquait pas de préciser que « la poésie la plus novatrice s’est développée au Maghreb et plus spécifiquement en Algérie avec ces grands poètes francophones ».
Ayant une connaissance étendue des expressions poétiques dans le monde arabe, le propos de Bernard Mazo était loin d’être une convenance généreuse à l’égard des poètes du Maghreb.
Mieux, il surprenait encore par l’attention vigilante qu’il prête aux nouveaux paysages poétiques originaires de cet espace... Il s’agit de la poésie féminine dans son versant francophone comme arabophone qu’il dépeint avec enthousiasme, la trouvant d’une « force et d’une richesse exceptionnelles. Poésie de résistance, poésie de revendication, poésie tissée d’ima-ges fortes et d’un lyrisme retenu ».
C’est une chance précieuse qu’ont les poètes du Machreck et du Maghreb d’avoir eu au pays de Rimbaud et de Char un tel ami attentif à leurs créations et qui en témoignait avec une pénétrante assiduité. A l’écoute du « bruissement mystérieux du monde » Bernard Mazo domestiquait les fureurs et les débordements par l’exercice d’une poésie solidaire mais qui ne renonçait pas aux emblèmes de la rigueur et de la profondeur esthétiques. Il écrivait « au nom/de tout ce qui ne veut pas mourir …/ dans le torrent impassible/des jours ». C’était sa réponse tranquille à l’implacable question de Hölderlin : « A quoi bon des poètes en temps de détresse ? ».
C’est grâce à la médiation du poète et peintre Hamid Tibouchi, qui accompagnait l’un de ses plus récents recueils « La cendre des jours », que j’ai eu le plaisir de le rencontrer et mieux le connaître. Le même ami vient de m’informer que Bernard Mazo nous a quittés subitement... Bernard Mazo n’esquivait pas pour autant la complexité existentielle et la fragilité humaine. Dans un entretien, il nous avouait : « Au fond, j’ai ce travers de vouloir être aimé et de ne jamais oublier que nous avons une trajectoire mortelle, que nous sommes exilés sur terre, souvent désorientés face au grand mystère de la vie et de l’univers ». Il y a des mois, il m’avait téléphoné avant un ultime voyage en Algérie. « Un poème chante ou ne chante », aimait-il à redire l’aphorisme de René Char. Sa poésie résonnera assurément longtemps dans la mémoire de ceux qui l’ont connu et pour ses lecteurs à venir.
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ABDELMADJID KAOUAH
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- Bernard Mazo est décédé ce 07 juillet 2012 -
BERNARD MAZO
Algérie News : Bernard Mazo, dans le numéro spécial d’Algérie Littérature/Action consacré Jean Sénac, vous tracez un portait du poète « réfractaire ». Au même moment, vous publiez un recueil intitulé : « La cendre des jours » accompagné de lavis de l’artiste-peintre Hamid Tibouchi. Peut-on parler dans votre cas d’affinités algériennes ? Fruit des échanges littéraires et aussi de l’histoire ?
Bernard MAZO : Cher Abdelmadjid, je suis heureux que vous me posiez cette question car je dois vous dire que je porte l’Algérie et les Algériens dans mon cœur comme une blessure jamais tout à fait refermée et cela depuis plus de cinquante ans, depuis que j’ai eu, comme dans le film de René Vauthier, «Avoir vingt ans dans les Aurès »¸ où je suis resté, triste rêveur éveillé, vingt-sept longs mois en tant qu’appelé du contingent au nom d’une « sale » guerre qui n’avouait pas son nom.
J’ai connu là-bas ce qu’était le colonialisme. Dix millions d’Algériens, Berbères, Kabyles, Chaouïas, Arabes et 900.000 Européens détenant toutes les clés du pouvoir politique, économique, culturel , avec, partout en face, la pauvreté, le taux si dérisoire d’alphabétisation, la désespérance …
J’y ai vu le comportement d’une partie de l’armée française, ces interrogatoires conduits sous la torture, les exécutions sommaires malgré les appels de quelques « justes » français : Henri Alleg avec son livre « La Question », la dénonciation courageuse de tout cela puis la disparition mystérieuse du jeune instituteur Audin à la suite de son arrestation par l’armée française, la démission du général Pâris de La Bollardière se refusant à cautionner la torture, le combat de Jean de Maisonseul, ami de Jean Sénac, celui du grand éditeur Charlot, ruiné par la destruction de sa maison d’édition par l’O.A.S. pour avoir soutenu la cause de l’indépendance.
