Des populations fragilisées
I. La situation des femmes dans les camps
1. La condition des femmes dans l’Algérie rurale
1Avant le déplacement forcé des populations vers les CRP, la condition des populations rurales féminines était généralement peu enviable. Dans ce système patriarcal, patrilocal et endogame, les femmes étaient mariées jeunes, et avec un cousin paternel de préférence. L’égalitarisme qui prévalait dans les communautés berbères ne les concernait pas, elles étaient exclues de l’héritage au décès du père. Cependant, elles bénéficiaient d’une certaine protection familiale et des solidarités tribales. Pleinement intégrées dans les unités de production domestiques, elles avaient à leur charge les corvées les plus pénibles (puiser l’eau des sources, récupérer le bois nécessaire pour la cuisson et le chauffage). Elles assuraient la pluriactivité nécessaire à cette économie semi-autarcique en fabriquant les ustensiles de cuisine et les jarres nécessaires au stockage des aliments. Elles tissaient la laine et confectionnaient les vêtements portés par les membres de la famille. Sans omettre le fait que leur participation aux activités agricoles était multiple (traire les vaches et les chèvres, sarclage et binage des parcelles de terre, participation aux moissons) ; en effet, les petites unités de production domestiques ne pouvaient se permettre de recourir à une main-d’œuvre d’appoint au moment des récoltes. En outre, elles se substituaient aux hommes dans l’activité agricole chaque fois que ces derniers se déplaçaient en plaine chez les colons pour les activités saisonnières indispensables à la rentabilité de ce capitalisme agraire.
2F. H. (âgée de 21 ans au moment du déplacement vers le CRP, déjà mariée et remariée) résume très bien la situation des femmes en ruralité et leur contribution à l’unité de production domestique :
C’étaient les femmes qui allaient chercher de l’eau, qui était distante de quelque 50 à 60 mètres de notre habitation […] des journées, j’y allais trois à quatre fois à l’oued […] c’étaient les enfants qui emmenaient le troupeau aux champs, mais c’étaient les femmes qui faisaient traire les vaches et les chèvres […] je ramenais le bois pour la cuisson et le chauffage […] je participais aux travaux du champ, aux sarclages, aux binages […] durant les moissons, j’étais sollicité par mon mari, je sais me servir de la faucille […] mon travail principal était la cuisine et le nettoyage des habits et des lieux… j’aidais énormément mon mari dans ses travaux agricoles […] on ne pouvait pas se permettre des ouvriers à rémunérer […] les matmouras étaient surtout l’apanage des grands propriétaires de terres […] nous stockions pour les mauvaises saisons des réserves, qui s’épuisaient généralement avant la nouvelle saison de récoltes, de cueillettes et de moissons.
3Ce témoignage est conforté par celui de A. M., du douar Bouhlal, fraction Souahlia :
L’eau était amenée par les femmes dans des guerbas [sortes de peaux d’animaux confectionnées en récipients avec fermetures]. Généralement, les femmes se déplaçaient trois fois par jour vers la source, le matin, la mi-journée et vers la fin de l’après-midi […] l’eau était utilisée à la maison dans la journée même ou à plus longue échéance le lendemain […] les possibilités d’emmagasinement de l’eau étaient limitées […] Les femmes étaient au courant de ce qui se passait dans le douar et ailleurs par le biais de leur mari et des discussions entre elles, les femmes complétaient leurs propres informations durant leurs rencontres à la source d’eau et au cours des rencontres familiales (visites aux malades, enterrements, circoncisions et mariages) […] Bien après durant la guerre, les femmes étaient impliquées dans le mouvement de libération nationale dès le début au douar grâce à leur réseau d’information […] durant la guerre, c’était les femmes qui préparaient la nourriture aux moudjahidin et lavaient leurs vêtements.
4Et par celui de D. D. :
Nous avions des khabias, que les femmes façonnaient avec de l’argile et qui étaient installées à l’intérieur de la maison. C’étaient les vieilles femmes qui les fabriquaient.
