PRÉSENTATION DE L'ÉDITEUR
Durant la guerre d’Algérie, les autorités militaires françaises mirent en place des camps de regroupement destinés à contrer la lutte pour l’indépendance en déplaçant des populations de leurs terres d’origine.
Entre 1954 et 1962, un quart de la population fut déplacé par les autorités militaires françaises et confiné dans des camps de regroupement pour détruire ce que les autorités françaises considéraient comme des soutiens aux groupes armés qui luttaient pour l’indépendance.
Coupés de leurs terres et de leur moyens de subsistance, ces populations relativement pauvres, pour l’essentiel des femmes, des enfants et des personnes âgées, durent recréer de nouvelles vies dans ces camps de fortune.
Ces déplacements ont constitué une rupture profonde dans les conditions d’existence de milliers de paysans algériens, bien au-delà de la période où ils furent enfermés dans ces camps.
Cet ouvrage reconstitue la trajectoire de certains témoins de la région de Cherchell qui ont subi ces déplacements forcés, et apporte, à travers cette série de récits, une pierre essentielle à l’édifice d’une mémoire souvent oubliée ou occultée.
Emportés collectivement dans les secousses de la guerre, ces femmes et ces hommes ont vécu, chacun à leur manière, des parcours qui les ont menés dans des directions différentes.
Les auteurs ont minutieusement récolté ces récits de vie, ces parcours cassés, qui malgré la douleur et l’arrachement ont pu, quelquefois, engendrer aussi de belles histoires.
AUTEURS
Kamel Kateb
Kamel Kateb est chercheur démographe à l’Ined, dans les unités de recherche « Migrations internationales et minorités » et « Identités et territoires des populations ».
Ses travaux portent sur l’histoire statistique de l’Algérie, l’histoire des populations des pays du Maghreb, leurs systèmes éducatifs, et sur les migrations entre le Maghreb et l’Europe.
Nacer Melhani
Nacer Melhani est agronome de formation et de profession, il porte un intérêt
sur l’évolution des populations rurales de la région de Cherchell. Impliqué dans le mouvement associatif local, il est auteur d’articles de presse (en arabe et en français) sur l’histoire de l’Algérie.
M’hamed Rebah
M’hamed Rebah est écrivain. Il s’intéresse aux questions de l’écologie et à d’autres thèmes divers ayant trait aux médias, à l’histoire et à l’actualité. Il est retraité et continue d’être actif dans le mouvement associatif.
Chapitre 3
Expulsions, déracinement et dépossessions
I. Un impératif militaire
1À partir de 1960, les documents émanant du commandement militaire et qui concernent les regroupements de population, deviennent plus nombreux et mettent l’accent sur les impératifs de protection des populations de l’action des « rebelles », sur la rénovation rurale et sur les aspects proprement militaires. Les documents archivés antérieurement à cette date sont relativement plus explicites sur les intentions des militaires concernant ces regroupements. Il n’est question que d’aspects strictement militaires ; isoler les « rebelles » et rationaliser l’utilisation des forces armées dans le processus de contrôle des populations : « La décision de soustraire physiquement les populations rurales à l’emprise FLN en les déplaçant de leur habitat traditionnel, trop dispersé, pour les regrouper sous la protection de nos unités de quadrillage, a été prise dans une optique de stricte économie des forces. Les regroupements se sont donc faits à proximité des unités ou des SAS les plus proches, et c’est ainsi que le dispositif “regroupement” coïncide presque exactement avec le dispositif militaire. Ce faisant, les impératifs opérationnels ont nécessairement pris le pas sur les considérations économiques1 ».
2Les bilans effectués par les officiers chargés de la mise en œuvre des directives de leur hiérarchie militaire sont de la même teneur, montrant que les ordres sont biens appliqués : « M. Noirot-Cosson signale que les regroupements de population entrepris dans le département d’Alger, conformément aux directives ministérielles, sont activement poussés et qu’il est permis d’ores et déjà d’affirmer que le double objectif recherché : « supprimer le support logistique fourni aux hors-la-loi par une population dispersée ; arracher des populations, enjeux de la guerre révolutionnaire, à l’emprise rebelle, est pleinement atteint […] 25 % des besoins en crédits nécessaires ont été débloqués2 ».
3Si les objectifs chiffrés en matière de populations regroupées sont toujours conformes aux objectifs assignés, les moyens financiers ont, en revanche, toujours été en deçà des besoins estimés par les autorités militaires pour mener à bien leur mission.
