Quel est l’impact de la colonisation sur une famille qui l’a subie ? Comment s’en remettent ceux qui en ont été acteurs ? Inès, 18 ans, accompagnée de sa grand-mère algérienne, Lalia, 81 ans, discutent de ce lourd héritage avec Michel, 83 ans, ancien appelé en Algérie et son petit-fils Timoléon, 15 ans.
Comment un exil forcé vécu par une famille se ressent de génération en génération ? Josselin, 35 ans, petit-fils d’Henri, pied-noir arrivé en France en 1962, croise son récit familial avec celui de Nora, 43 ans, petite-fille d’immigrés algériens, et Rahim Rezigat, algérien arrivé en France dès 1947.
Comment les douleurs du passé se transmettent-elles ? Saïd, fils de harki, et sa fille Lilia rencontrent Annie-Paule, juive d’Algérie, et sa fille Sarah, en compagnie de Raphaël et sa mère Véronique, dont le père, rappelé français est mort au combat en Algérie. Ensemble, ils et elles parlent de leur héritage douloureux et comment, malgré tout, l’Algérie les attire.
Que faire d’une mémoire trop lourde à porter ? L’enfouir, l’assumer, la transmettre ? Dans Générations guerre d’Algérie - Le poids de la mémoire, Dominique, pied-noir, née à Alger en 1953, raconte pourquoi, malgré la douleur, elle a écrit un livre pour ses petites filles dont Jeanne, 16 ans, présente à ses côtés. À 15 ans, Ilyess a lui, au contraire, hérité de toute l’histoire de l’Algérie par son père M’Hamed, né en Algérie et arrivé à Paris en 1968. Enfin, Léo, 15 ans, accompagne son grand-oncle, Jean-François qui a lui mis des décennies avant de partager les deux périodes de son service militaire en Algérie, l’une heureuse, en tant qu’instituteur, l’autre désastreuse en tant qu’agent du maintien de l’ordre à Alger. Jeanne, Ilyess et Léo découvrent ces récits de vie complémentaires et posent leur regard sur la question de la transmission, notamment dans le cadre scolaire. De l’espace “mémoire” que chaque binôme visite tour à tour, à la rencontre où les 6 se réunissent, les regards se croisent et les paroles s’échangent, les générations s’écoutent et s’interrogent. Pendant ce moment intime et fort, les langues se délient, les souvenirs surgissent, les secrets se révèlent et les mémoires s’apaisent.
« Alors, inscris en tête de première page / Moi je ne hais pas mes semblables / et je n’agresse personne.» Devenu un réel hymne en Palestine, ce poème publié en 1964 crie une réalité toujours actuelle. Un texte si fort que jusqu’à sa mort, les Palestiniens demandaient sans cesse au poète de le réciter... Ce qu’il refusait, préférant lire ses nouveaux écrits.
Il ajoutera plus tard à ce sujet : «Je n’ai nullement cherché à devenir, ou à rester, un symbole de quoi que ce soit. J’aimerais au contraire qu’on me libère de cette charge très lourde. »
Carte d’identité
Inscris
je suis arabe
le numéro de ma carte est cinquante mille
j’ai huit enfants
et le neuvième viendra… après l’été
Te mettras-tu en colère?
Inscris
je suis arabe
je travaille avec mes camarades de peine
dans une carrière
j’ai huit enfants
pour eux j’arrache du roc
la galette de pain
les habits et les cahiers
et je ne viens pas mendier à ta porte
je ne me rabaisse pas
devant les dalles de ton seuil
Te mettras-tu en colère?
Inscris
je suis arabe
Mon nom est commun
je suis patient dans un pays
bouillonnant de colère
Mes racines
fixées avant la naissance du temps
avant l’éclosion des siècles
avant les cyprès et les oliviers
avant la croissance végétale
Mon père…
de la famille de l’araire
et non des seigneurs de Nojoub
Mon grand-père, un paysan
sans arbre généalogique
il m’a appris les mouvements du soleil
avant la lecture
Ma maison
une hutte de gardien
faite de roseaux et branchages
Es-tu satisfait de ma condition?
Mon nom est commun.
Inscris
je suis arabe
cheveux… noirs
yeux… marron
signes distinctifs
sur la tête une keffiah tenue par une cordelette
ma paume, rugueuse comme le roc
écorche la main qu’elle empoigne
mon adresse :
je suis d’un village perdu, sans défense
et tous ses hommes sont au champ ou à la carrière
Te mettras-tu en colère?
Inscris
je suis arabe
Tu m’as spolié des vignes de mes ancêtres
et de la terre que je cultivais
avec tous mes enfants
et tu ne nous a laissé
ainsi qu’à notre descendance
que ces cailloux
votre gouvernement les prendra-t-il aussi
comme on le dit?
Alors
inscris
en tête de première page
Moi je ne hais pas mes semblables
et je n’agresse personne
Mais… si jamais on m’affame
je mange la chair de mon spoliateur
Prends garde… prends garde
à ma faim
et à ma colère!
2. « En traversant les mots passants »
Tout aussi contesté et d’une honnêteté frappante, ce poème, qui a été discuté à la Knesset en 1988, est une réponse à la violente répression des autorités israéliennes à l’encontre des manifestants palestiniens. « Quittez notre Terre / Nos rivages, notre mer / Notre blé, notre sel, notre blessure.» Ces quelques vers font trembler les autorités. Car Mahmoud Darwich a osé affronter les auteurs des crimes produits lors de l’occupation israélienne.
L’auteur expliquera par la suite avoir voulu désigner par « notre Terre» les territoires occupés : la bande de Gaza et la Cisjordanie.
Mahmoud Darwich
1. Vous qui passez parmi les paroles passagères Portez vos noms et partez Retirez vos heures de notre temps, partez Extorquez ce que vous voulez Du bleu du ciel et du sable de la mémoire Prenez les photos que vous voulez, pour savoir Que vous ne saurez pas Comment les pierres de notre terre Bâtissent le toit du ciel
2. Vous qui passez parmi les paroles passagères Vous fournissez l’épée, nous fournissons le sang Vous fournissez l’acier et le feu, nous fournissons la chair Vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres Vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la pluie Mais le ciel et l’air Sont les mêmes pour vous et pour nous Alors prenez votre lot de notre sang, et partez Allez dîner, festoyer et danser, puis partez A nous de garder les roses des martyrs A nous de vivre comme nous le voulons
3. Vous qui passez parmi les paroles passagères comme la poussière amère, passez où vous voulez mais ne passez pas parmi nous comme les insectes volants Nous avons à faire dans notre terre Nous avons à cultiver le blé A l’abreuver de la rosée de nos corps Nous avons ce qui ne vous agrée pas ici Pierres et perdrix Alors, portez le passé, si vous le voulez Au marché des antiquités Et restituez le squelette à la huppe Sur un plateau de porcelaine Nous avons ce qui ne vous agrée pas Nous avons l’avenir Et nous avons à faire dans notre pays
4. Vous qui passez parmi les paroles passagères Entassez vos illusions dans une fosse abandonnée, et partez Rendez les aiguilles du temps à la légitimité du veau d’or Ou au battement musical du révolver Nous avons ce qui ne vous agrée pas ici, partez Nous avons ce qui n’est pas en vous : Une patrie qui saigne, un peuple qui saigne Une patrie utile à l’oubli et au souvenir
5. Vous qui passez parmi les paroles passagères Il est temps que vous partiez Et que vous vous fixiez où bon vous semble Mais ne vous fixez pas parmi nous Il est temps que vous partiez Que vous mouriez où bon vous semble Mais ne mourez pas parmi nous Nous avons à faire dans notre terre Ici, nous avons le passé La voix inaugurale de la vie Et nous y avons le présent, le présent et l’avenir Nous y avons l’ ici-bas et l’au-delà Alors, sortez de notre terre De notre terre ferme, de notre mer De notre blé, de notre sel, de notre blessure De toute chose, sortez Des souvenirs de la mémoire O vous qui passez parmi les paroles passagères
3. « Rita »
Dans l’histoire de Mahmoud Darwich, on retrouve Rita. Une jeune Juive israélienne qui deviendra sa muse et également l’amour tragique de sa vie. En 1995, l’auteur raconte leur histoire impossible, interprétée par le renommé chanteur oudiste libanais, Marcel Khalifé. « Entre Rita et mes yeux, un fusil / Et celui qui connaît Rita se prosterne / Et adresse une prière/ à la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel / Moi, j’ai embrassé Rita / quand elle était petite. »
Rita
Entre Rita et mes yeux : un fusil Et celui qui connaît Rita se prosterne Adresse une prière A la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel
Moi, j’ai embrassé Rita Quand elle était petite Je me rappelle comment elle se colla contre moi Et de sa plus belle tresse couvrit mon bras Je me rappelle Rita Ainsi qu’un moineau se rappelle son étang Ah Rita Entre nous, mille oiseaux mille images D’innombrables rendez-vous Criblés de balles.
Le nom de Rita prenait dans ma bouche un goût de fête Dans mon sang le corps de Rita était célébration de noces Deux ans durant, elle a dormi sur mon bras Nous prêtâmes serment autour du plus beau calice Et nous brulâmes Dans le vin des lèvres Et ressuscitâmes
Ah Rita Qu’est-ce qui a pu éloigner mes yeux des tiens Hormis le sommeil Et les nuages de miel Avant que ce fusil ne s’interpose entre nous
Il était une fois Ô silence du crépuscule Au matin, ma lune a émigré, loin Dans les yeux couleur de miel La ville A balayé tous les aèdes, et Rita Entre Rita et mes yeux, un fusil.
"Rita", 12’... chanté et mis en musique par Marcel Khalifa
4. « Je suis Joseph, Oh père »
« Qu’ai-je donc fait, mon père? Et pourquoi moi ? Tu m’as appelé Joseph, mais ils m’ont jeté dans le puits et accusé le loup (...) / Ai-je porté préjudice à quiconque, lorsque j’ai dit : / J’ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant moi, prosternés.» Ce texte est de nouveau interprété par Marcel Khalifé. Le poème, qui reprend un verset coranique, a énormément fait parler de lui et lui a valu 3 procès pour blasphème. L’artiste, accompagné de nombreux intellectuels arabes, se dira attristé par ces procès qu’il qualifiait de «honteux» et « d’insulte pour la culture ». En 1999, le chanteur est arrêté pour avoir repris ces vers. Près de 2 000 admirateurs manifestent et chantent la chanson incriminée en soutien.
5. « État de siège »
Dans ce poème, publié en 2002 dans Le Monde Diplomatique, chaque strophe décrit une scène différente de l’offensive de l’armée israélienne. Un texte assez controversé et poignant, pour ces vers où l’artiste interpelle un soldat israélien est prêt à tuer un civil : « À un tueur : / Si tu avais regardé le visage de ta victime et réfléchi attentivement, / tu te serais peut-être souvenu de ta mère dans la chambre à gaz, et tu te serais libéré des préjugés du fusil, et tu aurais changé d’avis./ Allons, ce n’est pas une façon de restaurer une identité. » La magie de ses écrits, c’est aussi la force qu’a l’auteur pour rappeler dans le même temps la foison de cultures et de civilisations passées par la Palestine. « Vous, qui tenez sur les seuils, entrez / et prenez avec nous le café arabe. / Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous. / Vous, qui tenez sur les seuils, sortez de nos matins / Et nous serons rassurés d’être comme vous, des humains!»
Son dernier opus : Comme des fleurs d’amandier ou plus loin (poèmes) paru chez Actes Sud, 144 pages, 18,35 euros
La Palestine n’a pas d’histoire officielle. Les pages des écrivains et des poètes palestiniens ont donc un rôle essentiel dans le parcours douloureux de la réapparition existentielle d’un peuple soumis au processus colonial d’effacement de son identité.
L’Andalousie était-elle là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans un poème ? écrivait le grand poète Mahmoud Darwich, questionnant métaphoriquement l’histoire et le destin de sa terre, la Palestine. Où est la Palestine aujourd’hui ? Trouver ce qu’il en reste sur les cartes actuelles n’est pas chose aisée. Une terre fragmentée entre deux petits territoires séparés et distants, la Cisjordanie et la bande de Gaza, dont les frontières discontinues sont souvent délimitées par des lignes pointillées, symboles évidents d’une situation encore transitoire et sujette à la politique d’expansion des colonies israéliennes. Depuis presque 70 ans, l’État d’Israël s’est littéralement superposé à la Palestine, occultant sa géographie et son histoire, et causant la disparition réelle et métaphorique de son peuple.
Entre le XIXe et le XXe siècle, la société palestinienne, sous domination ottomane, construisait son identité en mélangeant ses origines plurielles (arabe, islamique, chrétienne, tribale, familiale, etc.) aux idées laïques du nationalisme occidental véhiculées par les chrétiens orthodoxes, le tout en opposition à l’élément turc alors perçu comme étranger.
Après la défaite de l’empire ottoman, les puissances occidentales se sont partagé le Proche-Orient et la Palestine a été placée en 1920 sous mandat britannique. Durant ces années, une nouvelle élite palestinienne s’est formée et une presse nationaliste a émergé, à l’instar des journaux Al-Karmel et Filastin, respectivement fondés en 1908 et 1911. Une vaste campagne contre le mandat britannique et le début de l’immigration juive a alors été menée, jouant un rôle essentiel dans la construction de l’identité palestinienne.
