.
La volonté d'Eberhardt est de « vivre libre, sans attaches, comme le vagabond mais aussi comme l'écrivain libre d'inventer un monde»[1] Mais, n'ayant pas d'attaches, elle s'attache à tour avec des sentiments aussi forts qu'éphémères. Dans sa vie remplie de contradictions, elle cherche en même temps que la liberté et l'autonomie absolues, l'abandon total à Dieu. Quel Dieu ? Elle le retrouve dans l'islam ésotérique [2] mais aussi dans les marges et les ténèbres de l'esprit humain. Le Dieu d'Eberhardt égale tout ce qui touche aux limites du possible, ce qui tend vers un absolu lointain, que l'on saisit dans de brefs moments d'extase et de transcendance.
Eberhardt a besoin d'écrire, de raconter ses expériences, d'élaborer ses contradictions et ses confusions intérieures, mais aussi d'agir dans le monde. Ce n'est pas assez d'embrasser l'islam dans sa vie ; elle cherche aussi, à travers ses écrits, à promouvoir l'islam chez les Européens. Elle propose ainsi un lien entre l'Occident et l'Orient qui s'oppose à la domination coloniale. Détournant l'idée du « white man's burden », Eberhardt voit dans l'islam un dernier recours pour sauver (civiliser ?) une Europe atteinte d'un vide cancéreux. Globalement, Eberhardt critique le pouvoir corrupteur de la civilisation occidentale sur l'Orient. Au niveau personnel, elle rejette l'Occident, qui ne correspond pas à sa nature portée à la dévotion. Ce qui motive Eberhardt, c'est une croyance très profonde en la vie dans ses extrêmes : un désir de tout connaître et tout saisir, vivant pleinement la condition humaine.
En contemplant sa mort, Eberhardt écrit qu'elle veut être enterrée « dans le sable brûlé du désert, loin des banalités profanatrices de l'Occident envahisseur »[3]. Dès sa jeunesse, elle rêve de l'Orient, symbole d'un bonheur qui réside dans un ailleurs lointain. Eberhardt voit dans le colonialisme une médiocrité moderne de l'Europe qui piétine un Orient caractérisé autant par sa quête spirituelle de l'absolu que par sa volupté sacrée. L'Europe, par contre, est un continent que [...J les hommes sont en train de transformer en une vaste usine, avant d'en faire une terre de désespoir [...] [4]. Dieu est remplacé par la machine ; beauté et transcendance sont éclipsées par la quête de profit et d'efficacité.
Notes
[1] Ibid., p. 12, présentation.
[2] islam ésotérique, appelé également soufisme, existe depuis le début de l'islam. Il est considéré comme le noyau caché de l'islam, destiné aux initiés. Puisque seule existe l'unité divine, ces initiés, se jugeant eux-mêmes en Dieu, peuvent même être acquittés des devoirs de l'islam exotérique destiné aux masses.
[3] Isabelle Eberhardt, Notes de route : Maroc-Algérie-Tunisie, Actes Sud, 1998, p. 94.
[4] Isabelle Eberhardt, Rakhil: roman inédit, présenté par Danièle Masse, La Boire à Documents, p. 27. Ce livre comprend deux versions du roman. Cette citation vient de la première version, de l’autofiction, dans laquelle le protagoniste, Mahmoud, est manifestement Eberhardt/Mahmoud Saadi.
Depuis son départ en Algérie, l'Europe est désormais la terre d'exil. Expulsée de l'Algérie par l'administration française, Eberhardt, angoissant à Marseille, dénonce : « La société moderne, sans foi et sans espoir, avide de jouir, non pour le divin frisson de volupté, mais pour oublier l'inexprimable douleur de vivre, attendant, crainrive et impatiente à la fois, l'heure de mourir [...] [1]. C'est l'absence de foi qui provoque la peur de la mort, la perte de confiance dans la vie. Même le plaisir y est une fuite, et non pas une expérience sacrée. Eberhardt décrit le déclin d'une Europe nihiliste, vidée de sens. La seule possibilité de sauver l'Europe moderne, est de revenir aux valeurs qu'a conservées un Orient intemporel, et surtout celles de l'islam. De même, dans sa vie personnelle, Eberhardt cherche dans l'intemporalité de l'islam des valeurs disparaissant dans l'Europe industrialisée. En outre, l'islam continue de nos jours de s'opposer au vide créé par un monde de plus en plus sécularisé.