4Des évènements majeurs sont cependant intervenus au cours de l’année 1959 qui ont eu une incidence particulièrement importante sur les CRP et sur les plans de la hiérarchie militaire. Le premier concerne les opérations militaires de grande envergure menées par l’armée française pour venir à bout du mouvement armé (voir carte 5).
Carte 5. Les grandes opérations militaires, 1959-1961
5Une fois les frontières Est et Ouest fermées par des lignes barbelées et électrifiées et les bandes frontalières minées, l’armée française engage des opérations aéroportées pour déloger les groupes armés. Il s’agit des opérations dites « Challe » en Oranie, « Courroie » dans l’Algérois, « Jumelles » en grande Kabylie (la plus importante avec 40 000 soldats et 300 avions et hélicoptères), « Pierres précieuses » dans le Nord constantinois, « Turquoise » en petite Kabylie, « Émeraude » dans la région de Guelma et « Topaze » dans le massif de l’Edough près de Bône (l’actuelle Annaba). Ces opérations appuyées par l’aviation augmentent considérablement les populations des CRP existants. « L’opération Cigale (Ouarsenis limitrophe de la région de Cherchell) a fait refluer vers les centres de regroupements plus de 15 000 personnes3.»
6« Situation générale après l’opération Cigale août 1960. La population débusquée de la forêt du haut massif vivait de bûcheronnage, d’élevage et de maigres cultures. Elle fut amenée dans des centres alors en voie de stabilisation en doublant ou triplant le volume. Les gens se trouveraient ainsi à parfois 20 km de leur lieu d’origine, souvent décrété zone interdite… Les nouveaux venus sont arrivés en général sans rien, avec des troupeaux décimés aux 2/3 et n’ayant aucune possibilité d’aller travailler sur leurs terres d’origine4. De ce fait les regroupés relèvent par moitié de l’assistance totale, alors qu’avant l’afflux, on devait déjà nourrir le quart des regroupés… Inutile de parler sérieusement pour l’instant de scolarisation… Au centre de Mkraba Yachir par exemple on distribue 10 kg de blé par famille par mois5. »
7Ces éléments factuels sont souvent complétés par des analyses sur des conséquences déjà prévisibles à l’époque :
8« Sortir les habitants de leur douar ancestral et de leur misère habituelle pour les placer dans des conditions plus défavorables aurait, dans le domaine politique comme sur le plan psychologique, les plus graves conséquences et favoriserait la propagande de la rébellion6. »
9Ce que signalent tardivement les archives militaires pour l’ensemble des régions concernées par les CRP ressort grandement dans les témoignages des populations de la région de Cherchell regroupées dans le camp de Messelmoun.
10Le deuxième évènement majeur qui a eu une incidence directe sur les CRP fait suite au rapport de Michel Rocard (Rocard, 2003[1959]). Il s’agit de la mise sur pied de l’inspection générale des regroupements de population sous la direction du général Parlange. L’IGRP a été créée le 25 novembre 1959 avec les missions suivantes :
- visiter les centres de regroupement ;
- prendre contact avec les autorités civiles ou militaires pour la création et la gestion des centres ;
- contrôler l’application des directives ;
- rendre compte des problèmes soulevés par l’application de ces directives ;
- préparer les projets de réforme nécessaires.
11Il en a découlé des rapports réguliers concernant la vie dans les différents centres et des estimations statistiques sont régulièrement établies par l’IGRP. Les aspects économiques et sociaux deviennent alors une préoccupation et les plans de rénovation rurale sont mis à l’ordre du jour avec la perspective de construire 1 000 villages dotés des équipements nécessaires à leur fonctionnement7.
12Le troisième évènement qui a eu une importance primordiale, avec des implications sur les CRP, est sans conteste l’affirmation par le gouvernement français en septembre 1959 du droit des algériens à décider de leur sort, qui évoluera progressivement vers le droit à l’autodétermination par un référendum. Il fait naître dans la hiérarchie militaire des préoccupations quant à l’état d’esprit des populations regroupées ; chose dont personne ne se souciait auparavant. « Situation politique … Celle-ci est toujours aussi difficile à analyser, il est quasi impossible de savoir quelles sont les pensées exactes des regroupés et quelle serait leur attitude devant un éventuel référendum8. »
II. La violence des expulsions
13Les témoignages sont unanimes sur l’impact qu’ont eu les objectifs militaires sur la vie des populations concernées par les déplacements : le contact avec les opérations de regroupement est d’une très grande brutalité et la peur omniprésente, car celles-ci ont été conçues et mises en œuvre dans le cadre d’une stratégie de guerre visant à isoler l’ennemi pour arriver à son anéantissement. La population est considérée a priori comme susceptible de favoriser les plans de « l’ennemi ». Les CRP ont été pensés et exécutés comme des opérations militaires (secret et rapidité d’intervention) par les officiers et soldats français chargés de réaliser ces regroupements. Les conséquences prévisibles du déplacement de ces populations sur leurs conditions d’existence ne semblent pas avoir fait l’objet d’une quelconque réflexion de la part des états-majors donneurs d’ordre ou exécutants.