REMPLACEMENT DE POPULATION
À la fin du XIXe siècle, le journaliste Theodor Herzl, dans son pamphlet Der Judenstaat (L’État des Juifs, La Découverte, 2008) théorisait à l’inverse la création d’un État juif en Palestine en le présentant aux puissances occidentales comme « un avant-poste de la civilisation contre la barbarie ». Mouvement politique à l’origine de la fondation de l’État d’Israël, le sionisme recevait le plein appui des puissances coloniales européennes, avec lesquelles il partageait les idéaux de la mission civilisatrice, qui considérait « les autres » comme des peuples inférieurs dépourvus de toute civilisation. Le 2 novembre 1917, avec la déclaration Balfour, le Royaume-Uni envisageait favorablement à la construction d’un foyer juif en Palestine, et l’Agence juive intensifiait le transfert de juifs d’Europe vers le territoire palestinien. L’écrivain et journaliste hongrois Arthur Koestler a résumé les événements de manière éloquente : « En Palestine, une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième ».
vider la Palestine afin de mettre en œuvre un remplacement de population, exauçant prophétiquement son plus fameux slogan : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Les intellectuels et les écrivains palestiniens ont alors commencé à comprendre ce qu’allait être le destin réservé à leur peuple et à leur terre.
Mais pourquoi poursuivre cette très longue route Et pour nous et pour vous, pourquoi étendre ce chemin ? La Terre qui se vide de nous vous suffit ou, pour nous, vous préférez la mort ?
Ibrahim Touqan, « Voi potenti », in La terra più amata. Voci della letteratura palestinese, Manifestolibri, 2002.
Le 29 novembre 1947, l’ONU approuvait la partition du territoire palestinien avec la résolution 181, à l’avantage de la communauté juive. Quand l’armée britannique a quitté la Palestine, les milices juives — l’Irgoun et la Haganah — ont intensifié les attaques contre la population palestinienne, avec l’objectif de « nettoyer » le territoire des « communautés non juives ». Les groupes paramilitaires juifs n’ont cherché en aucune façon à cacher les massacres perpétrés ; au contraire, ils les ont encouragés pour effrayer la population palestinienne qui s’est alors trouvée devant un choix simple : fuir ou mourir. Le massacre, le 9 avril 1948, de la population du village de Deir Yassin en a été l’exemple emblématique.
Menahem Begin [premier ministre israélien] a été le premier à dire : “Si nous n’avions pas gagné à Deir Yassin, l’État d’Israël n’existerait pas”. Ils n’ont jamais caché l’intentionnalité du massacre de Deir Yassin, vu que leurs poids lourds circulaient en diffusant dans des haut-parleurs leur ultimatum : “Évacuez ou ce sera la fin de Deir Yassin”. Dans chaque village qu’ils occupaient, ils rassemblaient tous les habitants sur la place principale et les laissaient sous le soleil pendant des heures, puis ils choisissaient les hommes les plus beaux et les tuaient devant la population pour les convaincre de s’en aller, […] s’assurant que la nouvelle du massacre parvienne jusqu’aux villages palestiniens encore libres.
Mahmoud Darwich, Chroniques de la tristesse ordinaire, Cerf, 1989.
« UN PAYS FAIT DE MOTS »
La naissance de l’État d’Israël, le 15 mai 1948 fut pour le peuple palestinien la « catastrophe » (Nakba), le début de la diaspora et de la fragmentation. Depuis ce jour, les Palestiniens doivent s’opposer matériellement à l’occupation israélienne, mais aussi à sa rhétorique de justification des massacres et de la dépossession de leurs terres. La conquête de la Palestine a en effet toujours été présentée comme une « reconquête », un retour légitimé par la Bible, texte historique fondamental pour les Israéliens, qui les consacre comme les seuls « propriétaires » de cette terre. Pour essayer de donner une valeur « scientifique » à ce discours, les Israéliens mènent encore un travail intense de propagande dans les champs historique et archéologique. Dans des études réalisées par les chercheurs israéliens, les Palestiniens n’existent pas, ils disparaissent comme des fantômes, cachés sous les ruines de leurs villages.
Ce siège durera jusqu’à ce que les seigneurs de l’Olympe corrigent les manuscrits de l’éternelle Iliade.
[…]
Ici un commandant creuse à la recherche d’un État endormi sous les ruines de la Troie à venir.
[…]
Dès qu’ils trouvent une réalité qui ne leur convient pas, ils la modifient avec un bulldozer, car la vérité est esclave du texte, belle, blanche, sans malice...
Mahmoud Darwich, État de siège, Actes Sud, 2004.
Alors que l’occupation israélienne s’étendait au-delà des frontières sanctionnées par la résolution 181, les Palestiniens en exil ont entamé leur travail de contre-narration afin de protéger leur mémoire.
Les Israéliens avaient commis une grave erreur de calcul en pensant que les réfugiés […] allaient réduire leur problème à celui de la survie à tout prix. Les intellectuels palestiniens surgirent soudain de partout : ils écrivaient, ils enseignaient, ils parlaient […].
Jabra Ibrahim Jabra, « Portrait de l’exilé palestinien en écrivain », Revue d’études palestiniennes n° 63, 1997.
La Palestine ne possède pas d’histoire officielle, c’est-à-dire une narration reconnue qui légitime sa propre existence. Pour un peuple sans nation, la littérature est la seule histoire possible. Les pages des écrivains et des poètes palestiniens ont donc un rôle essentiel dans le parcours douloureux de la réapparition existentielle de ce peuple, soumis au processus colonial d’effacement de son identité. La littérature palestinienne reconstruit l’histoire d’un peuple désormais dispersé. La littérature palestinienne reconstruit la Palestine par les mots.
Nous avons un pays fait de mots. Parle ! Parle ! Et nous connaîtrons la fin de ce voyage.
Mahmoud Darwich, « Nous voyageons comme les autres »1.
LA CLÉ DES ÉMOTIONS
Depuis 1948, la Palestine est devenue pour les réfugiés une réalité portée sur les épaules, dont les romans et les poèmes rappellent les odeurs, les couleurs et les gestes d’un quotidien désormais perdu. La patrie est évoquée par des sensations, mais aussi par des objets concrets comme la clé, symbole de l’espoir de pouvoir retourner un jour dans les maisons aujourd’hui occupées ou détruites.
Il n’existe aucun corps solide comme celui d’une clé, un corps aussi capable de conserver les émotions qu’il porte en lui. Le temps ne peut effacer les empreintes laissées sur une clef, la trace visible des émotions cachées de celui qui l’a conservée […]. Comme le tracé d’un électrocardiogramme, la clé enregistre la rage, la tristesse, la joie et la sérénité. […] Les propriétaires de toutes ces clés supportent patiemment leur exil, convaincus que la patience est la clé de la providence et de la sérénité.
Salman Natour, Memoria, Edizioni Q, 2008.
À cause d’une loi israélienne ubuesque sur « la propriété des absents », de nombreux Palestiniens ont été expropriés de leurs maisons et de leurs terrains, car considérés « absents » de leur domicile au moment de la constitution de l’État d’Israël. Contraints de fuir en 1948, les Palestiniens, en dépit des documents attestant la propriété de ces biens immobiliers, ne peuvent plus revendiquer aucun droit sur ces derniers. Ils sont « absents » tout en étant « présents ».
Dans Retour à Haifa (Actes Sud, 1999), chef-d’œuvre de la littérature palestinienne, l’écrivain Ghassan Kanafani raconte l’histoire de Said et de sa femme Safiya qui, après avoir fui Haïfa en 1948, peuvent enfin retourner dans leur ville vingt ans plus tard pour revoir leur maison et chercher leur fils perdu au cours de la fuite. Dans leur maison demeurée intacte, mais désormais propriété d’une vieille femme juive de Pologne, ils entreront uniquement en qualité d’ « invités ».
[Said] parvint à voir beaucoup de choses auparavant familières, et qu’il considérait toujours ainsi. Des choses intimes, privées, chères, qu’il avait toujours pensé être sa propriété, sacrée et inviolable, car personne ne pouvait réellement les reconnaître, les toucher ou les regarder. Cette photographie de Jérusalem, il s’en rappelait très bien, était encore suspendue là où lui l’avait mise quand il habitait cette maison. En face, sur le mur, un petit tapis de Damas était resté lui aussi à sa place. […] La même table basse se trouvait encore au milieu de la pièce. Sur la table, le vase de verre avait été remplacé par un autre, en bois, dans lequel étaient enfilées quelques plumes de paon. Il savait qu’elles devaient être au nombre de sept, restant assis il essaya de les compter, mais n’y parvint pas ; il se leva, s’approcha du pot de fleurs et commença à les compter une par une. Elles n’étaient que cinq.
LA NAKSA DE 1967
En 1967, après avoir vaincu les armées arabes, Israël occupait de nouvelles portions du territoire palestinien, mais aussi une partie du Sinaï en Égypte, ainsi que le plateau du Golan en Syrie. Le terme naksa (rechute), utilisé en référence à cette période, représente bien l’état d’âme de nombreux Palestiniens (et pas seulement) qui ont vécu cette deuxième défaite comme une nouvelle « infirmité », la rechute d’une maladie difficile à soigner. La Naksa a confirmé leur condition d’apatrides et d’éternels exilés, transformant la Palestine en un « fardeau », un obstacle à la possibilité d’une vie normale, une cause continue de tristesse et de souffrance.
Nous semblions tous avoir renoncé à l’idée de retourner un jour en Palestine. Nous en parlions à peine, supportant en silence le drame de ce manque.
Edward Saïd, À contre-voie. Mémoires, Le Serpent à Plumes, 2002.
Encore aujourd’hui, cette diaspora est constamment tiraillée entre deux sentiments : la tentative d’un refoulement total de la Palestine pour essayer de construire une vie normale, et la ghurbah, mot qui ne trouve pas de traduction parfaite dans la langue française, un mélange de nostalgie et de tristesse pour la patrie perdue, mais aussi un exil métaphorique, un exil du soi.
Mourid Al-Barghouti, un des plus grands poètes palestiniens, décrit dans son roman autobiographique J’ai vu Ramallah (Éditions de l’Aube, 2004) ce qu’est la ghurbah :
La ghurbah n’est pas unique, mais plurielle. Des exilés font la ronde et t’encerclent. Tu essayes de fuir, mais ils sont derrière toi. Une fois rattrapé, tu deviens un étranger dans et pour le lieu où tu te trouves. L’exilé devient étranger aux souvenirs auxquels il s’agrippe. Il se place au-dessus du présent et du temps qui s’enfuit. Il suffit de vivre l’exil une seule fois pour se sentir déraciné pour toujours. […] La vie habitue l’étranger à un exercice quotidien d’adaptation. […] La vie n’aime pas celui qui proteste, et réussit à corrompre l’exilé jusqu’à ce qu’il se satisfasse et accepte sans difficulté les événements les plus insolites. Voilà ce qui arrive à l’exilé, à l’étranger, au prisonnier, et parfois aussi au perdant, au vaincu, à qui a été repoussé.
CITOYENS ISRAÉLIENS DE SECONDE ZONE
Comme l’affirme l’intellectuel Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, la communauté palestinienne qui vit à l’intérieur de l’État d’Israël vit à la fois sur sa terre et très loin de sa terre, qu’elle ne parvient plus à « reconnaître ». La destruction concrète de la Palestine a été accompagnée de la destruction de sa « narration historique et symbolique » à travers le processus de « re-hébraïsation » de la terre. Villes, routes, collines et fleuves ont été renommés d’après d’antiques noms bibliques, tout a été modifié pour faire de la terre palestinienne la « mère patrie » du peuple israélien. À titre d’exemple, l’architecte Eyal Weizman évoque le quartier juif de Jérusalem, transformé selon lui en un lieu clos et artificiel semblable à un « parc d’attractions biblique ».
Les Palestiniens de citoyenneté israélienne, bien qu’appartenant juridiquement à cet État, ont toujours été considérés comme des citoyens de seconde zone. Israël doit être et doit demeurer un État strictement juif, et donc, les Palestiniens, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, sont souvent définis comme un « problème », surtout dans les manuels scolaires israéliens. Cette situation complexe, aussi bien juridiquement que psychologiquement, crée chez eux une sorte de schizophrénie identitaire, devenue désormais le thème principal de la littérature de cette communauté. L’écrivain palestinien israélien Sayed Kashua, dans ses romans écrits en hébreu, a toujours affronté cette condition duelle avec une sorte d’humour amer pour tenter de renverser les rapports de force. Également auteur de nombreux articles dans le quotidien Haaretz et scénariste de la sitcom à succès Arab Labor, Kashua a pourtant décidé de quitter Israël et de déménager aux États-Unis après un nouveau bombardement massif de Gaza en 2014.
Les seules raisons pour lesquelles je vis aujourd’hui en Illinois sont le racisme et le désespoir, que je crois ne plus avoir réussi à gérer durant l’été 2014. C’est frustrant. […] J’ai eu une forte impression de n’avoir pris que de mauvais chemins dans ma vie […], d’écrire pour la télévision en choisissant la mauvaise langue et en vivant au mauvais endroit.
LA CONDITION DE COLONISÉS
Les révoltes populaires palestiniennes (Intifada) de 1987 et 2000 et la faillite des accords d’Oslo de 1993 n’ont rien changé à la situation des Palestiniens des territoires occupés, qui vivent encore pleinement la condition de colonisés. La Cisjordanie, dont le territoire est en permanence « rongé » par les colonies, est également traversée depuis 2002 par l’imposant mur construit par Israël, qui a littéralement étranglé de nombreux villages palestiniens, allant jusqu’à leur ôter l’accès aux ressources en eau. Par l’intermédiaire d’un réseau complexe de checkpoints et de barrages routiers fixes et mobiles, Israël exerce directement un contrôle constant sur le territoire, mais aussi sur le temps. Dans Out of time (Hors du temps)2 de l’écrivaine Adania Shibli, la protagoniste, soumise à de longues heures d’interrogatoire, voit sa montre décider de ne plus indiquer l’heure.
De retour à la maison, je me suis aperçue qu’il était 21 h, pourtant, ma montre continuait d’indiquer 13 h 50, comme si elle avait voulu me consoler en me laissant croire que toute cette perquisition ne m’avait retardée que d’une minute, comme si cela n’était pas arrivé. Ou alors, elle se refusait simplement de compter le temps volé à ma vie.
