Tipaza

N o c e s @ T i p a z a

À propos de l'auteur

Ma Photo

Les notes récentes

  • 31 juil 2024 12:27:22
  • Wassyla Tamzali présente son dernier livre à Montréal
  • Assia Djebar (1936-2015) par Maïssa Bey
  • Ce que l'on sait de la mort de dizaines d'anciens mercenaires de la compagnie "Wagner" au Mali, leurs pertes les plus importantes depuis le début de leur présence en Afrique
  • الحمد لله مابقاش استعمار في بلادنا
  • La tragique histoire de Cléopâtre Séléné, fille de la plus célèbre reine d'Egypt
  • Mythologie Berbère
  • G a z a
  • Albert Camus . Retour à Tipasa
  • ALBERT CAMUS - L'étranger

Catégories

  • Décennie noire (10)
  • Gaza (155)
  • Mahmoud Darwich (1)
  • Proche-Orient (3)
  • SANTÉ MENTALE (1)
  • «Europe (2)
  • Accueil (4)
  • Afghanistan (21)
  • Afique (7)
  • Afrique (7)
  • Afrique du Nord (1)
  • AGRICULTURE (2)
  • Alger (91)
  • Algérie (716)
  • Angleterre (3)
  • Arabie Saoudite ou maud;.. :) (10)
  • Armée (9)
  • Assia Djebar (26)
  • Autochtones (1)
  • AZERBAÏDJAN (1)
  • Biens mal acquis (1)
  • Bombe atomique (6)
  • Camus (679)
  • Canada (29)
  • changements climatiques (13)
  • Chansons (92)
  • Cherchell (20)
  • Chine (19)
  • Cinéma (65)
  • Climat (11)
  • colonisation (634)
  • COP15 (1)
  • corruption (36)
  • Covid-19 (80)
  • Culture (666)
  • Curiel, (4)
  • De Gaulle (1)
  • Divers (579)
  • Donald Trump (7)
  • Décennir noire (66)
  • Egypte (9)
  • Femmes (3)
  • France (1944)
  • Frantz Fanon (2)
  • Féminicides (10)
  • Guerre d'Algérie (3769)
  • Hadjout / Marengo (36)
  • Haraga (4)
  • Harkis (3)
  • HIRAK (26)
  • Histoire (494)
  • Immigration (86)
  • Incendies (16)
  • Inde (1)
  • Indochine (3)
  • Irak (3)
  • Iran (39)
  • Islam (170)
  • Islamophobie (6)
  • Israël (712)
  • Italie (2)
  • J.O (1)
  • Japon (2)
  • Jean Séna (2)
  • Jean Sénac (1)
  • Justice (1)
  • Kamala Harris a-t-elle des chances de gagner ? (1)
  • L'Algérie Turque (31)
  • L'Armée (4)
  • Lejournal Depersonne (209)
  • Les ruines (98)
  • Liban (3)
  • Libye (9)
  • Littérature (175)
  • Livres (164)
  • Ll’information (2)
  • L’autisme (2)
  • L’extrême-droite (2)
  • Macron (25)
  • Maghreb (5)
  • Mahmoud Darwich (6)
  • Mali (1)
  • Maroc (137)
  • Mayotte (2)
  • Moyen-Orient (21)
  • Musulman (1)
  • Nanterre (1)
  • Nelson Mandel (1)
  • Nicolas Sarkozy (2)
  • Niger (2)
  • Nouvelle-Calédonie (2)
  • Oran (1)
  • Otan (2)
  • ouïghoure (1)
  • ouïghoure » (3)
  • Palestine (488)
  • Paléstine (540)
  • Pirates informatique (2)
  • Plastique (7)
  • Police (3)
  • Politique (183)
  • Poésie/Littérature (695)
  • Pétrole (2)
  • QATAR (5)
  • Québec (47)
  • Racisme (178)
  • Religion (73)
  • Russie-Ukraine (82)
  • RÉFUGIÉS (1)
  • Sahara Occidental (25)
  • SANTÉ MENTALE (1)
  • Santé (1)
  • Société (459)
  • Souvenirs (64)
  • Sport (12)
  • Suisse (1)
  • Syrie. (1)
  • séisme (1)
  • Séismes (17)
  • Tipaza (52)
  • Tourisme (201)
  • Tsunami (1)
  • Tunisie (72)
  • Turquie (3)
  • Ukraine (65)
  • USA (94)
  • Vietnam (13)
  • Violences policières (100)
  • Wilaya de Tipaza (214)
  • Yémen (3)
  • Zemmour (1)
  • Éducaton (2)
  • Égypte (4)
See More

Les commentaires récents

  • ben sur Qu’est-ce que l’indépendance au XXIe siècle?: les défis du prochain quinquennat
  • ben sur En Quête D’Identité
  • ben sur À la Cour internationale de justice, un revers pour Israël
  • ben sur Le spectre d’une seconde Nakba en Cisjordanie
  • ben sur Tremblements de terre ! Incertitudes et enseignements
  • GONZALEZ Francis sur Attentat du Drakkar : 58 paras meurent pour la France
  • anissa sur Camus - Kateb Yacine, deux frères ennemis !?
  • Rachid sur La femme dans la guerre d’Algerie
  • Daniele Vossough sur Moi, Roberte Thuveny et le rêve algérien de mon père
  • Seddik sur Le poison français (2e partie)

Archives

  • juillet 2024
  • juin 2024
  • mai 2024
  • avril 2024
  • mars 2024
  • février 2024
  • janvier 2024
  • décembre 2023
  • novembre 2023
  • octobre 2023
X

LES DÉRACINÉS DE CHERCHELL - Chapitre 5

 

Des populations fragilisées

 

image from tipaza.typepad.fr

I. La situation des femmes dans les camps

1. La condition des femmes dans l’Algérie rurale

1Avant le déplacement forcé des populations vers les CRP, la condition des populations rurales féminines était généralement peu enviable. Dans ce système patriarcal, patrilocal et endogame, les femmes étaient mariées jeunes, et avec un cousin paternel de préférence. L’égalitarisme qui prévalait dans les communautés berbères ne les concernait pas, elles étaient exclues de l’héritage au décès du père. Cependant, elles bénéficiaient d’une certaine protection familiale et des solidarités tribales. Pleinement intégrées dans les unités de production domestiques, elles avaient à leur charge les corvées les plus pénibles (puiser l’eau des sources, récupérer le bois nécessaire pour la cuisson et le chauffage). Elles assuraient la pluriactivité nécessaire à cette économie semi-autarcique en fabriquant les ustensiles de cuisine et les jarres nécessaires au stockage des aliments. Elles tissaient la laine et confectionnaient les vêtements portés par les membres de la famille. Sans omettre le fait que leur participation aux activités agricoles était multiple (traire les vaches et les chèvres, sarclage et binage des parcelles de terre, participation aux moissons) ; en effet, les petites unités de production domestiques ne pouvaient se permettre de recourir à une main-d’œuvre d’appoint au moment des récoltes. En outre, elles se substituaient aux hommes dans l’activité agricole chaque fois que ces derniers se déplaçaient en plaine chez les colons pour les activités saisonnières indispensables à la rentabilité de ce capitalisme agraire.

2F. H. (âgée de 21 ans au moment du déplacement vers le CRP, déjà mariée et remariée) résume très bien la situation des femmes en ruralité et leur contribution à l’unité de production domestique :

C’étaient les femmes qui allaient chercher de l’eau, qui était distante de quelque 50 à 60 mètres de notre habitation […] des journées, j’y allais trois à quatre fois à l’oued […] c’étaient les enfants qui emmenaient le troupeau aux champs, mais c’étaient les femmes qui faisaient traire les vaches et les chèvres […] je ramenais le bois pour la cuisson et le chauffage […] je participais aux travaux du champ, aux sarclages, aux binages […] durant les moissons, j’étais sollicité par mon mari, je sais me servir de la faucille […] mon travail principal était la cuisine et le nettoyage des habits et des lieux… j’aidais énormément mon mari dans ses travaux agricoles […] on ne pouvait pas se permettre des ouvriers à rémunérer […] les matmouras étaient surtout l’apanage des grands propriétaires de terres […] nous stockions pour les mauvaises saisons des réserves, qui s’épuisaient généralement avant la nouvelle saison de récoltes, de cueillettes et de moissons.

3Ce témoignage est conforté par celui de A. M., du douar Bouhlal, fraction Souahlia :

L’eau était amenée par les femmes dans des guerbas [sortes de peaux d’animaux confectionnées en récipients avec fermetures]. Généralement, les femmes se déplaçaient trois fois par jour vers la source, le matin, la mi-journée et vers la fin de l’après-midi […] l’eau était utilisée à la maison dans la journée même ou à plus longue échéance le lendemain […] les possibilités d’emmagasinement de l’eau étaient limitées […] Les femmes étaient au courant de ce qui se passait dans le douar et ailleurs par le biais de leur mari et des discussions entre elles, les femmes complétaient leurs propres informations durant leurs rencontres à la source d’eau et au cours des rencontres familiales (visites aux malades, enterrements, circoncisions et mariages) […] Bien après durant la guerre, les femmes étaient impliquées dans le mouvement de libération nationale dès le début au douar grâce à leur réseau d’information […] durant la guerre, c’était les femmes qui préparaient la nourriture aux moudjahidin et lavaient leurs vêtements.

4Et par celui de D. D. :

Nous avions des khabias, que les femmes façonnaient avec de l’argile et qui étaient installées à l’intérieur de la maison. C’étaient les vieilles femmes qui les fabriquaient.

2. De nouvelles situations avec la guerre

5Au départ, dès l’apparition des groupes armés dans la région et du fait de leur rôle central dans la production des vivres, les femmes deviennent le maillon indispensable de la logistique sur laquelle s’appuie la lutte armée (elles cuisinent pour les combattants, les approvisionnent et assurent souvent la liaison entre les membres des groupes de la région). Néanmoins, malgré cela, leur rôle au sein des groupes armés est souvent cité de façon anecdotique, bien qu’elles aient été omniprésentes, comme le montrent les témoignages suivants :

Avec l’installation du Djeïch dans la zone, un nouveau train de vie avait commençait […] il y avait D. et I., 2 infirmiers installés chez nous et qui faisaient des tournées dans le douar pour soigner les familles […] [D. est une femme et I. un homme] (A. M.).

Avec l’un des premiers groupes de moudjahidin arrivant à Souahlia, il y avait une femme se nommant D., qui était infirmière. Ce groupe était dirigé par un certain S., qui est Kabyle. J’assurais les déplacements de cette D. vers diverses destinations du douar (M. A.).

Une femme, M., originaire d’El Annab (côté Ain Defla), qui était hébergée assez souvent chez nous, retournant chez sa famille, avait été attrapée et torturée par les harkis (A. M.).

Nous étions de tout cœur avec la révolution […] nous les femmes nous soutenons concrètement l’ALN […] C’était nous qui préparions à manger aux moudjahidin, qui assurions la meunerie du blé, la préparation du pain […] c’était nous qui sensibilisions les enfants de la nécessité de soutenir la révolution […] c’était nous qui insistions auprès des enfants du devoir de garder le secret […] (F. A.).

Les femmes aidaient énormément les maquisards. Je vais vous raconter cette histoire de femmes ayant soutenu la révolution au prix de leurs vies. C’étaient quatre femmes : F. B., F. A., H. M. et F. B. Elles sont originaires de Souahlia. Au mois d’août, c’était la saison de murissement des figues. Je crois que c’était août 1960. L’armée avait permis aux gens d’aller cueillir des fruits. Ces quatre femmes étaient sorties du camp, munies de denrées et d’effets pour les maquisards. En arrivant à Amarcha, elles n’avaient pas trouvé les moudjahidin. Elles étaient revenues à Messelmoun avec leurs provisions. Peut-être qu’elles étaient sujets à une délation. Avant d’arriver au camp, elles étaient arrêtées par les militaires et menées sous étroite surveillance, jusqu’à la poste actuelle. De là, elles étaient emmenées en camion jusqu’à Bois sacrée à Gouraya, où elles étaient tuées et jetées à la mer (M. M.).

6Par la suite, leur transfert dans les CRP dégrade grandement leur condition. Leur intégration dans les unités de production domestiques est remise en cause par l’éloignement des parcelles de terre familiales et l’impossibilité d’y accéder lorsqu’elles sont situées en zone interdite. Elles n’ont plus d’activités productives et sont finalement transformées en ménagères à plein temps, comme le montre le témoignage de M. M. :

Dès le matin, je voyais les femmes sortir de leurs gourbis avec leurs seaux, se diriger vers l’oued pour amener de l’eau […] je les voyais aussi aller chercher du bois pour faire la cuisine […] en dehors de cette quête de l’eau et du bois, les femmes restaient à l’intérieur du gourbi pour faire la cuisine et discutaient entre elles à longueur de journée […] des fois, me disait ma mère, elles étaient surprises par des entrées inopinées des militaires et des harkis lors de fouilles […] elles avaient très peur […] ma mère me disait que les scènes d’assauts des soldats dans le gourbi hantaient leurs nuits des années après l’indépendance […] elle était impuissante.

7La promiscuité imposée par la vie dans le camp et pour certains dans les grandes tentes mises à disposition limite la mobilité des femmes habituées à évoluer dans les espaces largement ouverts du fait de la dispersion de l’habitat.

3. Viols et exactions

8Mais le fait le plus grave, généralement dissimulé par la plupart des Algériens qui ont vécu dans les CRP, du fait des considérations d’honneur des familles, est qu’un certain nombre de femmes ont été à la merci de l’appétit sexuel d’hommes dont le pouvoir ne pouvait être limité que par l’intervention de leurs officiers supérieurs. Un certain nombre de témoignages sont évasifs mais d’autres sont explicites sur les viols et tentatives de viols exercés sur les femmes dont les pères, frères ou époux étaient éloignés du camp du fait des conditions imposées par la guerre.

Durant les opérations d’investissement du hameau par les militaires Français, des actes de viols étaient commis. Si dans le ménage, il n’y avait pas d’homme qui défend son petit carré, les femmes sont dénudées, violées, et leurs bijoux volés. Les soldats français et les Harkis attentaient aux honneurs des femmes. Des femmes se défendaient âprement, elles griffaient, elles se battaient et elles se sauvaient. Elles ne se soumettaient pas (D. D.)

9Malgré la difficulté de parler du viol, A. D. l’aborde avec les conséquences prévisibles :

C’est un sujet délicat. Les atteintes aux honneurs des familles et des femmes étaient monnaie courante au camp. C’est l’une des caractéristiques du camp de Messelmoun : les viols. C’est les harkis, qui étaient responsables de ces faits. Il y avait même des harkis qui s’étaient mariés par la suite avec des regroupées. La femme est une femme, quoiqu’elle ait vécu avec le premier mari, elle considère toujours le second comme le « véritable homme ». Il y a plusieurs cas de figures : il y a des viols tout court, des viols suivis de mariages avec des harkis, des tentatives de viols avortées suite aux résistances des femmes puis du voisinage.

10Des centaines de femmes dans des habitations le plus souvent sommaires et des militaires loin de leurs attaches sociales et familiales, dotés de pouvoirs discrétionnaires peuvent dans certains cas entraîner des conséquences difficilement avouables par les uns et les autres. Dans tous les cas, les exactions sexuelles ont existé même si on voudrait croire, aussi bien du côté algérien que du côté français, qu’elles ont été limitées1.

II. De berger à écolier, les enfants dans la tourmente de la guerre

11Avant le déclenchement de la guerre, les enfants des zones rurales et montagneuses étaient faiblement scolarisés dans les écoles françaises. Très tôt, ils étaient associés à l’activité des unités de production familiales, le plus souvent comme bergers.

Moi, je faisais office de berger […] à 6 ans, je conduisais 6 taureaux, généralement dans des terrains accidentés […] lorsqu’il commençait à pleuvoir ou à neiger, j’arrivais rapidement à mettre à l’abri mes bêtes (A. M.). 

De par mon âge, juste avant l’arrivée des moudjahidin dans la région, je n’étais pas chargé par mes parents de mener le troupeau au champ. Les enfants un peu plus grands que moi s’occupaient des chèvres, ceux qui approchaient les 10 ans ou les dépassaient s’occupaient des vaches. Les enfants atteignant l’adolescence étaient chargés des labours et des travaux du champ (M. B.).

12Certains témoins ont fréquenté les écoles coraniques, mais l’enseignement y était délivré avec une très grande irrégularité, que cela soit avant ou pendant la guerre, car ne bénéficiant pas de l’appui des pouvoirs publics. Avant le déclenchement des activités militaires dans la région, ces écoles qui prodiguaient un enseignement religieux en langue arabe, ont été marginalisées par les autorités invoquant l’application de la laïcité et la remise en cause de l’enseignement de la langue arabe, considérée comme langue étrangère (Kateb, 2014).

À partir de 1948, j’avais suivi les cours de l’école coranique de Hayouna où enseignait mon père […] dans la classe, on était vingt à vingt-cinq, au maximum le nombre d’élèves atteignait le chiffre de trente, le nombre minimal que tolérait le maître était dix […] il n’y avait pas de débouchés pour les sortants […] il n’y avait pas d’écoles françaises dans les environs […] bien après durant la guerre, entre 1956 et 1958 des écoles avaient ouverts leurs portes à Aghbal, Bouzérou et Tazrout […] dans ces mêmes endroits, il y avaient des postes militaires […] (A. A.).

Le maître de l’école coranique Benmira Behnas était originaire de la commune de Theniet El Had, douar Lira […] il était étranger à notre région […] nos parents le payaient 10 à 20 douros le mois par élève et durant l’été, ils lui donnaient de l’orge et du blé […] Benmira Behnas était mort en 1945 et on l’avait enterré à Souahlia au cimetière Sidi Moumène […]. Après sa mort, l’école coranique n’avait plus de maître et avait fermé ses portes définitivement (M. M).

13À partir de l’année 1956, la présence des soldats de l’armée de libération nationale (ALN) dans la région s’est traduite par l’ouverture d’écoles coraniques. Les enquêtés, enfants en âge d’être scolarisés, ont fréquenté ces écoles jusqu’à leur évacuation vers les CRP. Souvent ces écoles avaient un caractère itinérant, les déplacements étaient possibles car le mobilier scolaire était rudimentaire. Quelques nattes, un enseignant avec sa baguette pour imposer une discipline, des enfants dotés de tablette en bois et l’absence de mauvais temps rendaient la classe possible en plein air.

14Ces déplacements étaient indispensables car il fallait échapper à la surveillance aérienne et parfois aux bombardements de l’aviation qui ciblait les regroupements. Il arrivait souvent que l’enseignement s’arrête suite au décès de l’enseignant ou au départ vers une autre zone, plus sûre, du groupe de l’ALN de la région.

Étant enfant, je faisais le berger […] Au douar, bien avant la période du camp, je ramenais de l’eau à la maison à partir de la source, qui était loin de chez nous. Je menais aussi les chèvres aux pâturages […]. Vers 1956, la guerre s’était propagée dans la zone. Durant la guerre, je suivais les cours de l’école coranique au bled. Après un bout de temps, notre enseignant a été arrêté par les militaires, puis emprisonné et assassiné. Un autre enseignant l’avait remplacé. Pas pour longtemps, il avait interrompu ses cours (M. G.).

15Dans tous les cas de figure, la création d’une zone interdite et le déplacement des populations mettaient fin à cet enseignement. En général, que cela soit avant ou après la guerre, il se limitait à offrir un apprentissage de versets du Coran nécessaire à la prière et plus largement à des connaissances rudimentaires de la langue arabe. Région majoritairement berbérophone, la maîtrise de la langue arabe (lecture et écriture) n’était pas un objectif recherché, il suffisait de connaître les éléments indispensables aux cinq prières quotidiennes. La compréhension du contenu des versets, appris par cœur et mémorisés pour effectuer les cinq prières quotidiennes, n’était souvent même pas acquise2.

16Il faut signaler que dans ces régions montagneuses, l’offre scolaire en langue française était soit absente soit très insuffisante. Certains témoignages soulignent l’ouverture d’écoles françaises dans cette zone montagneuse démunie d’infrastructures de base.

Il y avait une école ouverte par les Français à Bouâabdeli [situé à 2 kilomètres de Souahlia] […] l’enseignement était assuré par un Français […] quelques familles y envoyaient leurs enfants […] moi, j’avais suivi durant 8 jours seulement les cours de cette école […] je n’avais pas pu continuer […] c’était amer […] je n’avais pas pu supporter une certaine ambiance […] c’était comme un goulot en moi qui n’acceptait pas l’instruction des Français […] le maître français de l’école avait envoyé des élèves me demandant d’y retourner […] sans résultats (M. M.).

17Aux dires de A. M., cette école n’a pu poursuivre ses activités du fait des dangers liés au développement des actions armées dans la région :

L’école française de Bouâabdelli était ouverte vers 1952 […] Bouâabdelli est distante de 4 à 5 kilomètres de Amarcha […] j’avais suivi les cours de cette école durant cinq jours seulement. L’enseignante française m’avait frappé et je n’y suis plus retourné […] l’enseignante vivait avec son mari dans une maison mitoyenne à l’école […] je ne me rappelle pas des élèves ayant terminé leur cursus à l’école de Bouâabdelli […] Avec le début de la guerre dans la zone, l’école avait fermé ses portes et l’enseignante et son mari avaient quitté les lieux.

18Les CRP ont créé les conditions d’une scolarisation d’un grand nombre d’enfants qui, du fait de la dispersion de l’habitat et de l’éloignement des agglomérations dotées d’écoles n’auraient, sinon, jamais eu accès à l’instruction3. En plus de la disponibilité de l’offre scolaire et de son accessibilité, le déplacement des familles vers les CRP a entraîné la perte ou la vente du cheptel et, de fait, libéré les enfants de la principale activité qui leur était dévolue, à savoir la surveillance du bétail et son acheminement vers les zones de pâturage.

En 1959, j’ai fait mon entrée à l’école de Fontaine-du-Génie, chez madame Sindely. Durant les premiers jours, il n’y avait ni tables ni chaises. Nous nous asseyions à même le sol. Des petites feuilles nous étaient données afin d’écrire. Nous les mettions sur le sol afin d’y écrire avec un crayon. Par la suite, des chaises et des tables étaient placées dans la classe […] J’étais un brillant élève. J’étais constamment le premier de la classe. C’était moi qui étais chargé de la distribution des cahiers. Avant les vacances d’hiver, une fête était organisée. Le fils de l’institutrice s’était vêtu en Père Noël. Ce jour-là, une chemise m’avait été offerte, ainsi qu’un jouet-tracteur et une tablette de chocolat, parce que j’étais le premier de la classe […] Ainsi, j’avais poursuivi mes études à l’école jusqu’en 1962. Cette année-là, nous n’avions pas pu terminer le troisième trimestre. À cette époque, nous avions peur. L’instituteur mettait deux grenades et un pistolet sur son bureau (M. G.).

19Pour certains comme S. M., la scolarisation dans les camps fut l’occasion d’acquérir la maîtrise nécessaire de la langue française pour poursuivre des études après l’indépendance :

Après quelques semaines seulement, j’étais inscrit à l’école du camp […] il y avait 4 classes […] les instituteurs étaient des militaires en tenue de combat […] l’école du camp nous avait permis d’acquérir des notions de base de la langue française […] l’instituteur communiquait efficacement […] On était revenu à Messelmoun en 1964, j’étais inscrit à l’école […] il y avait des enseignants palestiniens, égyptiens et français […] ma scolarisation avait connu une coupure […] j’accédais à la première année élémentaire à l’âge de 8 ans […] après deux à trois ans d’études, ils nous faisaient passer à la sixième année élémentaire, selon le niveau d’assimilation acquis par les élèves […] ainsi, on rattrapait le retard accumulé pour cause de guerre et du déplacement infructueux vers le douar à l’indépendance.

20En fonction de leur âge et de leur condition familiale dans le camp, les enfants scolarisés ont tiré plus ou moins de bénéfice des enseignements prodigués par des instituteurs plus ou moins motivés4 par la tâche qui leur incombait.

Au début, il était écrit au mur de la classe : ALI OMAR. Par la suite, vers 1960, les classes étaient dotées de tables, de tableaux et du bureau du maître […] À l’école, je parvenais à assimiler les cours. Nous, les enfants du douar qui ne connaissions au départ ni « l’arabe parlé » ni le français, nous devrions surmonter le défi. Comme il fallait parler le français durant les cours, nous devions alors être très attentifs aux paroles du maître. Nous faisions de la dictée, du calcul, de la science, de la géographie, de l’histoire […] je me souviens de quelques leçons d’histoire concernant Louis XIV, Charlemagne, Richelieu […] En sciences, ils nous enseignaient la botanique, les animaux, l’anatomie […] à l’école du camp, j’ai appris beaucoup de choses (M. B.).

21Pour ces enfants berbérophones, éloignés des régions où se pratiquaient les parlers arabes et français, l’apprentissage de la langue française était une tâche relativement ardue nécessitant une grande assiduité. À cette époque, 90 % de la population algérienne est analphabète. La faim étant lancinante selon les nombreux témoignages, et les repas servis à l’école ont souvent déterminé leur assiduité.