14F.H. une veuve aujourd’hui âgée de 76 ans rencontrée chez elle à Messelmoun, relate la brutalité des évènements qu’elle a vécus à cette occasion.
Les militaires sont venus un matin du mois d’août. C’était en 1958. Ils nous ont sortis de force de la maison. « Allez fissa » [« allez, vite »], criaient-ils. Ils ne m’ont pas laissée le temps de prendre quoi que ce soit. Mon mari était dans la forêt. Il s’était sauvé avec son frère Ramdane, à l’annonce par un guetteur de l’arrivée des soldats. Les militaires m’ont conduite avec les enfants dans une clairière, puis ont mis le feu à la maison […] J’ai fait le chemin, à pied, de Immalayou à Hayouna, portant sur le dos ma fille, brûlée lors d’un bombardement9. À Hayouna, les militaires nous ont embarqués dans des camions. J’étais avec les quatre familles Arridj, elles aussi expulsées brutalement. Le trajet fut pénible. À l’approche du littoral, à la vue de la mer immense, j’ai eu peur. J’ai eu le sentiment qu’on allait nous jeter à la mer que je n’avais jamais vue de si près.
15A. M., 10 ans au moment du regroupement, relate la même brutalité et le caractère inattendu, pour lui et sa famille ainsi que pour leurs voisins, de l’opération de regroupement :
Nous avions été pris dans une vaste rafle, à Seffalou, où je suis né. Les militaires nous ont rassemblés après avoir brulé notre maison et tout détruit sur leur passage (bétail, réserves de nourriture). C’était à la suite d’un accrochage avec les moudjahidin où ils avaient subi de lourdes pertes, m’a-t-on raconté par la suite. J’ai vu les maisons de nos voisins sous les flammes. Les soldats français, aidés des féroces harkis d’El Annab, ont rassemblé les femmes, les enfants et les vieillards (les hommes valides comme mon père s’étaient enfuis dans la forêt). Nous étions plusieurs familles, les Yousfi, Arbouche, Morsli, Badri, Boukri. Nous avons été conduits, en colonne par deux, à travers les chemins de chèvres en plein soleil de midi, en passant par Mabroune (où les familles Laalaoui et Bakhti ont rejoint la colonne des prisonniers que nous étions), jusqu’au centre de Hayouna, distant d’une dizaine de kilomètres. J’ai vu des bulldozers près des mausolées de Sidi Benyoucef et d’Ibaarachène. Là, nous avons passé la nuit à la belle étoile. Les soldats se gavaient de viande des chèvres qu’ils avaient réquisitionnées. Il y avait avec nous des gens d’Iboughrithène et d’Allouche que je connaissais par l’intermédiaire de mon père. Une centaine de personnes au total. Le matin, des camions militaires sont arrivés. On nous a embarqués comme du bétail. Ils ne nous avaient pas laissé le temps d’emporter quoi que ce soit avec nous. Les camions ont pris la route de Sidi Semiane, ouverte pour l’occasion. J’avais peur. Je m’étais blotti sur le sein de ma mère. Le déplacement dans la vallée de Messelmoun fut pénible. Mes frères et moi avions un mal de tête terrible. Nous avons vomi en cours de route. Arrivés au bord de la route goudronnée, nous sommes descendus des camions sous les hurlements des soldats et des harkis. J’étais saisi par la peur. Les lieux étaient déserts. Il n’y avait que des militaires à la tenue bariolée et les harkis.
16Les témoins insistent sur le caractère inattendu de l’opération :
Après nous avoir chassés, les militaires ont brûlé la maison familiale où je suis né, à Bouhi, un petit hameau à l’ouest de Hayouna (B. B.).
Nous étions déplacés au camp durant la période de murissement des fruits. C’était septembre-octobre. Nous avions laissé les figues encore mûres sur les arbres. Nous n’avions pas pu les récolter en totalité. Ils (les militaires) nous avaient déplacés ici. C’était un terrain vague. Nous n’étions pas avertis de notre déplacement (M. G.).