La bande de Gaza, prison à ciel ouvert, est constamment attaquée par l’armée israélienne, qui utilise comme prétexte à ses violentes représailles les roquettes lancées par le mouvement islamique du Hamas. La rhétorique israélienne sur la sécurité s’effrite pourtant à la lecture des mots que Mahmoud Darwich a dédiés à Gaza en 1973, quatorze ans avant la naissance du mouvement Hamas en Palestine et seize ans avant le début des attaques-suicides :
Les ennemis peuvent prendre vaincre Gaza […] Ils peuvent lui couper tous ses arbres Ils peuvent lui briser les os Ils peuvent planter des blindés dans les tripes de ses femmes et enfants Ils peuvent la jeter à la mer, dans le sable ou dans le sang. Mais elle, elle ne répétera pas les mensonges et ne dira jamais oui aux envahisseurs.
« Silence pour Gaza », dans Chroniques de la tristesse ordinaire, Cerf, 1989.
Comme l’affirme Nurit Peled-Elhanan, dans son essai Palestine in Israeli School Books : Ideology and Propaganda in Education (I.B.Tauris & Co Ltd, 2012), l’endoctrinement qui frappe toute la société israélienne, principalement à travers l’enseignement a amené les trois dernières générations d’Israéliens à ignorer complètement l’histoire et la réalité sociale et géopolitique de leur propre pays. Penser que la société et la politique israélienne puissent changer de manière substantielle de l’intérieur est donc une utopie.
Les Palestiniens, exilés dans et en dehors de leur terre, ont été déshumanisés et réduits à des stéréotypes par la rhétorique israélienne, qui est parvenue de cette manière à « rationaliser » l’occupation, à la rendre « acceptable » pour l’Occident, manifestement rangé aux côtés d’Israël ou prostré dans un mutisme coupable. Seul un intense travail culturel pourra peut-être réaffirmer l’existence d’une terre qui s’appelait et s’appelle Palestine.
[…] Nous épierons notre terre à travers les mots des étoiles, à travers l’air flottant sur les lacs, à travers les souples et fragiles épis de blé, à travers les fleurs des cimetières, ou les feuilles du peuplier, à travers tout ce que tu assièges… les morts qui meurent, les morts qui vivent, les morts qui reviennent, les morts qui dévoilent les secrets. Donnez du temps à la terre et elle dira la vérité, toute la vérité _sur vous, sur nous, sur nous et sur vous !
Mahmoud Darwich, « Le discours de l’homme rouge », dans Au dernier soir sur cette terre, Actes Sud, 1994.
La guerre en Irak de 2003 et la phase de négociations à l’ONU qui l’a précédée, au cours desquelles la France a marqué son opposition à la politique américaine, ont déchaîné aux États-Unis — et aussi au Royaume-Uni — une vigoureuse campagne de francophobie peut-être sans équivalent dans les histoires croisées de ces pays.
Au lendemain des attentats contre New York et Washington (11 septembre 2001) George W. Bush et son entourage néoconservateur ont nié que cette violence extrême — cette « terreur » — était chargée de signification et qu’elle avait des causes plus ou moins profondes, plus ou moins lointaines. Ils les ont ignorées au profit d’une posture morale radicale, sans appel ni repentir, selon laquelle les États-Unis, tenants du Bien venaient d’être agressés par l’un des adeptes du Mal1. L’expression « Empire du Mal » avait été utilisée par le président Ronald Reagan dès le début des années 1980, manière d’évoquer l’Union soviétique. Le président Bush divisait alors le monde en deux camps selon un « axe du Mal » et sommait chaque nation de faire un choix en se plaçant d’un côté ou de l’autre de cette rigide ligne de démarcation. Soit on s’installait du côté des partisans de la « terreur », soit on rejoignait la « croisade » des combattants de la liberté (le mot « croisade » est de Bush). C’était l’un ou l’autre, aucune échappatoire n’était envisageable. La sommation de Bush n’était ni plus ni moins qu’une déclaration de guerre planétaire contre le « terrorisme » dont l’intervention militaire en Irak était l’une des premières stations.
La réticence puis l’opposition de la France (et de quelques autres pays) à adopter ce schéma primaire, puis à s’opposer à la guerre contre l’Irak n’ont pas été comprises. Elles ont suscité au sein de l’administration et de la société américaine un profond sentiment d’injustice et de colère, vite transformé en une virulente francophobie quasi généralisée, qui a connu son paroxysme en 2002 et 2003, pour se dissiper ensuite progressivement sans disparaître totalement.
LA FRANCE DU CÔTÉ DES ENNEMIS DE LA LIBERTÉ
La posture morale américaine ne supportait ni contestation ni remise en cause, tant la conviction de ceux qui l’avaient adoptée était entière et totale. Aussi le choc a été grand lorsqu’il s’est avéré que le président Jacques Chirac a laissé entendre en 2002 qu’il n’était pas favorable à la guerre contre Saddam Hussein, mais qu’il préconisait en revanche la présence d’inspecteurs de l’ONU en Irak pour déterminer si le pays possédait des armes de destruction massive. L’incompréhension était à son comble lorsqu’il a été clair que la France utiliserait son arme fatale, le veto dont elle dispose au Conseil de sécurité des Nations unies, et qu’elle avait essayé d’y créer une coalition antiaméricaine, notamment lors d’une visite-éclair du ministre français des affaires étrangères Dominique de Villepin au Cameroun, en Guinée et en Angola, pays alors membres non permanents du Conseil de sécurité. Lors de son départ en 2005, l’ambassadeur américain à Paris, Howard H. Leach résumait l’opinion générale des Américains selon laquelle « aucun autre dirigeant français n’avait, par le passé, travaillé ainsi contre les intérêts des États-Unis ».
L’incompréhension céda la place à la colère. On se demandait pour quelle raison Chirac avait été le premier chef d’État à rendre visite au président Bush une semaine seulement après les attaques du 11-Septembre. On ne comprenait pas qu’un très grand nombre de Parisiens se soient rassemblés devant l’ambassade américaine à Paris pour témoigner de leur compassion. Face à la colère américaine, les Français eurent beau convoquer le souvenir de l’épopée du marquis de La Fayette2 ou celui du débarquement américain en Normandie3 pour montrer que l’hostilité ne visait pas l’Amérique, mais la politique de Bush nourrie par l’idéologie néoconservatrice, ; rien n’y fit.
Pour prendre la mesure de la fureur qui saisit les Américains à l’annonce que la France utiliserait son droit de veto pour bloquer toute résolution ouvrant la voie à la guerre, il suffit de lire la presse américaine (et anglaise) de l’époque ou de la littérature qui a suivi4.
LA TERRE DE TOUTES LES « TURPITUDES »
Une campagne de désinformation et de calomnie a couvert l’entièreté du territoire américain5. À cet égard, l’ouvrage de Kenneth R. Timmerman, The French Betrayal of America (Three Rivers Press, 2005) est significatif. C’est un recueil des « turpitudes » françaises qui rend bien compte de l’état d’esprit des Américains à cette époque : « Trahison […] Duplicité[…] Obsession à tout faire pour que les États-Unis-Unis échouent au Moyen-Orient […] Complicité de la France avec Saddam Hussein depuis 1975 […] Tout n’était pour la France qu’une question d’argent, de pétrole et d’armes […] », etc.
Thomas Friedman, influent éditorialiste du New York Times, faisait valoir que la France était en train de devenir « l’ennemie de l’Amérique, et qu’elle [voulait] voir l’Amérique échouer en Irak »6. Dans la société américaine, le French bashing (campagne de dénigrement antifrançaise), ce sport où excellent également les Anglais, s’épanouit sans entrave : vin de Bordeaux renversé dans les caniveaux, appel au boycott des fromages, des vins et des produits de luxe « made in France ». Des stickers étaient apposés sur les voitures dénonçant la trahison française. Des tee-shirts avaient été imprimés recommandant de s’en prendre « d’abord à l’Irak, ensuite à la France ». Dans les rassemblements publics, des bannières demandaient que la France soit bombardée la première. L’appellation « cheese-eating surrender monkeys » (« singes capitulards bouffeurs de fromage »,) tirée de la série Les Simpsons, et inventée, semble-t-il, en avril 1995 refit surface et connut un éclatant succès. On accusa même la France de vendre en 2003 des équipements militaires, voire nucléaires, à Saddam Hussein.
La France était taxée d’ingratitude, oublieuse de l’aide militaire et économique que les Américains lui avaient apportée au moment des deux guerres mondiales7, du fait que Washington avait alors « sauvé son arrière-train » et assuré « gratuitement sa protection pendant la Guerre froide ». Pour Christopher Hitchens, correspondant régulier de Vanity Fair et figure de la « gauche » intellectuelle, Chirac était homme à se faire acheter par Saddam Hussein. Il lui rappelait ce personnage littéraire de banquier, « un homme tant habitué à la corruption qu’il paierait volontiers pour s’acheter lui-même afin de se procurer du plaisir ».
En mars 2003, on a prêté à Condoleezza Rice, conseillère du président Bush pour la sécurité nationale, une phrase assassine qui, vraie ou fausse, faisait planer de mauvais oiseaux sur la relation franco-américaine : « Il faut ignorer l’Allemagne, pardonner à la Russie et punir la France. » Il n’est pas exagéré de dire que la francophobie était alors à son comble (cet article fait volontairement l’impasse sur l’incomparable popularité dont a joui la France partout dans le monde pendant cette période, hors des États-Unis, y compris en Espagne et au Royaume-Uni, deux pays qui pourtant avaient fait partie de la coalition militaire).
« CHIRAC EST UN VER »
Du côté de l’Angleterre, on ne faisait pas non plus dans la dentelle. Le tabloïd The Sun montrait un Jacques Chirac caricaturé en ver de terre dans une édition papier distribuée en France même. « Chirac est un ver » titrait en français le tabloïd. Le Sun s’est aussi risqué à présenter le président français comme « la prostituée de Saddam Hussein ». Plus ou moins subtilement, le soi-disant europhile Tony Blair, premier ministre britannique à l’époque, a présenté Chirac de façon biaisée pour contribuer à créer un sentiment proguerre au Royaume-Uni, puis pour faire porter au président français la responsabilité d’une guerre sans mandat de l’ONU dans laquelle lui-même entraînait son pays, ce à quoi n’étaient pas disposés de nombreux parlementaires, des membres de son propre camp politique et une partie de l’opinion publique. Il a cosigné le 30 janvier 2003 une lettre ouverte demandant que l’Union européenne — alors divisée sur l’opportunité de partir en guerre — reste unie derrière la politique américaine, sans en parler à certains partenaires européens — dont la France.
TU ES CE QUE JE NE SUIS PAS
Outre-Atlantique, les Français étaient présentés dans la presse écrite ou audiovisuelle comme l’envers exact des Américains. On rappelait qu’ils étaient « sales » ; qu’ils étaient « familiers des trahisons » ; qu’ils faisaient montre de « pacifisme » alors que les Américains arboraient leur patriotisme ; qu’ils avaient perdu toutes leurs guerres ; qu’ils renouaient avec les ennemis des États-Unis comme l’avait fait, selon une conception américaine, le général de Gaulle ; que Marianne — l’allégorie de la République française — n’était pas une guerrière capable de défendre la République, mais une femme fragile, pacifiste et tiède, face au robuste Oncle Sam et à ses épigones tutélaires et héroïques du cinéma hollywoodien (Tarzan, Rambo, Superman, Batman, les cowboys). Les accusations d’antisémitisme faisaient florès, étayées il est vrai par les attentats antijuifs au cours des premiers mois de 20028.
COMME UN DÉJÀ-VU
Ces clichés n’étaient pas nouveaux. En 1957 ils étaient déjà utilisés pour dénoncer les événements de Suez et la guerre d’Algérie. Du vin français (décidément un marqueur de la civilisation française) était déversé dans les égouts de Los Angeles. En 1958, la sollicitation par le général de Gaulle de l’investiture de l’Assemblée nationale avait été perçue par certains politiciens américains comme un acte de dictature. Les Américains se souvenaient alors du bon mot de Winston Churchill disant que la croix la plus lourde qu’il ait eue à porter pendant la guerre avait été la croix de Lorraine. En 1986, parce que le gouvernement français avait dénié aux bombardiers américains le droit de survoler le territoire français pour aller attaquer la Libye, une nouvelle campagne de francophobie s’est développée sur le continent américain. Du vin a encore coulé.
Quelques-uns des grands noms de la presse anglo-saxonne si prompts à soutenir l’entreprise guerrière de Washington ont eu le mérite de faire leur autocritique. Dans un long éditorial du 26 mai 2004, le New York Times reconnaît s’être laissé emporter et s’accuse de ne pas avoir été plus vigilant à l’égard de ses sources. Le journal exonère ses correspondants, mais fait porter le poids de ses erreurs sur ses propres responsables éditoriaux auxquels il reproche de ne pas avoir montre de plus de scepticisme face à leurs informations — notamment celles dispensées par les transfuges irakiens — plutôt que de se précipiter sur tel ou tel renseignement pour en faire un scoop.