J’y ai découvert la richesse de la culture multimillénaire berbère, et arabe. Là-bas, exilé dans les Aurès, la poésie m’a sauvé grâce à la lecture du chantre de la lutte pour l’indépendance, l’immense Kateb Yacine, avec son alter ego Français, le flamboyant et tragique Jean Sénac. Je suis rentré en France sans pouvoir me débarrasser d’un sentiment de culpabilité par rapport au comportement de certains de mes compatriotes sur cette terre martyrisée. J’avais écrit en 1965 une longue nouvelle intitulée « Sous le vent chaud des Aurès », pour exorciser cette culpabilité. Refusée partout durant des années de bâillonnement officiel de mon pays sur cette guerre, elle a pu enfin paraître en septembre 2003 dans la célèbre revue française Europe (N° 892) à l’occasion de l’année de l’Algérie en France.
Je suis retourné plusieurs fois en Algérie, reçu avec ce sens chaleureux de l’hospitalité algérienne. J’y ai beaucoup d’amis poètes comme Hamid-Nacer Khodja, Samira Negrouche, Téric Boucebci, Abderammane Djelfaoui, et en France Hamid Tibouchi, HabibTengour, Mohammed Dib et Rabah Belamri lorsqu’ils étaient encore vivants, de même que j’ai une grande admiration pour cet immense poète qu’était Tahar Djaout assassiné comme Youssef Sebti.
Algérie News : Poète, critique et essayiste vous êtes aussi un spécialiste reconnu de la littérature du Monde arabe. Dans ce monde, la poésie en tous cas a été assez prégnante dans la vie quotidienne des gens. Quel regard portez-vous sur son état actuel ?
B.M. : Pour moi, la langue arabe est la langue de la poésie. Elle l’a fut dès la lointaine époque antéislamiste avec le Soufisme puis ne cessa de se développer à partir de l’an I de l’Hégire, eut sa période flamboyante au cœur de la civilisation Arabo-Andalouse pour retrouver un second souffle dans la seconde partie du XX° siècle avec, entre autres, Georges Schéhadé, Salah Stétié, le grand Ounsi El Hage, la jeune Joumana Haddad, tous Libanais, l’Egyptien Abdelmonem Ramadan, l’Irakien Salah Al Hamdani, Adonis et surtout l’immense Mahmoud Darwich que je considère comme l’une des grandes voix mondiale contemporaine qui pouvait réunir des milliers de personnes pour ses lectures.
Mais pour moi, à côté de ces grandes voix du monde arabe, la poésie la plus novatrice s’est développée au Maghreb et plus spécifiquement en Algérie avec ces grands poètes francophones qui ont pour noms : Kateb Yacine, Mohammed Dib, Malek Haddad, Rachid Boudjedra, Mouloud Feraoun, Jean Amrouche, Nordine Tidafi, Bachir Hadj Ali, Nabile Farès, Rabah Belamri, Henri Kréa, Mostefa Lacheraf, Hamid Nacer Khodja, Hamid Tibouchi, Habib Tengour, Tahar Djaout, Youcef Sebti et Abdallah Boukhalfa, ces trois derniers tous assassinés.
A mes yeux, la poésie féminine algérienne s’avère également, depuis de nombreuses années, une poésie d’une force et d’une richesse exceptionnelles. Poésie de résistance, poésie de revendication, poésie tissée d’images fortes et d’un lyrisme retenu. Je songe en particulier à Leïla Sebbar, Zineb Laouedj, Malika Mokedem, Hafeda Ameyar, Salima Aït Mohamed, Myriam Ben, et parmi les plus jeunes, souvent arabisantes : Samira Negrouche, Nassera Halou, et la benjamine – née en 1988 – Meriem Beskri.
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