17D’autres témoins ont eu le temps et la possibilité de ramasser quelques provisions et leur bétail au moment du regroupement, comme par exemple M. M., né en 1936, aujourd’hui agriculteur :
L’armée ne nous a pas avertis. C’était la période des moissons et de la cueillette des figues. Nous avons eu juste le temps de ramasser des fèves, des lentilles, des figues séchées. Nous avons placé le tout dans des ballots sur les mulets puis avons rassemblé à la hâte les chèvres et les vaches. Nos réserves sont restées dans les matmouras.
18Tous ne furent pas pris au dépourvu par le déplacement. Certains comme A. T, né en 1943, retraité de l’Armée nationale populaire (ANP) et ses voisins eurent la « chance » d’être préalablement informés, ce qui leur permit notamment de prendre leurs maigres effets et leur bétail :
À Taourira, on savait qu’on devait quitter les lieux avant le 30 août 1958. Passé ce délai, c’était la mort. L’information avait circulé de bouche à oreille. Nous avons mis nos effets dans des ballots et rassemblé le bétail. Nous avons pris le chemin du littoral en traversant les propriétés des voisins arrachés eux aussi à leurs biens. Il n’y avait pas d’autres chemins d’ailleurs. Arrivés à Novi, sur l’axe côtier, nous avons entendu l’artillerie bombarder nos maisons à partir de La Pointe des Oliviers et sa piste pour pipers10 […] Une information nous était parvenue, précisant que nous devions quitter nos demeures avant le 30 août 1958. Après cette date, toutes les maisons seront ciblées par des tirs d’artillerie. Effectivement, le 31 août ou le 1er septembre, notre hameau était bombardé. Il n’en restait ni maisons ni arbres. Les tirs d’artillerie émanaient de Fontaine-du-Génie. Les habitations qui par bonheur n’étaient pas touchées par les bombardements, étaient détruites par la suite lors d’opérations militaires sur place. Il n’en restait plus rien.
19Ou d’autres, comme M. M., né en 1951 :
Un lundi ou un mardi du mois d’octobre 1958, j’étais en déplacement avec ma tante maternelle vers le marché de Gouraya pour vendre des chèvres. En route, au niveau d’Oued Sebt, des militaires français nous avaient ordonné de rebrousser chemin et de rejoindre le douar afin de nous préparer à rallier le camp de Messelmoun. Ils nous avaient permis de rassembler nos effets, ce que nous pouvions emporter avec nous. Bien avant nous, les gens de Hayouna et de Mesker ont été déplacés au camp, eux, ils n’avaient rien emporté avec eux.
20Et A. D., né en 1919, du douar Taourira-Cherchell :
Les militaires français nous avaient avertis à l’avance, qu’à partir de tel jour aucune présence humaine ne sera tolérée au douar. Après cette date, le hameau sera bombardé par l’artillerie. Nous étions venus au camp de Fontaine-du-Génie, comme des Guebbala [gitans]. Nous étions dirigés vers le camp telle une procession, des groupes suivaient des groupes, emmenant avec nous nos moyens, que nous avons pu emmener avec nous et notre cheptel.
21Certains encore ont eu le choix de leur localisation comme A. D., père de trois enfants en bas âge qui poursuit son témoignage :
Je crois que c’était le début du mois de juillet de cette année 1958, les moissons n’étaient pas encore terminées […] les militaires nous avaient donné le choix entre Sidi Semiane et Fontaine-du-Génie. Nous autres de Raâï, nous avons opté pour Fontaine-du-Génie, car la voie d’accès est libre vers les autres agglomérations et les possibilités d’approvisionnement et de travail sont meilleures. Ceux qui n’avaient pas encore rassemblé tous leurs grains s’étaient mis d’accord avec des gens de Sidi Semiane, afin qu’ils s’en chargent. Nous, nous avons été dirigés vers Fontaine-du-Génie à pied, chacun menant avec lui son troupeau et ses biens, en procession, des groupes suivant d’autres groupes sur un trajet de 16 kilomètres jusqu’au camp.
22Un seul témoin M. B., né en 1953, mentionne un retour au lieu d’habitation après le déplacement avec les conséquences qui s’en suivirent :
Le lendemain, j’étais revenu à la maison avec ma mère pour chercher quelques provisions. Sur place, nous avions trouvé des militaires français avec des harkis. Ma mère était questionnée avec brutalité. Elle a été malmenée, elle a été frappée. Je commençais à pleurer. Nous avions été autorisés à prendre quelques provisions. Après quoi, notre maison a été brûlée en notre présence.
23Si cette étape qui devait conduire les populations vers les CRP devait être caractérisée par quelques mots, on peut alors parler d’une extrême brutalité, sans perspectives, du côté des militaires et de désespoir et résignation du côté des déplacés.