Isabelle Eberhardt voyage d'abord en tant que journaliste. Elle se donne le nom de Si Mahmoud Saadi et porte le costume traditionnel de l'homme arabe. Parmi les raisons citées par Eberhardt : « Sous un costume correct de jeune fille européenne, je n'aurais jamais rien vu, le monde eût été fermé pour moi, car la vie extérieure semble avoir été faite pour l'homme et non pour la femme. »[2] Cependant, ce n'est pas souvent qu'Eberhardt écrit sur la condition féminine, surtout à propos de sa propre vie [3]. Est-ce qu'elle arrive même à oublier qu'elle n'est pas que Si Mahmoud Saadi, taleb et cavalier ? En tout cas, son déguisement est convaincant, comme le montre l'anecdote suivante : « Le chef de poste, un capitaine de la Légion, me regarde, stupéfait. Il ne comprend pas du tout le rapport qu'il peut y avoir entre ma carte de femme journaliste et le tout jeune Arabe qui la lui tend. »[4] . Ce jeune arabe imberbe qu'est Si Mahmoud Saadi change son passé selon les circonstances, au gré de son inventrice.
Notes
[1] « I:Âge du néant », dans Écrits sur le sable vol. Il, op. cit., p. 530.
[2] Écrits sur le sable I , p. 73.
[3] Un autre passage significatif à cet égard décrit ses sentiments après une visite à Lèlla Zeyneb, « la maraboute », dirigeante d'une zaouïa. Cette femme raconte à Eberhardt sa tristesse d'avoir été obligée de se priver de mari et d'enfants, afin d'avoir ce rôle de maraboute pour lequel elle n'est même pas appréciée. À ce propos, Eberhardt écrit : « Je me sens devenir triste, devant cette douleur injuste: cachée peut-être depuis des années, qui ne se fait jour qu'en présence d'une autre femme dont la destinée est aussi très éloignée de l'ordinaire. Notes de route. p. 263. En devenant Mahmoud Saadi, Eberhardt échappe à la condition féminine d'un monde fait « pour l'homme et non pour la femme ». En outre, dl( montre beaucoup de compassion à l'égard des prostituées et des femmes victime: d'injustices, mais de la même manière qu'elle le fair aussi pour les hommes.
[4] Isabelle Eberhardt, Sud Oranais, Editions Joelle Losfeld, 2003, p. 23.
Chez les peuples du désert, Eberhardt trouve une certain tolérance, même pour sa double identité. À propos des relation entre Eberhardt et les paysans musulmans, Robert Randau, son ami et biographe, écrit : « Très abordable, elle voulait qu'ils la considérassent comme un simple ratel), comme un lettré de zaouïa. Nul parmi eux n'ignorait cependant que ce svelte cavalier au burnous d'un blanc immaculé et au mesure écarlate fût une femme » [1]. Mais par politesse, ils ne font jamais mention de cela. Ses confrères n'accordent, eux non plus, pas d'importance au fait que Si Mahmoud Saadi soit une femme.
Se peut-il que sa double identité fût plus acceptée au Maghreb qu'en Europe [2]? Le travestisme n'est certainement pas étranger aux traditions algériennes, comme le montre la parodie rituelle du Rekeb dans laquelle les femmes se déguisent en autorités religieuses masculines [3]. En outre, serait-il possible d'établir un lien avec le soufisme, qui croit en l'abolition de toute dualité ? Déjà au treizième siècle, des maîtres soufis tels qu'Ibn Arabi écrivent sur la dissolution des concepts de mâle et de femelle. Si seule existe l'Unité divine, quelle importance accorder aux distinctions de sexe ? En outre, bien avant les écrits d'Eberhardt, Ibn Arabi mentionne l'utilité de l'acte sexuel pour sentir cette dissolution [4].