Chaque matin, je rejoignais l’école du camp, où ils nous servaient du lait avant l’entrée des classes. À midi, ils nous donnaient à manger du lait caillé, des petits pois cassés, des lentilles, des haricots, avec un morceau de pain. Je ne m’absentais pas de l’école, sinon, je serais foutu dehors et je perdrais ma ration alimentaire quotidienne (M. B.).

22Il n’est cependant, pas possible d’affirmer que tous les enfants présents dans les CRP ont pu bénéficier de la scolarisation, de l’aveu même des autorités en charge de la gestion des regroupements de population. Le compte rendu sur l’évolution des regroupements au cours du troisième trimestre de l’année 1960 affirme que seulement 39 % des garçons et 26,9 % des filles furent scolarisés5.

III. Travailler hors du centre de regroupement

23Avant le début de la guerre, certains petits paysans des montagnes de la région de Cherchell ne possédaient pas suffisamment de terres pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Les petites parcelles souvent dispersées ne couvrant leurs besoins alimentaires qu’une partie de l’année, ils descendaient travailler en plaine comme saisonniers chez les exploitants agricoles européens :

On appelait ce travail [le travail chez le colon], la part de l’arrière-saison (el kharif). Selon les disponibilités du travail, nous étions employés dans les vendanges, d’autres travaux dans la vigne […] Cela durait un à deux mois. Ce n’était pas un travail permanent (A. D.)

24Pour effectuer le travail saisonnier, certains étaient dans l’obligation de faire quotidiennement des marches à pied d’une dizaine de kilomètres. D’autres se déplaçaient vers des exploitations agricoles situées dans des plaines agricoles plus éloignées et devaient par conséquent s’absenter de leur habitation familiale pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines.

25Le déplacement des populations et les CRP ont modifié complètement la situation qui prévalait. Ce qui n’était qu’une activité saisonnière et un revenu d’appoint se transforma, après les déplacements de population, en une unique et principale activité dispensant des ressources qui évitaient de dépendre des seules denrées distribuées par les autorités militaires du camp et les organisations caritatives. Selon le préfet Jean Merleaud, 3 173 regroupés travaillaient et prenaient en charge 15 570 personnes (femmes, enfants, personnes âgées) sur les 21 996 recensés à cette date (Merleaud, 1959).

26Rares étaient les déplacés dont une partie des terres agricoles aient échappé aux zones interdites et permis par-là une poursuite de l’activité agricole. C’était le cas cependant d’une partie des regroupés du centre de Bouzerou. À l’opposé des camps du littoral, implantés près des agglomérations et sur des sols de propriétaires terriens colons et algériens n’offrant aucune possibilité de continuer le travail des parcelles du douar, les cantonnements de montagne, qui sont presqu’exclusivement des resserrements6, permettaient à des déplacés, dont les lopins ne sont pas situés en zone interdite, de les exploiter suivant des horaires fixés par les autorités militaires7.

27H.D. avait mis en exploitation des parcelles de la famille :

À quelques centaines de mètres du camp, des terres revenaient à ma famille. Je m’étais alors mis à les ensemencer en blé, en orge […] Durant la journée, je travaillais ces lopins et vers la fin de l’après-midi, je regagnais le cantonnement. Nous étions tenus de ne pas nous hasarder dans la zone interdite, dont les limites nous étaient précisées à maintes reprises par les militaires.

28Les parents de A. M., du camp voisin de Ghardous, ne pouvaient cultiver qu’un seul lopin de terre :

Une fois au camp, nous ne pouvions travailler qu’une petite partie seulement de nos terres, celle qui est aperçue à partir du mirador du poste militaire. Celles, en contrebas, près de l’oued, faisaient partie de la zone interdite, nous n’avions pas le droit de nous y rendre.

29Y. S., âgée à l’époque de moins de 20 ans, mère d’une petite fille, et dont le mari s’était exilé en France, résidait avec ses parents au camp de Boukhelidja sur les hauteurs directes du village colonial de Villebourg :

Les terres limitrophes au camp appartiennent aux familles où était installé le camp. Les nôtres se situent à notre mechta d’Ithournane à quelque 150 mètres de Boukhelidja. Le matin, nous y allions pour travailler nos terres […] Avec mes frères et sœurs, j’effectuais les buttages de nos cultures […] Notre cheptel était maintenu dans les zeribas de notre hameau la nuit […] nous la passions au cantonnement8.

30Les propriétés de la famille de A. L. étant éloignées du camp de Sidi Semiane Marabout, le travail sur leur exploitation exigeait de la persévérance et de l’endurance :

Il nous était possible d’exploiter nos terres agricoles […] mais c’était vraiment incommodant […] marcher tant de kilomètres pour travailler quelques heures et revenir précipitamment aux heures fixées […] nous cultivions quelques produits […] quelques parcelles […] Je me déplaçais quotidiennement jusqu’à la mechta pour prendre soins de mes emblavures et apporter du fourrage à mes bêtes […] C’était épuisant.

31L’ouverture des chantiers pour résorber le chômage (ouverture de pistes, restauration des sols, reboisement, entretiens des banquettes etc.) apporta une aide plus efficace, mais eut une incidence négative sur l’équilibre des dépenses publiques, augmentant crescendo au fil des ans sans pour autant pouvoir faire naître une activité économique durable pour les regroupés (Rocard, 2003[1959]). Ces chantiers et leur rémunération rappelaient aux responsables de familles recrutés les travaux obligatoires du temps du douar. A. M. a donné un certain nombre de précisions sur la participation à ces travaux :

Avant la guerre, nous étions astreints à des besognes non rétribuées, comme par exemple l’aménagement et l’entretien des pistes. Durant la période du camp, nous étions aussi obligés d’effectuer des corvées. J’ai participé à des travaux d’une durée d’un à deux mois, de constructions d’habitations et d’installation de grillages. Celui qui osait refuser de telles obligations était puni par l’emprisonnement ou des tâches harassantes […] D’une manière générale, les corvées ordinaires étaient rétribuées en nature par des provisions en denrées alimentaires, cinq kilogrammes de farine ou de semoule par journée travaillée. Par contre, ceux qui étaient sujet d’une sanction, comme l’arrestation hors camp sans autorisation, ne recevaient aucune forme de rémunération.

32D. M. raconte son expérience lorsqu’il fut employé par les services de la Défense et restauration des sols (DRS) :

Vers 1960, j’ai participé à la confection de banquettes durant 3 mois pour un salaire global 600 francs […] assez souvent, les militaires nous faisaient travailler en corvée sans contrepartie financière.

33M. B., dont le père est mort en prison avant le déplacement, se souvient du recrutement de sa mère pour des travaux dans le camp :

C’est ma mère qui amenait de l’eau des citernes installées au camp. À une période, les soldats avaient obligé les femmes qui transportaient de l’eau d’arroser de nouvelles plantations, dont des caroubiers, récemment mis en terre […] C’était une corvée contre laquelle nous étions approvisionnés en orge, en pomme de terre, en farine.

34Les monographies des SAS insistaient sur l’impact des chantiers de chômage et leur portée sur la résorption du problème de l’inactivité. Celle de Loudalouze révèle les avances octroyées au titre des années 1960 et 1961 aux deux communes sous tutelle et les résultats obtenus :

Ces programmes ont ainsi permis l’équipement du pays en pistes et sources. Ils ont permis également de donner du travail à une nombreuse main-d’œuvre9.

35La monographie de la SAS de Beni Bouaiche s’est focalisée sur le vécu des regroupés et les limites des projets :

La vie des regroupements est assez difficile, de par l’absence du travail et de ressources. De nombreux chantiers sont mis en œuvre par la SAS, mais sont insuffisants pour apporter un salaire à une population importante10.

36Les termes de l’étude de la SAS de Novi indiquent que :

Les communes à l’aide des crédits DEL ouvrent bien des chantiers, mais les travaux ainsi réalisés n’absorbent qu’une infirme partie, 2 à 3 % de la main-d’œuvre disponible11. 

37Une partie importante de la population des centres de regroupement était cependant à la charge totale de l’administration du camp et des organisations caritatives (3 248 en 1959 selon la monographie de Cherchell) ou ont bénéficié du travail temporaire rémunéré sur les chantiers de restauration des sols comme l’indique A. M. :

De temps en temps, les militaires organisaient des travaux pour les regroupés, rémunérés à 700 francs. Nous récupérions aussi du charbon que nous vendions au marché installé près du camp. Ce marché était ouvert juste après notre installation et était destiné aux habitants des deux camps de Sidi Semiane Sud et Sidi Semiane Marabout.

38Ce témoin, qui travaillait chez les colons de la plaine de la Mitidja avant le regroupement, a cessé de le faire au lendemain de son installation dans le centre de regroupement de population. Il fallait demander quotidiennement des autorisations pour quitter le camp et subir la fouille au corps à la sortie et au retour. La demande des laissez-passer auprès des officiers de la SAS prit un caractère inflationniste au fur et mesure que grossissait la population des CRP et que la durée de présence dans les camps s’allongeait. Cette inflation de demandes de laissez-passer concerne pratiquement tous les CRP dans toutes les régions du pays12.

Carte 6. Les SAS de Cherchell

Carte 6. Les SAS de Cherchell
Agrandir Original (jpeg, 180k)

Source : département d’Orléansville, arrondissement de Cherchell, monographie de la SAS de Beni

Bouaiche, décembre 1961, Vincennes 1H/2/7/1.

NOTES

1 Si l’on se refère au tableau 2 (chapitre 1), colonnes relatives aux personnes relevant de l’assistance totale, il y avait 738 femmes et 275 hommes dans les camps, soit 2,7 fois plus de femmes.

2 Selon le témoignage de A. L. (camp de Sidi Semiane-Marabout), les écoles coraniques se caractérisaient par :

«  — Un corps d’instituteurs disparate et aléatoire. — Une volonté commune de gens du bled (généralement de plusieurs mechtas, tout au plus d’une fraction de douar) d’inculquer à leurs progénitures des préceptes de l’islam, afin qu’ils les répandent dans leur entourage. — Une aptitude financière et une volonté des parents à envoyer l’un de ses garçons à la medersa. Une famille à un seul enfant mâle ne pouvait se permettre de le scolariser pour ne pas se priver d’un berger et dans un deuxième temps d’un travailleur de la terre. Une famille démunie, ne pouvant participer à la rétribution du maître ne scolarisait son enfant. »

Quoique perdant du terrain, depuis leur dépossession des biens habous des zaouias, l’instruction des enfants dans l’arrière-pays s’était maintenue avec pour principales motivations et finalités, la perpétuation des normes d’appartenance communautaire face à la « déculturation » coloniale. Le témoignage montre comment, dans une aire géographique victime de spoliation de terres (tribu des Beni Menaceur) les gens tenaient à faire renaître l’école depuis des décennies, action qui s’est avérée être un acte de résistance. Bien après, l’ALN se rendant compte de l’importance de l’école dans la lutte contre l’occupant, tenu à la relancer. Quoique son encadrement et son programme paraissent rudimentaires, sa portée dans la confrontation avec l’ennemi fut extrêmement efficace, creusant le fossé culturel et idéologique entre les deux belligérants. Du fait du danger que représentaient ces medersas itinérantes, ces écoles connurent une répression sévère.

3 À Sidi Semiane en juin 1958 : « L’école est pratiquement terminée […] Le capitaine a commandé un tableau noir, des craies, un bureau. Les tables pour les enfants et les chaises ne sont pas encore là […] L’instituteur diplômé qui sera nommé ici ne viendra que dans quelques mois ». Les militaires assureront les cours pendant plusieurs mois avant son arrivée (Maisonneuve, 1995, p. 211, 212 et sv.).

4 Souvent les instituteurs sont des militaires du contingent qui ont fait au mieux selon les conditions spécifiques de chaque camp. Il y eut rarement des instituteurs attitrés comme celui qui a témoigné et les deux collègues français.

5 SHAT, Carton 1H2030, région d’Alger, cabinet, n° 2860/CAB/IGR, compte rendu sur l’évolution des regroupements au cours du 3e trimestre 1960.

6 Sur les sept camps de montagne enquêtés (Tamloul, Ghardous, Sidi Semiane Sud, Sidi Semiane Marabout, Tazrout, Beni Bouhennou et Bouzerou), un seul n’est pas un resserrement (il s’agit de Bouzerou), installé sur des terres forestières débroussaillées par l’armée.

7 Dans une correspondance du début de l’année 1960 rédigée par le commandant des armées de Constantine aux commandants de secteurs subalternes, référencée 5e Bureau n° 5/CAB/CAL/2/S ’, il est ordonné aux chefs de quartiers et de sous-quartiers de procéder seulement « aux resserrements et non aux regroupements […] afin de ne pas se mettre sur les bras des populations à nourrir mais simplement d’interdire l’ancienne dispersion de l’habitat, tout en laissant les resserrés à des distances acceptables de leurs jardins, de leurs champs, des zones de pâturages,… » (Archives militaires de Vincennes, 1H 2030).

8 Y. S., née en 1942, témoignage recueilli le 23 novembre 2012 à Boukhelidja, relevant de la commune de Larhat (anciennement Villebourg).

9 SHAT, 1H/2/7/1, « Monographie de la S.A.S de Loudalouze », op. cit, p. 17.

10 SHAT, 1H/2/7/1, « Monographie de la S.A.S de Beni-Bou-Aiche », op. cit, p. 9.

11 SHAT, 1H/2/7/1, « Monographie de la S.A.S d Novi », op. cit, p 14.

12 Maissonneuve donne un témoignage du camp de Sidi Semiane (situé dans notre zone d’étude) où il a été affecté en tant que sous-officier du contingent : « ils sont une cinquantaine devant le poste, attendant patiemment le laissez-passer qui leur permet d’emprunter la piste. C’est la saison des vendanges et tous ces hommes chaque année descendent de leur montagne et s’embauchent chez un viticulteur, pendant toute la durée du rammassage du raisin » (Maisonneuve, 1995, p. 275). Voir aussi le témoignage de Serge Cattet, chapitre 4.

 

 

https://books.openedition.org/ined/17855

 

.

 

 

Rédigé le 25/02/2023 à 19:53 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

LES DÉRACINÉS DE CHERCHELL - Chapitre 4

 

La vie dans les camps vue de part et d’autre

image from tipaza.typepad.fr

 

I. La perception par les militaires de la vie dans les camps 

1Il nous a paru important d’interroger tous les protagonistes qui ont vécu dans les CRP, afin d’en obtenir une vision qui soit la plus complète possible. Le contrôle et la gestion des CRP étaient à la charge des militaires et des supplétifs sous leur autorité, ce qui a occasionné un contact permanent avec les regroupés malgré la complexité de la situation.

2Cinq témoignages de militaires du contingent ont pu ainsi être recueillis sur la vie et l’organisation des centres de regroupement1. Ces militaires ont fait leur service en Algérie entre 1959 et 1961, période où Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement français, ainsi que l’opinion publique en métropole, sont alertés par la situation dans les CRP.

3À la lecture des témoignages, ces cinq militaires présentent une diversité de situations et de fonctions qui donnent différents points de vue sur la vie dans les CRP, un officier SAS, un chef de poste, un infirmier et un instituteur. Quelles qu’aient été leurs opinions politiques (pacifiste, favorable à l’indépendance, partisan du maintien de l’Algérie dans la France), ils avaient en commun, comme beaucoup de jeunes recrues du contingent, l’envie de retourner le plus vite possible en métropole.

4Parmi eux, Serge Cattet, appelé en Algérie entre novembre 1960 et février 1962 a fait le récit de son expérience de responsable de camp dans un ouvrage. Nous en reprenons ici plusieurs extraits2.

1. La mise en place et l’organisation des camps

5Serge Cattet fut responsable du village de regroupement de Térébinthes dans la plaine des Beni Ouassine. Il relate notamment, de façon détaillée, les difficultés pour les militaires d’assurer la sécurité des regroupés tout en ayant pour mission de les surveiller.

6« La sécurité intérieure était du ressort de la 6ecompagnie qui œuvrait en compagnie commando et de la CCAS (Compagnie de Commandement d’Appui et des Services) qui avait sous sa responsabilité deux villages de regroupement, l’un situé à proximité de la frontière, l’autre, plus en retrait. Chacun de ces villages protégés par un poste correspondait à un sous-quartier de pacification confié à un lieutenant ou un sous-lieutenant. » (Cattet, p. 45.)

7« Ce que je ne dis pas également dans cette lettre mais que j’apprendrai bientôt c’est que la gestion de ces villages de regroupement souffrait d’une certaine complexité. Militairement, ils dépendaient du bataillon comme le toubib qui les visitait et les instituteurs qui animaient l’école mais sur le plan administratif ils étaient placés sous l’autorité d’une “Section administrative spécialisée” (SAS) commandée par un officier indépendant du bataillon et du régiment. » (op. cit., p. 47.)

8« J’allais donc prendre en charge un regroupement malade à un moment pour le moins délicat tant sur le plan politique que psychologique. Ce n’était pas rassurant et j’étais loin d’être rassuré d’autant que je n’avais pas encore mis le nez, je le répète, dans la conduite quotidienne d’un village de regroupement et d’un poste chargé d’en assurer la sécurité ou […] la surveillance. L’une n’allait pas sans l’autre […] là était toute l’ambiguïté de mon futur rôle » (op. cit., p. 55.)

9« Le village avait été tenu, et l’était toujours, de fournir, chaque soir, un groupe d’une dizaine d’hommes chargés de surveiller les abords du village qui échappaient à la surveillance directe des sentinelles du poste. Pour assurer cette garde, assortie d’une indemnité, les hommes étaient armés de fusils de chasse, mais j’ai toujours eu les plus grands doutes (et je n’étais pas le seul) quant à leur détermination à s’en servir le cas échéant ! Cette autodéfense n’était pas constituée de volontaires mais d’hommes désignés et par conséquent […] résignés ! Je doutais de leur utilité, de leur efficacité et j’étais bien persuadé que ce n’était pas sur eux que je pouvais agir directement mais que c’était par le biais de mes rapports avec le village que je pouvais, éventuellement, espérer les amener à changer d’état d’esprit et de comportement. » (op. cit., p. 82.)

10Pour sa part, l’ex-aspirant François Marquis3 est passé par la région de Cherchell mais ne dispose que de peu d’informations sur les CRP de la région :

11« Le regroupement de Cherchell n’existait pas quand je suis arrivé à l’école militaire au début du mois de mars 1959. L’emplacement où il a été créé, sur les hauteurs de la ville, nous servait alors de terrain de manœuvre, parmi d’autres, et je me souviens en particulier d’un cross que nous y avons fait de nuit, en montant, derrière l’école, par un passage que nous appelions “le ravin des voleurs” […] Le camp s’est créé très rapidement. Je ne peux vous donner de date très précise, mais je m’interroge sur un épisode que je mentionne dans une lettre datée du 28 juin 1959… Ainsi aujourd’hui, je vous le disais plus haut, nous sommes allés en opération. La nouvelle, annoncée hier soir, a suscité bien des remous puisque tout le monde escomptait se reposer aujourd’hui dimanche après une semaine remplie ainsi que vous savez. Lever 1 h 30 ; départ 2 h 00. But : la vallée de l’oued Aïzer. Mission : inconnue. En fait, nous avons encerclé un douar. Celui-ci a été fouillé de fond en comble, et tous les hommes ont été conduits à la ferme Rivaille, sans doute pour un contrôle d’identité ».

12« Ayant moi-même été chargé par la suite de créer un camp de regroupement dans le massif de Collo, je suppose aujourd’hui que le rassemblement des hommes dont il est question dans ma lettre pouvait être la première phase du déplacement de la population vers Cherchell […] Je ne sais à peu près rien de Sidi Semiane, où nous sommes allés en fin de stage et où nous avons dormi à la belle étoile la nuit du 13 au 14 août 1959. Toutefois, je vous signale le récit d’un ancien de Sidi Semiane, Norbert Maisonneuve, publié aux éditions du Petit véhicule, sous le titre Les larmes du djebel [Maisonneuve, 1995]. D’après mes notes, ce récit fournit des indications très précises sur ce qui se passait au poste de Sidi Semiane. »

2. Le quotidien des camps

13« Véhiculé par mes deux mentors, j’ai pu pénétrer une réalité tout à la fois sociale et militaire engendrée par ce conflit auquel j’étais mêlé : les villages de regroupement. Il fallait couper la rébellion du soutien qu’elle pouvait facilement trouver dans la population des campagnes (le bled) d’autant que cette population vivait le plus souvent de façon dispersée. Le regroupement avait été la solution retenue et mise en œuvre ; militairement il avait un sens, il facilitait, cela est incontestable, le contrôle du monde rural, il entravait la liberté d’action des fellaghas, mais dans le même temps il imposait à la société traditionnelle des conditions de vie nouvelles et il occasionnait, dans bien des cas de sérieuses difficultés à la réalisation des activités agricoles. Les fellahs dont la tradition était de vivre au plus près des terres qu’ils utilisaient (à l’exception des terres de pâturage) pouvaient dans certains cas s’en trouver éloignés. […] La plus grande partie de la population a été regroupée. J’ai déjà vu deux regroupements. Dans l’ensemble ils ont l’air très convenable. Les constructions sont en dur et elles sont situées au milieu des terres cultivées (Pour bon nombre de fellahs, cela ne signifiait pourtant pas proximité de leurs terres et de leur ferme.). Il reste cependant beaucoup de choses à faire pour que ces regroupements soient une réussite complète. Les gens qui s’en occupent en ont pleinement conscience et font ce qu’ils peuvent. Chaque regroupement est doté d’une école, d’une infirmerie et est dirigé par un officier qui commande en même temps le poste de protection. » (Cattet, p. 46-47, lettre du 11 novembre 1960.)

14« Ma matinée, je l’ai passée à visiter le village, à discuter avec les gens. Dans l’ensemble les gens ne sont pas très heureux d’avoir été ainsi regroupés. Cela se comprend. Par rapport aux terres cultivées, le village est assez mal situé. En effet, de nombreux paysans sont à six, sept kilomètres de leurs terres […] Autre point sensible, le regroupement en dur n’est pas terminé, si bien qu’une partie de la population est obligée de vivre sous la tente. Or les nuits en ce moment sont particulièrement fraîches. Heureusement qu’il ne pleut pas car presque toutes les tentes sont plus ou moins pourries. En ce moment on active donc la construction. Dans l’ensemble les maisons sont très bien faites. Je pense que les gens disposent du même espace que dans leur ferme, tout au moins en ce qui concerne les locaux d’habitation. Chaque famille dispose d’une maison avec cour close et d’un nombre de pièces suffisant pour l’abriter. La grosse question est celle des animaux et des récoltes qui restent dans les anciennes mechtas (fermes). Les gens s’en occupent le jour quand ils vont travailler dans leurs terres. Comme tous les regroupements celui où je suis possède son école (il va falloir l’agrandir) et son infirmerie. Le lieutenant a réussi à faire bâtir un château d’eau et installer des fontaines aux différents points du village… » (Cattet, p. 57-58, lettre du 1er décembre 1960.)

15« Quelque chose de nouveau avait donc fait son apparition dans le paysage des Beni Ouassine, un village, le village de Térébinthes qui abritait plus de 1 600 personnes. Sa conception et sa réalisation, menée sous la direction du lieutenant Jean T., ne s’étaient pas faites n’importe comment ; le choix de l’emplacement n’avait pas été laissé au hasard ; la construction des habitations s’était faite dans une perspective de durée ; le plan du village et la répartition des habitants avaient pris en compte l’organisation traditionnelle des douars. L’emplacement de Térébinthes avait été déterminé par un ensemble de trois données susceptibles d’assurer sa réussite : la présence d’une école dont la fréquentation par les enfants était antérieure aux évènements, la proximité de la route qui menait à Marnia (son marché, ses “hammams”, ses commerces), la position la plus centrale possible par rapport à l’espace agricole. Le choix de l’emplacement avait été guidé par la volonté de ne pas chambouler à l’excès les conditions de vie des familles contraintes au regroupement. Mais dans le même temps, il était évident que pour l’autorité militaire l’existence de ce village devait se prolonger au-delà de la solution au conflit. Les habitations avaient été construites pour durer ; les matériaux utilisés, notamment la pierre, le permettaient ; le plan traditionnel des mechtas avait été pleinement respecté (le cadre de vie domestique n’était donc pas perturbé) ; la plupart des habitations disposaient d’un puits permettant d’accéder à l’eau d’une nappe phréatique abondante. Enfin et surtout la géométrie du village avait permis, non seulement de respecter mais aussi de renforcer la réalité sociale fondamentale, celle des douars. Traversé par deux larges voies se coupant à angle droit, le village avait été ainsi divisé en quatre quartiers attribués, chacun, à un ou deux douars. Les douars n’avaient donc pas éclaté et pour tous les individus le sentiment d’appartenance à un douar s’en était même trouvé accru. » (Cattet, p. 62.)

16« Une pratique instaurée par l’autorité militaire les préoccupait particulièrement, celle des laissez-passer. Pour se rendre à Marnia, les habitants du village devaient être munis d’un laissez-passer établi par le chef de poste, moi en l’occurrence. Les déplacements à Marnia étaient une nécessité qui répondait à des pratiques sociales traditionnelles, notamment la fréquentation des bains publics, les hammams ou à de simples besoins économiques. Le village ne disposait d’aucun commerce, tout se trouvait à Marnia et c’est à Marnia que se déroulait le marché, source non seulement de produits (la viande entre autres) mais aussi d’argent. La vie du village dépendait donc du “libéralisme” avec lequel les laissez-passer étaient accordés ; j’étais prié de me montrer généreux. Il m’était difficile de ne pas accepter, mais à quel niveau placer la barre de générosité ? J’ai failli être “noyé” sous le flot des demandes ; il m’est arrivé un soir d’en signer plus de… 300 ! Avec une équipe de harkis j’étais censé contrôler cet exode des villageois chaque fois qu’il avait lieu, trois matins par semaine ; on contrôlait mais de façon plutôt bon enfant ! » (Cattet, p. 93.)