III. Dans les camps, des conditions de vie sommaires
24Les CRP ont marqué profondément les conditions de vie matérielles et psychologiques des populations rurales. Ils ont forcé ces populations à vivre dans une promiscuité qui contrastait avec une pratique antérieure d’habitat dispersé. Les conditions de vie se sont par ailleurs fortement détériorées et l’autonomie dont bénéficiaient ces populations à travers leur unité familiale de production a disparu.
25Aucune monographie ni aucun recensement ne permet de donner une idée précise des conditions de vie de la population de la région avant ou pendant la guerre. Pour une meilleure connaissance de la vie dans ces montagnes relativement hostiles, il est nécessaire de se reporter aux témoignages des personnes déplacées ou aux militants indépendantistes de la région qui expriment cette réalité de manière différente. Les nationalistes concentrent leur description sur la misère du monde rural, sur l’inactivité de l’administration coloniale et sur la lourde fiscalité qui pesait sur une paysannerie relativement démunie. Les paysans déplacés de leur côté, n’évoquent que leur capacité à répondre à leurs besoins quotidiens en mettant à profit toutes les opportunités qui se présentaient à eux, y compris le travail saisonnier chez les colons européens où les propriétaires fonciers algériens plus fortunés, sans omettre de porter l’accent sur les relations difficiles qu’ils entretenaient avec les administrateurs coloniaux (gardes forestiers, gardes champêtres, caïds et le cheikh de la fraction tribale désigné par les autorités).
1. La dépossession d’une population pauvre
26Les centres de regroupement de population sont loin d’être un évènement marginal de la guerre d’Algérie, une simple péripétie sans incidences. Il ne s’agit pas d’un déplacement provisoire de population pour une période de quelques années avec un retour à l’état initial une fois la guerre terminée. La trajectoire individuelle et collective des petits paysans pauvres des montagnes algériennes prend une direction totalement différente ; à leur corps défendant, les regroupés entrent dans un monde auquel ils ne sont guère préparés. Les spécialistes de l’époque qui se sont intéressés à la société algérienne ne s’y sont pas trompés : « Les regroupements de population, l’exode rural et les atrocités de la guerre ont précipité en l’aggravant le mouvement de désagrégation culturelle en même temps qu’ils l’étendaient aux régions relativement épargnées jusque-là, parce qu’à l’abri, partiellement, des entreprises de colonisation, à savoir les massifs montagneux de la zone tellienne » (Bourdieu, 1985, p. 123).
27Confrontés à la violence lors de leur expulsion, à la destruction de leurs habitations et privés de leurs lopins de terre, les regroupés arrivèrent dans leur nouveau lieu de résidence, généralement constitué d’un terrain vague où ils devaient établir leur nouvelle demeure souvent à partir des matériaux disponibles sur place, le plus souvent des branchages. À Messelmoun, des tentes furent érigées deux semaines après l’arrivée des regroupés au centre. La majeure partie des familles déplacées vers les CRP édifièrent elles-mêmes des habitations sommaires constituées de branchages et enduites d’argiles.
Le camp [camp de Messelmoun] était pratiquement sur la plage […] le camp était un terrain vague […] des moments, on ne trouvait pas de quoi manger (M. M.).
28La situation était silmilaire dans les autres camps notamment celui de Novi comme le rapporte par exemple A. T.
En arrivant au camp avec nos bagages, nous nous sommes trouvés sur un terrain vague. Un numéro nous était attribué. Chaque famille avait son numéro pour ériger un gourbi avec des roseaux et des branchages. Chaque ménage avait installé une hutte pour se mettre à l’abri. Chaque famille avait ses effets et son troupeau tout près d’elle. C’était l’été. Patiemment, nous avions mis en place une zeriba pour le cheptel et les gourbis pour nous abriter.
29Ou celui de Sidi Semiane Sud, selon le témoignage de A. M.
Nos maisons étaient brûlées et nos biens saccagés. Lors du déplacement vers le camp, nous n’avions plus rien à emporter avec nous, ni effets ni denrées. Nous les M. étions sérieusement éprouvés lors de cette phase précédant le déplacement […] Nous avions installé deux gourbis avec de simples branchages et du diss. Puisqu’elles n’étaient que des habitations sommaires, celà n’avait demandé que deux jours pour être mis en place. L’arrachage du diss et son étalement sur les cloisons et la couverture avaient demandé plus de temps.
30Ironie du sort, dans le centre de Messelmoun, les hommes dont les demeures ont été détruites ou dévorées par les flammes à la suite du regroupement, ont été mobilisés pour construire les habitations en dur, nécessaires à l’administration du camp et à l’hébergement des harkis.