2. De nouvelles situations avec la guerre
5Au départ, dès l’apparition des groupes armés dans la région et du fait de leur rôle central dans la production des vivres, les femmes deviennent le maillon indispensable de la logistique sur laquelle s’appuie la lutte armée (elles cuisinent pour les combattants, les approvisionnent et assurent souvent la liaison entre les membres des groupes de la région). Néanmoins, malgré cela, leur rôle au sein des groupes armés est souvent cité de façon anecdotique, bien qu’elles aient été omniprésentes, comme le montrent les témoignages suivants :
Avec l’installation du Djeïch dans la zone, un nouveau train de vie avait commençait […] il y avait D. et I., 2 infirmiers installés chez nous et qui faisaient des tournées dans le douar pour soigner les familles […] [D. est une femme et I. un homme] (A. M.).
Avec l’un des premiers groupes de moudjahidin arrivant à Souahlia, il y avait une femme se nommant D., qui était infirmière. Ce groupe était dirigé par un certain S., qui est Kabyle. J’assurais les déplacements de cette D. vers diverses destinations du douar (M. A.).
Une femme, M., originaire d’El Annab (côté Ain Defla), qui était hébergée assez souvent chez nous, retournant chez sa famille, avait été attrapée et torturée par les harkis (A. M.).
Nous étions de tout cœur avec la révolution […] nous les femmes nous soutenons concrètement l’ALN […] C’était nous qui préparions à manger aux moudjahidin, qui assurions la meunerie du blé, la préparation du pain […] c’était nous qui sensibilisions les enfants de la nécessité de soutenir la révolution […] c’était nous qui insistions auprès des enfants du devoir de garder le secret […] (F. A.).
Les femmes aidaient énormément les maquisards. Je vais vous raconter cette histoire de femmes ayant soutenu la révolution au prix de leurs vies. C’étaient quatre femmes : F. B., F. A., H. M. et F. B. Elles sont originaires de Souahlia. Au mois d’août, c’était la saison de murissement des figues. Je crois que c’était août 1960. L’armée avait permis aux gens d’aller cueillir des fruits. Ces quatre femmes étaient sorties du camp, munies de denrées et d’effets pour les maquisards. En arrivant à Amarcha, elles n’avaient pas trouvé les moudjahidin. Elles étaient revenues à Messelmoun avec leurs provisions. Peut-être qu’elles étaient sujets à une délation. Avant d’arriver au camp, elles étaient arrêtées par les militaires et menées sous étroite surveillance, jusqu’à la poste actuelle. De là, elles étaient emmenées en camion jusqu’à Bois sacrée à Gouraya, où elles étaient tuées et jetées à la mer (M. M.).
6Par la suite, leur transfert dans les CRP dégrade grandement leur condition. Leur intégration dans les unités de production domestiques est remise en cause par l’éloignement des parcelles de terre familiales et l’impossibilité d’y accéder lorsqu’elles sont situées en zone interdite. Elles n’ont plus d’activités productives et sont finalement transformées en ménagères à plein temps, comme le montre le témoignage de M. M. :
Dès le matin, je voyais les femmes sortir de leurs gourbis avec leurs seaux, se diriger vers l’oued pour amener de l’eau […] je les voyais aussi aller chercher du bois pour faire la cuisine […] en dehors de cette quête de l’eau et du bois, les femmes restaient à l’intérieur du gourbi pour faire la cuisine et discutaient entre elles à longueur de journée […] des fois, me disait ma mère, elles étaient surprises par des entrées inopinées des militaires et des harkis lors de fouilles […] elles avaient très peur […] ma mère me disait que les scènes d’assauts des soldats dans le gourbi hantaient leurs nuits des années après l’indépendance […] elle était impuissante.
7La promiscuité imposée par la vie dans le camp et pour certains dans les grandes tentes mises à disposition limite la mobilité des femmes habituées à évoluer dans les espaces largement ouverts du fait de la dispersion de l’habitat.
3. Viols et exactions
8Mais le fait le plus grave, généralement dissimulé par la plupart des Algériens qui ont vécu dans les CRP, du fait des considérations d’honneur des familles, est qu’un certain nombre de femmes ont été à la merci de l’appétit sexuel d’hommes dont le pouvoir ne pouvait être limité que par l’intervention de leurs officiers supérieurs. Un certain nombre de témoignages sont évasifs mais d’autres sont explicites sur les viols et tentatives de viols exercés sur les femmes dont les pères, frères ou époux étaient éloignés du camp du fait des conditions imposées par la guerre.