17Jacques Villain4 semble être arrivé au centre de regroupement de population à son début au moment où les premiers regroupés étaient sous la tente. Son affectation était située dans les montagnes de l’Ouarsenis, à proximité de zones d’affrontements armés intenses. Après deux mois comme artilleur, il devint officier SAS et eut la responsabilité de la gestion administrative d’un camp de regroupement :

18« C’est ainsi que, après une brève formation à Molière, on m’envoya dans un territoire qui venait d’être nettoyé par les parachutistes, sur un piton au pied duquel on se préparait à reconstituer un ancien village nommé Betaya, dans le pays des Beni Boudouane du Bachaga Boualem, vice-président de l’Assemblée nationale. Les habitants étaient déjà sur place, dans des tentes. Ils pouvaient déjà récolter les figues de leurs figuiers. Leur tâche principale était de construire des maisons. La responsabilité de la reconstruction du village et de l’accueil des nouveaux habitants incombait aux SAS, c’est-à-dire à moi. »

19« Les maisons étaient en pisé, c’est-à-dire en boue séchée. La terre humide était versée dans un coffrage. Evidemment, je n’avais aucune compétence en la matière, mais les villageois étaient fort experts et le maire, Barkat, s’acquittait fort bien de sa tâche. Je m’occupais de façon plus active du recensement des personnes venues de la zone interdite. C’étaient principalement des femmes et des enfants. Les hommes avaient, semble-t-il, presque tous été exterminés dans le bombardement aérien d’un marché. Car c’était les hommes qui faisaient le marché. Je faisais des interrogatoires d’état civil. Mes connaissances à peu près nulles d’arabe ne me permettaient pas d’exprimer à ces femmes une condoléance de toute façon dérisoire. J’essayais tout de même d’apprendre un peu d’arabe, et je lisais le Coran. »

20Le témoignage de Xavier Jacquey, infirmier au centre de regroupement de Kef El Ahmar situé sur les hauts plateaux d’Alfa à quelque 40 kilomètres à l’ouest-nord-ouest de Géryville, sur la route (à l’époque bitumée) de Bouktoub, bien que loin de la zone étudiée est très important pour deux raisons : la première parce qu’il concerne des nomades et la seconde parce qu’il confirme les accusations de viols formulées par les témoins de la région de Cherchell. Il montre aussi les dangers que couraient les militaires qui osaient se plaindre des pratiques de tortures ou de liquidations de personnes jugées dangereuses :

21« Le regroupement de nomades de Kef El Ahmar comptait 650 kheïmas… Le rassemblement n’était pas entouré de barbelés. Les troupeaux étaient gardés par des bergers à 10 ou 20 kilomètres du rassemblement […] Quand en janvier 1959 un médecin et trois infirmiers arrivèrent dans le rassemblement pour faire de l’AMG (assistance médicale gratuite), on y comptait 4 morts par jour. Trois mois plus tard, la section qui tenait le poste fut relevée après une lettre de protestation envoyée par les appelés au chef de bataillon après des viols et des tortures commis par les gradés. Les relations de la troupe avec les nomades étaient suffisamment bonnes pour que, devant les arrestations de nomades qui se multipliaient (parfois c’était quelqu’un que l’un ou l’autre connaissait) et surtout devant les viols commis par les gradés, les appelés aient écrit à leur chef de compagnie puis au chef de bataillon (ce qui leur valut d’être chacun entendu par la gendarmerie et tous ensemble “convaincus” de faux témoignages et, tous ensemble encore, mutés en accompagnement de convoi, ce qui à l’époque et dans ce secteur où en un an il y eut 150 morts, blessés ou disparus, plus de pertes que chez le FLN) était la mission la plus exposée. Une nouvelle section s’installa dans le bordj et à la mi-mars je me suis retrouvé seul infirmier pour ces 4 500 nomades à courir de kheïma en kheïma pour soigner 80-100 malades par jour, entre le convoi du matin et celui du soir avec lequel je rentrais à Géryville… Au mois de mai, après que j’eus informé mes supérieurs de tortures qui se re-pratiquaient dans le nouveau poste, l’adjudant-chef SAS qui le commandait fit jeter les médicaments de l’AMG sur la route et m’interdit l’entrée du poste, cependant qu’un lieutenant, ancien d’Indochine, me menaçait publiquement d’une balle perdue […] Après mon éviction, suite à celle des deux autres infirmiers, les médecins du secteur décidèrent de ne plus envoyer d’infirmier dans le rassemblement jugeant les risques trop importants. Il n’y eut donc à ma connaissance que 4 mois et demi d’AMG dans ce rassemblement et jamais d’instituteur malgré la construction d’une école en dur. »

22Rémy Cosic, pacifiste incorporé dans l’armée en août 1960, concentre le témoignage qu’il a bien voulu faire sur le métier d’instituteur qu’il exerça à Hamam Boughrara à 15 kilomètres de la ville de Maghnia près de la frontière marocaine, dans la même région où a été affecté Serge Cattet. Il fit sienne à 18 ans la formule d’Henry Martin « Quand on aime la liberté, on l’aime pour tous les peuples. » Il donne dans son témoignage écrit quelques descriptions du CRP et de l’état de la population regroupée :

23« À l’Est de ce vieux village (Hamam Boughrara) des “mechtas” en parpaings avaient été construites pour les familles de “fellah” chassées de leurs terres et leur hameau, lors de l’installation des zones interdites […] Une petite école de deux classes et un logement de fonction, construit également par l’armée, jouxtaient cette zone […] Dans ce village installé lors des zones interdites quelques centaines de femmes de vieillards et d’enfants vivotaient dans une misère effroyable, inimaginable. Où étaient les hommes aux maquis ? Au Maroc voisin ? Ou… dans les fosses communes du village ?

24Dans la section, le climat était lourd, l’ambiance délétère, la méfiance permanente entre les groupes qui la composaient : des Français métropolitains, des pieds-noirs, des FSNA (Français de souche nord-africaine) et en plus des harkis. L’ennui était général, l’alcool toujours présent […] je me tenais à l’écart de ces groupes… consacrant l’essentiel de mon temps à la lecture, à la correspondance, et surtout, à la petite école de deux classes dont j’avais la responsabilité […] Les enfants nombreux (50 par classe) étaient attachants, dociles, attentifs et, surtout, avides d’apprendre […] entre ces enfants et moi se nouèrent des relations confiantes, presque filiales […] Malgré leur situation sociale dramatique, ils me manifestaient de la reconnaissance par des gestes et témoignages émouvants qui me faisaient oublier mon isolement. J’eus la fierté de contribuer à faire participer quelques-uns à des colonies de vacances, en Métropole. » 

25Il relate l’hommage sous forme de prière qui lui fut rendu par ces enfants au moment de son départ : « Monsieur, vous êtes un soldat français, mais vous nous avez toujours défendus et avez été toujours gentil avec nous, qu’Allah vous protège ».

II. Le camp vu par les regroupés : barbelés et miradors

26À l’exception du camp de Bouzerou5 situé au pied d’une caserne (elle-même entourée de barbelés la séparant du voisinage et du CRP) dans un escarpement montagneux qui facilitait son contrôle et la surveillance de la circulation des personnes, et celui de Tazrout « surveillé par des soldats à partir de deux tours de surveillance, dont l’une se situait près de l’école », la plupart des CRP étaient organisés selon le plan fourni par les instances de commandement de l’armée à différents niveaux de la hiérarchie militaire6. Les archives militaires donnent sous différentes formes les indications suivantes pour leur réalisation :

  • L’emplacement doit se trouver au pied d’un poste, de manière que la surveillance en soit assurée totalement de nuit par des projecteurs.
  • Le regroupement lui-même est entouré d’un solide réseau de barbelés comportant le minimum d’ouvertures qui doivent être obstruées la nuit.
  • Chaque matin aussitôt le lever du soleil tous les hommes sont rassemblés et il est procédé à leur appel. Il en est fait de même chaque soir.
  • Personne n’a le droit de quitter le regroupement sans l’autorisation du chef de poste. Les hommes se rendant aux travaux agricoles sont nommément désignés et ne peuvent emporter que les vivres qui leur sont strictement indispensables pour la journée. Ils sont fouillés au départ et au retour7.

27Les directives de la hiérarchie militaire semblent avoir été scrupuleusement appliquées pour la plupart des CRP, si l’on en croit les différents témoignages :

Après notre installation au camp, des barbelés étaient mis en place par les militaires français. Nous n’étions pas associés à cette opération. Les barbelés étaient mis bien loin de nos habitations. Puis, bien après, les soldats avaient édifié des lieux d’aisances de fortune, destinés aux regroupés, afin qu’ils ne sortent pas du camp pour accomplir leurs besoins naturels (D. D.)

Juste après notre installation, les militaires avaient commencé à clôturer le camp par des grillages et des barbelés. Le camp avait quatre portes. Celle près de l’oued était sujette à un sabotage (par les maquisards), ce qui avait engendré sa fermeture définitive. Trois portes étaient restées fonctionnelles. À l’intérieur du camp, il y avait une guérite des éléments de l’autodéfense. À partir de cette tour de contrôle (située sur une crête, à quelques 120 mètres du camp), ils [les soldats] pouvaient apercevoir ce qui se passait aux environs du camp. (A. M.)

En 1958, quand les Français nous avaient déplacés vers Fontaine-du-Génie, j’avais 8 ans. Nous étions mis dans un camp qui était entouré de barbelés. Le camp avait quatre portes constituées de barbelés. Il y avait deux guérites de surveillance, qui avaient pour but d’empêcher des moudjahidin de faire irruption dans le camp (M. G.)

Le camp de Boukhelidja était entouré de barbelés, du côté de ce figuier en face de nous, se prolongeant tout en longueur, passant près du cactus. Le camp était limité par les barbelés (Y. S.)

28Il est évident que le dispositif relativement strict mis en place au moment de l’installation des camps a évolué en fonction du contexte militaire local, mais aussi du fait de la surpopulation des CRP et des besoins quotidiens. Les conditions spécifiques ont finalement imposé une plus grande souplesse et l’acceptation d’une plus grande mobilité de la population allant à l’encontre d’un contrôle serré et strict que le CRP devait imposer. En effet, malgré les barbelés et les miradors, il a fallu s’adjoindre les regroupés pour la surveillance du camp en les dotant de moyens d’alerte.

29Les moyens financiers toujours insuffisants, mis à la disposition des CRP et l’offre d’emplois disponibles hors des camps pour les regroupés ont aussi pesé sur la gestion quotidienne. Les autorités administratives et militaires du CRP ont été obligées de donner des laissez-passer aux hommes pour chercher du travail dans les localités avoisinantes, parfois relativement éloignées du camp. Des autorisations pouvaient être données pour le retour sur les lopins de terre situés en zone interdite afin d’effectuer la cueillette des fruits de saison (figues et amandes). Le témoignage de A. A. du camp de Messelmoun résume très bien cette dualité qu’imposait l’ampleur des regroupements et des contraintes qui en découlaient :

Des tours de garde nous étaient imposés aux pourtours du camp. C’est une répétition des horaires nocturnes de surveillance, que nous effectuions au douar. Quel paradoxe ! Au douar, nous guettions l’arrivée des militaires français et au camp, nous devions annoncer toute approche des moudjahidin. Pour la circonstance, nous disposions d’une bombe à fumée. Au camp, il y avait deux postes de vigie, l’un à l’embouchure de l’oued Messelmoun, près du pont et l’autre juste à l’est de la ferme Sitges. Chaque nuit, deux sentinelles étaient placées à chaque poste de surveillance. Sur les hauteurs, au sud est édifié le mirador, surplombant le camp. À mon arrivée au camp, les grillages et les barbelés étaient déjà mis en place. Le camp de Messelmoun n’avait qu’une seule porte, à la partie Sud, faisant face au poste militaire […] Au camp, nous n’avions pas de ressources pour subvenir à nos besoins. Les femmes rassemblaient des touffes de bois et du charbon, qu’elles vendaient jusqu’à Cherchell. Elles se déplaçaient à pied jusqu’à Cherchell (située à 18 kilomètres) pour les écouler. Sept à huit femmes marchaient le long de la route jusqu’à Cherchell. Elles faisaient du porte-à-porte chez les familles algériennes au quartier Aïn-Keciba pour quémander de la nourriture et des habits. Elles étaient preneuses du pain sec, qui avait de la valeur à l’époque et que nous mangions avec délectation. Les familles algériennes étaient vraiment charitables. Les vieilles femmes déambulaient à longueur de journée dans les rues de la ville. Vers le milieu de l’après-midi, elles revenaient toujours à pied jusqu’à Messelmoun.

30Certaines corvées liées aux besoins domestiques donnaient aux femmes la latitude de sortir hors du camp et pour certaines d’approvisionner les groupes de l’ALN. Il est avéré selon les témoignages que le lien n’a jamais été coupé avec les groupes armés de l’ALN, bien que le regroupement de population ait considérablement affaibli le soutien logistique qui leur était apporté. H.K. du camp de Fontaine-du-Génie :

Je me rappelle des entrées nocturnes des maquisards. Ils prenaient des précautions, en plaçant leurs sentinelles à la périphérie du camp, qui est entouré de barbelés. L’objet de leurs visites était de se ravitailler.

31Ou celui de A. K. du camp les Oliviers-Villebourg :

L’après-midi, les femmes et les enfants s’étaient mis à couper les figuiers et les oliviers. Les hommes étaient mobilisés par l’armée pour la mise en place des barbelés. Le camp était ainsi installé […] Malgré tous les barbelés qui entouraient le camp, les maquisards y pénétraient fréquemment.

32À ce stade de l’analyse, certaines conclusions s’imposent. Le regroupement des populations a été mené manu militari et sans opposition de la part d’une population résignée devant le déséquilibre des forces. Les difficultés de la gestion de ces camps et les exigences multiples (économiques, sociales et autres) de maintien, pendant de longs mois, d’une population à qui aucune perspective n’était offerte n’ont nullement été anticipées, d’où les efforts pour associer une partie de la population à la mission principale impartie aux CRP, à savoir le contrôle des populations rurales.

NOTES

1 Tous les témoignages sont reproduits ici avec l’autorisation de leurs auteurs.

2 Serge Cattet, 2007, Térébinthes S.P. 87009 1959-1962 ou le témoignage d’un appelé dans la guerre d’Algérie, http://www.miages-djebels.org/IMG/pdf/LIVRE_Cattet.pdf. Les extraits sont reproduits avec l’aimable autorisation de l’auteur.

3 François Marquis, aspirant de l’armée de réserve formé à l’école militaire de Cherchell reprend les éléments du débat qui a fait suite à la publication par le journal Le Figaro sur les regroupements de population et le centre de Bessombourg et la polémique de 1959 qui a suivi l’article du 22 juillet 1959 signé Pierre Macaigne.

4 Jacques Villain a rejoint l’Algérie en avril 1960 et fut incorporé au village de garnison des Trois Marabouts puis à Molière (aujourd’hui Bordj Bounaama) comme SAS.

5 Témoignage de B. B du camp de Bouzerou : « La caserne était entourée de barbelés, disposant d’une barrière à l’entrée. Il nous était strictement interdit de pénétrer dans l’enceinte des militaires. Le camp n’était pas clôturé de barbelés. Ils (les soldats) nous avaient placés près d’eux, afin de nous surveiller. Par la suite, un système de garde, constituée de sentinelles français était mis en œuvre ».

6 Les archives militaires font ressortir que cela concerne les différentes régions du pays et que des correspondances sur la question sont très explicites :

- « J’ai l’honneur de vous soumettre le pressant besoin dans lequel je me trouve de recevoir ou d’acquérir un important tonnage de barbelés pour permettre l’organisation défensive des centres de regroupement, des douars et des fermes du département de Tlemcen. À la suite de diverses démarches, il a été récemment attribué à ce département un contingent de 30 tonnes de barbelés […] Cette attribution ne représente qu’une très minime partie des besoins actuels du département qui étaient récemment évalués par M. le général de la Z Ouest Oranais à 240 tonnes […] Ces prévisions sont en réalité modestes car depuis le début de l’année 50 fermes et 90 CRP ont été aménagés ou prévus ». (SHAT1H4212/D1, préfecture du département de Tlemcen, cabinet n°3469/BSDN, Tlemcen le 26 août 1958 : le préfet à M. le délégué général du Gouvernement, objet : autodéfense et centre de regroupement).

- « Village d’El Haouita (près de Laghouat en bordure du djebel Ammour) : les habitants du village, favorables à la France, réclament des armes (11 janvier 1959), qui sont distribuées le 13 février 1959. Pendant trois mois encore la 2e CSPI assure la protection du village toutes les nuits. Des réseaux de barbelés et des champs de mines sont posés ; des emplacements de combats et de guets sont installés ; une ceinture fortifiée en pierres séchées est établie autour du village » (SHAT 1H4377/1, région territoriale et corps d’armée d’Alger, état-major, 3e bureau ABC du chef de noyau actif, sans date 96 pages, exemple n°4 : instructions pour la pacification n°4250 du 10 décembre 1959).

- « Pour échapper à la situation de populations rurales prises entre le marteau et l’enclume, il n’y a guère que deux solutions : le regroupement et l’autodéfense. Une autodéfense est dirigée par un comité de 3 ou 4 membres… Ce comité doit participer au choix du lieu de resserrement, à la construction du réduit ; à la mise en place éventuelle de réseaux de barbelés ; à l’édification des tours de contrôle, à l’organisation du contrôle de population ainsi qu’à l’élimination des suspects » (SHAT 1H4063/1, 4e division d’infanterie motorisee, zone Est, Oranais, Service de l’action politique et psychologique, n°42/2BO/5/POL/PSY, 12 novembre 1959 signé du général de brigade Alix).

7 SHAT, Carton 1H2030, le colonel Romain des Fosses, commandant le secteur à Philippeville à Monsieur le général commandant de la 14e DI état-major, 3e bureau Constantine, objet : regroupement de population, directive n°9, référence BE n° 1791/14DI/3/PA/ETU du 25 mai 1960.

 

 

https://books.openedition.org/ined/17850

 

.

 

 

 

 

Rédigé le 25/02/2023 à 03:28 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

Une association qui fait un travail symbolique et fondamental

 

Résister, Témoigner, Transmettre,

le message des Anciens Appelés en Algérie

et leurs Amis contre la guerre (4ACG)

 

Le site histoirecoloniale.net et l’Association des Anciens Appelés en Algérie et leurs ami(e)s contre la guerre (4ACG) ont décidé de développer leurs actions communes. Ci-dessous le texte de la conférence sur le thème « Résister, Témoigner, Transmettre », transcrite par Michel Berthélémy, qui a été prononcée lors de la dernière assemblée générale de la 4ACG ; ainsi que le film de François Chouquet « Comme un seul homme » sur les réfractaires et les insoumis à la guerre d’Algérie, qui a été projeté ensuite. La création de cette association en 2004 par quatre anciens appelés de la guerre d’Algérie, Michel Delsaux, Rémi Serres, Georges Treilhou et Armand Vernhettes, agriculteurs retraités des départements du Tarn et de l’Aveyron, et le travail qu’elle a fait depuis témoignent d’un besoin grandissant dans la société française de mettre fin aux mensonges sur notre passé colonial. On trouvera aussi ci-dessous la liste des articles que notre site lui a consacré.

Résister, Témoigner, Transmettre :

la conférence de Tramor Quemeneur à l’assemblée générale

de la 4ACG par Michel Berthélémy, publié par le site

de la 4ACG le 31 août 2022

Source 

Tramor Quemeneur est historien, auteur ou co-auteur de nombreux ouvrages et articles sur la guerre d’Algérie, notamment d’une thèse de doctorat (2007) intitulée : Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d’Algérie (1954-1962). Il est actuellement chargé de cours aux Universités de Paris-8 et de Cergy, membre de la Commission Mémoires et vérité mise en place à la suite du rapport de Benjamin Stora remis au président de la République (janvier 2021), et membre du Conseil d’orientation du Musée national d’histoire de l’immigration.

L’historien Tramor Quemeneur, spécialiste de la colonisation et de la guerre d’Algérie, était invité du 11 au 13 mars 2022 par la 4ACG à son assemblée générale annuelle. Durant trois jours, il a participé aux travaux en assistant notamment à la projection du film de François Chouquet « Comme un seul homme » et en animant le débat qui a suivi sur les réfractaires et les insoumis à la guerre d’Algérie. Il a enfin conclu ces trois jours d’une très grande richesse par une Conférence retraçant le chemin menant de la résistance à la désobéissance. Nous vous proposons ici le texte intégral de cette conférence intitulée « Résister, Témoigner, Transmettre ». 

Les deux grandes guerres mondiales avaient rencontré, en France, des formes de résistance : celle qui a entraîné l’épisode tragique des « fusillés pour l’exemple », la Résistance, les maquis à partir de 1940… La résistance à la guerre d’Algérie, pendant les années qui l’ont suivie, a été plus tard minorée. Pourtant, les années qui l’ont précédée en ont vu apparaître quelques signes avant-coureurs : dès 1948 avec le procès de l’objecteur de conscience Jean-Bernard Moreau, qui inaugure la création du mouvement Citoyens du monde ; puis, pendant la guerre d’Indochine se font jour de vraies contestations dans lesquelles s’impliquent aussi des intellectuels tels Sartre, Picasso, Prévert et d’autres encore. De ci, de là, quelques jeunes hommes refusent de porter les armes, déchirent leur passeport…

Par ailleurs, on souligne beaucoup la culture coloniale qui existait dans la société française. Or, en réalité, elle était surtout portée par un lobby colonial et seuls quelques intellectuels étaient attentifs à cette question. A ce moment-là, la société française ne se sentait pas concernée. La France était alors rurale et ne se projetait pas dans les affaires internationales. En février 1954, juste avant la fin de la guerre d’Indochine, il n’y a que 23% des Français qui sont intéressés par cette guerre. Deux mouvements s’y sont investis : le Parti Communiste et l’Extrême-Droite. Jusqu’au milieu de l’année 1955, on parle des « évènements » d’Afrique du Nord, en englobant le Maroc et la Tunisie. Les Français ont une vision assez détachée de l’Algérie et du phénomène colonial. Le premier tournant apparaît en août 1955. En effet, c’est le moment de la deuxième insurrection mobilisée par le FLN et l’ALN, dans les Aurès et dans le Constantinois en particulier, pour déclencher un sursaut et se répandre dans toute l’Algérie. L’armée réprime très durement cette flambée de l’insurrection.

 

  Résister

A la fin août 1955, le gouvernement décide de rappeler sous les drapeaux 62000 jeunes Français qui avaient terminé leur service militaire. En outre, 180000 jeunes voient la durée de leur service passer de 18 à 24 mois. Ces mesures sont très impopulaires. Dans les mois qui suivent, de nombreuses manifestations ont lieu et, à partir de ce moment, il est question de désobéissance à la guerre d’Algérie. Une première manifestation a lieu le 1er septembre 1955, à la gare de l’Est, à Paris, où des appelés bloquent le train et réclament la quille. Une mutinerie éclate le 11 septembre 1955, puis, fin septembre 1955, à l’église Saint-Séverin, à Paris, un tract circule et une messe est dite pour la paix. Deux cents jeunes sont mobilisés et disent qu’ils ne veulent pas « tirer sur nos frères musulmans ». « Si nos mains tremblent en tirant, c’est que notre cœur se soulève ». Ils appellent à un mouvement de désobéissance collective. Le 6 octobre, nouvelle mutinerie à la caserne Richepanse, à Rouen, soutenue par une partie de la population civile. C’est un mouvement d’ampleur, avec plusieurs dizaines d’arrestations (voir en bas de page le film Comme un seul homme).