Du temps a passé. Mais États-Unis et France, chacun dans sa catégorie, se posent en champions d’idéaux universalistes et démocratiques, sauf qu’à Washington on juge qu’il ne peut y avoir qu’un « mâle alpha » (comprendre : « l’unilatéralisme américain » ou « l’hyperpuissance » selon la formule de l’ancien ministre Hubert Védrine). L’atmosphère est apaisée. Les circonstances politiques du moment ne sont pas propices à la résurgence de déclarations francophobes. Mais les préjugés sont du genre vivace. Tapis, à l’affût dans la psyché collective, il n’en faut pas beaucoup pour qu’ils redressent la tête sans la moindre effraction. Le 26 janvier 2023, Associated Press, importante agence de presse américaine, publiait un tweet sur la manière d’écrire dans les médias : « Nous recommandons d’éviter les étiquettes globales et souvent déshumanisantes de type “les”, tels que “les” pauvres, “les” malades mentaux, “les” Français, “les” handicapés, “les” diplômés. Utilisez plutôt des mots tels que “personnes atteintes de maladies mentales”. Et n’utilisez ces descriptions que lorsqu’elles sont clairement pertinentes. » Tout compte fait, on va être contraint d’aimer la série Emily in Paris tout autant pleine de clichés, mais « so chic ».
Le 18 mars les Accords d’Évian sont signés, mettant fin à la guerre d’Algérie. Soulagement, mais pas pour tout le monde cependant. Dès le lendemain, l’OAS initie un nouveau et terrible cycle de violences dans le but d’empêcher leur application et l’indépendance de l’Algérie. Profitant de son désarroi, l’OAS va entraîner une partie importante de la population européenne dans cette entreprise suicidaire. Résultat, des attentats, des morts, des blessés, de la contre violence, des destructions, l’exode de la majorité de la population européenne, les harkis laissés pour compte. Le PSU, également dans le viseur de l’OAS, participe à la lutte contre l’OAS, intervient dans le débat, notamment lors du référendum du 8 avril 1962.
L’Institut Tribune Socialiste organise une rencontre-débat pour un retour lucide sur cette période qui n’est pas sans écho sur la situation d’aujourd’hui en France et en Algérie.
Il y a un arbre dans le film, cet arbre est un cœur végétal pour où le film s’arrête un instant, s’enracine et tend vers ciel. L’histoire raconte que c’est l’arbre du premier Tarzan, le film de 1932 avec Johnny Weissmuller. Cet arbre-cinéma et qui semble millénaire plonge ses racines dans le sol algérien, son tronc est immense, impossible à embrasser, les trois sœurs se taisent, s’approchent.
Il y a Zorah (Isabelle Adjani), Djamila (Rachida Brakni), et Norah (Maïwenn). Là, elles se promènent dans ce parc près d’Alger aux allures tropicales, elles sont venues de France pour visiter leur père malade, la caméra ralentit, Norah / Maïwenn enlace le tronc de l’arbre avec passion et hystérie, Zorah / Isabelle s’approche, regarde sa jeune sœur avec tendresse et inquiétude, pose son visage contre l’arbre, Djamila / Rachida reste en retrait, regarde ses deux sœurs, gênée, émue, elle sourit… Djamila est la plus française des trois, la plus républicaine, celle qui a fait le choix de la France, d’une certaine intégration, elle ne touchera l’arbre algérien qu’avec ses yeux.
Chères Zorah, Djamila, Norah, de quelles amours blessées vous mourûtes au bord où vous fûtes laissées ? Telle est la question que pourrait vous poser la France des Grands Hommes et des institutions, Molière, Racine, la Comédie Française. Ici, en Algérie, vous ne retrouverez pas votre père de malheur, vous ne verrez qu’un seul arbre, un seul, mais celui-là vous l’aurez vu, et touché. Son nom est d’Algérie dans Calcutta désert. Il est muet. Si maintenant vous connaissez par cœur sa ramure touffue, n’oubliez pas qu’il faut toute une vie pour connaître une feuille.
Il y a des films qui fixent, des films fixés, et des films vivants, qui vivent. Sœurs de Yamina Benguigui est de ces derniers, un film vibrant et vivant, dont on garde la trace dans notre mémoire après la projection, comme un parfum ou un visage vraiment rencontré. L’histoire est celle d’une famille, d’un père terrible et d’une mère écrasante (remarquablement interprétés par Rachid Djaïdani et Fettouma Bouamari) une mère certes aimante mais qui règne en monarque totalitaire, une mère enfin qui fut une grande victime par le passé – la guerre, son mari violent. Peut-être faut-il devenir ça pour supporter cela, les coups, le viol, la guerre, les menaces, les humiliations ? Soeurs parle aussi d’un père qui fut la violence elle-même, qui fut le bourreau de toutes ces femmes. Soeurs parle enfin de filles en héritage, de sœurs au nombre de trois comme trois visages de l’Algérie d’aujourd’hui, trois destinées de ce pays, trois versions, trois réalités, trois hypothèses. Le ça, le moi et le surmoi algérien ? Allez savoir…
L’Algérie n’existe pas, et pourtant elle existe. Cela vaut peut-être pour tous les pays, plus ou moins. Yamina Benguigui nous raconte ici une histoire impossible. Jamais dans un film je n’avais vu un pays à ce point filmé comme une personne. Et j’ai eu envie de pleurer pour elle, avec elles. La scène du viol collectif au début du film est saisissante, on pense au Vieux Fusil de Robert Enrico. J’ai eu envie de maudire les hommes ou ma part d’homme avec elles, et j’ai eu envie d’espérer, quand même. Un vent de révolution et de démocratie finira peut-être par se lever, on a l’impression que le vent tourne, oui.
Mais c’est une histoire, avant tout, ce film, la narration y est souveraine, Yamina Benguigui nous prend par la main, il était une fois… Depuis trente ans, trois sœurs franco-algériennes, Zorah, Djamila et Norah vivent dans l’espoir de retrouver leur petit frère Redah, enlevé par leur père alors qu’il était enfant. Redah est un hors-champ, le frère disparu, le petit frère toujours à retrouver, « qu’il est bon est doux d’être tellement frères ensemble », disent les Psaumes.
Alors qu’elles apprennent que ce père ennemi est mourant, il vient de faire un AVC, elles décident de partir toutes les trois le retrouver sur son lit d’hôpital en Algérie dans l’espoir qu’il leur révèle enfin où se trouve Redah. Le père est faible, il va peut-être mourir, elles espèrent qu’à ce moment-là il va s’élever un peu au-dessus de lui-même et dire enfin la vérité. On croit toujours qu’aux portes de la mort les gens deviennent meilleurs, on se trompe souvent.
L’Algérie c’est trois sœurs, mais c’est aussi un frère. Sœurs a également un autre frère, c’est un grand frère de cinéma, je veux parler de Des hommes et des dieux de Xaxier Beauvois. C’est aussi que l’Algérie au cinéma a toujours été racontée du côté des hommes, et c’est la première fois, je crois, que l’Algérie, une Algérie, des Algérie.s, sont racontées par des femmes, des sœurs, un Penthésilée : mère, sœurs, filles… Algérie et égéries.
Tous les films des hommes sur l’Algérie parlent de l’Algérie, c’est le cas aussi de la littérature avec Des hommes de Mauvignier (que Patrice Chéreau n’a pas eu le temps d’adapter au cinéma), l’Algérie comme un objet et un sujet, tandis que les femmes, la femme, et ici Yamina Benguigui, parlent, écrivent vers l’Algérie. Et parler de ou vers, ça change tout. Écrire ou filmer vers le mal (le mâle) de ce pays est une façon beaucoup plus intelligente, et juste et fine, il me semble, de parler de ce pays. Je est un autre, a dit l’Autre, l’Algérie est un autre, une autre, « Vous, l’autre, celui de notre séparation », comme l’écrivait Marguerite Duras. Et les très grands de l’Algérie ne s’y sont pas trompés, les Camus, Derrida, Cixous, en écrivant toujours vers l’Algérie et jamais sur. Car si l’Algérie c’est un certain malheur, la souffrance, la déchirure et la violence, et c’est aussi la beauté de Tipaza dans Noces de Camus, ses murs blancs, son odeur de jasmin, sa volupté, son ciel bleu à hurler.
L’Algérie constitue, pour Camus, Derrida et Cixous, un lieu de la nostalgie, de l’aporie et de la déconstruction. Le premier homme de Camus évoque ce pays plein de contradictions et de blessures et, ce faisant, tend à une réconciliation littéraire. Hélène Cixous travaille le souvenir d’enfance comme elle travaille la langue française, en essayant une arrivance sans fin vers l’Algérie. Derrida, avec Circonfession, signe un texte secret, fait de prières et de larmes, de vie et de mort. Ainsi, relire leurs textes tissés de mémoires et de phantasmes méditerranéens, c’est repenser (repanser ?) l’Algérie dans sa dimension profondément métaphorique. C’est aussi essayer de comprendre comment l’Algérie devient une inspiration, une aspiration, une destinerrance de l’écriture, des écritures, qu’elles soient filmiques, littéraires ou philosophiques.
Mais revenons au cinéma, à Sœurs, qui est je crois que le premier véritable film de cinéma de Yamina Benguigui, il y a du Téchiné dans ce film (dans la façon dont est écrit le magnifique scénario, un bonheur de narration, saluons ici Yamina Benguigui bien sûr mais aussi Franck Joucla Castillo dans son rôle de script et conseiller), il y a du Truffaut (celui du Dernier Métro), il y a du Pagnol (la gloire et le château de mon père et de ma mère), il y a même du Bruno Dumont, je pense à la scène finale où Norah / Maïwenn surplombe la tombe du père, faisant sa Lettre au Père de Kafka dans une lumière blanche irréelle… Maïwenn, il faut le dire, crève l’écran dans ce film…
Mais Maïwenn crève l’écran d’une drôle de façon, et ça mérite quelques mots je crois… Les trois actrices du film sont remarquables (sans oublier Hafsia Herzi, toujours aussi précise et incandescente, sans oublier l’écrivaine Faïza Guene) mais il se passe quelque chose avec « le cas » Maïwenn… on rejoint ici l’aporie dont je parlais plus haut.
Isabelle Adjani / Zorah est un personnage en instance d’elle-même, au bord d’elle-même et de son histoire, c’est une artiste, une metteuse en scène qui travaille une pièce auto-fictionnelle (matière de la vie, manière de la fiction) – à ce propos une scène sublime dans un café, Zorah est en face de son amoureux qui se trouve jouer son père violent dans la pièce, dialogue magnifique sur l’art, la création, l’amour, sur comment aimer et vivre, comment être libre, être soi sans pour autant faire de mal à l’autre, pourquoi et comment tenir… cette scène est ainsi très belle dans le film (génie du visage d’Isabelle Adjani qui invente sans cesse la vie, à moins que ce ne soit la vie qui essaie de jouer le visage d’Isabelle) mais scène qui aurait pu être un grand moment de cinéma si elle avait duré deux fois plus longtemps, à la Eustache, on manque de longs dialogues au cinéma, pourquoi veut-on à tout prix que les choses soient courtes et pleines, comme si la durée et le vide étaient choses à jeter ? Peut-être que Yamina Benguigui n’a pas osé, dommage, je fais le pari que quand elle osera elle sera aux côtés de Chantal Akerman, une Chantal Akerman arabisante, c’est exactement ce qu’il manque au cinéma français.
Djamila / Rachida Brakni a choisi pour sa part, je l’ai déjà dit, la République française, ses codes, ses rites, ses monuments aux morts, sa politique, sa démocratie et sa laïcité, cependant elle vit et survit en quittant sans fin l’Algérie, dans un double mouvement de partance et d’arrivance vers ce nom de pays, le nom : Algérie. Djamila est le visage de l’intégration réussie, d’une désintégration souterraine aussi bien.
Enfin, Norah / Maïwenn, sûrement le personnage le plus problématique du film, sorte de Lol V. Stein qui échappe à tout, à elle-même, au sens commun et même à son auteur, sa réalisatrice. Norah / Maïwenn a choisi (pour le dire de façon pédante) la destinerrance derridienne, au risque de la mise en péril d’elle-même ou de son intégrité psychique, pour le dire autrement elle incarne la perversion, la psychose peut-être, elle est cette Algérie en colère qui veut tuer les autres Algérie.s, elle est celle qui veut être la seule Algérie, la plus « de souche »… pour le dire à la manière des oiseaux elle est le coucou alors que Zorah / Isabelle serait cet aigle qui plane majestueusement sur la mémoire, tandis que Djamila / Rachida est hirondelle qui a fait son nid en France et compte bien y élever ses petits de la troisième génération. Le syndrome du coucou est de s’installer dans le nid des autres (le rôle et l’aura des autres, les films des autres, le bleu des yeux des autres), pour s’y épanouir en se débarrassant des œufs étrangers déjà présents. La prestation de Maïwenn a un caractère particulier, et je me demande si Yamina Benguigui a maîtrisé la chose ou si elle s’est laissée embarquer, phagocyter, par Norah / Maïwenn. Tous les spectateurs s’accorderont pour dire que le jeu de Maïwenn est impressionnant, mais ne l’est-il pas aussi parce qu’elle ne joue pas le jeu, justement ? Si Rachida Brakni et Isabelle Adjani interprètent chacune un personnage donné dans un film donné, Maïwenn semble refuser cela et opère un rapt (ravissement?), en donnant une performance là où ses partenaires jouent. Ceci confère au film un trouble aussi beau qu’énervant, et finalement c’est passionnant. Norah / Maïwenn est celle qui fait bande à part alors que le scénario ne parle que de sororité. Elle est celle qui trahit, figure de la trahison. Maïwenn ne joue pas le film dans lequel elle joue, elle méprise, quelque chose en elle méprise, revendique un autre ADN, forcément plus pur. Et il est intéressant de remarquer que la blessure profonde du film est cet enlèvement du petit frère tandis qu’une des actrices opère un hold-up sur le film – si Yamina Benguigui a voulu cela c’est génial, si elle ne l’a pas voulu c’est également génial, mais autrement.