Durant les opérations d’investissement du hameau par les militaires Français, des actes de viols étaient commis. Si dans le ménage, il n’y avait pas d’homme qui défend son petit carré, les femmes sont dénudées, violées, et leurs bijoux volés. Les soldats français et les Harkis attentaient aux honneurs des femmes. Des femmes se défendaient âprement, elles griffaient, elles se battaient et elles se sauvaient. Elles ne se soumettaient pas (D. D.)
9Malgré la difficulté de parler du viol, A. D. l’aborde avec les conséquences prévisibles :
C’est un sujet délicat. Les atteintes aux honneurs des familles et des femmes étaient monnaie courante au camp. C’est l’une des caractéristiques du camp de Messelmoun : les viols. C’est les harkis, qui étaient responsables de ces faits. Il y avait même des harkis qui s’étaient mariés par la suite avec des regroupées. La femme est une femme, quoiqu’elle ait vécu avec le premier mari, elle considère toujours le second comme le « véritable homme ». Il y a plusieurs cas de figures : il y a des viols tout court, des viols suivis de mariages avec des harkis, des tentatives de viols avortées suite aux résistances des femmes puis du voisinage.
10Des centaines de femmes dans des habitations le plus souvent sommaires et des militaires loin de leurs attaches sociales et familiales, dotés de pouvoirs discrétionnaires peuvent dans certains cas entraîner des conséquences difficilement avouables par les uns et les autres. Dans tous les cas, les exactions sexuelles ont existé même si on voudrait croire, aussi bien du côté algérien que du côté français, qu’elles ont été limitées1.
II. De berger à écolier, les enfants dans la tourmente de la guerre
11Avant le déclenchement de la guerre, les enfants des zones rurales et montagneuses étaient faiblement scolarisés dans les écoles françaises. Très tôt, ils étaient associés à l’activité des unités de production familiales, le plus souvent comme bergers.
Moi, je faisais office de berger […] à 6 ans, je conduisais 6 taureaux, généralement dans des terrains accidentés […] lorsqu’il commençait à pleuvoir ou à neiger, j’arrivais rapidement à mettre à l’abri mes bêtes (A. M.).
De par mon âge, juste avant l’arrivée des moudjahidin dans la région, je n’étais pas chargé par mes parents de mener le troupeau au champ. Les enfants un peu plus grands que moi s’occupaient des chèvres, ceux qui approchaient les 10 ans ou les dépassaient s’occupaient des vaches. Les enfants atteignant l’adolescence étaient chargés des labours et des travaux du champ (M. B.).
12Certains témoins ont fréquenté les écoles coraniques, mais l’enseignement y était délivré avec une très grande irrégularité, que cela soit avant ou pendant la guerre, car ne bénéficiant pas de l’appui des pouvoirs publics. Avant le déclenchement des activités militaires dans la région, ces écoles qui prodiguaient un enseignement religieux en langue arabe, ont été marginalisées par les autorités invoquant l’application de la laïcité et la remise en cause de l’enseignement de la langue arabe, considérée comme langue étrangère (Kateb, 2014).
À partir de 1948, j’avais suivi les cours de l’école coranique de Hayouna où enseignait mon père […] dans la classe, on était vingt à vingt-cinq, au maximum le nombre d’élèves atteignait le chiffre de trente, le nombre minimal que tolérait le maître était dix […] il n’y avait pas de débouchés pour les sortants […] il n’y avait pas d’écoles françaises dans les environs […] bien après durant la guerre, entre 1956 et 1958 des écoles avaient ouverts leurs portes à Aghbal, Bouzérou et Tazrout […] dans ces mêmes endroits, il y avaient des postes militaires […] (A. A.).
Le maître de l’école coranique Benmira Behnas était originaire de la commune de Theniet El Had, douar Lira […] il était étranger à notre région […] nos parents le payaient 10 à 20 douros le mois par élève et durant l’été, ils lui donnaient de l’orge et du blé […] Benmira Behnas était mort en 1945 et on l’avait enterré à Souahlia au cimetière Sidi Moumène […]. Après sa mort, l’école coranique n’avait plus de maître et avait fermé ses portes définitivement (M. M).
13À partir de l’année 1956, la présence des soldats de l’armée de libération nationale (ALN) dans la région s’est traduite par l’ouverture d’écoles coraniques. Les enquêtés, enfants en âge d’être scolarisés, ont fréquenté ces écoles jusqu’à leur évacuation vers les CRP. Souvent ces écoles avaient un caractère itinérant, les déplacements étaient possibles car le mobilier scolaire était rudimentaire. Quelques nattes, un enseignant avec sa baguette pour imposer une discipline, des enfants dotés de tablette en bois et l’absence de mauvais temps rendaient la classe possible en plein air.