Ces événements et ces propos trouvent quelques relais politiques dans la gauche révolutionnaire avec Marceau Pivert, dirigeant du principal courant révolutionnaire au sein de la SFIO, et fondateur du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan, qui s’en fait l’écho dans la presse et le relais auprès de Pierre Cot, député du Rhône, apparenté au Parti communiste, à l’Assemblée Nationale. Cela contribue à la chute du gouvernement à la fin de 1955. C’est un moment charnière qui va indiquer si on entre dans la guerre ou pas, mais cela n’apparaîtra qu’a posteriori. A ce moment-là, Guy Mollet, chef de la SFIO, mène sa campagne sur le mot d’ordre de « guerre imbécile et sans issue ». C’est sa formation qui arrive en tête au soir du 2 janvier 1956. Pour cette élection, il y a eu un nombre important d’inscriptions de jeunes sur les listes électorales, beaucoup plus qu’habituellement ; Le Front Républicain, coalition de centre gauche avec la SFIO, le Parti Radical et Les Républicains Sociaux, arrive donc au pouvoir en janvier 1956. Les Français attendent Pierre Mendès-France. Il a été Président du Conseil de 1954 à 1955 et il a signé en juillet 1954 les accords de Genève, qui ont mis fin à la guerre d’Indochine. Tout concorde pour qu’il y ait une fin à la guerre d’Algérie. Mais c’est Guy Mollet qui devient Président du Conseil et il « renverse la vapeur » après la manifestation violente des Français d’Algérie le 6 février 1956 (la fameuse « journée des tomates »). Il devient partisan de la répression, lui qui a fait sa campagne, rappelons-le, sur le mot d’ordre de « guerre imbécile et sans issue ».

image from histoirecoloniale.net

Tramor Quemeneur 

Les effectifs sont portés à 400 000 hommes en Algérie et la durée du service militaire passe de 24 à 28 mois. D’avril à juillet 1956, la contestation s’étend à toute la France. Plus de 300 incidents se produisent, notamment dans la région marseillaise. Le ministre de l’Intérieur lui-même admet qu’un train sur cinq a des problèmes pour arriver à destination. Dans les petits villages, les petites villes, des collectifs se forment et regroupent des militants chrétiens, des communistes, des socialistes, qui sont opposés à l’envoi des contingents en Algérie ; ils retardent les départs d’appelés. Des slogans sont lancés : « Les CRS dans les Aurès », « Lacoste au poteau ». (Robert Lacoste a été nommé Ministre-résident en Algérie par Guy Mollet, il le restera jusqu’en mai 1958).

La mauvaise conscience des partis politiques

 

Une forme de résistance diffuse se répand au sein de la société française. La contestation est en grande partie étouffée par une forte répression et par de la censure. Les journalistes qui tentent de rendre compte des répressions sont censurés. Mais aucun parti politique ne soutient les mouvements de protestation, tous approuvent plus ou moins explicitement la répression, qui se renforce : jusqu’à cinq ans de prison pour certains militants. Le Parti communiste lui-même a voté les pouvoirs spéciaux, en mars 1956. C’est la base de la mauvaise conscience de ces partis, jusqu’à aujourd’hui, pour ce qui est de la guerre en Algérie ; ils n’aiment pas parler de cela.

Une moitié de la société française est opposée à cette guerre. Elle est contre l’augmentation des impôts entraînée par ce conflit. Des intérêts économiques (le pétrole), politiques (la plupart des grands notables Pieds-Noirs) et sociaux sont en jeu. Les jeunes n’ont plus de choix autre que d’aller en Algérie et le refus collectif n’est pas possible, aucune force politique n’y encourage. S’installe alors un sentiment de fatalité, communiqué aussi par les parents qui disent : « Il y a eu la première guerre mondiale, puis la seconde, et maintenant c’est ton tour ». 

 Témoigner

C’est en dehors des partis politiques que vont se constituer peu à peu des réseaux d’opposition à la guerre. L’archevêque d’Alger, Léon-Etienne Duval, appelle à la paix. Le général de Bollardière, qui condamne publiquement l’usage que l’armée fait de la torture, en est une des figures importantes, il met en avant ce qui doit rester d’humain.

A cette période, Louis Lecoin lance aussi sa campagne pour la reconnaissance de l’objection de conscience, avec son journal Liberté. Des militants communistes, à la suite d’Alban Liechti, soutenus par le Secours Populaire, lancent la campagne des « soldats du refus » : ils sont une quarantaine à être emprisonnés pour leur refus de participer à la guerre d’Algérie. Petit à petit, ces témoignages de refus forment des petits ruisseaux qui deviennent les rivières de la résistance.

La contestation publique apparaît en 1960. La résistance apparaît sous deux formes principales : d’une part l’activité des « porteurs de valises », réseau créé et animé par l’écrivain Francis Jeanson, et la manifestation au grand jour du phénomène de l’insoumission, que justifie le « Manifeste des 121 », en septembre 1960, signé par de grandes figures d’intellectuels et d’artistes telles que Sartre, Simone de Beauvoir, Simone Signoret, Marguerite Duras, André Breton etc. C’est une date-clé, car ce texte introduit une brèche dans la légalité, il proclame la légitimité de la désobéissance. Au même moment, le « procès Jeanson » connait un grand retentissement.

D’autre part, le mouvement lancé par l’Action civique non-violente (ACNV) vient en aide aux réfractaires qui refusent de participer à la guerre d’Algérie.
Lors du premier soir de cette AG, nous avons entendu des témoignages sur l’action civique non violente, qui a été théorisée, encouragée et accompagnée par le philosophe Joseph Pyronnet. C’est désobéir dans la légalité, en acceptant la sanction, soit deux ans de prison, parfois plus. Décider d’être insoumis, réfractaire, et persister dans la décision demande beaucoup de courage et entraîne de nombreux risques : clandestinité ou exil, ce sont des parcours de vie extrêmement durs (1).

Nous avons entendu aussi des témoignages de micro-désobéissances, dans la guerre elle-même. Stanislas Hutin, rappelé en novembre 1955, écrit un journal et prend des photos pour pouvoir témoigner plus tard, il se met en porte à faux avec sa famille à cause des lettres qu’il lui envoie. Francine Rapiné-Fleury, en 1957, est condamnée à trois ans de prison pour avoir aidé un responsable du FLN à passer en Suisse… Ce sont ces actes, avec d’autres semblables, qui ont contribué à diffuser une information qui dément de plus en plus l’information officielle : 1957 a vu s’ouvrir au grand jour le débat sur la torture. La presse subit des pressions de l’Etat dans ses manifestations de soutien à la désobéissance, pour atteinte au moral de l’Armée, atteinte à la sûreté de l’État. Dès 1955 et par la suite, plusieurs centaines d’articles sont censurés et des procès se succèdent contre les journaux. Dans la région de Brest, par exemple, des journaux chrétiens, des journaux locaux parlent des témoignages de jeunes qui disent ce qui se passe en Algérie et qui témoignent des tortures, des exécutions sommaires. L’information circule par le bas, une résistance sourde se diffuse peu à peu. 

Le retour

Raphaëlle Branche vient de publier un livre sur ce sujet, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? (2). Le retour a été marqué surtout par le silence, un silence pesant. Toutes choses égales par ailleurs, c’est aussi ce qui s’était passé pour celles et ceux qui revenaient des camps nazis.

En avril 1959, plus de 70% des Français souhaitent l’indépendance de l’Algérie. De Gaulle n’est donc pas le seul à vouloir aboutir au cessez-le-feu. La population n’est plus prête à cette guerre et veut s’en dégager le plus rapidement possible. Toutes les élections pendant cette guerre montrent bien qu’elle s’est faite contre la majorité de la population française, qui vit ce conflit comme une épine. Cela contribue pour beaucoup à expliquer le silence qui nait alors, nourri aussi d’une absence de témoignages pendant longtemps. Parfois « ça ne sort pas », parfois c’est le silence post-traumatique, il y a ceux qui se suicident, ceux qui basculent dans la folie. Il a fallu un long temps de maturation pour que, progressivement, à partir des années 1990 essentiellement, des témoignages commencent à parvenir dans l’espace public. A la retraite, certains anciens appelés trouvent le temps de « coucher » leur expérience sur le papier. C’est aussi le trentenaire de la fin de la guerre d’Algérie, c’est-à-dire le temps d’une génération. L’histoire commence à être écrite à ce moment-là.

La Gangrène et l’oubli, Maurice Papon, Aussaresses : le voile se lève... C’est à cette époque que Benjamin Stora publie La gangrène et l’oubli (3). Dans le même temps surgit la guerre civile en Algérie, qui réveille la mémoire de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie, avec parfois des acteurs et des lieux identiques. On s’intéresse alors un peu plus à la guerre d’Algérie.

En octobre 1997 se produit un nouvel élément fondamental, le procès de Maurice Papon : ancien haut fonctionnaire de Vichy, il comparait devant les assises de la Gironde pour crimes contre l’humanité dans son rôle actif dans la déportation des Juifs. Toute la première semaine de son procès revient sur la guerre d’Algérie car la justice réexamine son rôle dans la soirée et la nuit du 17 octobre 1961, où une manifestation pacifique d’Algériens à Paris a été violemment réprimée par la police, faisant plus de cent morts et des milliers de blessés. C’est cet homme qui fait le lien entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Algérie. Il est un acteur important de la répression contre l’action civique non violente à Paris, mais aussi auparavant dans le Constantinois.

Un autre événement important est l’affaire Aussaresses : général, il dit clairement en 2000 avoir eu recours à la torture pendant la guerre d’Algérie et en particulier lors de la bataille d’Alger, en 1957. Cela provoque une résurgence du témoignage : 16000 lettres de témoignages sont publiées.

Dans les familles apparaissent quelques pages, voire un livre, qui circulent à l’intérieur du groupe familial. C’est une production de savoir très importante, une histoire « par le bas ». On observe des parcours extraordinairement variés et certains extrêmement « pointus ».

De nombreuses personnes ont pris beaucoup de risques mais, la plupart de ceux-là, nous ne les connaissons pas. C’est comme un puits sans fond de parcours, de prises de risques, de désobéissances, de résistances… qui se sont produites et qui restent à connaître. D’où l’importance de la notion de transmission d’une génération à l’autre, de grands-parents à petits-enfants, avec un intérêt de plus en plus important dans la société française pour la guerre d’Algérie et les différents aspects de son déroulement. Par rapport à votre association (la 4ACG), Simone de Bollardière disait la nécessité de parler et de préciser que vous n’êtes pas responsables, mais victimes. Continuer de transmettre développe cette résistance pour résister aux guerres, car celles-ci sont toujours présentes. Une transmission pour les générations suivantes pour dire que l’on peut désobéir à certains moments.

La mémoire des cendres et la mémoire trouée

La mémoire des cendres est celle de nombreux harkis et de nombreux Pieds-Noirs, une mémoire de ce qui n’est plus et ne sera plus. L’Algérie a continué à vivre et certains harkis ne sont jamais retourné dans leur pays. La mémoire des cendres, c’est ce qui a été brûlé, les cendres c’est ce qui reste après le feu et qui disparaît peu à peu au fil du temps.

La mémoire trouée, c’est celle des enfants d’appelés du contingent, mais aussi des enfants des militants algériens. C’est une mémoire dont des pans entiers sont vides, celle dans laquelle il y a du non-dit. Quoi de plus terrible pour les enfants et petits-enfants que de ne pas savoir ce qui s’est passé dans la vie de leur parent ? Le départ d’un parent qui disparaît sans laisser de traces laisse des empreintes où le non-dit est transmis de génération en génération, où l’on voit apparaître divers traumatismes. Il faut savoir s’en libérer et témoigner pour aller vers le meilleur. Aujourd’hui, nous sommes dans cette dimension.

J’ai participé pour la revue Historia (Le choc des mémoires) à un sondage qui fait apparaître deux blocs nationalistes qui représentent 30 à 40 % de la population et qui sont résolument opposés. 40% des Français sont prêts à renvoyer les Algériens en Algérie, ce qui s’appelle en d’autres termes une « épuration ethnique ». 30% des Algériens sont prêts à faire de même avec les Français alors qu’il n’y a presque aucun Français qui vit en Algérie. Ce pourcentage concerne les personnes de plus de 50 ans en Algérie et celles de plus de 60 ans en France. On a là la manifestation de mémoires fermées où ces rejets prennent racine. Par contre, les jeunes de moins de 25 ans sont à peu près de manière identique ouverts à l’autre, 70% ont plutôt une image positive de l’autre pays, 70% souhaitent faire des choses ensemble. Il est donc temps de permettre ce passage de la transmission, ce lien pour montrer que l’on peut aller dans le sens de la construction entre nos deux pays. Il faut aussi lire à ce sujet le travail de Paul-Max Morin, Les jeunes et la guerre d’Algérie, aux Presses Universitaires de France.

Tout cela montre bien l’importance du témoignage de la 4acg et de son effet cathartique. Je pense que son rôle est fondamental pour la transmission d’une génération aux suivantes afin de permettre aux refus et à la résistance de perdurer. Encore actuellement, ce sont les nostalgiques qui occupent le plus l’espace public, il est donc important de fédérer nos forces avec d’autres.

(1) Les Réfractaires à la guerre d’Algérie, Erica Fraters, éditions Syllepse, 2005.

(2) Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? enquête sur un silence familial, éditions La Découverte, 2020.

(3) La Gangrène et l’oubli, La Découverte, 2005.   

 

 

 

 

 

http://www.micheldandelot1.com/

 

,

 

 

 

 

Rédigé le 25/02/2023 à 03:06 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

Les déracinés de Cherchell

 

Camps de regroupement dans la guerre d'Algérie (1954-1962)
 
Kamel Kateb, Nacer Melhani, M’hamed Rebah
 

 

image from books.openedition.org

 

PRÉSENTATION DE L'ÉDITEUR

Durant la guerre d’Algérie, les autorités militaires françaises mirent en place des camps de regroupement destinés à contrer la lutte pour l’indépendance en déplaçant des populations de leurs terres d’origine.

Entre 1954 et 1962, un quart de la population fut déplacé par les autorités militaires françaises et confiné dans des camps de regroupement pour détruire ce que les autorités françaises considéraient comme des soutiens aux groupes armés qui luttaient pour l’indépendance.

Coupés de leurs terres et de leur moyens de subsistance, ces populations relativement pauvres, pour l’essentiel des femmes, des enfants et des personnes âgées, durent recréer de nouvelles vies dans ces camps de fortune.

Ces déplacements ont constitué une rupture profonde dans les conditions d’existence de milliers de paysans algériens, bien au-delà de la période où ils furent enfermés dans ces camps.
Cet ouvrage reconstitue la trajectoire de certains témoins de la région de Cherchell qui ont subi ces déplacements forcés, et apporte, à travers cette série de récits, une pierre essentielle à l’édifice d’une mémoire souvent oubliée ou occultée.

Emportés collectivement dans les secousses de la guerre, ces femmes et ces hommes ont vécu, chacun à leur manière, des parcours qui les ont menés dans des directions différentes.
Les auteurs ont minutieusement récolté ces récits de vie, ces parcours cassés, qui malgré la douleur et l’arrachement ont pu, quelquefois, engendrer aussi de belles histoires.

AUTEURS

Kamel Kateb

Kamel Kateb est chercheur démographe à l’Ined, dans les unités de recherche « Migrations internationales et minorités » et « Identités et territoires des populations ».
Ses travaux portent sur l’histoire statistique de l’Algérie, l’histoire des populations des pays du Maghreb, leurs systèmes éducatifs, et sur les migrations entre le Maghreb et l’Europe.

Nacer Melhani

Nacer Melhani est agronome de formation et de profession, il porte un intérêt
sur l’évolution des populations rurales de la région de Cherchell. Impliqué dans le mouvement associatif local, il est auteur d’articles de presse (en arabe et en français) sur l’histoire de l’Algérie.

M’hamed Rebah

M’hamed Rebah est écrivain. Il s’intéresse aux questions de l’écologie et à d’autres thèmes divers ayant trait aux médias, à l’histoire et à l’actualité. Il est retraité et continue d’être actif dans le mouvement associatif.

 

Chapitre 3

Expulsions, déracinement et dépossessions

 

I. Un impératif militaire

1À partir de 1960, les documents émanant du commandement militaire et qui concernent les regroupements de population, deviennent plus nombreux et mettent l’accent sur les impératifs de protection des populations de l’action des « rebelles », sur la rénovation rurale et sur les aspects proprement militaires. Les documents archivés antérieurement à cette date sont relativement plus explicites sur les intentions des militaires concernant ces regroupements. Il n’est question que d’aspects strictement militaires ; isoler les « rebelles » et rationaliser l’utilisation des forces armées dans le processus de contrôle des populations : « La décision de soustraire physiquement les populations rurales à l’emprise FLN en les déplaçant de leur habitat traditionnel, trop dispersé, pour les regrouper sous la protection de nos unités de quadrillage, a été prise dans une optique de stricte économie des forces. Les regroupements se sont donc faits à proximité des unités ou des SAS les plus proches, et c’est ainsi que le dispositif “regroupement” coïncide presque exactement avec le dispositif militaire. Ce faisant, les impératifs opérationnels ont nécessairement pris le pas sur les considérations économiques1 ».

2Les bilans effectués par les officiers chargés de la mise en œuvre des directives de leur hiérarchie militaire sont de la même teneur, montrant que les ordres sont biens appliqués : « M. Noirot-Cosson signale que les regroupements de population entrepris dans le département d’Alger, conformément aux directives ministérielles, sont activement poussés et qu’il est permis d’ores et déjà d’affirmer que le double objectif recherché : « supprimer le support logistique fourni aux hors-la-loi par une population dispersée ; arracher des populations, enjeux de la guerre révolutionnaire, à l’emprise rebelle, est pleinement atteint […] 25 % des besoins en crédits nécessaires ont été débloqués2 ».

3Si les objectifs chiffrés en matière de populations regroupées sont toujours conformes aux objectifs assignés, les moyens financiers ont, en revanche, toujours été en deçà des besoins estimés par les autorités militaires pour mener à bien leur mission.

4Des évènements majeurs sont cependant intervenus au cours de l’année 1959 qui ont eu une incidence particulièrement importante sur les CRP et sur les plans de la hiérarchie militaire. Le premier concerne les opérations militaires de grande envergure menées par l’armée française pour venir à bout du mouvement armé (voir carte 5).

Carte 5. Les grandes opérations militaires, 1959-1961

Carte 5. Les grandes opérations militaires, 1959-1961
Agrandir Original (jpeg, 253k)

5Une fois les frontières Est et Ouest fermées par des lignes barbelées et électrifiées et les bandes frontalières minées, l’armée française engage des opérations aéroportées pour déloger les groupes armés. Il s’agit des opérations dites « Challe » en Oranie, « Courroie » dans l’Algérois, « Jumelles » en grande Kabylie (la plus importante avec 40 000 soldats et 300 avions et hélicoptères), « Pierres précieuses » dans le Nord constantinois, « Turquoise » en petite Kabylie, « Émeraude » dans la région de Guelma et « Topaze » dans le massif de l’Edough près de Bône (l’actuelle Annaba). Ces opérations appuyées par l’aviation augmentent considérablement les populations des CRP existants. « L’opération Cigale (Ouarsenis limitrophe de la région de Cherchell) a fait refluer vers les centres de regroupements plus de 15 000 personnes3.»

6« Situation générale après l’opération Cigale août 1960. La population débusquée de la forêt du haut massif vivait de bûcheronnage, d’élevage et de maigres cultures. Elle fut amenée dans des centres alors en voie de stabilisation en doublant ou triplant le volume. Les gens se trouveraient ainsi à parfois 20 km de leur lieu d’origine, souvent décrété zone interdite… Les nouveaux venus sont arrivés en général sans rien, avec des troupeaux décimés aux 2/3 et n’ayant aucune possibilité d’aller travailler sur leurs terres d’origine4. De ce fait les regroupés relèvent par moitié de l’assistance totale, alors qu’avant l’afflux, on devait déjà nourrir le quart des regroupés… Inutile de parler sérieusement pour l’instant de scolarisation… Au centre de Mkraba Yachir par exemple on distribue 10 kg de blé par famille par mois5. »

7Ces éléments factuels sont souvent complétés par des analyses sur des conséquences déjà prévisibles à l’époque :

8« Sortir les habitants de leur douar ancestral et de leur misère habituelle pour les placer dans des conditions plus défavorables aurait, dans le domaine politique comme sur le plan psychologique, les plus graves conséquences et favoriserait la propagande de la rébellion6. »

9Ce que signalent tardivement les archives militaires pour l’ensemble des régions concernées par les CRP ressort grandement dans les témoignages des populations de la région de Cherchell regroupées dans le camp de Messelmoun.

10Le deuxième évènement majeur qui a eu une incidence directe sur les CRP fait suite au rapport de Michel Rocard (Rocard, 2003[1959]). Il s’agit de la mise sur pied de l’inspection générale des regroupements de population sous la direction du général Parlange. L’IGRP a été créée le 25 novembre 1959 avec les missions suivantes :

  • visiter les centres de regroupement ;
  • prendre contact avec les autorités civiles ou militaires pour la création et la gestion des centres ;
  • contrôler l’application des directives ;
  • rendre compte des problèmes soulevés par l’application de ces directives ;
  • préparer les projets de réforme nécessaires.

11Il en a découlé des rapports réguliers concernant la vie dans les différents centres et des estimations statistiques sont régulièrement établies par l’IGRP. Les aspects économiques et sociaux deviennent alors une préoccupation et les plans de rénovation rurale sont mis à l’ordre du jour avec la perspective de construire 1 000 villages dotés des équipements nécessaires à leur fonctionnement7.

12Le troisième évènement qui a eu une importance primordiale, avec des implications sur les CRP, est sans conteste l’affirmation par le gouvernement français en septembre 1959 du droit des algériens à décider de leur sort, qui évoluera progressivement vers le droit à l’autodétermination par un référendum. Il fait naître dans la hiérarchie militaire des préoccupations quant à l’état d’esprit des populations regroupées ; chose dont personne ne se souciait auparavant. « Situation politique … Celle-ci est toujours aussi difficile à analyser, il est quasi impossible de savoir quelles sont les pensées exactes des regroupés et quelle serait leur attitude devant un éventuel référendum8. »

II. La violence des expulsions

13Les témoignages sont unanimes sur l’impact qu’ont eu les objectifs militaires sur la vie des populations concernées par les déplacements : le contact avec les opérations de regroupement est d’une très grande brutalité et la peur omniprésente, car celles-ci ont été conçues et mises en œuvre dans le cadre d’une stratégie de guerre visant à isoler l’ennemi pour arriver à son anéantissement. La population est considérée a priori comme susceptible de favoriser les plans de « l’ennemi ». Les CRP ont été pensés et exécutés comme des opérations militaires (secret et rapidité d’intervention) par les officiers et soldats français chargés de réaliser ces regroupements. Les conséquences prévisibles du déplacement de ces populations sur leurs conditions d’existence ne semblent pas avoir fait l’objet d’une quelconque réflexion de la part des états-majors donneurs d’ordre ou exécutants.

14F.H. une veuve aujourd’hui âgée de 76 ans rencontrée chez elle à Messelmoun, relate la brutalité des évènements qu’elle a vécus à cette occasion.

Les militaires sont venus un matin du mois d’août. C’était en 1958. Ils nous ont sortis de force de la maison. « Allez fissa » [« allez, vite »], criaient-ils. Ils ne m’ont pas laissée le temps de prendre quoi que ce soit. Mon mari était dans la forêt. Il s’était sauvé avec son frère Ramdane, à l’annonce par un guetteur de l’arrivée des soldats. Les militaires m’ont conduite avec les enfants dans une clairière, puis ont mis le feu à la maison […] J’ai fait le chemin, à pied, de Immalayou à Hayouna, portant sur le dos ma fille, brûlée lors d’un bombardement9. À Hayouna, les militaires nous ont embarqués dans des camions. J’étais avec les quatre familles Arridj, elles aussi expulsées brutalement. Le trajet fut pénible. À l’approche du littoral, à la vue de la mer immense, j’ai eu peur. J’ai eu le sentiment qu’on allait nous jeter à la mer que je n’avais jamais vue de si près.

15A. M., 10 ans au moment du regroupement, relate la même brutalité et le caractère inattendu, pour lui et sa famille ainsi que pour leurs voisins, de l’opération de regroupement :

Nous avions été pris dans une vaste rafle, à Seffalou, où je suis né. Les militaires nous ont rassemblés après avoir brulé notre maison et tout détruit sur leur passage (bétail, réserves de nourriture). C’était à la suite d’un accrochage avec les moudjahidin où ils avaient subi de lourdes pertes, m’a-t-on raconté par la suite. J’ai vu les maisons de nos voisins sous les flammes. Les soldats français, aidés des féroces harkis d’El Annab, ont rassemblé les femmes, les enfants et les vieillards (les hommes valides comme mon père s’étaient enfuis dans la forêt). Nous étions plusieurs familles, les Yousfi, Arbouche, Morsli, Badri, Boukri. Nous avons été conduits, en colonne par deux, à travers les chemins de chèvres en plein soleil de midi, en passant par Mabroune (où les familles Laalaoui et Bakhti ont rejoint la colonne des prisonniers que nous étions), jusqu’au centre de Hayouna, distant d’une dizaine de kilomètres. J’ai vu des bulldozers près des mausolées de Sidi Benyoucef et d’Ibaarachène. Là, nous avons passé la nuit à la belle étoile. Les soldats se gavaient de viande des chèvres qu’ils avaient réquisitionnées. Il y avait avec nous des gens d’Iboughrithène et d’Allouche que je connaissais par l’intermédiaire de mon père. Une centaine de personnes au total. Le matin, des camions militaires sont arrivés. On nous a embarqués comme du bétail. Ils ne nous avaient pas laissé le temps d’emporter quoi que ce soit avec nous. Les camions ont pris la route de Sidi Semiane, ouverte pour l’occasion. J’avais peur. Je m’étais blotti sur le sein de ma mère. Le déplacement dans la vallée de Messelmoun fut pénible. Mes frères et moi avions un mal de tête terrible. Nous avons vomi en cours de route. Arrivés au bord de la route goudronnée, nous sommes descendus des camions sous les hurlements des soldats et des harkis. J’étais saisi par la peur. Les lieux étaient déserts. Il n’y avait que des militaires à la tenue bariolée et les harkis.