Si Norah / Maïwenn, est celle qui irradie en trahissant, si Djamila / Rachida est la plus solidaire et la plus malheureuse au fond (Rachida Brakni est impeccable de jeu, de justesse, de loyauté), Zorah / Isabelle reste le grand personnage du film, le Je de l’autofiction, certes moins spectaculaire que le personnage de Maïwenn – qui préfère jouer dans un Pialat ou dans un de ses films à elle, Isabelle Adjani voyage dans le film, et se laisse voyager par lui. Il y a une adolescence du cinéma à n’aimer que les rôles frontalement forts, les rôles joués au couteau, les performances qui font du bruit et des larmes. En grandissant on finit par mieux voir les lacs calmes et les nuances, les subtilités, Zorah / Isabelle est le personnage de l’amplitude et de la douce force, elle est sans volonté de pouvoir aucun, elle est devenue cette Algérie qui essaie de penser avec sa tête et non avec ses tripes.
Et cela se voit même physiquement, la beauté d’Isabelle dans ce film évoque à plusieurs reprises un visage de Bergman, le visage d’Isabelle Adjani n’a plus besoin de monter sur le trône pour régner.
Ce film, je pourrais en parler des heures, ce faisant je parlerais d’elles, de vous, de moi. Alors quoi ? Écrire, faire des livres, des films. En lire, en voir. Et ne pas conclure, ça continue. Le dernier mot c’est du vent sur une tombe, et un morceau de ciel bleu.
À la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, les intermittences du cœur, Yamina Benguigui a filmé sa recherche de l’Algérie, et elle s’est inventé son narrateur à trois visages. L’Algérie, elle ne l’a pas trouvé, fort heureusement ! À la place elle a trouvé une petite fille qui à la fin chante comme un rossignol, c’est à dire qu’elle a trouvé une façon d’aimer, de s’accompagner, de faire chemin ensemble, sans oublier, elle a trouvé une façon de faire cinéma.
Olivier Steiner
Post-scriptum, quelques propos d’Isabelle Adjani :
Mon algérianité n’est pas celle de Zorah qui est elle tout entière attachée aux racines et à l’histoire que partagent ses parents en Algérie, puis en France. Mon lien est plus ténu même s’il reste fort tant l’histoire de mon père m’a marquée lorsque j’étais enfant. Je n’ai pas comme elle de compte à régler avec la grande histoire qui a brisé son père et sa famille. Ma mère était allemande et catholique, mon père algérien et musulman, et moi je suis née française et je le suis restée. Néanmoins le parcours de Zorah exprime la distance nécessaire qu’il faut garder quand on retourne dans le passé, quand on réveille des fantômes auxquels on ne croyait plus. La généalogie n’est parfois pas suffisante pour construire sa propre histoire, pour s’imaginer un destin. Quand je suis allée en Algérie en 1988, j’ai laissé monter et parler en moi cette part d’algérianité, artiste et connue, je me suis retrouvée, à cet instant, le porte-voix de l’espoir immense des étudiants et des intellectuels algériens. « Je suis fière de participer à la naissance d’une démocratie grâce à vous ». Ces mots-là, je ne les regrette pas, je les assume, parce qu’ils ont permis de faire entendre leur voix et leurs revendications. Mais je ne suis pas pour autant devenue une passionaria du mouvement. C’est ce que je retrouve en Zorah, la limite de l’engagement, les limites de nos combats publics ou intimes, nos faiblesses mais aussi notre courage parce qu’il en faut tout de même et tout le temps quand on est une femme déchirée entre deux cultures, entre les deux rives de la Méditerranée…
Le problème de ces déchirures c’est qu’elles sont de plus en plus profondes où que l’on se trouve et c’est un peu la tragédie des trois sœurs, qui, confrontées à un événement révélateur, se découvrent « pas assez françaises en France, pas assez algériennes en Algérie ». Vous savez le territoire de nos origines à nous c’est avant tout la France et nous nous retrouvons avec des origines différentes de celles de nos parents, même si nos propres racines vont puiser très loin dans le temps et dans l’espace, pour irriguer nos corps, nos sens, nos esprits. La question est : que pouvons-nous inventer, que pouvons-nous créer qui soit nous, tout en étant un peu eux, tout en étant un peu vous ? Le travail de Yamina Benguigui répond à ces questions, ses documentaires et fictions sont une conciliation ouverte des mémoires, la construction d’un futur-ensemble possible parce que sa caméra s’attarde sur le hors-champs, sur les épines de l’invisible qui ont laissé des cicatrices qu’il faut montrer pour pouvoir avancer. C’est ce que tente de faire Zorah avec sa pièce de théâtre…
Il est plus facile de transmettre son histoire que son intimité, d’où l’on vient, où l’on veut aller, c’est assez facile, mais qui nous sommes vraiment, c’est beaucoup plus compliqué, même si notre être intime est nourri par notre histoire et vice versa. Le film a réussi à mettre en lumière cette complexité du qui suis-je, en entremêlant trois niveaux de récit : le présent, le passé, les flash-back et le passé dans le présent, le théâtre. C’est parce que justement tout ce que nous disons de nous, passe par le filtre de ce que nous sommes et que d’une certaine manière tout est fiction et auto-fiction. Zorah n’a ni les souvenirs de ses parents ni les souvenirs de ses sœurs, ni même ceux de sa fille. Elle bricole dans la fabrique de la mémoire sa propre histoire et c’est bien ce que lui reprochent tour à tour tous les personnages. C’est ce que nous faisons sans l’admettre parce que nous sommes obsédés par la vérité, par ce qui est bien et par ce qui est mal, par le jugement des autres et notre propre jugement.
La publication par Jean-Philippe Ould Aoudia de son enquête sur les disparus de la « Bataille d’Alger » en 1957 touche à un point fort de la guerre en Algérie. Comme l’écrit Benjamin Stora: « La question des « disparus » n’a cessé de hanter les mémoires blessées de la guerre d’Algérie. Comment accomplir un travail de deuil en l’absence du corps de celui qui a disparu ? » (France-Algérie. Les passions douloureuses). Nous voudrions en rendre compte et accompagner cette nouvelle publication d’un retour sur des ouvrages antérieurs signés H.G. Esméralda, Alexis Jenni et Mouloud Feraounqui ont fait de 1957 une date incontournable.
Dans la troisième partie de son rapport de janvier 2021, Benjamin Stora insiste sur la question primordiale des disparus : « Pour que le détachement de la période traumatique de la guerre puisse s’amorcer, rendant finalement possibles de nouveaux investissements (affectifs, sociaux, familiaux), les avancées vers cette question sont nécessaires ». Les archives et leur accessibilité sont incontournables pour mener à bien cette recherche : « La vérité ne sort pas automatiquement des archives. Néanmoins, leur communication est un enjeu central dans une démocratie et le travail de communication des archives concernant les disparus de la guerre d’Algérie doit être poursuivi, notamment par le recours aux témoignages, la fabrication d’archives orales ». On sait que dans tous les conflits, la question des disparus est une question centrale des Droits de l’homme.
C’est justement à ce travail que contribue, depuis des années, Jean-Philippe Ould Aoudia : il vient de publier aux éditions Tirésias-Michel Reynaud, Alger 1957. La ferme des disparus — une date (ô combien !) liée à la « Bataille d’Alger ». Le 19 juin 1956 ont eu lieu les deux premières exécutions de condamnés à mort algériens, Zabana Ben Mohamed et Ferradj Abdelkader Ben Moussa, exécutions qui déclenchent des représailles du FLN. De l’autre côté, l’ORAF (Organisation de résistance de l’Algérie française) s’est structurée et mène différentes actions dont une bombe posée, le 10 août 1956, rue de Thèbes, en pleine Casbah, faisant des dizaines de mots civils. Le 30 septembre, ce sont les bombes posées par des militantes du FLN au Milk Bar et à la Cafétéria, faisant 4 morts et une cinquantaine de blessés. L’engrenage de la violence se poursuit, comme on peut le lire dans l’ouvrage de Sylvie Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne (2005). C’est la grève générale, sous l’impulsion de Larbi Ben M’Hidi pour le 28 janvier 1957 lorsque l’ONU va examiner la question algérienne. Le Général Massu met les moyens pour faire échouer le mot d’ordre : « L’expression française » bataille d’Alger » désigne mal les opérations menées par les parachutistes, qui ne sont pas de nature strictement militaire. Du point de vue français, elle traduit bien, cependant, la dualité de la guerre conduite par l’armée en Algérie, entre combat et répression. Aucune expression alternative n’a pu être proposée, à moins de se placer du point de vue algérien et de la désigner comme » la grande répression d’Alger », comme l’a proposé l’historien Gilbert Meynier ».
Dans Alger 1957, Jean-Philippe Ould Aoudia écrit : « Du 7 janvier au 8 octobre 1957 se déroule ce qui est communément appelé la » bataille d’Alger ». Nous préférons parler de » L’écrasement d’Alger » tant la population civile, majoritairement algérienne, fut l’objet de violences indicibles dans le cadre d’un affrontement inégal entre environ trois mille militants indépendantistes mal armés et pas entraînés, contre environ 20 000 membres des forces de l’ordre ».
En écrivant Alger 1957 – La ferme des disparus, l’auteur veut poursuivre le travail minutieux qui a donné lieu à son remarquable ouvrage, L’assassinat de Château-royal Alger 15 mars 1962, où il faisait toute la lumière sur ces exécutions et nommait les responsables de l’assassinat de son père et des cinq autres inspecteurs des centres sociaux dont Mouloud Feraoun. Il montre dans Alger 1957 la convergence entre la force militaire, les forces de police et ce qu’on a nommé le contre-terrorisme. Il dénonce le refus constant de dire où les corps des disparus ont été enterrés : « un doute subsiste toujours sur la réalité du crime tant que le corps de la victime n’est pas retrouvé ». Voulant prouver « un crime de masse », il avance des hypothèses bien étayées sur les lieux possibles où ces corps pourraient être retrouvés. Cela permettrait d’offrir aux victimes une sépulture et aux familles d’avoir un lieu où se recueillir.
L’enquête proprement dite est exposée sur une cinquantaine de pages en cinq chapitres. Le premier est l’explication de la fusion entre les différentes forces françaises de répression en interaction. Le second chapitre dessine cet « écrasement » et se focalise sur les 3024 disparus, chiffre rapporté par Raphaëlle Branche dans La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (2001). Le troisième chapitre resserre le propos sur le lieu probable de l’enfouissement. Le Général Aussaresses (Services spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, 2001) a fait état de ses contacts et de ses lieux de résidence et de « travail » et, en particulier, la ferme de Chebli, « La Cigogne », dans la Mitidja. On lira avec intérêt tous les détails que donne Jean-Philippe Ould Aoudia pour illustrer son enquête. Les chapitres IV et V tirent des conclusions à partir d’hypothèses qu’il faudrait exploiter : « En cas de mise au jour de ces fosses communes, pourra être établie la matérialité de 3024 assassinats suivis de dissimulation de personnes soumises à la torture, à des peines ou traitements cruels, inhumains, ou traitements dégradants ». Les chapitres VI, VII, VIII sont des sortes d’annexes qui proposent un premier recensement nominal des disparus, qui listent les récompenses dont ont bénéficié les acteurs français de ce crime.
Ce livre est une contribution, sous l’angle de la justice à apporter aux disparus, à la bibliographie déjà impressionnante concernant la Bataille d’Alger. Pierre Vidal-Naquet, dans La Torture dans la République, et à propos de la disparition de Maurice Audin, évoquait déjà Aussaresses comme chef de file « de ce qu’il faut bien appeler une équipe de tueurs professionnels ». On peut également lire, de Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? (2005).
Fin 1956 et 1957 furent une période d’arrestations, de tortures, d’emprisonnements ou d’internements pour nombre de militants et de militantes. Djamila Bouhired a été arrêtée le 9 avril 1957, Zohra Drif, le 22 septembre 1957 ; Hassiba Ben Bouali est morte dans la Casbah, dans la cache explosée par les paras, le 8 octobre 1957. Citons enfin, Annie Steiner – qui vient de mourir à Alger ce 22 avril 2021 –, arrêtée le 15 octobre 1956 et dont le procès avec d’autres a lieu en pleine Bataille d’Alger en mars 1957, « le procès des médecins » qui a duré trois jours, appelé ainsi car il jugeait aussi les trois frères Timsit, Meyer, Daniel et Gabriel, tous trois médecins. Daniel a écrit ses mémoires. Mais c’est le témoignage de leur sœur Huguette Timsit – Huguette Akkache car elle était mariée alors avec Ahmed Akkache –, que nous souhaitons évoquer parce qu’il est moins connu que celui de son frère et que sa sobriété fait toucher du doigt l’intolérable.
Celle qui signe H.G. Esméralda a aussi connu le pire en cette année 1957 et publie son témoignage en 2004, Un été en enfer. Barbarie à la française. Témoignage sur la généralisation de la torture, Alger, 1957. Dès les premières lignes, elle précise que son texte a été écrit en 1957, « ce récit, d’abord gravé dans ma mémoire dès les premières minutes de ma détention, je l’ai fixé, à ma sortie, en quelques notes clandestines ». En décembre 1958 quand elle arrive à Paris, elle les a confiées à un journaliste qui les a transmises à des personnalités ; elle cite le général de Gaulle, François Mauriac et Jean-Paul Sartre. Elle précise encore que la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuels a bien enregistré tous les éléments tangibles donnés. Son désir alors : que les coupables soient sanctionnés mais cela n’a pas été le cas, bien au contraire. C’est en 1959 que la seconde partie de son témoignage sur les camps – dans Le Monde et Témoignage chrétien – a été publiée, la coupe du début sur « le centre de tortures » visant à protéger ses frères emprisonnés (les frères Timsit), ses parents encore en Algérie et la protéger elle-même d’une nouvelle arrestation. En 2004, c’est donc la version complète de son témoignage qui est éditée, pour rappeler ce qu’H.G. Esméralda nomme « la barbarie à la française » pendant la guerre d’Algérie et rappeler le nom de ceux qui se sont élevés contre la torture, comme le général Paris de Bollardière et aussi de jeunes appelés anonymes. H.G. Esméralda n’est pas angélique et sait très bien toutes les injustices et les atrocités qu’engendre une guerre. Mais elle publie aussi ce récit à l’adresse des jeunes de banlieue dont certains oublient le combat de leurs aînés qui comptaient dans leurs rangs des juifs et des chrétiens : « moi-même, judéo-berbère, auteur de ce récit, j’ai partagé les souffrances de ces aînés ». Elle précise enfin qu’on ne guérit jamais de cet enfer mais on apprend à vivre avec. Le témoignage d’Esméralda est d’une grande sobriété et d’une grande précision ce qui le rend parfois rude à affronter.