14Ces déplacements étaient indispensables car il fallait échapper à la surveillance aérienne et parfois aux bombardements de l’aviation qui ciblait les regroupements. Il arrivait souvent que l’enseignement s’arrête suite au décès de l’enseignant ou au départ vers une autre zone, plus sûre, du groupe de l’ALN de la région.
Étant enfant, je faisais le berger […] Au douar, bien avant la période du camp, je ramenais de l’eau à la maison à partir de la source, qui était loin de chez nous. Je menais aussi les chèvres aux pâturages […]. Vers 1956, la guerre s’était propagée dans la zone. Durant la guerre, je suivais les cours de l’école coranique au bled. Après un bout de temps, notre enseignant a été arrêté par les militaires, puis emprisonné et assassiné. Un autre enseignant l’avait remplacé. Pas pour longtemps, il avait interrompu ses cours (M. G.).
15Dans tous les cas de figure, la création d’une zone interdite et le déplacement des populations mettaient fin à cet enseignement. En général, que cela soit avant ou après la guerre, il se limitait à offrir un apprentissage de versets du Coran nécessaire à la prière et plus largement à des connaissances rudimentaires de la langue arabe. Région majoritairement berbérophone, la maîtrise de la langue arabe (lecture et écriture) n’était pas un objectif recherché, il suffisait de connaître les éléments indispensables aux cinq prières quotidiennes. La compréhension du contenu des versets, appris par cœur et mémorisés pour effectuer les cinq prières quotidiennes, n’était souvent même pas acquise2.
16Il faut signaler que dans ces régions montagneuses, l’offre scolaire en langue française était soit absente soit très insuffisante. Certains témoignages soulignent l’ouverture d’écoles françaises dans cette zone montagneuse démunie d’infrastructures de base.
Il y avait une école ouverte par les Français à Bouâabdeli [situé à 2 kilomètres de Souahlia] […] l’enseignement était assuré par un Français […] quelques familles y envoyaient leurs enfants […] moi, j’avais suivi durant 8 jours seulement les cours de cette école […] je n’avais pas pu continuer […] c’était amer […] je n’avais pas pu supporter une certaine ambiance […] c’était comme un goulot en moi qui n’acceptait pas l’instruction des Français […] le maître français de l’école avait envoyé des élèves me demandant d’y retourner […] sans résultats (M. M.).
17Aux dires de A. M., cette école n’a pu poursuivre ses activités du fait des dangers liés au développement des actions armées dans la région :
L’école française de Bouâabdelli était ouverte vers 1952 […] Bouâabdelli est distante de 4 à 5 kilomètres de Amarcha […] j’avais suivi les cours de cette école durant cinq jours seulement. L’enseignante française m’avait frappé et je n’y suis plus retourné […] l’enseignante vivait avec son mari dans une maison mitoyenne à l’école […] je ne me rappelle pas des élèves ayant terminé leur cursus à l’école de Bouâabdelli […] Avec le début de la guerre dans la zone, l’école avait fermé ses portes et l’enseignante et son mari avaient quitté les lieux.
18Les CRP ont créé les conditions d’une scolarisation d’un grand nombre d’enfants qui, du fait de la dispersion de l’habitat et de l’éloignement des agglomérations dotées d’écoles n’auraient, sinon, jamais eu accès à l’instruction3. En plus de la disponibilité de l’offre scolaire et de son accessibilité, le déplacement des familles vers les CRP a entraîné la perte ou la vente du cheptel et, de fait, libéré les enfants de la principale activité qui leur était dévolue, à savoir la surveillance du bétail et son acheminement vers les zones de pâturage.