16Les témoins insistent sur le caractère inattendu de l’opération :

Après nous avoir chassés, les militaires ont brûlé la maison familiale où je suis né, à Bouhi, un petit hameau à l’ouest de Hayouna (B. B.).

Nous étions déplacés au camp durant la période de murissement des fruits. C’était septembre-octobre. Nous avions laissé les figues encore mûres sur les arbres. Nous n’avions pas pu les récolter en totalité. Ils (les militaires) nous avaient déplacés ici. C’était un terrain vague. Nous n’étions pas avertis de notre déplacement (M. G.).

17D’autres témoins ont eu le temps et la possibilité de ramasser quelques provisions et leur bétail au moment du regroupement, comme par exemple M. M., né en 1936, aujourd’hui agriculteur :

L’armée ne nous a pas avertis. C’était la période des moissons et de la cueillette des figues. Nous avons eu juste le temps de ramasser des fèves, des lentilles, des figues séchées. Nous avons placé le tout dans des ballots sur les mulets puis avons rassemblé à la hâte les chèvres et les vaches. Nos réserves sont restées dans les matmouras.

18Tous ne furent pas pris au dépourvu par le déplacement. Certains comme A. T, né en 1943, retraité de l’Armée nationale populaire (ANP) et ses voisins eurent la « chance » d’être préalablement informés, ce qui leur permit notamment de prendre leurs maigres effets et leur bétail :

À Taourira, on savait qu’on devait quitter les lieux avant le 30 août 1958. Passé ce délai, c’était la mort. L’information avait circulé de bouche à oreille. Nous avons mis nos effets dans des ballots et rassemblé le bétail. Nous avons pris le chemin du littoral en traversant les propriétés des voisins arrachés eux aussi à leurs biens. Il n’y avait pas d’autres chemins d’ailleurs. Arrivés à Novi, sur l’axe côtier, nous avons entendu l’artillerie bombarder nos maisons à partir de La Pointe des Oliviers et sa piste pour pipers10 […] Une information nous était parvenue, précisant que nous devions quitter nos demeures avant le 30 août 1958. Après cette date, toutes les maisons seront ciblées par des tirs d’artillerie. Effectivement, le 31 août ou le 1er septembre, notre hameau était bombardé. Il n’en restait ni maisons ni arbres. Les tirs d’artillerie émanaient de Fontaine-du-Génie. Les habitations qui par bonheur n’étaient pas touchées par les bombardements, étaient détruites par la suite lors d’opérations militaires sur place. Il n’en restait plus rien.

19Ou d’autres, comme M. M., né en 1951 :

Un lundi ou un mardi du mois d’octobre 1958, j’étais en déplacement avec ma tante maternelle vers le marché de Gouraya pour vendre des chèvres. En route, au niveau d’Oued Sebt, des militaires français nous avaient ordonné de rebrousser chemin et de rejoindre le douar afin de nous préparer à rallier le camp de Messelmoun. Ils nous avaient permis de rassembler nos effets, ce que nous pouvions emporter avec nous. Bien avant nous, les gens de Hayouna et de Mesker ont été déplacés au camp, eux, ils n’avaient rien emporté avec eux.

20Et A. D., né en 1919, du douar Taourira-Cherchell :

Les militaires français nous avaient avertis à l’avance, qu’à partir de tel jour aucune présence humaine ne sera tolérée au douar. Après cette date, le hameau sera bombardé par l’artillerie. Nous étions venus au camp de Fontaine-du-Génie, comme des Guebbala [gitans]. Nous étions dirigés vers le camp telle une procession, des groupes suivaient des groupes, emmenant avec nous nos moyens, que nous avons pu emmener avec nous et notre cheptel. 

21Certains encore ont eu le choix de leur localisation comme A. D., père de trois enfants en bas âge qui poursuit son témoignage :

Je crois que c’était le début du mois de juillet de cette année 1958, les moissons n’étaient pas encore terminées […] les militaires nous avaient donné le choix entre Sidi Semiane et Fontaine-du-Génie. Nous autres de Raâï, nous avons opté pour Fontaine-du-Génie, car la voie d’accès est libre vers les autres agglomérations et les possibilités d’approvisionnement et de travail sont meilleures. Ceux qui n’avaient pas encore rassemblé tous leurs grains s’étaient mis d’accord avec des gens de Sidi Semiane, afin qu’ils s’en chargent. Nous, nous avons été dirigés vers Fontaine-du-Génie à pied, chacun menant avec lui son troupeau et ses biens, en procession, des groupes suivant d’autres groupes sur un trajet de 16 kilomètres jusqu’au camp.

22Un seul témoin M. B., né en 1953, mentionne un retour au lieu d’habitation après le déplacement avec les conséquences qui s’en suivirent :

Le lendemain, j’étais revenu à la maison avec ma mère pour chercher quelques provisions. Sur place, nous avions trouvé des militaires français avec des harkis. Ma mère était questionnée avec brutalité. Elle a été malmenée, elle a été frappée. Je commençais à pleurer. Nous avions été autorisés à prendre quelques provisions. Après quoi, notre maison a été brûlée en notre présence. 

23Si cette étape qui devait conduire les populations vers les CRP devait être caractérisée par quelques mots, on peut alors parler d’une extrême brutalité, sans perspectives, du côté des militaires et de désespoir et résignation du côté des déplacés.

III. Dans les camps, des conditions de vie sommaires

24Les CRP ont marqué profondément les conditions de vie matérielles et psychologiques des populations rurales. Ils ont forcé ces populations à vivre dans une promiscuité qui contrastait avec une pratique antérieure d’habitat dispersé. Les conditions de vie se sont par ailleurs fortement détériorées et l’autonomie dont bénéficiaient ces populations à travers leur unité familiale de production a disparu.

25Aucune monographie ni aucun recensement ne permet de donner une idée précise des conditions de vie de la population de la région avant ou pendant la guerre. Pour une meilleure connaissance de la vie dans ces montagnes relativement hostiles, il est nécessaire de se reporter aux témoignages des personnes déplacées ou aux militants indépendantistes de la région qui expriment cette réalité de manière différente. Les nationalistes concentrent leur description sur la misère du monde rural, sur l’inactivité de l’administration coloniale et sur la lourde fiscalité qui pesait sur une paysannerie relativement démunie. Les paysans déplacés de leur côté, n’évoquent que leur capacité à répondre à leurs besoins quotidiens en mettant à profit toutes les opportunités qui se présentaient à eux, y compris le travail saisonnier chez les colons européens où les propriétaires fonciers algériens plus fortunés, sans omettre de porter l’accent sur les relations difficiles qu’ils entretenaient avec les administrateurs coloniaux (gardes forestiers, gardes champêtres, caïds et le cheikh de la fraction tribale désigné par les autorités).

1. La dépossession d’une population pauvre

26Les centres de regroupement de population sont loin d’être un évènement marginal de la guerre d’Algérie, une simple péripétie sans incidences. Il ne s’agit pas d’un déplacement provisoire de population pour une période de quelques années avec un retour à l’état initial une fois la guerre terminée. La trajectoire individuelle et collective des petits paysans pauvres des montagnes algériennes prend une direction totalement différente ; à leur corps défendant, les regroupés entrent dans un monde auquel ils ne sont guère préparés. Les spécialistes de l’époque qui se sont intéressés à la société algérienne ne s’y sont pas trompés : « Les regroupements de population, l’exode rural et les atrocités de la guerre ont précipité en l’aggravant le mouvement de désagrégation culturelle en même temps qu’ils l’étendaient aux régions relativement épargnées jusque-là, parce qu’à l’abri, partiellement, des entreprises de colonisation, à savoir les massifs montagneux de la zone tellienne » (Bourdieu, 1985, p. 123).

27Confrontés à la violence lors de leur expulsion, à la destruction de leurs habitations et privés de leurs lopins de terre, les regroupés arrivèrent dans leur nouveau lieu de résidence, généralement constitué d’un terrain vague où ils devaient établir leur nouvelle demeure souvent à partir des matériaux disponibles sur place, le plus souvent des branchages. À Messelmoun, des tentes furent érigées deux semaines après l’arrivée des regroupés au centre. La majeure partie des familles déplacées vers les CRP édifièrent elles-mêmes des habitations sommaires constituées de branchages et enduites d’argiles.

Le camp [camp de Messelmoun] était pratiquement sur la plage […] le camp était un terrain vague […] des moments, on ne trouvait pas de quoi manger (M. M.).

28La situation était silmilaire dans les autres camps notamment celui de Novi comme le rapporte par exemple A. T.

En arrivant au camp avec nos bagages, nous nous sommes trouvés sur un terrain vague. Un numéro nous était attribué. Chaque famille avait son numéro pour ériger un gourbi avec des roseaux et des branchages. Chaque ménage avait installé une hutte pour se mettre à l’abri. Chaque famille avait ses effets et son troupeau tout près d’elle. C’était l’été. Patiemment, nous avions mis en place une zeriba pour le cheptel et les gourbis pour nous abriter.

29Ou celui de Sidi Semiane Sud, selon le témoignage de A. M.

Nos maisons étaient brûlées et nos biens saccagés. Lors du déplacement vers le camp, nous n’avions plus rien à emporter avec nous, ni effets ni denrées. Nous les M. étions sérieusement éprouvés lors de cette phase précédant le déplacement […] Nous avions installé deux gourbis avec de simples branchages et du diss. Puisqu’elles n’étaient que des habitations sommaires, celà n’avait demandé que deux jours pour être mis en place. L’arrachage du diss et son étalement sur les cloisons et la couverture avaient demandé plus de temps.

30Ironie du sort, dans le centre de Messelmoun, les hommes dont les demeures ont été détruites ou dévorées par les flammes à la suite du regroupement, ont été mobilisés pour construire les habitations en dur, nécessaires à l’administration du camp et à l’hébergement des harkis.

31Certaines familles ont pu prendre avec elles une partie de leurs denrées et le cheptel dont elles disposaient. D’autres n’ont eu que le temps de ramasser quelques maigres affaires, pressées qu’elles étaient de quitter les lieux par les militaires chargés de leur évacuation de territoires institués en « zones interdites ». Une fois les denrées consommées et les revenus de la vente du cheptel épuisés, tous les individus se retrouvèrent à la même enseigne. Soit ils relevaient de l’assistance des responsables du camp dont les ressources n’ont jamais été à la hauteur des exigences de la situation, soit ils arrivaient à obtenir l’autorisation d’aller travailler hors du camp, la plupart du temps comme ouvrier agricole sur les terres des colons de la région. Des bons de ravitaillement étaient distribués aux familles tous les quinze jours. La faim, selon les témoignages, était devenue permanente, et leur principale occupation était de trouver la nourriture nécessaire à toute la famille.

2. La surmortalité infantile, signe de l’extrême misère

32Les conditions de vie étaient difficiles, l’approvisionnement en eau se faisait à partir de citernes mises à disposition par les autorités du camp, les lieux d’aisance inexistants posaient des problèmes du fait de la concentration que provoquait le camp. Dépourvues de système de ramassage des déchets, les ordures étaient jetées hors du camp parfois directement dans la mer. Il s’en est suivi un niveau de mortalité élevé11, notamment celle des enfants en bas âge. Selon les témoignages, un enfant sur deux décédait dans les camps, bien que ces derniers aient été rapidement pourvus d’infirmeries avec la présence régulière de médecins militaires. Cependant, en l’absence de statistiques fiables, la réalité de la mortalité infantile est relativement très compliquée à appréhender.

33François Marquis raconte, en juillet 2004, la polémique soulevée dans la presse française sur la mortalité dans les camps, suite au rapport Rocard (1959) et à l’article de Pierre Macaigne sur le camp de Bessembourg (massif de Collo, Nord-Est algérien) dans Le Figaro du 22 juillet 195912 :

34« En l’absence de statistiques, le rapport [il s’agit du rapport Rocard] procédait par extrapolations parfois risquées. “Une loi empirique a été constatée, pouvait-on lire : lorsqu’un regroupement atteint mille personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours”. Cette approximation redoutable n’était étayée que par deux exemples et le rédacteur précisait : “Cela ne vaut pas pour les regroupements du département d’Alger”. Certains journalistes en déduisaient pourtant, par simple calcul, sur une population globale d’un million, une mortalité de deux cent mille par an, soit 20 % de l’effectif. À quoi d’autres, tel le correspondant de l’Agence France-Presse, opposaient les exemples de Sainte-Marguerite, Sidi Madani et Sahel, qui contredisaient effectivement ces évaluations, mais qui étaient inopérants puisqu’ils se trouvaient dans le département d’Alger. “Dans les camps d’Algérie des milliers d’enfants meurent… commentait [le journal] Libération du 21 avril 1959, mais le reporter de l’AFP n’y a vu qu’un Eden pastoral ». La presse se laissait entraîner vers la polémique, et la polémique en arrivait à masquer la réalité.” ».

35Il est évident que les conditions de l’époque et l’absence de données statistiques fiables ne permettent pas de se faire une idée exacte de la surmortalité infantile occasionnée par les déplacements de population, les études ne permettent que d’émettre l’hypothèse la plus probable à savoir que la désorganisation occasionnée par les CRP ait entrainé une hausse de la mortalité infantile13. Dans tous les cas, la concentration de la population dans un espace limité (le camp) donne une perception de la mortalité infantile que ne pouvait en aucune façon avoir cette population dispersée dans les zones montagneuses. Il n’est pas étonnant que les enterrements d’enfants dans le cimetière créé à Messelmoun à la suite du CRP aient considérablement marqué les esprits :

L’armée française avait ouvert le camp […] nous, nous avons ouvert les premières tombes du cimetière (M. M.).

3. Des autorités en alerte

36La caractéristique fondamentale de la vie dans les CRP est la sous-alimentation, en particulier pour les enfants (voir encadré 3), un pouvoir d’achat quasi nul, un manque d’eau, et une forte probabilité de mortalité infantile durant les mois d’hiver. Ce constat rapporté par les témoignages est corroboré par les archives militaires conservées au Service historique de la défense du château de Vincennes.

37La situation inquiétante des regroupés est rapportée par l’inspection des centres de regroupement de population (IRGP14), les rapports sont adressés directement à la Délégation générale du gouvernement en Algérie par le général Parlange, en charge de l’IGRP15.

Encadré 3. Les enfants face à la faim

T. K, âgé de 8 ans, du camp du littoral de Messelmoun raconte un vol de fruits et la sanction subie et se remémore des faits de récupération de vivres lors de ses premières pérégrinations dans la grande ville :

Je n’avais pas joué au camp, le cœur n’y était pas. J’étais turbulent. En dehors de l’école, je cherchais constamment de quoi m’alimenter. Avec deux autres enfants de mon âge, je faisais, si je peux dire de petits larcins pour cette cause. Un jour, nous étions surpris à la ferme du colon Sitges en train de cueillir furtivement des amandes. Les militaires nous avaient emmenés au camp sur une jeep. Là, nous étions assujettis à une corvée toute la journée. Nous ramassions des mégots de cigarettes, des bouchons de bouteilles et les papiers accrochés aux barbelés. Le soir, les militaires nous avaient laissés partir avec un coup de pied au derrière. Durant toute la journée, ils n’avaient pas daigné nous donner un morceau de pain.

Durant les vacances scolaires, je me déplaçais avec d’autres enfants à pied jusqu’à Cherchell. Nous faisions le porte-à-porte des maisons pour recueillir des provisions. Nous entrions aux cafés maures et aux bars pour quémander. Les familles et les gens étaient très généreux. Nous leur faisions pitié avec nos haillons et nos pieds nus. Nous rassemblions des sacs de pains et des denrées alimentaires. Des gens nous donnaient de l’argent. Nous restions jusqu’à trois jours à Cherchell. Nous passions les nuits au bain maure Sari, à titre gratuit, sans payer nos nuitées. Au mausolée de Sidi Braham El Ghobrini, nous consommions du couscous. Durant ces journées passées à Cherchell, nous mangions à notre faim. Des enfants plus âgés que moi se débrouillaient mieux, en procédant au cirage des souliers. Pour revenir à Messelmoun, nous prenions le bus au prix de 30 centimes, parce que nous portions des sacs de provisions assez lourds.

L. C., âgé de 10 ans, du camp du littoral de Fontaine-du-Génie, parle d’une source inespérée de subsistances :

Au cours de 3 ou 4 jours de suite et aux mêmes horaires, j’ai constaté, avec d’autres enfants de mon âge, qu’à chaque sortie d’un camion de la caserne, une meute de chiens le suivait vers la même destination. Le jour suivant, nous avions décidé d’emboiter le pas au poids lourd. Ainsi, nous avions remarqué qu’à quelques centaines de mètres du village se trouve le dépotoir du poste de l’armée. Depuis ce jour, nous nous étions mis à découvrir dans la décharge des ordures des militaires des boîtes de sardines et de fromage juste entamées et du pain, que nous emmenions à la maison.

38En effet, si les regroupements de population semblent avoir des avantages stratégiques indéniables sur le plan militaire, les rapports de l’IGRP ne cessent de montrer leurs effets désastreux sur les conditions de vie de la population.

39« Les avantages de cette politique sont indéniables sur le plan militaire puisqu’elle permet de protéger plus efficacement une population que la faiblesse de nos effectifs ne nous permet pas de défendre sans la rassembler et qu’elle prive le FLN de ses meilleurs soutiens logistiques en le coupant des habitants du Bled… Il faut bien reconnaître que ce regroupement correspond souvent à un “déracinement” et s’apparente à une politique de “terres brûlées”. Les conséquences en sont graves sur les plans humain, économique et social et ne manqueront pas si nous n’y prenons garde de rendre plus incertain un avenir qui semblait déjà difficile. Sur le plan économique […] c’est la ruine totale et les déracinés s’installent avec fatalisme dans la misère mais, nous rendant responsables de leur situation, attendent que nous les fassions vivre totalement. Je conclurai en insistant sur le bouleversement gigantesque que représente pour l’Algérie la politique des regroupements16. »

40En janvier 1961, le rapport de l’IGRP donne un jugement global et sans appel : « les centres de regroupement, à quelques exceptions près, constituent et demeurent une régression pour la population rurale17 ». Cette situation était prévisible car dès 1957, de hauts responsables militaires étaient conscients des conséquences que pouvaient avoir ces regroupements sur le sort de la population, comme le montre la directive de l’état-major : « Sortir les habitants de leur douar ancestral et de leur misère habituelle pour les placer dans des conditions plus défavorables aurait, dans le domaine politique comme sur le plan psychologique, les plus graves conséquences et favoriserait la propagande de la rébellion. Un centre de regroupement bien organisé, doté d’installations convenables et géré dans des conditions satisfaisantes doit être la préfiguration des agglomérations rurales de demain dans une Algérie pacifiée18 ». Cette orientation a été reprise par la suite dans le cadre de la politique de rénovation rurale19 préconisée par le plan de Constantine, mais en dehors de quelques CRP, elle est restée de l’ordre de la volonté politique. Cependant, aucun des camps de la région de Cherchell ne présentait à l’époque l’allure d’une agglomération rurale disposant des utilités susceptibles d’améliorer les conditions de vie de ces populations extirpées du cadre de vie dans lequel elles vivaient auparavant.

41Par ailleurs, depuis la publication du rapport Rocard et l’intérêt grandissant de la presse face aux conditions de vie des regroupés et à leurs difficultés économiques et sociales20, les organisations caritatives ont diligenté une aide matérielle aux regroupés : « Assistance de la Croix-Rouge21 (30 quintaux de semoule, 300 kg de vêtements, 2 000 nouveaux francs) du Secours catholique (133 sacs de maïs, 500 sacs de blé, 350 de farine, 2 tonnes de lait en poudre 300 kg de vêtements et 800 nouveaux francs) et de la Cimade (4,5 tonnes de lait en poudre, 60 quintaux de farine, 20 de blé et 142 colis de vêtements)22 ».

42Les CRP, élément stratégique de la guerre contre-révolutionnaire et « pièce maîtresse de la manœuvre de pacification23 », ont abouti à la destruction du monde paysan des montagnes algériennes. L’autonomie relative dont disposait encore cette population a été remise en cause. Les conditions de vie se sont détériorées pour la majorité des regroupés et la misère individuelle de certains est devenue une misère collective rendant contre-productive la stratégie élaborée.

43L’évolution de la guerre et le contexte politique français ont conduit progressivement les stratèges de la lutte antiguérilla à prendre en compte les besoins du monde rural algérien24. La rénovation rurale et l’amélioration des conditions de vie de la population deviennent le leitmotiv des politiques et des militaires : « La transformation des conditions de vie des regroupés doit donc être entreprise immédiatement25 » ; « Hormis les considérations opérationnelles impérieuses […] le regroupement n’est concevable que dans la perspective d’une étape vers le village, unité sociologique viable et symbole des progrès du bled26 ».

44La hiérarchie militaire demande des changements d’attitude dans tous les domaines y compris dans la terminologie utilisée : « Les expressions “regroupements” “resserrements” sont désormais proscrites et remplacées par l’expression “villages nouveaux” »27.

45Les causes en sont d’une part, l’alerte faite par l’opinion en métropole puis par la communauté internationale sur les conditions de vie des populations regroupées. En effet, pour une fraction de l’opinion, l’usage de la torture, les rafles des ruraux et les camps ravivait en France une mémoire collective encore traumatisée par les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, les perspectives du cessez-le-feu et du référendum et leurs conséquences possibles (indépendance et réparations ?) ne sont pas à négliger dans cette évolution qui se manifeste au niveau des plus hautes instances de la hiérarchie militaire.

46Cependant, même si le langage tendait à évoluer vers une expression plus acceptable par l’opinion publique française et internationale, le fond du problème reste le même. En d’autres termes, il existe un décalage entre la volonté politique et son expression susceptible de calmer les oppositions qui se dessinent, et la capacité des militaires de mettre en œuvre les mesures nécessaires à sa concrétisation, comme le montre d’ailleurs si bien la directive du ministre délégué Paul Delouvrier : « Les regroupements de population ont, jusqu’ici, répondu à deux objectifs : 1) faciliter les tâches de la pacification et assurer la protection des populations 2) placer les populations dispersées dans de meilleures conditions économiques et sociales28 ». Si la première tâche a été menée jusqu’au bout avec les résultats qui seront analysés dans le chapitre 6, la seconde a été très loin d’être concrétisée en tout cas pas dans la région de Cherchell située à une centaine de kilomètres de la capitale du pays. Les informations disponibles (archives, témoignages) montrent que la situation n’était pas meilleure dans les autres régions du pays. Ce qui n’exclut pas que les expériences pilotes largement médiatisées à l’époque ont fourni des CRP qui préfiguraient probablement les futures « villages nouveaux » et la rénovation rurale.

47Par leur déplacement et leur regroupement dans des camps, loin de leurs lopins de terre qui assuraient leur survie quotidienne, ces paysans des zones montagneuses devinrent totalement dépendants de l’administration du camp pour les choses les plus élémentaires de la vie courante.

 

https://books.openedition.org/ined/17845

 

.

 

 

Rédigé le 24/02/2023 à 16:17 dans Cherchell, France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

L’ALN dans les monts de Cherchell, premiers accrochages

 

La zone montagneuse et très accidentée de Cherchell (massif du Dahra) connut les premiers accrochages avec les soldats de l’armée française au mois de juillet 1956.

18« En mars 1956, quelques sabotages de lignes téléphoniques et de récoltes donnent lieu à l’arrestation d’une quinzaine de chefs locaux, qui emprisonnés à la maison d’arrêt de Cherchell s’évadent en avril 1956 après avoir tué l’épouse du gardien de prison. Réfugiés autour du Marabout de Sidi Simiane, peu ou pas armés, ils forment le premier maquis du Cherchellois.

19En juillet 1957, la jeunesse évoluée du Cherchellois rejoint à son tour les montagnes de la région et commence à organiser le maquis proprement dit.

201958-1959, création des fortes bandes organisées : 3 Katibas (Hamdania – Ouysefa – Hoceina), 1 commando zonal et 3 sections sectorales font peser sur la région une menace permanente et permettent à l’OPA de s’organiser en fractionnant l’arrondissement en 3 secteurs.

21Après les opérations (Couronne-Atios, etc.), et la destruction quasi totale de ces unités rebelles, les chefs rebelles réorganisent leur dispositif et avec les groupes échappés aux forces de l’ordre créent de fortes sections sectorales épaulant les groupes de Fidayines9. »

22À la mi-juin 1956, 13 hommes armés arrivés sur les lieux, chargés par le commandement de l’ALN de la zone 4 – qui deviendra plus tard la wilaya IV dans l’organigramme de l’ALN (région centre incluant les arrondissements de Blida et de Médéa du département d’Alger) –  de porter la lutte dans cet espace et de réaliser la jonction avec le maquis déjà actif de Ténès10, à l’ouest, dans le cadre du plan général d’expansion de l’insurrection tracé par l’état-major de cette zone. Les deux chefs du groupe – Ahmed Ghebalou et Ahmed Noufi – chargés de cette mission, sont nés à Cherchell. Les anciens membres du MTLD, bien intégrés parmi les habitants des montagnes, les aidèrent dans leur mission en prenant particulièrement en charge la campagne d’explication des objectifs de l’ALN : la lutte pour libérer le pays de l’occupation coloniale.

