CHRONIQUE. Comme en témoignent les nombreuses études universitaires, colloques, et autres rencontres, l’œuvre et les combats de l’écrivaine algérienne résonnent toujours.
La romancière et historienne Assia Djebar est décédée à Paris le 6 février 2015. Elle repose au cimetière de Cherchell en Algérie, face à la mer Méditerranée qu'elle chérissait tant. Force est de constater qu'elle reste présente dans le champ culturel algérien et français, comme en témoignent les nombreuses études universitaires, colloques, articles et autres rencontres sur son œuvre dense et significative. Une vie intellectuellement riche l'a menée à être la cinquième femme à entrer à l'Académie française. Ce fut une consécration pour une romancière qui a reçu tant de récompenses des deux côtés de la Méditerranée et aux États-Unis.
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Une vie consacrée à l'écriture
Par la force de ses écrits et au fil du temps, elle est devenue le symbole de l'amitié entre les deux rives, France/Algérie, malgré une histoire commune mouvementée, tragique, profonde. Son premier roman La Soif fut publié en1958 en pleine guerre d'Algérie et son dernier Nulle part dans le pays de mon père fut publié en 2007. Une autofiction où Assia Djebar raconte son enfance et son adolescence. Sa formation d'historienne influença beaucoup ses œuvres fictionnelles dans le sens où l'histoire collective s'est infiltrée subrepticement dans ses récits, en rapport avec l'Histoire, l'histoire des femmes en Algérie, où se mêlent le religieux et le sociétal, avec une critique sans relâche de l'intégrisme religieux. Ses personnages relèvent de son imaginaire comme dans L'Amour, la Fantasia où l'Histoire et la fiction s'entremêlent et où se croisent le « je » et le « nous ».
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Une œuvre qui évoque aussi le sort des intellectuels confrontés à l'intolérance et à la violence des années 1990 en Algérie
Dans Ombre sultane, le couple, l'amour, l'histoire, la révolte féminine contre l'oppression prend une grande ampleur : la psychologie et l'histoire se fondent pour mettre en scène le vécu des femmes, comme dans Les Femmes d'Alger dans leur appartement où elle détourne avec bonheur le célèbre tableau de Delacroix peint en 1834 à Alger. Son roman Loin de Médine répond à une période difficile pour la société algérienne quand l'islamisme commençait à s'installer. Le récit octroie une parole libre aux femmes de Médine qui deviennent actrices de leur histoire, une dénonciation acerbe d'un intégrisme intolérant qui falsifie justement l'Histoire. Cette critique s'accentue quand la douleur devient intolérable après les assassinats des intellectuels algériens par les islamistes durant la décennie noire. Elle fustige et dénonce les assassins dans Le Blanc de l'Algérie, une Algérie où le sang a toujours coulé, avec un peuple qui a toujours su résister.
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Hommage à la femme algérienne
Assia Djebar questionne l'Histoire comme dans Oran ville morte et Vaste est la prison. Dans Nulle part dans le pays de mon père, personnage autodiégétique, elle décrit sa vie en tant qu'enfant, adolescente et jeune femme. Le style d'Assia Djebar est poétique et réaliste à la fois, car elle prend le lecteur par la main pour l'introduire dans sa famille, dans son intimité, du côté de Cherchell la romaine. Le territoire de l'enfance est revisité, révélant ses rapports avec sa mère, une femme de son temps, dont les seules sorties hebdomadaires étaient le hammam. La narratrice décrit avec volupté et finesse la 'fouta' orange et noire, accrochée à l'entrée pour signaler que le hammam est réservé aux femmes. Elle recrée les conversations qui résonnent, les commérages et les secrets, le hammam, un espace de liberté d'expression.
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Un parcours d'excellence dans une société patriarcale
Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zohra Imalayen, travaillait bien à l'école, car son père, instituteur, veillait à sa réussite. Elle le décrit comme un homme tolérant et traditionaliste à la fois et raconte qu'un jour, avec un voisin, elle apprenait à se tenir en équilibre à vélo. Son père fit irruption dans la cour et lui intime l'ordre de rentrer, lui déclarant qu'elle ne pouvait faire de vélo, car elle montrait ses jambes. Âgée de cinq ans, cet ordre et cet argument furent un traumatisme dont elle ne s'était jamais remise, la poussant plus tard à toujours être la pionnière, à réussir tout ce qu'elle entreprenait et braver les interdits.
Une écrivaine aux identités multiples
Elle fut l'une des premières musulmanes à être admise au lycée de Blida durant la colonisation. Elle décrit sa première révolte quand elle fut désignée par ses camarades algériennes à être leur porte-parole auprès de la directrice pour protester de ne pas avoir de viande, sous prétexte qu'elles jeûnaient. Elle rapporte avec humour sa réponse d'une grande pertinence à la directrice qui lui demandait ce qu'elles voulaient alors manger : « des vol-au-vent ». La présence de deux communautés, vivant côte à côte, sans se mêler, transparaît avec ses codes et ses valeurs, et dans le même temps, elle se rappelle sa meilleure amie française qui partageait avec elle son amour de la lecture et de la littérature.
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Une trajectoire individuelle qui se confond avec celle du peuple algérien
La question des langues fut au cœur de son discours, de par son vécu de la dualité coloniale et de sa position vis-à-vis des intégristes qui veulent éradiquer la langue française, car cette langue reste porteuse d'ouverture. Durant la colonisation, en tant que jeune fille appartenant à la communauté des colonisés, la langue française lui avait permis de ne pas porter le « haïk » comme elle le dit : « J'ai échappé au voile grâce à la langue française, c'est-à-dire grâce au père dans la langue française. » La langue française a toujours été perçue comme une langue de liberté. Pendant la période coloniale, Assia Djebar avait étudié très dur pour être une des premières algériennes à réussir dans un contexte politique particulièrement douloureux, car fermé aux « indigènes ». Le même constat est fait après l'indépendance, suite à une arabisation forcée et non préparée, prise en charge souvent par des idéologies d'un autre temps, la romancière avait saisi les enjeux idéologiques et ainsi elle a lutté pour le plurilinguisme. Dans ses romans elle a mis en scène des femmes qui bravent les interdits comme Chérifa, Lella Aïcha, Salima, Amna, Touma, Suzanne, Hassiba, Lila, Malika, Nadia, Sarah, Nfissa ou Isma, car elle avait dit un jour qu'« en Algérie même une pierre serait féministe ». Ce n'est donc pas un hasard si elle fut souvent comparée à Simone de Beauvoir et qu'elle avait reçu le Prix Marguerite Yourcenar, entre autres prix. Assia Djebar fut une femme engagée dans le bon sens du terme, une femme qui a su raconter des histoires pour libérer non seulement la société algérienne, mais toutes les sociétés.
Par Benaouda Lebdai
Publié le 22/02/2023 à 20h30
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