En 1959, j’ai fait mon entrée à l’école de Fontaine-du-Génie, chez madame Sindely. Durant les premiers jours, il n’y avait ni tables ni chaises. Nous nous asseyions à même le sol. Des petites feuilles nous étaient données afin d’écrire. Nous les mettions sur le sol afin d’y écrire avec un crayon. Par la suite, des chaises et des tables étaient placées dans la classe […] J’étais un brillant élève. J’étais constamment le premier de la classe. C’était moi qui étais chargé de la distribution des cahiers. Avant les vacances d’hiver, une fête était organisée. Le fils de l’institutrice s’était vêtu en Père Noël. Ce jour-là, une chemise m’avait été offerte, ainsi qu’un jouet-tracteur et une tablette de chocolat, parce que j’étais le premier de la classe […] Ainsi, j’avais poursuivi mes études à l’école jusqu’en 1962. Cette année-là, nous n’avions pas pu terminer le troisième trimestre. À cette époque, nous avions peur. L’instituteur mettait deux grenades et un pistolet sur son bureau (M. G.).
19Pour certains comme S. M., la scolarisation dans les camps fut l’occasion d’acquérir la maîtrise nécessaire de la langue française pour poursuivre des études après l’indépendance :
Après quelques semaines seulement, j’étais inscrit à l’école du camp […] il y avait 4 classes […] les instituteurs étaient des militaires en tenue de combat […] l’école du camp nous avait permis d’acquérir des notions de base de la langue française […] l’instituteur communiquait efficacement […] On était revenu à Messelmoun en 1964, j’étais inscrit à l’école […] il y avait des enseignants palestiniens, égyptiens et français […] ma scolarisation avait connu une coupure […] j’accédais à la première année élémentaire à l’âge de 8 ans […] après deux à trois ans d’études, ils nous faisaient passer à la sixième année élémentaire, selon le niveau d’assimilation acquis par les élèves […] ainsi, on rattrapait le retard accumulé pour cause de guerre et du déplacement infructueux vers le douar à l’indépendance.
20En fonction de leur âge et de leur condition familiale dans le camp, les enfants scolarisés ont tiré plus ou moins de bénéfice des enseignements prodigués par des instituteurs plus ou moins motivés4 par la tâche qui leur incombait.
Au début, il était écrit au mur de la classe : ALI OMAR. Par la suite, vers 1960, les classes étaient dotées de tables, de tableaux et du bureau du maître […] À l’école, je parvenais à assimiler les cours. Nous, les enfants du douar qui ne connaissions au départ ni « l’arabe parlé » ni le français, nous devrions surmonter le défi. Comme il fallait parler le français durant les cours, nous devions alors être très attentifs aux paroles du maître. Nous faisions de la dictée, du calcul, de la science, de la géographie, de l’histoire […] je me souviens de quelques leçons d’histoire concernant Louis XIV, Charlemagne, Richelieu […] En sciences, ils nous enseignaient la botanique, les animaux, l’anatomie […] à l’école du camp, j’ai appris beaucoup de choses (M. B.).
21Pour ces enfants berbérophones, éloignés des régions où se pratiquaient les parlers arabes et français, l’apprentissage de la langue française était une tâche relativement ardue nécessitant une grande assiduité. À cette époque, 90 % de la population algérienne est analphabète. La faim étant lancinante selon les nombreux témoignages, et les repas servis à l’école ont souvent déterminé leur assiduité.
Chaque matin, je rejoignais l’école du camp, où ils nous servaient du lait avant l’entrée des classes. À midi, ils nous donnaient à manger du lait caillé, des petits pois cassés, des lentilles, des haricots, avec un morceau de pain. Je ne m’absentais pas de l’école, sinon, je serais foutu dehors et je perdrais ma ration alimentaire quotidienne (M. B.).
22Il n’est cependant, pas possible d’affirmer que tous les enfants présents dans les CRP ont pu bénéficier de la scolarisation, de l’aveu même des autorités en charge de la gestion des regroupements de population. Le compte rendu sur l’évolution des regroupements au cours du troisième trimestre de l’année 1960 affirme que seulement 39 % des garçons et 26,9 % des filles furent scolarisés5.
III. Travailler hors du centre de regroupement
23Avant le début de la guerre, certains petits paysans des montagnes de la région de Cherchell ne possédaient pas suffisamment de terres pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Les petites parcelles souvent dispersées ne couvrant leurs besoins alimentaires qu’une partie de l’année, ils descendaient travailler en plaine comme saisonniers chez les exploitants agricoles européens :
On appelait ce travail [le travail chez le colon], la part de l’arrière-saison (el kharif). Selon les disponibilités du travail, nous étions employés dans les vendanges, d’autres travaux dans la vigne […] Cela durait un à deux mois. Ce n’était pas un travail permanent (A. D.)