Tout commence, à Alger, le 6 août 1957, jour de son arrestation où elle est emmenée avec brutalité « à l’école Sarrouy, rue Montpensier, en plein centre ville ». A son arrivée, elle note l’envahissement de l’école par des parachutistes en tenue négligée : « mon esprit courait au rythme du gibier pourchassé ». C’est le premier interrogatoire, la première séance de torture à l’électricité : « les premières secousses furent telles que je tombai à terre en hurlant ». Puis c’est le téléphone et la gégène : « j’appris donc à me familiariser avec ce vocabulaire macabre ! » Ensuite, de la pièce où on la relègue, elle entend des gens qui viennent demander des nouvelles de leurs proches disparus et que l’on renvoie sans ménagement. Elle pense à ses proches, pas loin et qui pourtant ne savent pas où elle a disparu. Attendant la seconde séance de torture dans l’angoisse, elle met au point une stratégie : « j’avais milité dans un réseau médical clandestin depuis à peine huit mois, et si la torture m’obligeait à céder, je comptais limiter ce temps à trois mois, et en dernier ressort ne citer que des militants déjà emprisonnés ». Effectivement, elle cède un peu mais la réplique des tortionnaires redouble : « Plus tard, j’appris au camp, que la première faiblesse faisait que nos tortionnaires ne nous lâchaient plus, voulant toujours en savoir davantage ». Une détenue lui apprendra plus tard ce qu’elle a entendu alors, du fameux Schmitt (cité 13 fois dans ce récit) : « Elle a eu son compte, la petite A. 220 volts d’affilée pendant trois quarts d’heure ! »
On la met alors dans une salle avec d’autres torturés encore plus malmenés qu’elle. Toute la nuit, elle entend des hurlements : « Le courant provoque une soif atroce, je demandais constamment à boire. Les sentinelles qi se succédaient toutes les deux heures et demie se réjouissaient à ma vue ; plus d’une en profita pour me peloter les seins ». Elle est dans l’attente, la peur de la suite : « La Casbah était là, deux mètres au-dessus de nos têtes, en cet après-midi d’août, avec ses rues peuplées d’enfants. Leurs rires et les échos de leurs jeux nous parvenaient nettement. La vie libre au-dehors, la vie tout court, éclatait avec l’insouciance de ces enfants, et ce bidon de lait métallique qu’ils agitaient joyeusement, je n’en oublierai jamais le son. Apparemment ils entendaient nos cris en dépit de la musique censée les couvrir car ils poussaient leur inconscience jusqu’à imiter par jeu nos hurlements ».
Et c’est le troisième interrogatoire, sans torture physique cette fois. Il y a beaucoup d’arrivages, des noms de femmes hurlés avec joie par les paras. Les morts succèdent aux suppliciés en une ronde infernale pour celles et ceux qui attendent sans connaître leur sort : « Toute la fatigue de ces quatre journées et de ces quatre nuits blanches m’avait nerveusement éreintée ; outre la terrible attente d’une prochaine séance de torture, suivant leur bon vouloir, j’étais persuadée que l’on tenait à me faire disparaître parce que j’avais été témoin de trop de crimes ». L’inattendu une fois de plus survient : elle est réveillée et on lui ordonne d’aller dans la cour pour partir. Où ? Bien entendu, elle ne le sait pas. Elle va découvrir la vie dans « les camps noirs ». Elle sera libérée le 18 septembre 1957. Comme l’a écrit Malika El Korso, le 20 janvier 2019 dans le quotidien national algérien El Watan : « Le lecteur est introduit à son insu dans l’univers terrible des interrogatoires sans fin, des sévices en tous genres, des nuits de sang, des puanteurs, de corps meurtris, épuisés à l’infini… ».
À propos de 1957 et de la Bataille d’Alger, il faut également revenir au prix Goncourt 2011, L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni. Dans différents entretiens, le romancier a raconté les étapes d’un parcours qui a abouti à ce roman de guerre autour du personnage de Victorien Salagnon. Il déclara ainsi à Baptiste Liger (L’Express de novembre 2011) en avoir eu assez « du discours classique et rassurant comme « les tortionnaires sont des salauds » ». Et il situe aussitôt son entreprise par rapport aux livres de Jérôme Ferrari et de Laurent Mauvignier qui ont inscrit leur fiction du côté de l’armée française. Alexis Jenni dit aussi qu’il s’est attaqué à un sujet tabou dans la littérature française, la guerre d’Algérie : « je sais bien que l’Algérie n’est pas la France, mais il me semble que c’est une erreur de parler de guerre coloniale. C’est avant tout une guerre civile. Quand on revoit un film comme La Bataille d’Alger de Pontecorvo, on accepte l’idée que la guerre d’Algérie se résume à une opposition entre le FLN et l’armée française – ce qui est honteux. Tous les autres n’ont ici plus le droit à l’Histoire, à l’image des pieds-noirs… Leur présence même interdisait la résolution du conflit ». Cette déclaration suscite bien des questionnements mais il est intéressant qu’Alexis Jenni choisisse la Bataille d’Alger comme blason de cette guerre, et que c’est au nom de cette séquence qu’il récuse le terme de « guerre coloniale ».
Dans son rapport de janvier 2021, Benjamin Stora a commencé par aborder « les traces, survivances, effets de mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie sur la société française. De l’installation de l’oubli à la séparation des mémoires ». Comment représenter le passé ? Comment affronter les souvenirs ou les reconstitutions des uns et des autres : « exercice difficile que d’écrire sur la colonisation et la guerre d’Algérie, car longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer dans le piège fermé des mémoires individuelles ». Il me semble que c’est un des « pièges fermés » qui fonctionne dans le roman d’Alexis Jenni par la scénographie qu’il choisit pour illustrer cette guerre en privilégiant la Bataille d’Alger. Toute fiction s’élabore sur des choix, des oublis, des trappes. Grégoire Leménager, dans Le Nouvel Obs, parlait à raison d’une « ambiguïté gênante » qui plane et « ajoute à la puissance du livre » « comme si nos belles années sécuritaires étaient faites pour aboutir à un grand livre sur l’armée coloniale, ses crimes inutiles et ses encombrants fantômes ».
Alexis Jenni le souligne dès les premières pages : « Dans les guerres coloniales on ne compte pas les morts adverses, car ils ne sont pas morts, ni adverses : ils sont une difficulté de terrain que l’on écarte, comme les cailloux pointus, les racines de palétuviers, ou encore les moustiques. On ne les compte pas parce qu’ils ne comptent pas ». En conséquence, gloire à celui qui compte l’ennemi lui donnant le statut d’ennemi par son comptage… c’est le long portrait de Paul Teitgen, secrétaire général de la police à la préfecture d’Alger, adjoint civil du général des parachutistes. Pourquoi faut-il lui ériger une statue ? Parce que même s’il n’a rien pu empêcher, il a compté les morts, « ces Arabes d’Alger ». Quatre longues pages expliquent combien compter les morts est un geste hautement humain. Alexis Jenni dénonce toutes ces guerres qu’il raconte. Mais son point de vue est très ancré du côté des dominants : ainsi quand il évoque la guerre à Bagdad, il ne voit que les bombes et non ceux qui les reçoivent, les Bagdadis. Quand il est question de la Bataille d’Alger, les individus « adverses » n’existent pas : heureusement que Paul Teitgen a compté !
Dans sa préface à l’enquête de Jean-Philippe Ould Aoudia, Alain Ruscio insiste sur l’aspect urbain de la Bataille d’Alger et pointe son retentissement à partir de cette caractéristique, puisque tout était fait au vu et su de tous. Il ajoute que « les campagnes d’Algérie, dès le premier jour, connurent la répression la plus violente, les ratissages, les raids, les déplacements de populations, la première utilisation du napalm. De 1954 à mi-1956, cependant, les villes avaient été, sinon épargnées, du moins exposées de façon moindre au quotidien ». Pour appuyer cette remarque, le lecteur peut se reporter au Journal-1955-1962 de Mouloud Feraoun
dont toute une partie est consacrée à « 1957 » alors que l’écrivain-instituteur vit en Grande Kabylie.
Le 10 janvier il commente le discours de Guy Mollet : « Le président du Conseil français promet aux musulmans d’Algérie ce qu’ils ont toujours vainement espéré. Puis il promet aux Français d’Algérie ce qu’ils ont toujours eu et que maintenant ils craignent de perdre. Mais comme le président ne pourrait nous offrir que ce qu’il leur enlèverait, sa déclaration d’intention prend à nos yeux l’éblouissante clarté d’une incommensurable bulle de savon ».
De Fort-National où il réside, il note, le 16 janvier, ce qui va être le début de la Bataille d’Alger qui ne se nomme pas encore ainsi : « Dans une semaine s’ouvrira le débat à l’ONU sur la question algérienne et ici en Algérie commencera une grève insurrectionnelle que les Français tentent déjà d’étouffer dans l’œuf. Pour nous n’échappe pas le caractère sacré de cette grève, il faut que les Algériens proclament aux yeux du monde qui hésite à les croire leur douleur et leur colère ; il faut que les voix doucereuses et hypocrites qui protesteront de leur innocence et nous accableront de bienfaits imaginaires, nous, les fanatiques et les ingrats, soient couvertes de nos hurlements d’écorchés vifs, de nos cris d’épouvante, de nos râles d’agonie. Ill faudrait que tous nos morts franchissent l’Atlantique et fassent entendre leurs ricanements sinistres à la tribune de l’ONU, derrière les sirènes de Paris qui se flattent déjà d’avoir séduit l’oncle Sam ». À la suite de ces premières remarques de ce début d’année 1957, Mouloud Feraoun proclame son appartenance, sans ambiguïté, à « un peuple digne qui est grand et restera grand ». Il reconnaît les freins dans son engagement qu’a pu provoquer son éducation française, il dit vivre un déchirement : néanmoins sa lucidité lui fait accepter les objectifs à terme (24 janvier). Le 10 février, il dresse un portrait sans concession de M. Achard, administrateur des Ouadhias, « celui qui a ordonné les dizaines d’exécutions, les viols, les tortures dans ce malheureux douar ».
Lorsqu’il descend à Alger voir son ami Emmanuel Roblès, il note les personnes rencontrées, ceux qui sortent de prison, ceux qui ne sont pas revenus. Toute cette année 1957 est ainsi jalonnée de noms de disparus, ici 49 morts, là des disparus. C’est le 17 février : « J’ai revu Alger triste, telle que je l’imaginais. Alger gardée, motorisée, militarisée telle qu’on la décrivait mais j’ai eu la chance de n’avoir rien vu d’autre. D’ailleurs j’ai évité les sorties inutiles ». Avec son ami, ils ont eu une discussion sur les attentats terroristes, Roblès n’évoquant que ceux du FLN. Feraoun lui répond en s’appuyant sur son propre cas lorsqu’on le somme de devoir « rendre » ce que la France lui aurait « donné », de « défendre la cause de la France au détriment des miens qui ont peut-être tort mais qui meurent et souffrent dans le mépris ou l’indifférence des nations policées. Simplement on me demande de mourir en traître moyennant quoi j’aurai payé ma dette ». Feraoun continue le décompte macabre. Ainsi le 18 mars : « À la gendarmerie de Fort-National, on torture comme partout ailleurs. Ceux qui en sortent vous parlent de coups, d’électricité, de baignoire, et le reste. Ceux qui n’en sortent pas, en sortent quand même et, un jour, on les retrouve aux abords de leur village, criblés de balles ». Le 6 mai, il note : « Je reviens d’Alger où j’ai passé trois jours ; J’ai vu les gens de chez moi à l’hôtel. Quelle misère ! Ils sont méconnaissables : ahuris, amaigris, silencieux, misérables. La désolation qui se lit sur leur visage n’est qu’un pâle reflet des souffrances qu’on endure là-bas. Les soldats frappent, volent, torturent et tuent. Le fils de Si Chérif a été fusillé en dessous du couvent des sœurs, il n’est pas mort mais grièvement blessé. On l’avait emmené comme suspect à Beni-Douala, puis, après interrogatoire classique, revêtu d’une vareuse miliaire et gratifié d’un fusil. On l’a ramené en jeep à Tizi-Hibel. Là on lui a dit de partir et on lui a tiré dessus. A Béni-Douala on me cite des endroits que je connais : magasin, atelier de forgeron où des soldats ont mis des inscriptions idylliques : « Villa des rêves », ou « de plaisance », ou « des doux aveux » : les endroits où l’on torture ».
Le 10 juin encore, il développe l’idée que la mort est partout : ceux qui sont morts ne peuvent plus témoigner et ceux qui sont encore vivants préfèrent se taire pour ne pas mourir à leur tour, tout en refusant de renoncer à l’indépendance. Les bombes qui explosent accroissent ses interrogations. Le 2 juillet, nommé à Alger, Mouloud Feraoun quitte Fort-National avec sa famille : « j’ai laissé un pays triste où il n’y a que des vieillards, des femmes et des enfants ». Le 14 août : « On ne peut pas dire qu’Alger soit un paradis. La vie y est possible, à condition de rester à la maison. Juste en face de l’école, je peux contempler les patrouilles qui stationnent au rond-point et fouillent minutieusement tous les hommes bruns de passage, toutes les femmes brunes voilées de blanc qui les accompagnent, toutes les vieilles voitures qu’ils conduisent ». Et en conclusion de cette année 1957, terrible : « Ainsi l’année qui s’achève laisse le problème insoluble […] les Indigènes attendent le départ des Français et les Français tuent automatiquement tous ceux qui veulent les chasser. Qui se lassera le premier ? C’est là tout le problème ».