31Certaines familles ont pu prendre avec elles une partie de leurs denrées et le cheptel dont elles disposaient. D’autres n’ont eu que le temps de ramasser quelques maigres affaires, pressées qu’elles étaient de quitter les lieux par les militaires chargés de leur évacuation de territoires institués en « zones interdites ». Une fois les denrées consommées et les revenus de la vente du cheptel épuisés, tous les individus se retrouvèrent à la même enseigne. Soit ils relevaient de l’assistance des responsables du camp dont les ressources n’ont jamais été à la hauteur des exigences de la situation, soit ils arrivaient à obtenir l’autorisation d’aller travailler hors du camp, la plupart du temps comme ouvrier agricole sur les terres des colons de la région. Des bons de ravitaillement étaient distribués aux familles tous les quinze jours. La faim, selon les témoignages, était devenue permanente, et leur principale occupation était de trouver la nourriture nécessaire à toute la famille.
2. La surmortalité infantile, signe de l’extrême misère
32Les conditions de vie étaient difficiles, l’approvisionnement en eau se faisait à partir de citernes mises à disposition par les autorités du camp, les lieux d’aisance inexistants posaient des problèmes du fait de la concentration que provoquait le camp. Dépourvues de système de ramassage des déchets, les ordures étaient jetées hors du camp parfois directement dans la mer. Il s’en est suivi un niveau de mortalité élevé11, notamment celle des enfants en bas âge. Selon les témoignages, un enfant sur deux décédait dans les camps, bien que ces derniers aient été rapidement pourvus d’infirmeries avec la présence régulière de médecins militaires. Cependant, en l’absence de statistiques fiables, la réalité de la mortalité infantile est relativement très compliquée à appréhender.
33François Marquis raconte, en juillet 2004, la polémique soulevée dans la presse française sur la mortalité dans les camps, suite au rapport Rocard (1959) et à l’article de Pierre Macaigne sur le camp de Bessembourg (massif de Collo, Nord-Est algérien) dans Le Figaro du 22 juillet 195912 :
34« En l’absence de statistiques, le rapport [il s’agit du rapport Rocard] procédait par extrapolations parfois risquées. “Une loi empirique a été constatée, pouvait-on lire : lorsqu’un regroupement atteint mille personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours”. Cette approximation redoutable n’était étayée que par deux exemples et le rédacteur précisait : “Cela ne vaut pas pour les regroupements du département d’Alger”. Certains journalistes en déduisaient pourtant, par simple calcul, sur une population globale d’un million, une mortalité de deux cent mille par an, soit 20 % de l’effectif. À quoi d’autres, tel le correspondant de l’Agence France-Presse, opposaient les exemples de Sainte-Marguerite, Sidi Madani et Sahel, qui contredisaient effectivement ces évaluations, mais qui étaient inopérants puisqu’ils se trouvaient dans le département d’Alger. “Dans les camps d’Algérie des milliers d’enfants meurent… commentait [le journal] Libération du 21 avril 1959, mais le reporter de l’AFP n’y a vu qu’un Eden pastoral ». La presse se laissait entraîner vers la polémique, et la polémique en arrivait à masquer la réalité.” ».
35Il est évident que les conditions de l’époque et l’absence de données statistiques fiables ne permettent pas de se faire une idée exacte de la surmortalité infantile occasionnée par les déplacements de population, les études ne permettent que d’émettre l’hypothèse la plus probable à savoir que la désorganisation occasionnée par les CRP ait entrainé une hausse de la mortalité infantile13. Dans tous les cas, la concentration de la population dans un espace limité (le camp) donne une perception de la mortalité infantile que ne pouvait en aucune façon avoir cette population dispersée dans les zones montagneuses. Il n’est pas étonnant que les enterrements d’enfants dans le cimetière créé à Messelmoun à la suite du CRP aient considérablement marqué les esprits :
L’armée française avait ouvert le camp […] nous, nous avons ouvert les premières tombes du cimetière (M. M.).
3. Des autorités en alerte
36La caractéristique fondamentale de la vie dans les CRP est la sous-alimentation, en particulier pour les enfants (voir encadré 3), un pouvoir d’achat quasi nul, un manque d’eau, et une forte probabilité de mortalité infantile durant les mois d’hiver. Ce constat rapporté par les témoignages est corroboré par les archives militaires conservées au Service historique de la défense du château de Vincennes.
37La situation inquiétante des regroupés est rapportée par l’inspection des centres de regroupement de population (IRGP14), les rapports sont adressés directement à la Délégation générale du gouvernement en Algérie par le général Parlange, en charge de l’IGRP15.