En 1900, Eberhardt est initiée à une confrérie soufie, la Qadriya, sur laquelle elle écrira très peu. La même année, elle rencontre son confrère Slimène Ehnni, musulman de nationalité française, avec qui elle décide de partager sa vie. Avec Ehnni, ils sont deux alliés face à un monde souvent hostile. Eberhardt se dit capable d'être « envers lui seul d'une douceur et d'une soumission absolues »[5], et quant à lui, « Slimène me suivra où je voudrai »[6], évoquant leur dévotion quasi-religieuse l'un pour l'autre, dévotion qui accentue, peut-être, leurs quêtes respectives de Dieu. La tradition de la poésie soufie compare Dieu à une personne aimée. Autre tradition de la poésie arabe : le poète parle de sa maîtresse (par pudeur) comme si elle était un garçon. Cette tradition influence, selon Randau, le mari d'Eberhardt : « Le travestissement d'Isabelle en jeune garçon attisait la fougue du beau cavalier ; il connut à la fois l'amour de coeur et l'amour de tête ; il vécut littéralement un des grands poèmes de sa race [...] [7]
Notes
[1] Robert Randau, Notes et souvenirs, La Boite à Documents, 1989, p. 86.
[2 ] Elle se sent certainement plus "chez elle" au Maghreb qu'en Europe. Elle me fait penser à Malcolm X, qui écrit dans Roots que l'islam peut rapprocher les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau. Les distinctions de sexe, perdent-elles aussi leur sens, dans l'islam tel qu'Eberhardt l'interprète ? Est-ce en partie cela qui l'attire ?
[3] Sosie Andezian,'xpériences du divin dans l'Algérie contemporaine, CNRS éditions, 2001, p. 153.
[4] Valérie J. Hoffman, « I.e soufisme, la femme et la sexualité , dans Les Voies d'Allah : Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui » , sous la direction d'Alexandre Popovic et Gilles Veinstein, Fayard, 1996.
[5] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 389.
[6] Ibid., p. 407.
[7] Notes et souvenirs, op. cit., p. 173.
Quant à Eberhardt, elle semble trouver avec Ehnni plus de paix et de bonheur qu'avant. Mais cette paix n'est pas durable. Le couple est vite soupçonné d'activités anti-françaises. Danger plus imminent : en 1901, un musulman se croyant inspiré par Dieu essaie d'assassiner Eberhardt. La même année, après un séjour à l'hôpital, suivi du procès de l'agresseur (Eberhardt ne veut pas qu'il soit puni), elle est expulsée de l'Algérie.
Après quelques mois d'un exil torturant à Marseille, Eberhardt épouse Ehnni, ce qui lui confère la nationalité française et le droit de retourner en Algérie. De retour dans ce pays, elle collabore avec Victor Barrucand à une revue bilingue et arabophile, Akhbar, et elle écrit également pour La Dépêche Algérienne. Mais depuis l'agression, sa santé est affaiblie ; elle retourne à l'hôpital. À 27 ans, le lendemain de sa sortie, elle se noie lors d'une inondation, chez elle à Ain Sefra.