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Introduire le roman d’Alexis Jenni dans l’ensemble des quatre textes parcourus montre qu’il n’est pas simple de « rentrer dans les zones d’ombre » de l’autre « camp ». Mais les enquêtes, témoignages, récits aident, même quand ils sont contradictoires, à tenter d’entrer dans la souffrance de l’autre ; encore faut-il adosser ces récits à ce que les historiens nous apprennent sur une période donnée. L’enquête que vient d’éditer Michèle Audin sur le comptage des morts de la Semaine Sanglante en mai 1871 rencontre, me semble-t-il, le travail engagé par Jean-Philippe Ould Aoudia et rend aux victimes des massacres leur droit à la mémoire. Le romancier lui-même se doit de ne pas les faire disparaître dans sa narration : « Il ne s’agit pas, comme l’a dit en son temps le journaliste radical Camille Pelletan, de se jeter des crimes et des cadavres à la tête, mais de considérer les êtres humains qu’ont été ces cadavres avec respect, de ne pas laisser disparaître encore une fois — ce qui oblige aussi à se souvenir de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils ont fait » (La Semaine sanglante – Mai 1871. Légendes et comptes).
Aau début de cet été 2020, une nouvelle maison d’édition à Marseille – Terrasses éditions – a édité un ouvrage de/sur Jean Sénac (1926-1973). Cet intérêt pour celui qui demeure un des grands poètes algériens de langue française est, pour ses lecteurs, une joie et une bouffée d’oxygène.
Le présentant dans son article sur la littérature algérienne dans l’Encyclopaedia Universalis, Jamel Eddine Bencheikh écrivait que Sénac était « sans conteste, à l’heure actuelle, le plus grand poète algérien ». La qualification « algérien » n’est pas accessoire pour celui qui confirme, dans l’introduction au Diwan algérien, en 1967, la définition de son ami : « Est écrivain algérien tout écrivain ayant définitivement opté pour la nation algérienne ». Car c’est bien autour de l’appartenance algérienne, à la fois comme appartenance citoyenne et comme appartenance créatrice que se joue l’enjeu central de l’essai réédité cet été. Lire Sénac, c’est ne pas être dans le conformisme et plonger dans la poésie « sur tous les fronts », selon le titre de l’émission qu’il animait à la Chaîne III à Alger après l’indépendance. C’est apprécier aussi l’autre constante de son écriture : l’engagement. Ce mot bien galvaudé, traité souvent aujourd’hui par le mépris par ceux qui pensent être détenteurs de la « vraie » culture, Jean Sénac l’a pris à bras le corps pour dire ce qu’il avait à dire.
Dans une note qui ouvre l’ensemble, les éditeurs expliquent leur projet : donner une nouvelle visibilité au seul essai non réédité de Jean Sénac depuis 1957, Le Soleil sous les armes. Ils en soulignent le nomadisme car son édition par Subervie à Rodez le 1er octobre 1957 a été précédée par deux conférences et un article dans le n°5 de la revue Exigence, aussitôt censuré. Notons que l’article de Sénac était accompagné de la « Lettre à Lacoste » de Frantz Fanon et de la « Porteuse d’eau » de Kateb Yacine.
Hamid Nacer-Khodja, vigile obstiné de la présence de Sénac, a donné toutes les précisions sur le poète, sa vie, ses activités et son œuvre, dans une recherche mise en valeur par le travail éditorial de Marie Virolle, chez Marsa éditions en 1999. Le volume de près de 400 pages ainsi constitué est une somme incontournable qu’on ne peut éviter dès lors qu’on s’intéresse à ce poète. Il a été suivi par d’autres publications d’Hamid Nacer Khodja, trop tôt décédé.
Dans cette nouvelle édition, nous nous attarderons sur l’essai, véritable pépite de l’histoire littéraire algérienne. Il ne nécessite ni éclaircissements, ni explications tant la plume du poète se fait didactique, ne laissant pas de zone obscure à déchiffrer. Mais son existence et sa publication, en ces années de guerre, était un événement qu’il faut apprécier à sa juste mesure. Les éditeurs ont choisi d’y adjoindre d’autres textes. Quel a été leur choix ? Après la note de mise en contexte que nous venons de rappeler, est proposée une préface de Nathalie Quintane selon le procédé d’écriture qui est le sien : une succession d’énoncés-fragments, en marge d’une argumentation organisée au profit d’un enchaînement dont l’aléatoire peut provoquer la surprise.
Rappelons qu’elle a publié en 2004, L’Année de l’Algérie, à la facture assez déroutante, avec une construction semblable, fragmentée et non-linéaire.
Vient ensuite l’essai lui-même, Le Soleil sous les armes – Éléments d’une poésie de la Résistance Algérienne. Puis la réédition de l’ensemble Jean Sénac vivant, initié et coordonné par Jean Déjeux, en 1981. Le premier texte est un essai de celui-ci sur l’itinéraire du poète, « poète pour habiter son nom ». Il est suivi par trois séries d’hommages d’intellectuels et d’écrivains – il y en a eu bien d’autres –, puis une lettre de Sénac à René Char, du 4 octobre 1950. J. Déjeux y avait aussi adjoint un recueil de poèmes inédits, A-Corpoème, selon la définition du poète : « Le corpoème se présente comme un Corps Total (la chair et l’esprit), c’est dire qu’il est une manière de roman où le poète est donné. Ébloui ». Enfin, en conclusion, un texte récent de Lamis Saïdi, traductrice qui exploite la double notion de peuple et de marche en référence au mouvement actuel du Hirak.
Il est certain qu’un ouvrage ne peut rendre compte de la richesse de l’œuvre de Sénac et chaque éditeur fait des choix selon l’objectif qu’il se fixe. Pour ma part j’aurais souhaité un ensemble de textes des années 1953 (numéro unique de la revue Terrasses) à l’année 1957, édition de l’essai. Mais finalement tous les choix sont valables car l’œuvre de Sénac est d’une grande richesse et variété.
C’est sur l’essai que je m’attarderai car il est le joyau de cette réédition comme étape à ne pas oublier d’une littérature algérienne en plusieurs langues qui n’a pas perdu de sa réalité même si elle est masquée par un discours plus univoque aujourd’hui. Auparavant, rappelons quelques portraits de Jean Sénac pour donner un visage à une plume. Marie Virolle, dans le collectif Pour Jean Sénac, de 2004 (Rubicube et le Centre Culturel Français d’Alger, Alger), rappelle l’impossible enfermement du poète dans une seule image : « Jean ne peut se réduire à ces quelques portraits. Il faut plonger dans ses textes pour entrevoir le tumulte et le chatoiement de ses mers intérieures »… Elle nous convie à accepter un voyage inédit : « Le côtoyer rend plus humain. Moins étranger. A l’Algérie, à soi-même […] Je suis éprise de Jean qui, comme cette terre, était paradoxal. Pur dans sa débauche, sauvage dans sa civilité, confus dans sa détermination, généreux dans son ascèse, déchiré et uni dans sa pluralité ».
Il y aurait plus d’un texte à citer qui offrirait les facettes multiples du poète : hors norme, il ne pouvait qu’attirer regards et appréciations. Prenons la reconstitution des biographes, Émile Temime et Nicole Tuccelli, en 2003 : « Jean, qui n’a jamais été un bel homme, est séducteur. Pas très grand, précocement chauve, peu attaché à son apparence, il a des gestes dont la chaleur lui vaut toutes les indulgences. On le devine s’attirant les amitiés les plus ferventes par sa « présence solaire »’, jouant de la parole et de la fantaisie partout où il se présente. Le charme n’exclut pas l’insolence et la violence chez cet être capricieux, dont les colères frénétiques sont évoquées par nombre de ceux qui l’ont connu. S’il fatigue et lasse parfois son entourage, il cultive comme personne l’art du relationnel et de l’amitié ». (Jean Sénac, l’Algérien – Le poète des deux rives)
Marie Virolle encore, éditrice de ses inédits et fidèle lectrice, parcourt des yeux une succession de photos : « Le Jean des derniers mois, barbu et échevelé sur une plage algéroise. Christique, plus encore. Sa vie à nu jetée au vent du large. Il est entouré, lui, le cheikh de 47 ans qui va mourir, par la belle jeunesse des artistes qu’il aime, soutient, encourage. Il leur insuffle « la Poésie d’Esprit et de Chair » qui déjà « s’accrochait avec acharnement » à lui quand il avait leur âge. Mais le sourire de cette plage ventée cache de grandes douleurs : amertume, déchéance, humble colère : « Maudit, trahi, traqué/ Je suis l’ordure de ce peuple/ Chassé de tout lieu toute page » (Citoyens de laideur). Passé « le gué de la quarantaine », il semble avoir choisi, à l’image de certains mystiques, la « voie du blâme ». Nocturne, il fréquente les voyous et les marginaux, devenant parfois leur victime expiatoire, comme cet autre Méditerranéen, Pasolini. Et il livre sans pudeur ses turpitudes dans dérisions et Vertige ».
Dans le recueil de Terrasses éditions, trois des écritures majeures de Sénac sont présentes : celle de l’essai, celle de la lettre, celle de la poésie. Et en miroir, une partie de la récolte des très nombreux hommages qui lui ont été rendus qui éclairent cette personnalité complexe entre amours, amitiés, rencontres et intrusions. Il faut aussi rappeler l’écriture autobiographique qui fut une de ses obsessions et s’est concrétisée dans Ébauche du père, roman remarquable, publié à titre posthume et incontournable si on veut approcher ses origines, sa formation et ses convictions ; écriture autobiographique que l’on retrouve dans de nombreux poèmes. Elle n’est pas une annexe mineure de l’écriture poétique. Comme dans tant d’autres domaines, Sénac brouille les frontières, ici celles des genres littéraires. Car se dire au jour le jour, se mettre à nu jusqu’à l’exhibitionnisme, débusquer ses pulsions secrètes les moins avouables est une posture de ses textes poétiques. En 1954, Jean Sénac avait entrepris la rédaction d’un journal, genre très proche de l’autobiographie, où l’on retrouve aussi la constante diariste du poème. Il y note : « Toujours, partout, parler de moi. De moi. Et le poème, le culte encore de moi. »
Dans la préface à son dernier recueil, dérisions et Vertige, il affirmait en décembre 1972 : « une fois de plus, cette poésie est un Journal. Mal foutu, incorrect, nervures détramées, persécuté jusqu’à son eau, aux lisières de nos quotidiens Sétif, Auschwitz, Hiroshima. Qui dirait, un essai pour FRANCHIR ».
Le franchissement est le passage impalpable entre le vécu et la fiction, cette ligne que Jean Sénac franchit sans cesse, dans un sens et dans l’autre. Le poète élabore son expression personnelle en forgeant une écriture de la mémoire en fragments et détours, en instants de réel détournés, en jouant et se jouant du référent et du symbole. S’y mêle l’humour, marque d’une joie de vivre, malgré tout, qui fait rebondir le texte, rendant le tragique plus acceptable et l’insupportable, burlesque ou tendre. Par son destin tragique et par sa disparition, Sénac est la référence privilégiée d’un temps difficile à comprendre mais dont les énigmes nourrissent cet échange fascinant entre l’Algérie et la France.
Ce qui n’est pas énigmatique, dans toute son écriture, quel que soit le genre élu, c’est l’attachement à un pays profond, à une terre, à un ancrage : l’Algérie et à sa langue de création, travaillée dans la jouissance et la souffrance et jamais admise comme une simple évidence, le français. Une expression artistique, une terre, une langue : les blasons sont là pour désigner une recherche identitaire comme construction permanente de l’être entre deux pays, deux cultures (au moins), deux engagements dans la période si décisive de la décolonisation algérienne, dans les années précédant et suivant 1962.
Revenons à la période de la guerre de libération : 1954–1962 puisque l’essai s’écrit et se publie en son centre. Le premier éclaircissement à donner est celui de la dédicace. Elle manifeste les attaches et amitiés de Sénac, alors :
« Aux femmes de mon pays A mes frères écorcheurs de ténèbres à Annie Fiorio Ahmed Taleb et Layachi Yaker à Kader « Nous sommes venus au monde fraternels ! Brisées soient les mains de tout Diviseur ! » (M.Z. Chant national algérien)
Le peuple est d’abord célébré puis viennent les noms : Annie Fiorio, plus connue sous le nom de Annie Steiner, militante, emprisonnée de nombreuses années ; Ahmed Taleb Ibrahimi, fils du Cheikh Ibrahimi, figure marquante du Mouvement réformiste avec le Cheikh Ben Badis ; Layachi Yaker, militant. M.Z. désigne Moufdi Zakaria, auteur de « Qassaman », Hymne national algérien.
L’entrée en matière s’écrit autour de deux mots privilégiés : Poésie et Résistance : « Au vif de la mêlée, éperdument aux écoutes, le poète va donc vivre du souffle même de son peuple. Il traduira sa respiration, oppressée ou radieuse, l’odeur des résédas comme celle des charniers ».