Encadré 3. Les enfants face à la faim
T. K, âgé de 8 ans, du camp du littoral de Messelmoun raconte un vol de fruits et la sanction subie et se remémore des faits de récupération de vivres lors de ses premières pérégrinations dans la grande ville :
Je n’avais pas joué au camp, le cœur n’y était pas. J’étais turbulent. En dehors de l’école, je cherchais constamment de quoi m’alimenter. Avec deux autres enfants de mon âge, je faisais, si je peux dire de petits larcins pour cette cause. Un jour, nous étions surpris à la ferme du colon Sitges en train de cueillir furtivement des amandes. Les militaires nous avaient emmenés au camp sur une jeep. Là, nous étions assujettis à une corvée toute la journée. Nous ramassions des mégots de cigarettes, des bouchons de bouteilles et les papiers accrochés aux barbelés. Le soir, les militaires nous avaient laissés partir avec un coup de pied au derrière. Durant toute la journée, ils n’avaient pas daigné nous donner un morceau de pain.
Durant les vacances scolaires, je me déplaçais avec d’autres enfants à pied jusqu’à Cherchell. Nous faisions le porte-à-porte des maisons pour recueillir des provisions. Nous entrions aux cafés maures et aux bars pour quémander. Les familles et les gens étaient très généreux. Nous leur faisions pitié avec nos haillons et nos pieds nus. Nous rassemblions des sacs de pains et des denrées alimentaires. Des gens nous donnaient de l’argent. Nous restions jusqu’à trois jours à Cherchell. Nous passions les nuits au bain maure Sari, à titre gratuit, sans payer nos nuitées. Au mausolée de Sidi Braham El Ghobrini, nous consommions du couscous. Durant ces journées passées à Cherchell, nous mangions à notre faim. Des enfants plus âgés que moi se débrouillaient mieux, en procédant au cirage des souliers. Pour revenir à Messelmoun, nous prenions le bus au prix de 30 centimes, parce que nous portions des sacs de provisions assez lourds.
L. C., âgé de 10 ans, du camp du littoral de Fontaine-du-Génie, parle d’une source inespérée de subsistances :
Au cours de 3 ou 4 jours de suite et aux mêmes horaires, j’ai constaté, avec d’autres enfants de mon âge, qu’à chaque sortie d’un camion de la caserne, une meute de chiens le suivait vers la même destination. Le jour suivant, nous avions décidé d’emboiter le pas au poids lourd. Ainsi, nous avions remarqué qu’à quelques centaines de mètres du village se trouve le dépotoir du poste de l’armée. Depuis ce jour, nous nous étions mis à découvrir dans la décharge des ordures des militaires des boîtes de sardines et de fromage juste entamées et du pain, que nous emmenions à la maison.
38En effet, si les regroupements de population semblent avoir des avantages stratégiques indéniables sur le plan militaire, les rapports de l’IGRP ne cessent de montrer leurs effets désastreux sur les conditions de vie de la population.
39« Les avantages de cette politique sont indéniables sur le plan militaire puisqu’elle permet de protéger plus efficacement une population que la faiblesse de nos effectifs ne nous permet pas de défendre sans la rassembler et qu’elle prive le FLN de ses meilleurs soutiens logistiques en le coupant des habitants du Bled… Il faut bien reconnaître que ce regroupement correspond souvent à un “déracinement” et s’apparente à une politique de “terres brûlées”. Les conséquences en sont graves sur les plans humain, économique et social et ne manqueront pas si nous n’y prenons garde de rendre plus incertain un avenir qui semblait déjà difficile. Sur le plan économique […] c’est la ruine totale et les déracinés s’installent avec fatalisme dans la misère mais, nous rendant responsables de leur situation, attendent que nous les fassions vivre totalement. Je conclurai en insistant sur le bouleversement gigantesque que représente pour l’Algérie la politique des regroupements16. »
40En janvier 1961, le rapport de l’IGRP donne un jugement global et sans appel : « les centres de regroupement, à quelques exceptions près, constituent et demeurent une régression pour la population rurale17 ». Cette situation était prévisible car dès 1957, de hauts responsables militaires étaient conscients des conséquences que pouvaient avoir ces regroupements sur le sort de la population, comme le montre la directive de l’état-major : « Sortir les habitants de leur douar ancestral et de leur misère habituelle pour les placer dans des conditions plus défavorables aurait, dans le domaine politique comme sur le plan psychologique, les plus graves conséquences et favoriserait la propagande de la rébellion. Un centre de regroupement bien organisé, doté d’installations convenables et géré dans des conditions satisfaisantes doit être la préfiguration des agglomérations rurales de demain dans une Algérie pacifiée18 ». Cette orientation a été reprise par la suite dans le cadre de la politique de rénovation rurale19 préconisée par le plan de Constantine, mais en dehors de quelques CRP, elle est restée de l’ordre de la volonté politique. Cependant, aucun des camps de la région de Cherchell ne présentait à l’époque l’allure d’une agglomération rurale disposant des utilités susceptibles d’améliorer les conditions de vie de ces populations extirpées du cadre de vie dans lequel elles vivaient auparavant.