23Pour le petit groupe de l’ALN, arrivé dans la région dans les premiers mois de l’année 1956, tout commença à Adouiya, un lieu escarpé très difficile d’accès, situé sur l’axe Carnot-Dupleix, à 50 kilomètres au sud-ouest de Cherchell, loin des centres de colonisation de Marceau et de Zurich. Son installation fut facilitée par l’imam Sid Ahmed, un homme de culture doté de la confiance de la population. Les gens de Adouiya sont connus dans l’histoire du mouvement national pour avoir porté les candidats de la liste démocratique à la Djemaa, en 1946. Mustapha Saadoun, alors militant du Parti communiste algérien, fut pour beaucoup dans ce succès électoral. C’est d’Adouiya que fut lancée l’opération de jonction avec le maquis de Ténès, à l’ouest.

24La deuxième étape de l’extension de la guérilla dans la région fut Hayouna, un ensemble d’habitats dispersés au sommet d’un plateau très élevé, entre Oued Sebt et Oued Messelmoun. Située sur le versant de Gouraya, à mi-chemin entre la mer, au nord, et Oued Chéliff, au sud, cette fraction du vaste douar de Bouhlal (4 000 habitants), offrait par son relief accidenté toutes les commodités pour l’implantation de l’ALN.

25Le commando de l’ALN s’appuya sur l’organisation clandestine du MTLD présente au douar depuis longtemps. Ainsi, rapidement, les refuges furent trouvés pour servir de relais aux groupes armés en constants déplacements. Des caches pour le stockage du ravitaillement furent aménagées chez des hommes sûrs, dotés de la confiance de la population, tels que Hadj Larbi Mokhtari, Djelloul Bélaïdi, Mohamed Hamdine, M’Hamed Mokhtari, Larbi Charef et Mohamed Mechenech.

La population était acquise à la cause. De cette société montagnarde sortirent les fida et les moussebiline dont le groupe armé avait besoin. Les femmes préparaient la nourriture. Nous étions comme un poisson dans l’eau, témoigna le doyen du maquis, Mustapha Saadoun.

26Dans cette partie orientale du massif du Dahra, l’occupation du sol par les troupes de l’armée française, venues de France renforcer les forces répressives, se fit par étapes. Elle débuta à l’est du massif montagneux. Le 17 juillet 1956, le 3e bataillon du 22e régiment d’infanterie s’installa au centre de colonisation de Zurich puis fixa un poste de commandement (PC) réduit au centre de colonisation de Marceau. Les maisons forestières lui servirent de postes avancés dans les montagnes. Le bataillon était rattaché sur le plan opérationnel au secteur Est dont le PC se trouvait à Miliana. Pour les stratèges de l’armée française, la vraie guerre se jouait dans ces montagnes farouches. Il fallait « pacifier » ce territoire, c’est-à-dire tout soumettre à leur contrôle.

27Le premier accrochage entre le commando de l’ALN et des éléments de l’armée française eut lieu le 18 juillet 1956, au maquis d’Aghbal, à 6 kilomètres au sud de Gouraya. Le commando, renforcé par de nouvelles recrues arrivées de la ville, notamment des joueurs de l’équipe de football du Mouloudia de Cherchell conduits par Ali Bendifallah, leur capitaine, venait de recevoir des armes de guerre sorties du lot capturé le 4 avril 1956 par Henri Maillot11.

28Ce premier accrochage eut lieu sur le plateau de Saadouna, au pied d’un des plus hauts sommets du Dahra oriental, Iboughmassen, dans un lieu enclavé au sein d’une épaisse forêt. L’embuscade fut tendue au col, à la fin d’une pente raide, boisée, caillouteuse. La 6e compagnie du 3e bataillon du 22e RI, accrochée alors qu’elle menait une opération de bouclage du djebel Gouraya, perdit plus de 50 hommes. En se retirant, l’ALN emporta de nombreuses armes de guerre.

29Douze jours après, le 31 juillet 1956, sur la piste qui borde l’oued Messelmoun, l’armée française fut une nouvelle fois accrochée. Là aussi, l’ALN récupéra des armes lourdes12.

 

https://books.openedition.org/ined/17835#tocto1n3

 

.

 

 

 

 

 

Rédigé le 24/02/2023 à 12:32 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

Le Chenoua

 

Le massif et sa population (Ph. Leveau)

1A l’est de la Mitidja, le Chénoua est un petit massif de forme grossièrement ovale mesurant 13 km d’est en ouest, 8 km du nord au sud et baigné au nord par la mer. Un couloir de plateaux et la plaine alluviale de l’oued el-Hachem le séparent des montagnes telliennes du sud. C’est un massif original qui, comme le cap Tenès à l’ouest, appartient à la zone primaire kabyle (zone I de Glangeaud). Une chaîne calcaire formée de lias massif et culminant à 904 m en constitue l’épine dorsale qu’un abrupt souligne au sud. Le reste du massif est formé d’un complexe de grès, d’argile et de schistes donnant, dans l’ensemble de mauvaises terres.

2Le seul élément favorable à la vie agricole est constitué, en définitive, par des possibilités hydriques. Le massif est en effet bien arrosé : au-dessus de 400 m, à l’ouest et de 600 m à l’est, il reçoit plus d’un mètre d’eau et la calotte sommitale qui avoisine 900 m, près de 1,5 m d’eau par an. La nature calcaire de la partie centrale du massif favorise la constitution de réserves hydriques donnant, au nord, des sources importantes.

3La majeur partie du massif est occupée par une forêt pauvre et des zones de broussailles. Il existe un notable contraste entre le versant sud et le revers septentrional où le plateau littoral est extrêmement étroit et parfois inexistant. En revanche sur les marges, les vallées alluviales des oueds el Hachem et Nador, le plateau gréseux du Bou-Rouis sont beaucoup plus favorables à la vie agricole.

4La côte rocheuse dépourvue d’abris, sauf aux extrémités occidentales (Trois-ilôts) et oriental (Chenoua-plage) où peuvent aborder les barques de pêche.

5Cependant sur le plateau littoral qui ne dépasse pas quelques centaines de mètres existaient plusieurs villas romaines importantes, lieux de repos des riches habitants de Caesarae et centres agricoles. Deux d’entre elles comportaient des aménagements portuaires pour des barques.

6Aux Trois-Ilots, à l’ouest, une grande villa rustique semble avoir donné naissance à un petit centre vivant de l’industrie de la pêche (installations de salaisons et de production de garum) en concurrence avec le jardinage. A l’époque chrétienne l’agglomération était assez importante pour posséder une basilique à trois nefs ornée de mosaïques.

7Les nombreuses grottes et abris sous roche du littoral furent fréquentés à l’époque antique, en particulier la Grotte Roland à proximité du Cap Chenoua. Antérieurement ces sites avaient été occupés par les hommes néolithiques qui n’y ont laissé que de rares vestiges ; plus anciennement encore les hommes ibéromaurusiens habitaient en ces lieux : la grotte Rassel livra les restes d’un Homme de Mechta-el-Arbi particulièrement robuste. Mérite également d’être signalée la découverte, dans une brèche osseuse voisine du gisement, d’un poignard à languette en cuivre durci à l’arsenic, l’un des rares objets en cuivre appartenant indiscutablement en Chalcolithique qu’ait livré le Maghreb.

Le massif du Chenoua vu de l’Est (photo G. Camps).

Le massif du Chenoua vu de l’Est (photo G. Camps).
 

Poignard chalcolithique trouvé au cap Chenoua (photo G. Camps).

Poignard chalcolithique trouvé au cap Chenoua (photo G. Camps).
 

8Le Chénoua est habité par une population qui constitue l’extrémité orientale d’un ensemble berbérophone s’étendant du Bissa à l’est de Ténès jusqu’à la Mitidja, entre le Chélif et la mer. A l’intérieur de cet ensemble original, nettement distinct de l’ensemble kabyle, les Chénouis se distinguent par un certain nombre de traits originaux, en particuliers linguistiques. Traditionnellement, ils étaient opposés aux tribus berbères du sud et de l’ouest, Beni-menad et Beni-Menasser, contre lesquels ils avaient recherché la protection des Turcs.

9Le premier témoignage un peu précis que nous ayons sur le Chénoua est celui du voyageur anglais Shaw qui a parcouru la région dans les années 1740 : « La haute montagne de Shennoah est à cinq milles au nord de cette forteresse et à un peu plus à l’est nord-est de Sherchel. Cette montagne s’étend sur plus de deux lieues le long de la mer et l’on y trouve jusqu’au sommet des terres labourables dont les haies sont formées d’arbres fruitiers. Sa partie orientale connue sous le nom de Ras el Amouche forme une grande baie qui s’appelle Mers el Amouche où les vaisseaux sont à couvert des vents d’ouest et du nord-ouest ». Cette impression d’une montagne bien cultivée est d’ailleurs confirmée par une remarque contenue dans un rapport relatif aux Chenouis lors des opérations du sénatus-consulte.

10Avant l’arrivée des Français le territoire de la tribu comprenait une partie montagneuse, le massif lui-même et ses bordures : la vallée alluviale de l’oued el Hachem, le plateau de Bou-Rouis au sud et, à l’est, le bassin de Tipasa et le revers nord-ouest du Sahel.

11Les Chénouis virent d’un bon œil l’installation des Français à Cherchel en 1840 et les opérations menées contre les Beni-Menacer les Beni Menad. Jusqu’en 1859, ils dépendirent à l’administration militaire de Blida ; en 1959, ils furent rattachés à la commune de Cherchel. Mais très rapidement ils éprouvèrent de rudes désillusions. En 1848, la fondation de la colonie agricole de Zurich leur enlève 334 ha dans la région de l’oued el Hachem, celle de Marengo 131 ha de bonnes terres. En 1854, 98 familles sont dépossédées de 2 673 ha attribués au village de Tipasa et pour lesquels ils reçoivent des dédommagements insuffisants.

La colonisation des bordures du Chenoua (d’après Ph. Leveau).

La colonisation des bordures du Chenoua (d’après Ph. Leveau).
 

Villages du Chenoua, en haut Beldj, en bas constructions précaires de Sidi Moussa (photo M. Clavières).

Villages du Chenoua, en haut Beldj, en bas constructions précaires de Sidi Moussa (photo M. Clavières).
 

12On comprend que, lors de la venue de l’Empereur Napoléon en Algérie, en 1866, les Chénouis lui aient adressé une supplique où ils se plaignent qu’on les ait réduits à la misère en leur enlevant la partie plane et fertile de leur territoire et en les limitant à leur montagne que, d’ailleurs, ils affirment ne pas vouloir quitter.

13L’application du sénatus-consulte de 1863 devait théoriquement résoudre ce problème. En fait il aboutit à une nouvelle perte pour les Chénouis : le domaine revendique la forêt de Bou-Rouis qui jouait un rôle fondamental dans leur équilibre économique : ils venaient y chercher les glands, le bois et le liège ; ils y faisaient pâturer leurs troupeaux. Cette belle forêt a aujourd’hui complètement disparu dans sa partie septentrionale.

14De la sorte, le territoire de la tribu, délimité en 1868, couvrait 11 444 sur lesquels 1656 appartenaient à l’État (forêts domaniales du Cap Chenoua, de la zone sommitale et surtout de Bou-Rouis), 190 ha étaient au domaine public : 8 411 ha étaient possédés par les Chénouis à titre de terre melk ; le reste appartenait à la communauté.

15Le sénatus-consulte de 1863 avait été conçu comme un moyen de protéger le territoire des tribus des ambitions de la colonisation. La victoire du régime civil et les craintes provoquées par la révolte de 1871 permirent une rapide contre-attaque des partisans de la limitation à outrance du territoire des tribus. Le Chénoua perd les derniers lambeaux de plaine qu’il contrôlait encore et ses habitants se voient transformés en prolétariat rural pour les grandes fermes de colonisation de la périphérie.

16L’habitat traditionnel était dispersé ; les Chénouis vivaient dans de petites fermes à proximité de leurs terres. Lorsque survint la guerre d’Indépendance, l’armée française procéda, au Chenoua, à des regroupements systématiques de la population dans une dizaine de villages créés de toutes pièces. Contrairement à ce qui s’est passé en d’autres régions d’Algérie presque tous ces villages ont subsisté à l’exception de Dar el Guenina, le plus élevé. Les autres dont les principaux sont Ouzakou, Beldj, Sidi Mimoun, constituent une ceinture de piémont ; la partie la plus élevée du massif est quasiment déserte. Au sommet se situe le sanctuaire rustique de Lalla-Taforalt, bâtisse de pierres sèches recouverte de chaume, dépourvue de kouba. La tombe de Lalla-Taforalt est jonchée de cadenas dont le dépôt serait une « précaution » magique prise par les hommes qui émigrent en laissant leur femme au pays.

L’habitat dans le Chenoua vers 1960 (d’après X. de Planhol).

L’habitat dans le Chenoua vers 1960 (d’après X. de Planhol).
 

17Les villages de regroupement devenus habitats définitifs ont permis une modernisation et une amélioration des conditions de vie, (suppression de la corvée d’eau, introduction de l’électricité) mais en éloignant les hommes de leurs terres, ils ont contribué à renforcer le phénomène de prolétarisation.

18La vie économique est analogue dans tous ces villages : « A Ouzakou, les hommes travaillent dans des fermes ou de petites industries de Tipasa. Ils cultivent jardin et entretiennent des arbres fruitiers. Les femmes élèvent des lapins et des poules dans des cages grillagées ; toutes réalisent un peu de vannerie pour la vente aux touristes, mais une seule fait vendre ses poteries par ses enfants. Beldj réunit une population de pêcheurs qui a conservé son ancien métier et ces paysans recasés devenus ouvriers comme précédemment. Il n’y a pas de jardin mais des figuiers. Toutes les femmes fabriquent, pour la vente, des poteries et des vanneries... Salariat (ou chômage) agricole ou industriel, culture d’un petit lopin, pour les hommes, vente d’objets aux touristes (poteries, vannerie, produits de la basse cour) pour les femmes, telles sont les bases de l’économie de ces villages. Nous sommes bien loin du genre de vie traditionnel » (L. Lefebvre, 1967).

La poterie du Chenoua (G. Lefebvre)

19Malgré les bouleversements intervenus dans l’habitat, les femmes ont continué leur activité traditionnelle de potière. D’usage purement domestique à l’origine, la poterie est de plus en plus destinée à la vente effectuée par les enfants sur la route touristique du Chenoua ou à proximité des ruines romaines de Tipasa. La poterie du Chenoua, très reconnaissable par son décor strictement géométrique et rectilinéaire, est l’une des plus belles d’Algérie.

Les motifs de la décoration des poteries du Chenoua (dessin de Butler).

Les motifs de la décoration des poteries du Chenoua (dessin de Butler).
 

Fabrication de la poterie

20Pour préparer la terre, les femmes vont chercher l’argile dans la montagne, enlèvent les impuretés, brisent les mottes et font tremper la terre dans un bassin pour que se déposent les impuretés. Elles malaxent très longtemps cette pâte, puis ajoutent comme dégraissant de la poterie pilée, et la pétrissent de nouveau, avant de mettre la pâte en boule en la conservant sous une certaine humidité.

21Le modelage est effectué entièrement à la main. Tantôt on utilise la technique du colombin (qui est la plus répandue), tantôt on prépare pour les plus petits récipients une boule de terre qu’on creuse avec les mains. Dans les deux cas, le galbe est donné avec une spatule.

22Le lissage est effectué avec une feuille de laurier-rose alors que la poterie est encore humide. Le polissage se fait, après un léger séchage au soleil, avec un galet ou un coquillage.

23Pour la décoration, on engobe d’abord la poterie avec du kaolin ou une marne blanche mélangée à l’eau. Ce revêtement se fait avec un morceau de tissu. La préparation des peintures se fait à partir de deux minéraux que l’on trouve à l’état naturel au Chenoua : ocre (rouge) et bioxyde de manganèse (noir). La décoration est effectuée avec le doigt pour peindre le rebord des vases ; des barbes de plumes de poule sont utilisés pour tracer les gros traits et les poils de queue de chèvre, rassemblés en pinceau, pour les traits les plus fins. Les motifs sont tous à base de figures géométriques : lignes droites verticales, horizontales ou obliques, lignes brisées, rayons, résilles, damiers, triangles, losanges...

24La cuisson est effectuée soit au four domestique, soit en plein air. Utilisé également pour cuire le pain et la galette, le four est en terre, construit sur un socle de pierre avec une cheminée.

25Pendant que la poterie est encore chaude, on procède au vernissage en passant sur la surface décorée de la résine de pin, qui est aujourd’hui systématiquement remplacée par le vernis industriel.

Les poteries à usage domestique

26Fabriquées par chaque ménagère pour son usage personnel, les poteries à usage domestique changent peu d’un village à un autre et les espèces en sont limitées : plat à laver le linge, plats à pain, plats à servir les mets, marmites, jattes, cruches et cruchons, brazéros.

27La décoration est inexistante pour les objets domestiques qui vont au feu mais tous ces plats sont soigneusement polis à l’intérieur jusqu’à en être brillants alors que l’extérieur est simplement lissé. D’autres objets domestiques ont une décoration au tiers supérieur, tels sont les cruchons et les vases à bouillons. Seuls les plats creux servant à présenter des mets solides et en principe froids sont décorés intérieurement.

Les poteries fabriquées pour la vente

28Les poteries destinées à la vente présentent une bien plus grande diversité. Elles peuvent être inspirées :
- d’objets à usage ménager (assiettes et plats, cruches et cruchons, kanouns mais souvent réduits à des dimensions de cendriers...).
- de poteries traditionnelles, mais qui ne sont plus utilisées au Chenoua (plats doubles ou triples, plats à pied, cruches en forme de poule ou de calebasse...).
- de jouets que fabriquent les enfants (petits animaux tels que tortues, oiseaux, chiens, chats, chevaux..., imitations de postes de radio, de voitures automobiles...).
- d’objets du marché (vases, assiettes, plats, boîtes à bijoux, bonbonnières, cendriers, bougeoirs...).
- de poteries votives (bougeoirs et coupelles à parfum).
Tous ces produits destinés à la vente sont décorés au maximum, car la potière pense que le touriste apprécie l’abondance, voire l’excès, de la décoration.

Chenoua (linguistique) (S. Chaker)

29L’ensemble berbérophone dit du « Chenoua » (dans lequel on inclura aussi les « Beni Menacer ») constitue la zone berbère la plus importante de l’Algérie centrale, entre le bloc kabyle et le Rif marocain. Cette région est l’une de celles qui a subi les mutations sociales les plus importantes depuis les années 1950 : exode rural important, urbanisation dans les villes de la région (Cherchell, Tipaza et Alger), brassage de populations... De ce fait, la situation socio-linguistique actuelle de la région est mal connue, d’autant qu’il s’agit d’une zone d’habitat traditionnel dispersé, donc relativement fragile et perméable aux influences linguistiques externes. Les travaux qui la concernent sont, à l’exception de la récente thèse de Djaouti (1984) sur le conte, très anciens ; la référence linguistique principale reste la monographie très incomplète de Laoust (1912).

La zone berbérophone du « Chenoua » (Tipaza, Cherchel, Ténès), (d’après A. Basset, Atlas linguistique des parlers berbères de l’Algérie du Nord).

La zone berbérophone du « Chenoua » (Tipaza, Cherchel, Ténès), (d’après A. Basset, Atlas linguistique des parlers berbères de l’Algérie du Nord).
 

30Au plan linguistique, cette région partage tous les traits caractéristiques des parlers de l’Algérie centrale (et de la plupart des parlers traditionnellement qualifiés de « zénètes ») :
- spirantisation poussée des occlusives simples (/b/ > [ḇ] ;/d/ > [ḏ] ;/ḍ/ > [ d] ; /K/> /ḵ/ :
ḇaw < (a)baw « fève » ;jiḏer < (i)gider « aigle » ; ayḏi « chien » ; ḵureḏ« puce » ;ṯiḵeḻṯ« fois » ; iḵerri » mouton »...
La dentale sourde pouvant atteindre le stade du souffle, voire s’amuire complètement : /t/ >[ṯ] > [h] > [ϕ] :
Hazeqqa < tazeqqa « maison en dur » ; hagmarṯ < tagmart « jument » ; hiḏi < tidi « sueur » ; hmirţ < tinirt « fronṯ » ; hafsuṯ < tafsut « printemps ».
Mais : tamemt > hamemṯou amemṯ« miel » ; iγarγart < tiγarγart « trou »...

31- les vélaires /g/ et /k/ évoluent fréquemment jusqu’aux palatales : /g/ > /z/ et /k/ > /s/ :
jiḏer < igider « aigle » ašfay < akfay « lait »
ajenna < agenna « ciel » šal < « terre »
anuziw < anbgi « invité » šem < kem « toi (fém.) »
jar < gar « entre »
En position inter-vocalique /g/ peut être vocalisé en /w/ : hawṯ < tagut « brume ».

32Sur ce plan du traitement des occlusives simples berbères, le Chenoua se rapproche donc plus de la situation qui prévaut dans de nombreux parlers chaouis que de celle du kabyle.
On notera cependant que ce dialecte est, avec le kabyle, l’un des rares à connaître le phénomène d’affriction des dentales sourdes tendues /tt/ > [ţţ] : ţţreggoal « fuir » (Aor. int.), ṯameţţant « mort », hazdmet, « fagot » ; ţţu « oublier », maţţa « quoi », iţţawi « emporter » (Aor. int.)...

33Parmi les traits d’affaiblissement des modes d’articulation, on relève également que la vélaire sourde tendue est assez régulièrement traitée en affriquée :
- nečč < nekk « moi »
- ččaṯ < kkaṯ« frapper » (AI)

34Le vocalisme, en revanche, est de type classique (trois voyelles pleines + schwa) et ne semble pas présenter d’évolutions remarquables.
Comme tous les parlers berbères « méditerranéens », le chenoua connaît la phrase nominale à auxiliaire de prédication d : γer-s yig warras ḏ ahgug = elle avait un garçon idiot.

35On signalera enfin que la tendance « zénète » à la chute de la syllabe initiale des nominaux est bien attestée dans les parlers de cette région :
jiḏer < igider « aigle » ;ḇaw < abaw « fève » ; fus < afus « mains » ; ziw < aziw « tige » ; fiγer < ifiγer « serpent » ; surifṯ < rasurift « pas »...

36Depuis une dizaine d’années, l’attachement à la langue et à la culture berbères se manifeste de manière sensible dans cette région à travers l’existence d’une chanson moderne en langue berbère (notamment le groupe Ichenwiyen) et une présence régulière dans le tissu associatif berbère algérien.

 

 

https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/2112

 

.

 

 

 

 

Rédigé le 24/02/2023 à 08:27 dans Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)

Tipasa : Mausolée royal de Maurétanie était rouvert au public

 

 

 

..

 

 

 

Rédigé le 24/02/2023 à 07:43 | Lien permanent | Commentaires (0)

La colonisation, histoire d’un échec

 

Driss Ghali publie une remarquable Contre-histoire de la colonisation française (Jean-Cyrille Godefroy Editions, 2023).

 

En juillet 1830, à peine vingt-et-un jours suffisent à Charles X pour chasser les Turcs d’Alger. Une victoire éclair qui place la France dans un bourbier dont elle ne parvient toujours pas à s’extirper. Alors que les relations entre la France et l’Algérie sont pour le moins difficiles, entre quatre et six millions d’Algériens vivraient actuellement sur le sol français, selon les autorités algériennes. 

Régénérer une France dépressive

Quels ont été les ressorts de la colonisation française ? C’est la tâche ardue que s’est donnée Driss Ghali. « C’est bien ici, pour notre race, ce qu’est le Far West pour l’Amérique, c’est-à-dire le champ par excellence de l’énergie, du rajeunissement et de la fécondité. […] La plante qui pousse sur cette terre, ce n’est pas qu’un Français diminué, mais si j’ose m’exprimer ainsi, un Français majoré ». Ainsi s’adresse le maréchal Hubert Lyautey aux colons de la région de Tiaret, en Algérie en 1897.

À travers les colonies, il s’agit donc de créer un « homme nouveau », et à travers celui-ci, de régénérer une France dépressive. Privée de la Savoie pendant un an de 1859 à 1860, la France se voit amputée de l’Alsace et de la Lorraine en 1871, annexées par l’Allemagne. À cette grande frustration s’ajoute le poids de la révolution et de Napoléon Ier. Aux yeux de l’Europe, la France est coupable d’avoir guillotiné son roi et d’avoir fait germer l’épopée napoléonienne, qui a failli engloutir tout le continent.

 

image from m.media-amazon.com

D.R.

La France du XIXème est donc « une puissance empêchée », estime Driss Ghali, et elle trouvera dans la colonisation un exutoire. Il faut dire que tant dans l’industrie, la science, la médecine que les arts, tout sourit à l’homme européen du XIXème siècle. Déjà au XVIème siècle, les Ibériques colonisaient l’Amérique sans ménagement. Trois siècles plus tard, les Américains déciment les Amérindiens avant d’envahir les Philippines. Quant aux Russes, ils rêvent de dominer ces steppes gelées que sont la Sibérie, l’Asie Centrale et la Sibérie. Pourquoi ne pas tenter nous aussi l’aventure ?