24Pour effectuer le travail saisonnier, certains étaient dans l’obligation de faire quotidiennement des marches à pied d’une dizaine de kilomètres. D’autres se déplaçaient vers des exploitations agricoles situées dans des plaines agricoles plus éloignées et devaient par conséquent s’absenter de leur habitation familiale pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines.
25Le déplacement des populations et les CRP ont modifié complètement la situation qui prévalait. Ce qui n’était qu’une activité saisonnière et un revenu d’appoint se transforma, après les déplacements de population, en une unique et principale activité dispensant des ressources qui évitaient de dépendre des seules denrées distribuées par les autorités militaires du camp et les organisations caritatives. Selon le préfet Jean Merleaud, 3 173 regroupés travaillaient et prenaient en charge 15 570 personnes (femmes, enfants, personnes âgées) sur les 21 996 recensés à cette date (Merleaud, 1959).
26Rares étaient les déplacés dont une partie des terres agricoles aient échappé aux zones interdites et permis par-là une poursuite de l’activité agricole. C’était le cas cependant d’une partie des regroupés du centre de Bouzerou. À l’opposé des camps du littoral, implantés près des agglomérations et sur des sols de propriétaires terriens colons et algériens n’offrant aucune possibilité de continuer le travail des parcelles du douar, les cantonnements de montagne, qui sont presqu’exclusivement des resserrements6, permettaient à des déplacés, dont les lopins ne sont pas situés en zone interdite, de les exploiter suivant des horaires fixés par les autorités militaires7.
27H.D. avait mis en exploitation des parcelles de la famille :
À quelques centaines de mètres du camp, des terres revenaient à ma famille. Je m’étais alors mis à les ensemencer en blé, en orge […] Durant la journée, je travaillais ces lopins et vers la fin de l’après-midi, je regagnais le cantonnement. Nous étions tenus de ne pas nous hasarder dans la zone interdite, dont les limites nous étaient précisées à maintes reprises par les militaires.
28Les parents de A. M., du camp voisin de Ghardous, ne pouvaient cultiver qu’un seul lopin de terre :
Une fois au camp, nous ne pouvions travailler qu’une petite partie seulement de nos terres, celle qui est aperçue à partir du mirador du poste militaire. Celles, en contrebas, près de l’oued, faisaient partie de la zone interdite, nous n’avions pas le droit de nous y rendre.
29Y. S., âgée à l’époque de moins de 20 ans, mère d’une petite fille, et dont le mari s’était exilé en France, résidait avec ses parents au camp de Boukhelidja sur les hauteurs directes du village colonial de Villebourg :
Les terres limitrophes au camp appartiennent aux familles où était installé le camp. Les nôtres se situent à notre mechta d’Ithournane à quelque 150 mètres de Boukhelidja. Le matin, nous y allions pour travailler nos terres […] Avec mes frères et sœurs, j’effectuais les buttages de nos cultures […] Notre cheptel était maintenu dans les zeribas de notre hameau la nuit […] nous la passions au cantonnement8.
30Les propriétés de la famille de A. L. étant éloignées du camp de Sidi Semiane Marabout, le travail sur leur exploitation exigeait de la persévérance et de l’endurance :
Il nous était possible d’exploiter nos terres agricoles […] mais c’était vraiment incommodant […] marcher tant de kilomètres pour travailler quelques heures et revenir précipitamment aux heures fixées […] nous cultivions quelques produits […] quelques parcelles […] Je me déplaçais quotidiennement jusqu’à la mechta pour prendre soins de mes emblavures et apporter du fourrage à mes bêtes […] C’était épuisant.
31L’ouverture des chantiers pour résorber le chômage (ouverture de pistes, restauration des sols, reboisement, entretiens des banquettes etc.) apporta une aide plus efficace, mais eut une incidence négative sur l’équilibre des dépenses publiques, augmentant crescendo au fil des ans sans pour autant pouvoir faire naître une activité économique durable pour les regroupés (Rocard, 2003[1959]). Ces chantiers et leur rémunération rappelaient aux responsables de familles recrutés les travaux obligatoires du temps du douar. A. M. a donné un certain nombre de précisions sur la participation à ces travaux :
Avant la guerre, nous étions astreints à des besognes non rétribuées, comme par exemple l’aménagement et l’entretien des pistes. Durant la période du camp, nous étions aussi obligés d’effectuer des corvées. J’ai participé à des travaux d’une durée d’un à deux mois, de constructions d’habitations et d’installation de grillages. Celui qui osait refuser de telles obligations était puni par l’emprisonnement ou des tâches harassantes […] D’une manière générale, les corvées ordinaires étaient rétribuées en nature par des provisions en denrées alimentaires, cinq kilogrammes de farine ou de semoule par journée travaillée. Par contre, ceux qui étaient sujet d’une sanction, comme l’arrestation hors camp sans autorisation, ne recevaient aucune forme de rémunération.