41Par ailleurs, depuis la publication du rapport Rocard et l’intérêt grandissant de la presse face aux conditions de vie des regroupés et à leurs difficultés économiques et sociales20, les organisations caritatives ont diligenté une aide matérielle aux regroupés : « Assistance de la Croix-Rouge21 (30 quintaux de semoule, 300 kg de vêtements, 2 000 nouveaux francs) du Secours catholique (133 sacs de maïs, 500 sacs de blé, 350 de farine, 2 tonnes de lait en poudre 300 kg de vêtements et 800 nouveaux francs) et de la Cimade (4,5 tonnes de lait en poudre, 60 quintaux de farine, 20 de blé et 142 colis de vêtements)22 ».
42Les CRP, élément stratégique de la guerre contre-révolutionnaire et « pièce maîtresse de la manœuvre de pacification23 », ont abouti à la destruction du monde paysan des montagnes algériennes. L’autonomie relative dont disposait encore cette population a été remise en cause. Les conditions de vie se sont détériorées pour la majorité des regroupés et la misère individuelle de certains est devenue une misère collective rendant contre-productive la stratégie élaborée.
43L’évolution de la guerre et le contexte politique français ont conduit progressivement les stratèges de la lutte antiguérilla à prendre en compte les besoins du monde rural algérien24. La rénovation rurale et l’amélioration des conditions de vie de la population deviennent le leitmotiv des politiques et des militaires : « La transformation des conditions de vie des regroupés doit donc être entreprise immédiatement25 » ; « Hormis les considérations opérationnelles impérieuses […] le regroupement n’est concevable que dans la perspective d’une étape vers le village, unité sociologique viable et symbole des progrès du bled26 ».
44La hiérarchie militaire demande des changements d’attitude dans tous les domaines y compris dans la terminologie utilisée : « Les expressions “regroupements” “resserrements” sont désormais proscrites et remplacées par l’expression “villages nouveaux” »27.
45Les causes en sont d’une part, l’alerte faite par l’opinion en métropole puis par la communauté internationale sur les conditions de vie des populations regroupées. En effet, pour une fraction de l’opinion, l’usage de la torture, les rafles des ruraux et les camps ravivait en France une mémoire collective encore traumatisée par les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, les perspectives du cessez-le-feu et du référendum et leurs conséquences possibles (indépendance et réparations ?) ne sont pas à négliger dans cette évolution qui se manifeste au niveau des plus hautes instances de la hiérarchie militaire.
46Cependant, même si le langage tendait à évoluer vers une expression plus acceptable par l’opinion publique française et internationale, le fond du problème reste le même. En d’autres termes, il existe un décalage entre la volonté politique et son expression susceptible de calmer les oppositions qui se dessinent, et la capacité des militaires de mettre en œuvre les mesures nécessaires à sa concrétisation, comme le montre d’ailleurs si bien la directive du ministre délégué Paul Delouvrier : « Les regroupements de population ont, jusqu’ici, répondu à deux objectifs : 1) faciliter les tâches de la pacification et assurer la protection des populations 2) placer les populations dispersées dans de meilleures conditions économiques et sociales28 ». Si la première tâche a été menée jusqu’au bout avec les résultats qui seront analysés dans le chapitre 6, la seconde a été très loin d’être concrétisée en tout cas pas dans la région de Cherchell située à une centaine de kilomètres de la capitale du pays. Les informations disponibles (archives, témoignages) montrent que la situation n’était pas meilleure dans les autres régions du pays. Ce qui n’exclut pas que les expériences pilotes largement médiatisées à l’époque ont fourni des CRP qui préfiguraient probablement les futures « villages nouveaux » et la rénovation rurale.
47Par leur déplacement et leur regroupement dans des camps, loin de leurs lopins de terre qui assuraient leur survie quotidienne, ces paysans des zones montagneuses devinrent totalement dépendants de l’administration du camp pour les choses les plus élémentaires de la vie courante.
https://books.openedition.org/ined/17845
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