Selon Randau, la mort d'Eberhardt est plus proche d'un suicide que d'un simple accident : « Après une pipe de kif, une certaine ivresse nihiliste, mise ou non sur le compte du mektoub, a pu emporter ses dernières forces. »[1]. Elle avait déjà rêvé de s'abandonner à l'eau, influencée peut-être par l'image soufie de dissolution dans l'unité. Dans un état fiévreux quelques années avant, elle visualisait : « Une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m'abandonnais voluptueusement à la caresse humide. »[2]. Et dans le paragraphe suivant : « Je m'abandonnais aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis des Eaux... »[3]. Étrange coïncidence ? D'autant plus que cette vision s'ajoute aux prédictions récurrentes de mort [4]. La mort d'Eberhardt, est-elle un accident avec de drôles de coïncidences, ou un véritable suicide qui profite de l'inondation comme d'un moyen ? Les preuves ne sont pas concluantes. Bien que l'hypothèse du suicide soit favorisée, il faut reconnaître que sa santé était déjà affaiblie, lors de cette inondation qui a fait plus qu'un mort. Et aussi qu'elle n'a jamais tenté le suicide auparavant, même dans les périodes les plus désespérées de sa vie. Cette mort romanesque est emblématique de toute sa vie, dans laquelle elle fait disparaître les limites entre fiction et réalité. Elle raconte souvent deux versions d'un même événement, l'une étant autobiographique, l'autre présentée comme de la fiction ; c'est de l'autofiction.
Notes
[1] Ibid., p. 24.
[2] Sud Oranais, op. cit., p. 242.
[3]Ibid.
[4] Voir, entre autres, « Rachel », dans Rakhil, influencé par la visite d'Eberhardt chez un sorcier (Écrits sur le sable 1, p. 442). En outre, Eberhardt se demande souvent si dans un an, elle sera encore en vie.
En outre, certains protagonistes reviennent dans plusieurs récits, changeant légèrement d'identité. Par exemple : Jacques, l'occidental sympathique qui tombe amoureux d'une femme du pays, est lieutenant dans « Yasmina » ; dans « Tessaadith » il est médecin. Eberhardt utilise même son propre pseudonyme Mahmoud, dans son premier roman Rakhil.
Bien que certains de ses biographes suggèrent qu'Eberhardt joue avec les dénominations du fait qu'elle est privée du nom de son père, son jeu sur les identités paraît plutôt ludique que désespéré [1]. Exemple typique de sa façon de jouer : après son mariage, Eberhardt garde son pseudonyme Mahmoud Saadi, en ajoutant parfois, pour sa correspondance officielle, le titre « Madame » ; elle devient, en quelque sorte, sa propre épouse. Se moque-t-elle ainsi d'une coutume qui fait désigner la femme par le nom de son mari, et qui est en décalage avec son style de vie indépendante ? Élevée anarchiste, et n'ayant pas de respect pour les institutions intrinsèquement cruelles ou indifférentes, Eberhardt s'amuse à embrouiller les autorités avec ses inventions de noms. Qui est-elle ? Impossible de la classer. Quand un groupe de colons écrit à l'administration pour se plaindre des activités « pro-indigènes » d'Isabelle, ils l'appellent « Mme Mahmoud Saadi Eberhardt » !
Son mari, en tout cas, ne paraît pas vexé par ces inventions de noms. Lui-même, lors d'une première rencontre avec Randau, présente Si Mahmoud Saadi, en ajoutant : « C'est là son nom de guerre ; en réalité il s'agit de Mme Ehnni, ma femme. »[2]. Mais Isabelle Eberhardt, est-elle moins Mahmoud Saadi qu'elle n'est Madame Ehnni ? Elle est certainement plus connue sous le nom de Mahmoud Saadi. Eberhardt et Ehnni vivent aux yeux du public comme deux confrères.
Notes
[1] A noter qu’ « Eberhardt » est le nom de jeune fille de la grand-mère d’Isabelle. La mère d’Isabelle, a-t-elle souffert d’être privée du nom du père ? Est-ce pour ça qu’Isabelle donne à sa mère déjà morte le nom du père, nom qu’elle n’a jamais eu de son vivant ? Ou est-ce plutôt pour brouiller les pistes en affirmant son refus de coopérer avec une administration rigide et déshumanisante ?
[2] Notes et souvenirs, op. cit., p. 64.
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