32D. M. raconte son expérience lorsqu’il fut employé par les services de la Défense et restauration des sols (DRS) :
Vers 1960, j’ai participé à la confection de banquettes durant 3 mois pour un salaire global 600 francs […] assez souvent, les militaires nous faisaient travailler en corvée sans contrepartie financière.
33M. B., dont le père est mort en prison avant le déplacement, se souvient du recrutement de sa mère pour des travaux dans le camp :
C’est ma mère qui amenait de l’eau des citernes installées au camp. À une période, les soldats avaient obligé les femmes qui transportaient de l’eau d’arroser de nouvelles plantations, dont des caroubiers, récemment mis en terre […] C’était une corvée contre laquelle nous étions approvisionnés en orge, en pomme de terre, en farine.
34Les monographies des SAS insistaient sur l’impact des chantiers de chômage et leur portée sur la résorption du problème de l’inactivité. Celle de Loudalouze révèle les avances octroyées au titre des années 1960 et 1961 aux deux communes sous tutelle et les résultats obtenus :
Ces programmes ont ainsi permis l’équipement du pays en pistes et sources. Ils ont permis également de donner du travail à une nombreuse main-d’œuvre9.
35La monographie de la SAS de Beni Bouaiche s’est focalisée sur le vécu des regroupés et les limites des projets :
La vie des regroupements est assez difficile, de par l’absence du travail et de ressources. De nombreux chantiers sont mis en œuvre par la SAS, mais sont insuffisants pour apporter un salaire à une population importante10.
36Les termes de l’étude de la SAS de Novi indiquent que :
Les communes à l’aide des crédits DEL ouvrent bien des chantiers, mais les travaux ainsi réalisés n’absorbent qu’une infirme partie, 2 à 3 % de la main-d’œuvre disponible11.
37Une partie importante de la population des centres de regroupement était cependant à la charge totale de l’administration du camp et des organisations caritatives (3 248 en 1959 selon la monographie de Cherchell) ou ont bénéficié du travail temporaire rémunéré sur les chantiers de restauration des sols comme l’indique A. M. :
De temps en temps, les militaires organisaient des travaux pour les regroupés, rémunérés à 700 francs. Nous récupérions aussi du charbon que nous vendions au marché installé près du camp. Ce marché était ouvert juste après notre installation et était destiné aux habitants des deux camps de Sidi Semiane Sud et Sidi Semiane Marabout.
38Ce témoin, qui travaillait chez les colons de la plaine de la Mitidja avant le regroupement, a cessé de le faire au lendemain de son installation dans le centre de regroupement de population. Il fallait demander quotidiennement des autorisations pour quitter le camp et subir la fouille au corps à la sortie et au retour. La demande des laissez-passer auprès des officiers de la SAS prit un caractère inflationniste au fur et mesure que grossissait la population des CRP et que la durée de présence dans les camps s’allongeait. Cette inflation de demandes de laissez-passer concerne pratiquement tous les CRP dans toutes les régions du pays12.
Carte 6. Les SAS de Cherchell
Source : département d’Orléansville, arrondissement de Cherchell, monographie de la SAS de Beni
Bouaiche, décembre 1961, Vincennes 1H/2/7/1.
NOTES
1 Si l’on se refère au tableau 2 (chapitre 1), colonnes relatives aux personnes relevant de l’assistance totale, il y avait 738 femmes et 275 hommes dans les camps, soit 2,7 fois plus de femmes.