A lire aussi: L’indépendantiste, le violeur et l’avenir du Royaume Uni

L’Histoire indique la marche à suivre. Deux siècles auparavant, les expéditions au Canada et aux Antilles se sont révélées fructueuses. En 1608, Samuel de Champlain fondait la ville de Québec et trois décennies plus tard, la France s’implantait aux Antilles. En juillet 1830, la France intervient donc en Algérie. On ne sait rien de cette contrée mais peu importe, on explore, on tâtonne, on ne pense pas au futur car on vit au jour le jour. On avance au coup par coup, guidé par une politique d’opportunités qui ne se conçoit qu’à court terme. Ainsi démarre l’aventure coloniale.

La mission civilisatrice, une légende

Qu’en est-il alors de la fameuse « mission civilisatrice » de la France, moteur de la colonisation selon l’histoire officielle ? Une légende, s’attelle à démontrer Driss Ghali, qui rappelle que si la France a interdit l’esclavage et a mis fin aux guerres civiles, elle a immédiatement « tourné le dos au colonisés » : « pas d’instruction, peu ou pas de soins, pas de transferts de technologie. Les choses n’ont commencé à changer qu’au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, soit dix ou quinze ans avant la décolonisation ».

Certes, mais la France s’est enrichie sur le dos de ses colonies, entend-on régulièrement. Cela est faux, s’attelle aussi à démontrer Driss Ghali. « La colonisation à été une dilapidation des deniers publics et des ressources humaines. D’un point de vue strictement financier, la France aurait mieux fait d’investir ses capitaux et ses talents en métropole ou bien en Europe », écrit-il. Quant aux fameux sous-sols de l’Algérie, ils n’arriveraient pas à la cheville des sous-sols sud-africains ou australiens.

Donc la colonisation française, finalement, un détail de l’Histoire ? Ce n’est pas du tout la thèse du livre, qui s’attache à prouver en quoi elle fut une absurdité, « une idée tordue ». Apartheid au sein des pays colonisés, administration défaillante, coûts exorbitants des armements, manque d’infrastructures minières, mais aussi peur de la syphilis et frustration sexuelle etc. Au fil des pages, la colonisation s’apparente de plus en plus à un rocher de Sisyphe n’en finissant pas de redescendre sur le colon. Et tandis que le fardeau des conquêtes devient de plus en plus lourd, il semble évident que le piège s’est déjà refermé, que la France est prise à son propre jeu.

A lire aussi: Iran, une révolution lente mais salvatrice

Vient alors l’heure des crimes coloniaux. Guidé par un souci d’impartialité, Driss Ghali leur consacre un long chapitre. Passages à tabac d’indigènes saluant mal de hauts fonctionnaires au Gabon, bombardement de civils marchant pacifiquement en Indochine, torture généralisée dans les commissariats de cette même Indochine, main d’œuvre réduite à l’état de quasi esclaves en Afrique Australe, l’inventaire est glaçant. Pourtant, « par égard à la sensibilité du lecteur », Driss Ghali s’est refusé à citer les passages les plus atroces du pamphlet anticolonialiste Les Jauniers de Paul Monnet. D’Albert Londres, il est aussi question, ainsi que de Frantz Fanon. Si l’auteur des Damnés de la Terre n’est cité qu’une seule fois, son âme est présente, ce qui vaut à cet ouvrage quelques accents tiers-mondistes.

Pas un bouquin pour Houria Bouteldja

Les actuels autoproclamés indigénistes y trouveront-ils leur compte ? Sans doute pas. Les nostalgiques de l’Algérie française non plus, et c’est ce qui fait toute la force de cet ouvrage. À l’heure où la question algérienne est objet des crispations les plus malsaines, où la question de l’Empire colonial est sujette aux récupérations les plus fanatiques, Driss Ghali fait preuve d’un vrai sens de la nuance dans son analyse. Et quand il donne son avis au détour d’un paragraphe, c’est généralement pour mieux rebattre les cartes. 

Comme il le rappelle d’emblée dans le préambule, Driss Ghali n’a pas de formation d’historien. Par conséquent, Une contre-histoire de la colonisation française sera-t-elle ignorée par les Pascal Blanchard, Benjamin Stora ou autres historiens ayant leurs entrées dans les médias ? Ce serait une grande erreur. D’abord parce que le livre est richement documenté et ensuite, parce qu’il est guidé par la recherche de la vérité. Sans manichéisme, le livre nous amène à poser un regard dépassionné et apaisé sur ce que fut la colonisation française.

La fin nous réserve toutefois des considérations plus personnelles. Le chapitre aux airs de pamphlet anti-multiculturel était-il vraiment nécessaire ? Les lecteurs en jugeront. Ce qui est certain, c’est qu’en se demandant si l’on peut parler de bienfaits de la colonisation, ou s’il ne vaut pas mieux « sourire à l’avenir » que « pleurer le passé », Driss Ghali pose de vraies questions. Les solutions préconisées pour la réconciliation, pour un avenir moins sombre que celui qui s’annonce, mériteraient d’être plus développées, bien plus. Mais est-ce à Driss Ghali de s’en charger ? Plutôt que de rester pétrie sur elle-même avec la crainte (ou l’espérance) d’être submergée par l’Afrique, la France ne devrait-elle cesser d’être sur la défensive pour renouer avec une véritable politique africaine ? Espérons sans trop y croire que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères, se plonge sérieusement dans ce dossier. Il est déjà bien tard. En attendant, Une contre-histoire de la colonisation française est un ouvrage accompli, que devrait lire chaque personne s’intéressant, de près ou de loin, à l’épineuse question de la colonisation.

 
 
 
 
 
 
Alexis Brunet 
-
24 février 2023
https://www.causeur.fr/une-contre-histoire-de-la-colonisation-francaise-driss-ghali-255234
 
 
.
 
 

Rédigé le 24/02/2023 à 07:14 dans colonisation | Lien permanent | Commentaires (0)

Benaouda Lebdai – Assia Djebar, l’immortelle

 

CHRONIQUE. Comme en témoignent les nombreuses études universitaires, colloques, et autres rencontres, l’œuvre et les combats de l’écrivaine algérienne résonnent toujours.

 

image from static.lpnt.frAssia Djebar, lors de son entrée, en 2005, à l’Académie française, comme première personnalité du Maghreb.© OLIVIER LABAN-MATTEI / AFP

 

La romancière et historienne Assia Djebar est décédée à Paris le 6 février 2015. Elle repose au cimetière de Cherchell en Algérie, face à la mer Méditerranée qu'elle chérissait tant. Force est de constater qu'elle reste présente dans le champ culturel algérien et français, comme en témoignent les nombreuses études universitaires, colloques, articles et autres rencontres sur son œuvre dense et significative. Une vie intellectuellement riche l'a menée à être la cinquième femme à entrer à l'Académie française. Ce fut une consécration pour une romancière qui a reçu tant de récompenses des deux côtés de la Méditerranée et aux États-Unis.

À LIRE AUSSINécrologie – Littérature : les Immortels perdent Assia Djebar

Une vie consacrée à l'écriture

Par la force de ses écrits et au fil du temps, elle est devenue le symbole de l'amitié entre les deux rives, France/Algérie, malgré une histoire commune mouvementée, tragique, profonde. Son premier roman La Soif fut publié en1958 en pleine guerre d'Algérie et son dernier Nulle part dans le pays de mon père fut publié en 2007. Une autofiction où Assia Djebar raconte son enfance et son adolescence. Sa formation d'historienne influença beaucoup ses œuvres fictionnelles dans le sens où l'histoire collective s'est infiltrée subrepticement dans ses récits, en rapport avec l'Histoire, l'histoire des femmes en Algérie, où se mêlent le religieux et le sociétal, avec une critique sans relâche de l'intégrisme religieux. Ses personnages relèvent de son imaginaire comme dans L'Amour, la Fantasia où l'Histoire et la fiction s'entremêlent et où se croisent le « je » et le « nous ».

À LIRE AUSSIHommage à Assia Djebar, « bougie » sur « le chemin des femmes »

Une œuvre qui évoque aussi le sort des intellectuels confrontés à l'intolérance et à la violence des années 1990 en Algérie

Dans Ombre sultane, le couple, l'amour, l'histoire, la révolte féminine contre l'oppression prend une grande ampleur : la psychologie et l'histoire se fondent pour mettre en scène le vécu des femmes, comme dans Les Femmes d'Alger dans leur appartement où elle détourne avec bonheur le célèbre tableau de Delacroix peint en 1834 à Alger. Son roman Loin de Médine répond à une période difficile pour la société algérienne quand l'islamisme commençait à s'installer. Le récit octroie une parole libre aux femmes de Médine qui deviennent actrices de leur histoire, une dénonciation acerbe d'un intégrisme intolérant qui falsifie justement l'Histoire. Cette critique s'accentue quand la douleur devient intolérable après les assassinats des intellectuels algériens par les islamistes durant la décennie noire. Elle fustige et dénonce les assassins dans Le Blanc de l'Algérie, une Algérie où le sang a toujours coulé, avec un peuple qui a toujours su résister.

À LIRE AUSSIDécès de la romancière algérienne Assia Djebar, grande voix de l'émancipation des femmes

Hommage à la femme algérienne

Assia Djebar questionne l'Histoire comme dans Oran ville morte et Vaste est la prison. Dans Nulle part dans le pays de mon père, personnage autodiégétique, elle décrit sa vie en tant qu'enfant, adolescente et jeune femme. Le style d'Assia Djebar est poétique et réaliste à la fois, car elle prend le lecteur par la main pour l'introduire dans sa famille, dans son intimité, du côté de Cherchell la romaine. Le territoire de l'enfance est revisité, révélant ses rapports avec sa mère, une femme de son temps, dont les seules sorties hebdomadaires étaient le hammam. La narratrice décrit avec volupté et finesse la 'fouta' orange et noire, accrochée à l'entrée pour signaler que le hammam est réservé aux femmes. Elle recrée les conversations qui résonnent, les commérages et les secrets, le hammam, un espace de liberté d'expression.

À LIRE AUSSIHajar Bali : « Un livre qui rend hommage au peuple algérien »

Un parcours d'excellence dans une société patriarcale

Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zohra Imalayen, travaillait bien à l'école, car son père, instituteur, veillait à sa réussite. Elle le décrit comme un homme tolérant et traditionaliste à la fois et raconte qu'un jour, avec un voisin, elle apprenait à se tenir en équilibre à vélo. Son père fit irruption dans la cour et lui intime l'ordre de rentrer, lui déclarant qu'elle ne pouvait faire de vélo, car elle montrait ses jambes. Âgée de cinq ans, cet ordre et cet argument furent un traumatisme dont elle ne s'était jamais remise, la poussant plus tard à toujours être la pionnière, à réussir tout ce qu'elle entreprenait et braver les interdits.

À LIRE AUSSIKaoutar Harchi : « Il ne suffit pas d'écrire dans la langue de Molière pour être un écrivain français »

Une écrivaine aux identités multiples

Elle fut l'une des premières musulmanes à être admise au lycée de Blida durant la colonisation. Elle décrit sa première révolte quand elle fut désignée par ses camarades algériennes à être leur porte-parole auprès de la directrice pour protester de ne pas avoir de viande, sous prétexte qu'elles jeûnaient. Elle rapporte avec humour sa réponse d'une grande pertinence à la directrice qui lui demandait ce qu'elles voulaient alors manger : « des vol-au-vent ». La présence de deux communautés, vivant côte à côte, sans se mêler, transparaît avec ses codes et ses valeurs, et dans le même temps, elle se rappelle sa meilleure amie française qui partageait avec elle son amour de la lecture et de la littérature.

 

image from static.lpnt.fr

Benaouda Lebdai.© DR
Au lycée, il n'y avait pas de différence entre les filles françaises et algériennes, mais étrangement elle signale que ce mélange s'arrêtait à la porte. Les premiers émois et les premières sorties avec celui qui allait être son premier mari sont racontés avec subtilité. Lui qui lisait de longs poèmes d'amour en arabe et elle, fascinée par cette langue. Assia Djebar a le courage de dire implicitement comment cet amoureux lui a fait perdre son « innocence » dans le hall d'un immeuble pas loin de la Grande Poste d'Alger. Son amour pour ses parents, la prise de conscience de son corps et sa passion pour la littérature y sont exprimés. Elle révèle que cette autobiographie ne pouvait être publiée tant que « l'ombre géante du père encombrait la baie d'Alger ». Les émotions, le détail des instants qui comptent sont décrits à travers de belles pages sur son père, sa terre, sur un temps colonial qui semblait immuable, mais que la volonté de la jeune fille allait changer, vu son engagement pour l'indépendance de l'Algérie.

À LIRE AUSSILittérature – Maïssa Bey : l'Algérie au fond des yeux

Une trajectoire individuelle qui se confond avec celle du peuple algérien

La question des langues fut au cœur de son discours, de par son vécu de la dualité coloniale et de sa position vis-à-vis des intégristes qui veulent éradiquer la langue française, car cette langue reste porteuse d'ouverture. Durant la colonisation, en tant que jeune fille appartenant à la communauté des colonisés, la langue française lui avait permis de ne pas porter le « haïk » comme elle le dit : « J'ai échappé au voile grâce à la langue française, c'est-à-dire grâce au père dans la langue française. » La langue française a toujours été perçue comme une langue de liberté. Pendant la période coloniale, Assia Djebar avait étudié très dur pour être une des premières algériennes à réussir dans un contexte politique particulièrement douloureux, car fermé aux « indigènes ». Le même constat est fait après l'indépendance, suite à une arabisation forcée et non préparée, prise en charge souvent par des idéologies d'un autre temps, la romancière avait saisi les enjeux idéologiques et ainsi elle a lutté pour le plurilinguisme. Dans ses romans elle a mis en scène des femmes qui bravent les interdits comme Chérifa, Lella Aïcha, Salima, Amna, Touma, Suzanne, Hassiba, Lila, Malika, Nadia, Sarah, Nfissa ou Isma, car elle avait dit un jour qu'« en Algérie même une pierre serait féministe ». Ce n'est donc pas un hasard si elle fut souvent comparée à Simone de Beauvoir et qu'elle avait reçu le Prix Marguerite Yourcenar, entre autres prix. Assia Djebar fut une femme engagée dans le bon sens du terme, une femme qui a su raconter des histoires pour libérer non seulement la société algérienne, mais toutes les sociétés.

 

Par Benaouda Lebdai

Publié le 22/02/2023 à 20h30

https://www.lepoint.fr/afrique/benaouda-lebdai-assia-djebar-l-immortelle-22-02-2023-2509690_3826.php

 

.

 

 

Rédigé le 23/02/2023 à 17:56 dans Assia Djebar | Lien permanent | Commentaires (0)

LES C.R.S. DANS L'AURES

 

EN Ce jour du 6 février 1956, ALGER attend le Président Guy MOLLET.

La grève générale, les magasins fermés, les vitrines barrées de crêpe noir en signe de deuil. Le président vient à ALGER pour installer le nouveau Gouverneur, le général CATROUX. ALGER n'en veut pas. La foule "bouillonne", le 2 février, à l'occasion du départ de Jacques SOUSTELLE, elle s'est sentie, elle s'est trouvée. Le 4, des milliers d'anciens combattants sont allés fleurir le monument aux morts. Mais ce n'était là que répétition, aujourd'hui, on va voir ce qu'on va voir.

Pourtant, les autorités ont pris les mesures nécessaires pour maintenir l'ordre : outre les 500 gardiens de la paix du corps urbain d'ALGER, 9000 soldats, une centaine de gendarmes, et 11 compagnies républicaines de sécurité (C.R.S) venues de Métropole.

Une gigantesque "bronca" accueille le Président. Tandis que celui-ci dépose une gerbe au monument aux morts, des échauffourées éclatent entre la foule et les C.R.S. Ceux-ci tiennent les points névralgiques ( le monument, le palais d'été) les œufs, les tomates, les pièces de monnaie, les pierres, les grenades lacrymogènes pleuvent, les huées jaillissent : "MOLLET à PARIS ... . CASTROUX au poteau ... C.R.S dans l'AURES". La police locale reste passive, goguenarde. Pour calmer la foule, les paras remplacent les CRS. Ceux-ci ont porté tout le poids des affrontements. Dès lors, ALGER les hait. Une féroce campagne de dénigrement doit être menée contre eux dans les jours qui suivent.

C'est la première fois que les CRS se heurtent à des Français d'ALGERIE qui leur crient "C.R.S dans l'AURES".


L'AURES, les CRS le connaissent déjà. Et depuis longtemps, depuis 1952, exactement, en effet, trois compagnies, venant de SANCERRE, de NANCY et de LANNEMEZAN ont débarqué en AVRIL 1952 à ALGER, ORAN et PHILIPPEVILLE. A l'époque, la demande de renforts exprimée par le gouverneur général pouvait surprendre. Mais des rumeurs courraient déjà sur une étrange activité dans les AURES, et il n'y avait alors que quelques milliers de soldats disponibles disséminés aux quatre coins de l'ALGERIE et une police confinée dans les villes.

Ces unités qui ont parcouru en mai 1952 les départements algériens, sont allés de PHILIPPEVILLE à BATNA, ARRIS, TEBESSA, BISKRA, d'ALGER à FORT NATIONAL, TIZI OUZOU, DRA EL MIZAN, d'ORAN à NEMOURS, BENI SAF et SIDI BEL ABES, dans des " Tournées de prestige " destinées à montrer la présence de l'autorité de la FRANCE et à rassurer les populations de toutes les origines, que les manifestations nationalistes et divers incidents avaient plongées dans l'inquiétude.

A leur arrivée, les CRS ont été quelque peu surpris : habitués aux situations tendues, ils ont trouvé une atmosphère apparemment calme, accoutumés aux quolibets et aux injures ils ont été partout accueillis avec beaucoup d'égards et de sympathie.

Leur mission s'est bien déroulée. Les autorités ont découvert que ces unités, inconnues en ALGERIE peuvent parfaitement s'adapter à la conjoncture ALGERIENNE. Certaines ont même projeté la création en ALGERIE de formations semblables. C'était 1à, déjà, l'assurance qu'ils passeraient à nouveau la méditerranée.

Ils sont revenus, en effet. Trois autres unités ont sillonné les 3 départements ALGLERIENS de décembre 1952 à mars 1953, puis cinq autres en mai 1954. Celles-ci, placées sous les ordres d'un commandement de groupement opérationnel installé à ALGER étaient alors réparties tout au long des frontières Tunisiennes et Marocaines pour protéger des centres isolés et fournir quelques renseignements sur la situation.

Ils avaient fort à faire, car ils étaient alors pratiquement seuls, sauf quelques gendarmes, quelques douaniers, quelques agents des eaux et forêts. Des militaires, point ou presque pas : à peine 500 hommes de troupes disponibles dans le Constantinois. A partir de LA CALLE, TEBESSA et SOUK ARRAS à l'Est, de MARNIA, SEBDOU, PORT SAY, NEDROMA à l'Ouest, les CRS visitaient les communes mixtes et les douars, vérifiaient les identités, fouillaient les chargements des caravanes, surveillaient les marchés où le MTLD diffusait sa propagande, assuraient les escortes de protection aux agents de PTT, des Ponts et Chaussées, des Finances.

Leur mission était nouvelle mais harassante; ils parvenaient à appréhender quelques individus douteux, ils ne glanaient guère de renseignements car les populations étaient muettes. Leur présence pouvait certes intimider les éléments subversifs, mais ils disposaient de moyens insuffisants et manifestement inadaptés et vivaient le plus souvent, dans de petits postes isolés, une vie dont certains détails ne sont pas sans rappeler celle des Légionnaires de la Légende. Cependant, leur action était efficace, rassurante. La population les avait admis. L'apparition de groupes armés dans certains secteurs n’avait fait que confirmer la nécessité de leur présence. Celle-ci ne serait plus désormais épisodique mais continuelle. Et certainement pour longtemps.


"Un corps expéditionnaire"

L’explosion de la Toussaint Rouge de 1954 va déclencher le mouvement vers l'ALGERIE par air et par mer, d'un véritable corps expéditionnaire des CRS : 4 compagnies le 1er novembre puis 12 autres dans les jours suivants. Le 12 novembre, 20 compagnies, soit le 1/3 du corps, sont à pied d'œuvre. Un Etat major est implanté à ALGER et un groupement opérationnel dans chacun des 3 départements.

Les innombrables problèmes logistiques de cette arrivée massive sont rapidement résolus. Plus délicats sont ceux de l'emploi : l'ambiance est fiévreuse et les troubles ressemblaient plus à une insurrection armée qu'à de classiques mouvements sociaux. Pour éviter l'anarchie due à l'affolement, le commandement doit fixer le cadre des missions. Avec l'approbation du Directeur de la Sécurité Générale, celles-ci consisteront en des patrouilles dans les villes, des gardes statiques de points réputés sensibles, des barrages routiers pour la recherche de suspects et des patrouilles lointaines pour assurer la sûreté des itinéraires.

Ces missions, les CRS vont les assurer tout au long de l'année 1955. C'est alors l'époque où la guerre n'est pas considérée comme telle, où les soldats qui tombent ne peuvent obtenir la mention "morts pour la FRANCE", où la justice, lorsqu'il y a mort d'homme, fait procéder, comme pour un meurtre banal à des reconstitutions sur le terrain, voire à des autopsies. Et pourtant, le terrorisme s'amplifie. Le désarroi est grand. On envisage pour le juguler toutes sortes de mesures dont certaines sont stupéfiantes, tel le bouclage des AURÈS par les CRS.

Ceux-ci ne manquent d'ailleurs pas d'ouvrage, entre les gardes statiques épuisantes, les patrouilles, la surveillance des voies ferrées et des secteurs frontaliers. Mais ils sont trop peu nombreux. Et la rébellion gagne du terrain. L'application de l'état d'urgence n'a qu'une portée insuffisante en raison même de sa limitation à certains secteurs. Elle permettra cependant aux CRS d'agir dans le cadre de la plus stricte légalité.

Dès mai, l'emploi des unités, dont le nouveau gouverneur général, Jacques SOUSTELLE, a bien précisé qu'elles ne devaient être utilisées que sur ordre, prend une ampleur nouvelle. La CRS implantée à PHILIPPEVILLE est employée à COLLO et EL MILIA (qui sera attaquée le 10 par une bande rebelle). Trois compagnies quadrillent CONSTANTINE, une autre opère dans la région de KENCHELA ; la compagnie de BLIDA fait le coup de feu à BOU ARFA (1 CRS blessé - 3 rebelles tués - 7 prisonniers).

Opérations de police et escortes de protection se multiplient. Les secteurs de travail sont mieux répartis. L'organisation se fait peu à peu. Le 1er mai, le nouveau patron des CRS, en ALGERIE, le Colonel DE ROSNAY, prend son commandement.

Les premières victimes des fellaghas parmi les CRS se comptent le 20 août 1955, jour où les rebelles attaquent une quarantaine de villes du Constantinois. A l'entrée de SAINT CHARLES, une escorte est prise sous le feu rebelle ; son chef est tué. A PHILIPFEVILLE, troupes et CRS sont engagées pendant deux heures contre un groupe armé. HELIOPOLIS, investie par les Fellaghas, doit être dégagée par des CRS et des militaires de passage. A CONSTANTINE, enfin, deux CRS et la troupe attaquent un groupe de terroristes dans les gorges du RUMMEL et tuent 5 rebelles.

L'évolution de la situation en ALGERIE et les nécessités du maintien de l'ordre qui se manifestent alors en Métropole conduisent d'une part à un certain regroupement des CRS dans les grands centres urbains, d'autre part, à la diminution du nombre d'unités déplacées. C'est ainsi qu'à la fin de 1955, les CRS ont quitté les centres éloignés (TEBESSA, BATNA, SETIF), et ne comptent plus que 4 compagnies en ORANIE, 2 dans l'ALGÉROIS, 4 dans le CONSTANTINOIS.

Il n'est pas besoin de décrire longuement les événements du 13 mai 1958. Il suffit de préciser que les manifestations au Plateau des Glières et au Monument aux Morts n'étaient pas interdites. Des mesures pour assurer le maintien de l'ordre avaient certes été prévues par le colonel GODARD, commandant le secteur ALGER-SAHEL et, notamment, la constitution de groupements d’intervention composés de 4 CRS, de 5 escadrons de gendarmerie Mobile et de 2 compagnies du 3éme R.P.C. Mais il apparaît que l'investissement du Gouvernement Général par la foule est toléré, sinon favorisé par les responsables de l'ordre. Les instructions sont telles, en effet, que les C.R.S sont dans l'impossibilité totale d'intervenir.

Il en est de même à ORAN, où le Préfet est malmené par la foule, et à CONSTANTINE, où la section de garde à la préfecture est désarmée par les paras. Partout, les autorités civiles cèdent leurs pouvoirs aux militaires sans difficulté.

Cette période n'a pas manqué d'apporter mille avanies et humiliations aux CRS qui représentaient un gouvernement exécré. Aussi, vont-ils rester quelques temps dans une ombre relative, assurant les services habituels de surveillance et de protection, mais aussi la mission nouvelle qu'est la garde des centres d’hébergement à LEDI et à PAUL CAZELLES. Toutefois, nombre d'autorités militaires, conscientes de l'importance de leur rôle et de leur efficacité, ont tout fait pour leur faire oublier les variations subies dans les jours suivant le 13 mai. A CONSTANTINE notamment, les CRS étaient conviées à toutes les cérémonies. Le jour des adieux du Général GILLES, un détachement de CRS était placé entre ceux des parachutistes et de la Légion Étrangère.