2 Selon le témoignage de A. L. (camp de Sidi Semiane-Marabout), les écoles coraniques se caractérisaient par :
« — Un corps d’instituteurs disparate et aléatoire. — Une volonté commune de gens du bled (généralement de plusieurs mechtas, tout au plus d’une fraction de douar) d’inculquer à leurs progénitures des préceptes de l’islam, afin qu’ils les répandent dans leur entourage. — Une aptitude financière et une volonté des parents à envoyer l’un de ses garçons à la medersa. Une famille à un seul enfant mâle ne pouvait se permettre de le scolariser pour ne pas se priver d’un berger et dans un deuxième temps d’un travailleur de la terre. Une famille démunie, ne pouvant participer à la rétribution du maître ne scolarisait son enfant. »Quoique perdant du terrain, depuis leur dépossession des biens habous des zaouias, l’instruction des enfants dans l’arrière-pays s’était maintenue avec pour principales motivations et finalités, la perpétuation des normes d’appartenance communautaire face à la « déculturation » coloniale. Le témoignage montre comment, dans une aire géographique victime de spoliation de terres (tribu des Beni Menaceur) les gens tenaient à faire renaître l’école depuis des décennies, action qui s’est avérée être un acte de résistance. Bien après, l’ALN se rendant compte de l’importance de l’école dans la lutte contre l’occupant, tenu à la relancer. Quoique son encadrement et son programme paraissent rudimentaires, sa portée dans la confrontation avec l’ennemi fut extrêmement efficace, creusant le fossé culturel et idéologique entre les deux belligérants. Du fait du danger que représentaient ces medersas itinérantes, ces écoles connurent une répression sévère.
3 À Sidi Semiane en juin 1958 : « L’école est pratiquement terminée […] Le capitaine a commandé un tableau noir, des craies, un bureau. Les tables pour les enfants et les chaises ne sont pas encore là […] L’instituteur diplômé qui sera nommé ici ne viendra que dans quelques mois ». Les militaires assureront les cours pendant plusieurs mois avant son arrivée (Maisonneuve, 1995, p. 211, 212 et sv.).
4 Souvent les instituteurs sont des militaires du contingent qui ont fait au mieux selon les conditions spécifiques de chaque camp. Il y eut rarement des instituteurs attitrés comme celui qui a témoigné et les deux collègues français.
5 SHAT, Carton 1H2030, région d’Alger, cabinet, n° 2860/CAB/IGR, compte rendu sur l’évolution des regroupements au cours du 3e trimestre 1960.
6 Sur les sept camps de montagne enquêtés (Tamloul, Ghardous, Sidi Semiane Sud, Sidi Semiane Marabout, Tazrout, Beni Bouhennou et Bouzerou), un seul n’est pas un resserrement (il s’agit de Bouzerou), installé sur des terres forestières débroussaillées par l’armée.
7 Dans une correspondance du début de l’année 1960 rédigée par le commandant des armées de Constantine aux commandants de secteurs subalternes, référencée 5e Bureau n° 5/CAB/CAL/2/S ’, il est ordonné aux chefs de quartiers et de sous-quartiers de procéder seulement « aux resserrements et non aux regroupements […] afin de ne pas se mettre sur les bras des populations à nourrir mais simplement d’interdire l’ancienne dispersion de l’habitat, tout en laissant les resserrés à des distances acceptables de leurs jardins, de leurs champs, des zones de pâturages,… » (Archives militaires de Vincennes, 1H 2030).
8 Y. S., née en 1942, témoignage recueilli le 23 novembre 2012 à Boukhelidja, relevant de la commune de Larhat (anciennement Villebourg).
9 SHAT, 1H/2/7/1, « Monographie de la S.A.S de Loudalouze », op. cit, p. 17.
10 SHAT, 1H/2/7/1, « Monographie de la S.A.S de Beni-Bou-Aiche », op. cit, p. 9.
11 SHAT, 1H/2/7/1, « Monographie de la S.A.S d Novi », op. cit, p 14.
12 Maissonneuve donne un témoignage du camp de Sidi Semiane (situé dans notre zone d’étude) où il a été affecté en tant que sous-officier du contingent : « ils sont une cinquantaine devant le poste, attendant patiemment le laissez-passer qui leur permet d’emprunter la piste. C’est la saison des vendanges et tous ces hommes chaque année descendent de leur montagne et s’embauchent chez un viticulteur, pendant toute la durée du rammassage du raisin » (Maisonneuve, 1995, p. 275). Voir aussi le témoignage de Serge Cattet, chapitre 4.
https://books.openedition.org/ined/17855
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