Cependant, la rébellion ne désarme pas. Au contraire, et son extension caractérisée par des attentats en Métropole, amène à envisager la suppression de l'emploi des Compagnies Métropolitaines Outre Méditerranée. Ce sera chose faite le 3 octobre 1958.

Désormais, les 19 CRS organiques constituées en ALGÉRIE devront faire face seules aux multiples missions de maintien de l'ordre public.


Les C.R.S "Pieds Noirs"


Contrairement aux règles habituelles d'emploi des CRS, ces jeunes unités vont être, à de rares exceptions, utilisées dans leur ville de résidence et intégrées sans délai dans les dispositifs de quadrillage et de gardes statiques. Ainsi elles ne sont plus des réserves mobiles d'intervention et se trouvent dispersées en petits détachements dont l'utilisation est souvent déraisonnable, voire anarchique

En décembre, avec la nomination du Général CHALLE au poste de Commandant en chef des Forces en ALGERIE, on s'oriente vers une conception tactique nouvelle à base d'offensive. A cet effet, il est prévu de retirer du quadrillage les troupes nécessaires à la constitution de réserves générales opérationnelles pour combattre les " willayas " et de réaliser une infrastructure d'auto défense avec les Musulmans Francophiles.

Aussi pense-t-on aux CRS pour remplacer ces troupes sorties du quadrillage. Mais leur effectif étant trop faible, on propose de jumeler 10 compagnies deux à deux et d'adjoindre à chaque groupe ainsi obtenu environ 500 Harkis pour parvenir à l'effectif d'un gros bataillon. Mais les difficultés de tous ordres (transformation profonde des structures des CRS entre autres) fait que cette formule est abandonnée.

Au cours de cette année 1959, il est enfin admis que les CRS auront la responsabilité de quartiers dans leur ville d'affectation et ne devront plus être dispersées en multiples détachements pour accomplir des tâches dont beaucoup sont secondaires.

Cette utilisation va "geler" la presque totalité des effectifs. Aussi, pour les manifestations d'ALGER le 24 janvier 1960, le groupement central des CRS en est-il réduit aux expédients : la constitution de compagnies de marche avec des détachements prélevés à SETIF, BOUGIE, ORAN, MOSTAGANEM et AIN-TEMOUCHEN.

3 Compagnies arrivent donc à ALGER le 22 janvier 1960. La 4ème, tombée dans une embuscade du FLN près de BORDJ BOU ARRERIDJ, ne rejoint que le 23. ALGER est fiévreuse. Mais la mission confiée aux CRS (protection des bâtiments publics) exclut toute action sur la voie publique. Celle-ci est confiée à une dizaine d'escadrons de gendarmerie mobile.

Les CRS vont échapper ainsi à la sanglante fusillade du 24 janvier qui fera 14 morts et une centaine de blessés parmi leurs camarades de la Gendarmerie Mobile et qui marquera le début de la " semaine des barricades ".

Cette fameuse semaine a entraîné une nouvelle réorganisation des pouvoirs civils et militaires en ALGERIE. Le Préfet AUBERT a succédé au Colonel GODARD à la tête de la Sûreté Nationale à ALGER. Cela va permettre aux CRS algériennes de sortir enfin de l'immobilité qui leur était imposée. Le 12 mars 1960, 3 compagnies embarquent pour un déplacement en Métropole. Mais ce n'est là qu'une exception. L'emploi des unités reste source de difficultés, car les CRS ont une double subordination : elles dépendent hiérarchiquement des autorités civiles et, en ce qui concerne le maintien de l'ordre, des autorités militaires. Leur utilisation reste disparate, soumise aux contingences locales. Elle est parfois inadaptée : Il est certain, notamment, que la garde des camps d'internement de Paul Cazelles, Lodi et Bossuet devrait être assurée par des forces moins nécessaires au maintien de l'ordre.

Cependant, juin s'annonce houleux, on craint des troubles pour la commémoration de l'anniversaire du 18. En raison des faibles disponibilités des unités algériennes, il doit être fait appel de nouveau aux CRS Métropolitaines.

L'imposant service d'ordre mis sur pied (13 CRS et 25 escadrons de gendarmerie mobile) a un effet dissuasif. Au début juillet les 8 CRS déplacées regagnent la Métropole et les 5 algériennes leur ville de résidence.


" Soldats de la rue "


Pas pour longtemps. Dès novembre, le problème du maintien de l'ordre se pose à nouveau à ALGER. Le 2, les algérois, voient au Monument aux Morts du square Lafférière ce qu'ils n'avaient plus vu depuis 2 ans : le service d'ordre assuré par les CRS armés et casqués.

Ainsi les revoilà comme au 13 Mai.

"Vous souvenez-vous, Algérois, comment ce jour là, vous les avez traités ? Qu'attendez-vous pour recommencer ? dit un journaliste.

Le front pour l’ALGERIE Française s'agite en sous-main. Le 10 novembre au soir, 3 compagnies doivent intervenir contre les trublions. Pour le 11, le dispositif de sécurité est étoffé. Dès 9 heures, la foule est massée autour du périmètre interdit entre le Forum et le Boulevard CARNOT. Elle hue le cortège officiel. L'atmosphère est si tendue que la suite des cérémonies prévues est supprimée. Les CRS d'ALGERIE ne vont pas tarder à recevoir le " baptême de la rue ".

Les affrontements commencent dès 10 heures. Faute d'une conception, de manœuvre du représentant de l'autorité civile responsable, les unités - gendarmes mobiles et CRS - interviennent d'une façon désordonnée. Les manifestants sont jeunes, mobiles, agressifs. Ils vont jusqu'à faire dévaler deux autobus sur les barrages de CRS. La matinée voit des empoignades confuses.

Pour mettre un terme à cet emploi anarchique, le colonel MOULLET, responsable d'ALGER-SAHEL, fait replacer les 4 CRS d'ALGER sous les ordres de leur chef, le Colonel BRES, commandant le groupement n°11 et leur fixe une mission :

rétablir l'ordre dans les quartiers Rovigo et Pélissier. La gendarmerie Mobile, pour sa part, a la même charge dans le quartier Michelet. Quant au Corps Urbain, dont l'inefficacité est notoire, il est éliminé du dispositif et rendu à ses tâches habituelles.

Les heurts se succèdent jusqu'à 19H00. L'affaire fera une centaine de blessés parmi Gendarmes et CRS et donnera lieu à 70 arrestations.

Craignant l'activité du F.A.F. les autorités redemandent des renforts. Ainsi, dès le 14 novembre, 5 CRS Métropolitaines reviennent à ALGER, constituant un groupement opérationnel aux ordres du Colonel FONTY. Enfin, une nouvelle organisation du commandement permettra aux CRS de manœuvrer en unités constituées et sous le commandement de leur hiérarchie, seule garantie de cohésion et d'efficacité.

L'annonce du référendum sur la politique algérienne du gouvernement va décupler la colère des masses européennes et, paradoxalement, l'opposition du F.L.N.. Une nouvelle crise s'annonce. On met en place à ALGER un dispositif impressionnant 28 escadrons de gendarmerie mobile et 17 CRS.


" Les émeutes de décembre "


Le voyage du général DE GAULLE en ALGERIE le 9 décembre 1960 va fournir aux dirigeants activistes le prétexte pour pauser à l'action. Le 8, le F.A.F. lance un appel à la grève générale.

Le 9 à 4H00, un PC mixte opérationnel est mis en place à Fort l'Empereur. Le Colonel DEBROSSE pour la gendarmerie, le colonel DE ROSNAY pour les CRS, ont la responsabilité de la manœuvre de leurs unités. Celles-ci sont à pied d'œuvre dès 5H00. A 7H30, elles signalent que des clous ont été semés dans plusieurs quartiers et provoquent des embouteillages. Un peu plus tard, des barricades sont élevées à Bab-el-Oued. Les premières échauffourées se produisent vers 9H00. Les riverains soutiennent les manifestants dont les actions sont coordonnées et acharnées. Les renseignements de la police locale sont inexploitables, parce que faux et trop tardifs. Les engagements durent jusqu'à 13H00, puis, après une légère accalmie, reprennent dans l'après-midi, plus violents encore. Un escadron de chars envoyé pour détruire des barricades est immobilisé par la foule. Toutes les compagnies des groupements opérationnels des Colonels FONTI, MARCHAL et SAUVAGNOT sont soumises à rude épreuve et comptent une centaine de blessés, dont quelques uns sérieusement. Le calme ne revient que vers 20H00.

Par ailleurs, si le passage du Général DE GAULLE à MOSTAGANEM et TLEMCEN n'a pas occasionné de graves incidents et si le Constantinois est calme, il n'en est pas de même à ORAN. Les manifestations y ont été certes moins violentes qu'à ALGER mais elles ont dépassé en ampleur toutes celles du passé. Et, les responsables militaires du maintien de l’ordre n'ayant pas pris les dispositions nécessaires (il n'a pas été fait appel à la Gendarmerie Mobile et les troupes ne sont pas intervenues), les CRS ont été débordés.

D'autres troubles étaient attendus le lendemain à ALGER. Ils ne manquent pas de se produire. Vers 10H00, les 3 CRS en place dans le centre, subissent l'assaut de véritables groupes de chocs entraînés et armés de grenades. Le Groupement Sauvageot, chargé de protéger le Palais d'été est très durement pris à parti. La violence des contacts est telle que les CRS et les escadrons de gendarmerie mobile demandent une dotation, qui leur est accordée, en grenades offensives. Cependant, l'agitation gagne. Vers 14H00, elle s'étend aux quartiers populeux de BELCOURT et de MUSTAPHA.

Dès lors, plane le risque terrible de contre manifestations musulmanes.

Celles-ci commencent vers 19H00, alors que les échauffourées ont à peine cessé dans les quartiers du centre. Les musulmans de BELCOURT se répandent rue de LYON armés de haches, de bâtons, de couteaux, et saccagent tout sur leur passage. Des Européens affolés ouvrent le feu.

La CRS 208 employée à proximité parvient à disperser les musulmans et à contenir la foule Européenne. Le lendemain, 11 décembre, tous les quartiers musulmans périphériques sont en effervescence. Les fonctionnaires des CRS, très éprouvés la veille sont à nouveau dans la rue au petit matin. Ils ont reçu des renforts : 16 compagnies sont prêtes à intervenir. Mais la journée sera très dure pour tous.

L'affaire la plus importante se situe rue de Lyon. Plus de 10000 musulmans excités sont concentrés en bas de la rue Albin Rozet, contenus par un barrage de CRS pendant de longues heures (de 10H30 à 17H30), le colonel FONTI doit faire preuve d'une grande lucidité et d'un extraordinaire sang-froid pour éviter le drame. Par deux fois, en effet, les détachements de paras sont venus sur les lieux pour " liquider cet abcès par le feu ". A 11H30 enfin, les CRS chargent par les moyens classiques et dispersent la masse sans dommage.

Cette terrible menace du déferlement des musulmans dans la ville a, sur le plan de l'ordre un effet bénéfique : elle met un terme aux violences des Européens.

Enfin, chose étrange, la casbah n'a pas encore bougé.

Cette journée du 11 décembre a été "chaude" aussi, dans d'autres villes. A ORAN, évidemment, où l'organisation du dispositif de sécurité, toujours aussi irrationnelle, a permis de graves violences, l'attaque de bâtiments publics et l’affrontement des deux communautés. A CONSTANTINE également, où une CRS a été violemment prise à partie par de jeunes manifestants Européens.

La casbah ne connaîtra l'effervescence que le 12 décembre. 10 CRS devront y intervenir, parfois vigoureusement. L'une d'entre elles essuiera des coups de feu. Ainsi, le prestige indéniable des CRS auprès des musulmans n'aura pas suffit, cette fois, à ramener le calme. Et désormais, ce quartier grouillant sera bouclé par la troupe. Le 13 décembre, tout semble cependant rentré dans l'ordre à ALGER. La ville Européenne parait calme et la casbah, où les CRS incitent les commerçants à rouvrir leur boutique, ne bougent pas. L'agitation y explosera de nouveau le 14 à 1H00 du matin. Dès 4H00, les 4 groupements opérationnels des CRS l'investissent, démolissent les barricades, saisissent les emblèmes nationalistes. Le calme ne pourra être rétabli qu'à l'aube du 15 décembre. Ce même jour, tandis que 4 CRS font mouvement sur BONE, où des incidents meurtriers ont éclatés entre les Légionnaires et les Musulmans, une vaste opération de ratissage dans cette termitière permettra l'arrestation de nombreux meneurs F.L.N et marquera la fin de ces tragiques évènements dont le bilan se monte à 118 morts et plus de 500 blessés.

Après le 15 décembre, des manifestations sporadiques à caractère nationaliste se déroulent en divers points du bled algérien. Leurs conséquences sont souvent tragiques. Par contre, dans les grandes cités, le calme est revenu. Mais c'est un clame apparent, fragile, et qui nécessite une surveillance attentive et constante. Aussi, le dispositif CRS à ALGER et ORAN n'a-t-il pas subit de sensible modification.

Pour le 8 janvier, la date du Référendum sur l'autodétermination, huit compagnies arrivent de Métropole portant à 22 le nombre des CRS déplacées en renfort des 19 CRS organiques d'ALGERIE. Par ailleurs, les effectifs militaires rassemblés pour cette occasion sont considérables : 40 000 hommes à ALGER, 12 000 à ORAN. Et des mesures sévères sont édictées pour assurer le déroulement normal et la sécurité des opérations de vote. La journée sera calme.

Mais l'agitation musulmane persiste, larvée, et donne lieu à de vastes opérations de police pour ameuter les meneurs F.L.N. Dans le même temps, les besoins de la Métropole ont nécessité le retour de 17 compagnies. Pas pour longtemps, car, avant la fin Janvier, 7 CRS doivent retraverser la mer pour s'installer à ALGER et ORAN et 5 autres sont en alerte, prêtes à les rejoindre dans les plus brefs délais.

Au début de février 1961, explosent les premières charges de plastic et apparaît sur les murs le sigle " O.A.S. ". Ce recours des Européens au terrorisme oblige les CRS à de perpétuelles patrouilles pendant les heures de couvre-feu et fait renaître les violences des Musulmans.

C'est alors que de nouvelles dispositions sont prises pour redonner aux autorités civiles les responsabilités et les moyens relatifs au maintien de l'ordre, en particulier à ALGER et à ORAN, où sont créés les postes de Préfets de Police.


" Le Putsch d'avril "


Après le discours du président de la république le 11 avril, des rumeurs circulent dans certains milieux d'ALGER sur l'éventualité d'un putsch militaire. Mais personne ne semble les croire vraiment fondées. Les instructions reçues par le commandement des CRS, quant à elles, laissent à penser que les autorités militaires ne tenaient pas le coup de force pour une certitude. Aucune disposition particulière n'a été prise concernant la protection des édifices publics. On a simplement parlé de vigilance..

L'opération est menée dans la nuit du 21 avril avec une très grande précision et une rapidité foudroyante. C'est un beau travail de professionnel. Les 4 CRS disséminées dans la ville n'ont pas le temps de se regrouper sur les points sensibles. Lorsque certaines d'entre elles reçoivent l'ordre de les défendre par tous les moyens y compris par le feu, il est déjà trop tard.

La délégation générale, la préfecture, le commissariat central seront ainsi investit sans coup férir, de même que le PC d'ALGER-SAHEL au Fort l’Empereur, où les gendarmes mobiles de garde ne peuvent opposer de résistance.

Dès le 22, le colonel de ROSNAY, chef des CRS en ALGERIE est convoqué chez le colonel GODARD, ancien patron de la sûreté en ALGERIE qui participe au complot. DE ROSNAY précise que les CRS n'exécuteront que ses seuls ordres et que leurs activités se borneront aux missions antérieures de sauvegarde des personnes et des biens. Son interlocuteur parait navré, mais ne parle ni d'internement ni même de désarmement des CRS. A l'état major inter-armées où il se rend ensuite, DE ROSNAY trouve des officiers inquiets, préoccupés, comparaissant devant le général CHALLES un des chefs de l'insurrection, il lui répète ce qu'il a dit au colonel GODARD. Le général ne bronche pas et se contente d’enregistrer. Il a, assurément d'autres soucis que ceux des CRS

Rentré à son P.C ., DE ROSNAY prend contact avec les commandants des Groupements d'ORAN et de CONSTANTINE, où il ne s'est encore rien passé, puis avec l'état-major de la gendarmerie mobile et l'Amirauté, où les points de vue exprimés sont identiques aux siens.

A 11H45, arrivent au groupement central, le colonel DEBIN, commandant du groupement opérationnel CRS et ses officiers. Ils ont été autorisés à quitter le Port l'Empereur où le colonel MOULLET, commandant d'ALGER-SAHEL, et le Préfet de Police sont prisonniers. DEBIN, dont toutes les unités ont regagné leur cantonnement est convoqué chez le colonel GODARD. Il lui dit ce qu'a déjà dit DEROSNAY.

Le colonel MARCHAL, commandant du groupement des CRS d'ALGER, également convoqué chez GODARD dans l'après-midi, trouve celui-ci plus préoccupé que jamais. Car l'armée ne bouge pas. Elle ne bougera pas. Le 23, les autorités légales sont encore partout en place, sauf celle d'ORAN qui se sont repliées à TLEMCEN.

A ALGER, c'est donc l'attente. D'un coté, celle des chefs du putsch, qui espèrent le ralliement de l'armée. De l'autre, celle des chefs des forces (Gendarmerie, CRS, Marine, troupes de sous-secteurs) qui n'ont pas rallié le mouvement et qui comptent sur sont échec. Au cas où la situation se prolongerait, ils ont par ailleurs envisagé le repli de toutes leurs unités dans une zone contrôlée par les troupes loyales. Au soir du 25 avril, le putsch vit ses dernières heures. RADIO-FRANCE, poste tombé sous le contrôle des chefs du pronunciamiento, annonce à 20H30 "Trahison ... rendez-vous tous au FORUM". Déjà, les paras abandonnent leurs positions. Près de la caserne PELISSIER, les CRS prennent la place des Légionnaires du 1er R.E.P. A Minuit, ALGER est pratiquement sous le contrôle des forces de l'ordre. Vers 1H30, les chefs du coup de force quittent la délégation générale. A 22H00, la CRS 52 est sur le Forum. ALGER n'est plus une ville insurgée.

Dès le lendemain, les autorités s'attaquent à l'organisation subversive civile qui s'était révélée, pendant le putsch, comme le nouveau danger menaçant la paix publique. D'importantes forces sont acheminées sur ALGER (dont 9 CRS supplémentaires) Afin d'effectuer des perquisitions pour retrouver les nombreuses armes détenues par la population. Car l’OAS a annoncé que le combat continuait, et ordonnait de ne pas restituer les armes.

Alors que le climat s'alourdit encore. Des mesures individuelles sont prises dans l'armée et les administrations. Les CRS n'y échappent pas : quelques gradés d'une compagnie d'ORAN qui ont refusé d'obéir pour des raisons politiques sont révoqués. Chaque jour supporte son cortège d'attentats. Les besoins en forces de l'ordre sont plus pressants que jamais. Et partout plane la suspicion et la hantise de la trahison.


" La guérilla urbaine "


Au cours de l'été 1961 éclatent de nouvelles manifestations. A ALGER, en juillet, 2 groupements de CRS se heurtent durement à des manifestants musulmans. Fin août, des affrontements sanglants ont lieu à ORAN entre les deux communautés, nécessitant l'envoi de nouveaux renforts (3 compagnies) de métropole. En septembre, l'OAS redouble d'activité. A ORAN, le 2 octobre, une grenade au phosphore est lancée sur une section de CRS arrivée en renfort sur les lieux et accueillie à coups de feu tirés des balcons.

Le FLN ne se tient pas en reste. Le 1er novembre est sanglant : des commandos ont ouvert le feu sur les forces de l'ordre.

Dans ce climat de guerre civile, l'OAS soumet les pieds-Noirs à une intense propagande. Bien entendu, les CRS algériennes sont particulièrement visées. Jusqu'alors on a cependant déploré que deux abandons de poste. Mais le 18 novembre, ce sont 10 hommes de la compagnie de TIZI-OUZOU en déplacement à ALGER qui rejoignent l'OAS avec leurs armes.

C'est là un coup terrible pour les CRS d'ALGERIE. En janvier 1962, elles sont toutes envoyées en métropole et le gouvernement central disparaît. 21 CRS métropolitaines regagnent l'ALGERIE. Elles y vivront les moments les plus pénibles qu'elles aient connus.

En effet, l'action de l'OAS est plus violente que jamais. Les fonctionnaires des CRS sont sans cesse sollicités pour protéger les équipes de police judiciaire, pour effectuer fouilles, bouclages, barrages, contrôles dans des conditions difficiles et dangereuses. Des tracts circulent où l'on peut lire notamment : "Policiers, CRS., sachez que le moment du choix est proche. Souvenez-vous du sort des miliciens, 10 000 d'entre eux furent fusillés ....".

Certains tracts s'adressent à l'armée :

"Militaires de toutes armes ! Pour votre sécurité. Tenez-vous à distance des gendarmes et des CRS. Refusez de participer aux patrouilles mixtes...".

Ce ne sont pas là des rodomontades. Les commandos OAS tirent sur les patrouilles , harcèlent les cantonnements. Un barrage est la cible d'un feu nourri qui fait un mort et trois blessés graves.

La situation est telle que les CRS se voient dotées d'un armement supplémentaire (fusils mitrailleurs, fusils lance-grenades) et que, pour certaines missions, on leur fournit l'appui d'engins blindés. Aussi tentent-elles à devenir tout autre chose que des unités de police mobile. Leurs hommes pour protéger leur vie, doivent s'adapter à la rapide ouverture du feu et au combat de rues. Les Européens, lorsqu'ils ne tirent pas sur eux, leur montre une hostilité d'ordinaire réservée aux troupes étrangères d'une armée d'occupation. Leur vie est quasi intenable. Elle le restera jusqu'au bout.

Car malgré l'arrestation des ex-généraux SALAN et JOUHAUD (la capture de ce dernier est l'œuvre d'une patrouille de CRS, lors d'un banal contrôle de routine) et malgré l'accord de cessez le feu du 19 mars, l'OAS n'a pas renoncé. Au contraire, le durcissement de son action est tel que les autorités doivent faire cloisonner ALGER. Dans les grandes villes, c'est la folie destructive, la politique de la terre brûlée, le plasticage des édifices publics. Les forces de l'ordre reçoivent pour instructions d'appliquer les plans de défense et de protéger les bâtiments par tous les moyens.

Les CRS sont partout sur la brèche. C'est une véritable guerre. A ORAN, notamment, les quartiers d’Européens sont des retranchement d'ennemis. Les CRS ne peuvent y progresser qu'à l'abri des engins blindés. La compagnie qui garde la nouvelle préfecture est chaque fois harcelée par de violentes rafales de fusils mitrailleurs. Les cantonnements des unités sont attaqués au mortier ; Les patrouilles tombent dans des embuscades. A ORAN, le 12 avril 1962, une section de la CRS 34 est clouée au sol par le feu violent d'un commando OAS. Le lieutenant CHEZEAUD, le brigadier ROBVIEUX et le gardien CHOMBEZ sont tués, deux gardiens sont blessés. Les renforts qui arrivent sur les lieux sont également attaqués, le capitaine FICHOT et sept gardiens sont blessés.

Mais les Européens d'ALGERIE fuient, indifférents aux mots d'ordre de l'OAS. Ils se pressent dans les ports et sur les aéroports, où des CRS, cruelle ironie du sort, tentent de faciliter les opérations d'embarquement.

A la mi-juin tout est fini.

Cependant une incertitude plane quant au retour en FRANCE des CRS déplacées. Car les Algériens ont émis l'idée qu'ils pourraient rester après le 1er juillet pour permettre à leur nouvel Etat d'organiser sa police. Après quelques tractations, il ne sera pas donné suite à ce désir. Toutefois, 6 compagnies seront tout de même maintenues jusqu’au 1er septembre 1962 pour assurer la protection de diverses résidences et la sécurité des services de l'ambassade et de la cité administrative de ROCHER NOIR.


Ainsi les CRS ont été pendant plus de 10 années (d'avril 1952 à septembre 1962) présents en ALGÉRIE. D'un bout à l'autre de l'ALGERIE, d'un bout à l'autre du conflit.

Bien qu'elles n'aient pas pesé très lourdement sur le cours de l'histoire en raison de leurs moyens relativement limités, elles en ont ressenti les soubresauts avec autant d'acuité que bien d'autres unités engagées.

Souvent chargées d'impossibles missions, parfois tiraillées entre les autorités civiles et militaires, coincées entre les deux communautés pour les empêcher de s'entre égorger, elles ont payé au drame algérien leur tribut de souffrances et le prix du sang et ont vécu là-bas la plus dure expérience de leur jeune existence.

Enfin, elles n'y ont gagné rien d'autre que la satisfaction du devoir accompli. Elles n'ont même pas conservé les 19 compagnies créées en ALGERIE. Celles-ci ont été dissoutes le 28 Octobre 1963.

 

 

 

http://polices.mobiles.free.fr/Algerie/dans_Aures.htm

 

.

Rédigé le 23/02/2023 à 17:32 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

« | »