Jean Sénac célèbre les poètes, aux avant-gardes de l’Histoire en train de se faire. A l’appui (et ce sera ainsi tout au long de l’essai), un poème de Nordine Tidafi, épaulé par un extrait de « Toute la lyre » de Victor Hugo. Suivent des extraits de poèmes des années 40 de poètes des trois « communautés », « Français », « Juif » et « Arabe » qui « essayaient d’éveiller une conscience confinée dans son égoïsme ». Et rappelant les mots d’un lycéen constantinois à Sétif en 1945, il convoque Rimbaud et son appel au souvenir de Jugurtha. En ouvrant l’éventail de ses citations, Sénac montre qu’il ne défend pas « un nationalisme étroit et refermé sur ses cactus » mais qu’il veut rendre visible un fait national évident multiculturel et multilinguistique. A nouveau, il appuie son affirmation par une cascade de poèmes mêlant poètes de la terre algérienne et poètes français. Il peut alors offrir un panorama de la vie artistique en Algérie, plus précisément poétique, étouffée par la colonisation : « Si le peuple algérien est en guerre, c’est aussi parce qu’il revendique le droit à sa poésie, ses droits à la Poésie ». Vient alors la question des langues : l’arabe et le berbère sont bien présents mais amoindris dans leurs manifestations par la domination du français. Il cite alors Kateb Yacine en adhérant à sa position vis-à-vis du français qui est de conquête et d’appropriation et non de soumission sournoise ou consentie. Sénac rejette avec force remords et culpabilité d’utiliser cette langue. Le français des poètes algériens est habité par leurs langues maternelles et par les réalités de leur vécu ; il est transformé et nourri par elles et les créations expriment un univers spécifique : à l’appui Fanon, Char et le Camus de la Libération française de 1945.
Une quarantaine de pages sont consacrées à une anthologie poétique algérienne : toutes les voix se mêlent en français ou traduits dans cette langue. La conclusion est aussi brillante que l’introduction : « Nous essaierons de dresser, sur tant de misères et de larmes, une culture fraternelle qui réponde à la vertu de notre peuple et à l’espérance de ce temps. En poètes libres et lucides, fiers d’être les citoyens d’un aussi beau pays, nous aiderons à bâtir la cité radieuse des hommes ».
Ce texte est à lire tant pour sa facture d’un bel équilibre que par sa force de conviction et on ne peut que se féliciter, encore une fois, de sa réédition. Ce qu’il brasse n’a pas disparu et fait partie d’un patrimoine algérien même si les fruits espérés n’ont pas tous été offerts à l’issue de la résistance d’un peuple.
Il faut le relire en même temps que le numéro spécial, « Algérie », voulu et coordonné par Sénac, de la revue de Subervie à Rodez, Entretiens sur les Lettres et les Arts, en février 1957. On y retrouve les noms qui vont confirmer leur notoriété : Lacheraf, Kateb, Haddad, Sénac, Mammeri, Dib, Tidafi, Kréa et Mohammad-Al-Id ; des poèmes populaires ; des textes de Harbi, Mustapha Kateb, Ghani Merad et Benmiloud. Le tout est illustré par les dessins de Bouzid, Issiakhem, Khadda.
Les deux poèmes que Sénac donne, « La Patrie » et « Ébauche du père » rencontrent nos affirmations précédentes sur les préoccupations du poète. Outre les textes de créations, on y trouve aussi deux Lettres : celle de Mammeri, « Lettre à un Français » et celle de Kréa, « Lettre à un étranger incompréhensible ». Sénac y publie aussi un long texte, « Kateb Yacine et la littérature nord-africaine ».
L’autre texte, à mon sens, à lire en même temps que Le Soleil sous les armes est plus tardif : c’est l’essai ironique et frileux de Malek Haddad, en 1961, Les zéros tournent en rond, sur les critères à remplir pour être ou non écrivain algérien. Dans son essai, Malek Haddad revient sur la question qui l’a hantée : l’aliénation de l’intellectuel et écrivain francophone, séparé de son peuple par la langue dans laquelle il s’exprime, figure même d’une dépersonnalisation plus large des élites et de la domination de l’occident sur l’âme algérienne ; l’islam et la langue arabe deviennent les véritables armes de la résistance du peuple algérien. A la soif de Sénac de donner à voir une algérianité multiculturelle et multiethnique sans méconnaître la dominante des composantes arabe et berbère, à sa recherche d’une présentation de la poésie algérienne dans sa diversité d’imaginaires et de langues, s’opposent les affirmations de Malek Haddad qu’on peut lire comme une contre-réponse à l’essai de Sénac : « Mes cousins de la montagne écorchée n’auront pas déchiffré ton monument, Kateb Yacine : Nedjma. Les vieilles de « Dar-El-Spitar » n’auront pas eu à se reconnaître dans ta Grande Maison, mon cher tisserand de la quotidienneté maudite, Mohamed Dib. Qui aura lu Le Séisme de Kréa dans les ruelles sans roses de Blidah ? Pourtant la musique trouvera l’orchestre qui convint. Marcel Moussa, Malek Ouary, Feraoun, Sénac, Mammeri, Jules Roy, Amrouche, mon ami Roger Curel, Roblès, je pourrais reprendre à votre compte le mot d’un porte-parole de la France-Libre et vous dire avec tout mon respect, toute mon affection : l’Algérie présente les armes à votre solitude.
Je vous salue orphelins de lecteurs authentiques, vous nobles Représentants et tragiques Solitaires. Vous m’aurez fait comprendre l’expression « Prêcher dans le désert » ; mais, au-delà de mon amertume, je sais que la vocation des déserts est d’engendrer les amples méditations et les gazelles ».
Ce débat sur l’impossible « algérianité » des œuvres qui ne sont pas écrites en arabe n’a pas fini, encore aujourd’hui, d’être passionné. Pour notre part, on peut conclure la présentation de cette réédition par le témoignage de Mostefa Lacheraf, en 1991 : « L’Algérianité, la patrie charnelle, l’appartenance spirituelle mais pas nécessairement religieuse à un pays, la littérature comme miroir et centre sensible d’une expression identitaire liée davantage à la géographie et à la société qu’à l’Histoire et à la « nation » traditionnelle exaltées toutes deux par le sectarisme et les mythes. Et comme j’ai bien connu Sénac, Anna Gréki et J. Pélégri, je peux, en toute modestie, en parler sur ce plan-là, c’est-à-dire au sujet du « choix » algérien de chacun d’eux et de certaines de ses caractéristiques ce qui, d’ailleurs, fait de l’algérianité un véritable « registre » nuancé, diversement adopté ou motivé à l’instar des grands choix humains. Le plus disponible, le plus enthousiaste à ce point de vue-là, ce fut Jean Sénac, un homme de gauche qu’aucun clivage idéologique ou partisan ne bridait […] Il revendiquait sans amertume son droit d’être Algérien, de partager toutes les aspirations de notre peuple ».
Jean SENAC, Le Soleil sous les armes, préface de Nathalie Quintane, Terrasses édition, 2020, 276 p., 10 €
Albert Camus, Correspondance avec ses amis Bénisti, 1934-1958 (photographie de couverture du livre)
La publication, à intervalles réguliers, par les éditions Gallimard, d’une série de correspondances entre Albert Camus et des destinataires du monde intellectuel, journalistique ou éditorial, complète très heureusement les excellentes biographies publiées à ce jour. Cependant, il est encore temps de mieux connaître le Camus des années 30 en Algérie, alors qu’il n’est qu’un simple membre d’un groupe d’amis algérois, avant de connaître le succès avec la publication de L’Étranger, en mai 1942, et la gloire au moment du Prix Nobel, en 1957. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que nous pouvons découvrir aujourd’hui, grâce à l’excellent travail des éditions Bleu autour, une correspondance inédite de 50 lettres entre Albert Camus et ses amis proches des années 30 : le sculpteur et peintre Louis Bénisti (1903-1995), son frère Lucien, leurs épouses respectives et quelques autres. L’entourage humain de Camus dans ces années, essentielles pour sa formation, dialogue avec lui sur un plan d’égalité. À la différence de l’austérité de la correspondance publiée par Gallimard qui la reproduit sobrement, avec un appareil critique scientifique rigoureux, l’ouvrage publié par Bleu autour se caractérise, non seulement par la découverte de ces lettres inédites, plus ou moins importantes certes, mais toujours significatives de l’évolution de Camus, mais aussi par l’apport d’une iconographie très riche et parfaitement reproduite. Des photographies, certaines peu connues, des cartes-lettres, des fac-similés, des télégrammes, accompagnent et enrichissent le texte de ces lettres. Cette singularité correspond à la tradition des éditions Bleu autour, toujours très préoccupées par la présence d’illustrations qui constituent de véritables textes. On se souvient de l’ouvrage très réussi, consacré à Pierre Loti, dessinateur (édition d’Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, 2009) dévoilant un Pierre Loti que nous ignorions.
Certes, dans le cas de Camus, ce n’est pas la première fois qu’un livre qui lui est consacré fournisse une abondante iconographie. On peut rappeler, parmi d’autres, L’Album et ses 490 illustrations, publié par Roger Grenier (NRF, 1982), Camus solitaire, solidaire par Catherine Camus (Michel Lafon, 2010) ou le très réussi Camus,Citoyen du monde (Gallimard, 2013).
On voit tout de suite la différence par rapport aux correspondances publiées à ce jour : mise à part celle avec son maître Jean Grenier qui va de 1932 à 1960, les autres sont, en général, plus tardives et débutent quand faiblit celle avec Louis Bénisti : René Char (1946-1959), Pascal Pia (1939-1947), Roger Martin du Gard (1944-1958), Louis Guilloux (1945-1959), André Malraux (1941-1959), María Casares (1944-1959), Nicola Chiaromonte ( 1945-1959). À partir de cette donnée chronologique, on saisit mieux l’intérêt de cette correspondance avec ses amis Bénisti, au long d’une période compliquée, qui s’étend de 1934 à l’après-guerre et même se prolonge jusqu’en 1958. C’est un complément essentiel pour mieux connaître l’homme, l’écrivain qui est en train de naître et l’importance d’un certain nombre de problèmes qui vont le tourmenter, depuis ces années 30 jusqu’à la guerre et même l’après-guerre. On constate d’ailleurs que le noyau le plus nouveau est constitué par les lettres écrites par Camus à Louis Benisti, entre le 20 janvier 1935 et le 25 septembre 1942. Nous avons ensuite seulement 2 lettres courtes, en 1950 et 1957. À quoi il faudra ajouter celles de Camus à Lucien Bénisti, le frère du peintre, à Solange Sarfati en 1935, et à Lucien et Mireille Benisti de mai 1934 à 1942, enfin à Lucien Bénisti de 1957 à 1958. Avec ce dernier, les lettres sont heureusement croisées, ce qui ajoute à leur valeur de témoignage vivant. On peut donc dire que la partie la plus personnelle, et pour nous la plus utile, se répartit de 1935 à 1942. Les autres sont plus anecdotiques et superficielles. On sent alors que Camus s’est éloigné de son groupe d’amis algérois des années 30.
L’essentiel de ces lettres comprend la correspondance entre Albert Camus, jeune écrivain et Louis Bénisti artiste un peu plus âgé, à partir de 1935. Nous n’avons pas hélas les lettres de Bénisti, qui ont été perdues. Malgré cette absence de dialogue, on devine une vraie complicité entre les deux hommes, qui sont nés tous les deux en Algérie : Bénisti à El-Biar, en 1903 et Camus à Mondovi, en 1913. Ils y ont connu ce que Camus nommera dans une lettre à Lucien Benisti, en février 1957, publiée dans ce recueil « les années d’Alger, si proches, si lointaines »
Louis fut donc un ami de jeunesse de Camus : au moment de la naissance de leur compagnonnage, Camus n’a que 22 ans et Bénisti 32. Bénisti fut un éminent sculpteur et peintre, un peu oublié aujourd’hui mais que son amitié avec Camus remet à l’ordre du jour grâce aux archives inédites que transmet son fils Jean-Pierre. L’abondante reproduction, dans ce volume, de ses gouaches méditerranéennes, de ses dessins, de ses portraits, confirme la qualité esthétique de son travail. Il reste aussi l’artiste qui a eu le courage d’ériger, en 1961, en pleine guerre d’Algérie, une stèle en l’honneur de Camus, face au mont Chenoua, à Tipasa, au milieu des ruines romaines chantées par Camus. Avec cette citation, gravée à jamais dans la pierre : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure, Albert Camus, Noces à Tipasa. » Ce monument est le seul hommage que l’Algérie officielle d’aujourd’hui a rendu à Camus, bien ingrate vis à vis d’un écrivain qui la représente si bien dans le monde entier… Émouvante réunion des deux amis, au-delà des péripéties dérisoires de l’Histoire… et rappel tragique de leur destinée : en effet, Camus meurt à 47 ans, dans les conditions dramatiques que l’on sait et Bénisti à 91 ans. Ce qui ne donne que plus de prix à cette correspondance.
On découvre, tour à tour, au gré de ces lettres, un Camus critique littéraire, conseiller en édition avec Edmond Charlot qui publie, en 1937, ses deux premiers livres L’Envers et l’Endroit (1937) qui présente différents essais : « L’Ironie, Entre oui et non, La mort dans l’âme, Amour de vivre, L’Envers et l’Endroit » et Noces (1939) qui comprend : « Noces à Tipasa, Le vent à Djémila, L’été à Alger, et Le désert. » Tous ces essais ont été rédigés pendant ces années algéroises (entre 1935 et 1937) qui confesse, en 1937, à Lucien Bénisti : « J’ai un grand désir de travail, de réflexion, et d’activité ». Il parle beaucoup d’art, de théâtre, commente aussi son désir de voyage, évoque son projet de trilogie de l’absurde qui commence en 1942 avec L’Étranger.
Un homme fidèle en amitié, humble, doutant souvent de lui, angoissé par la maladie, cette tuberculose qui le contraignait à trouver refuge pendant des semaines dans des hôtels ou des maisons de montagne. Il se marie une première fois en 1934 avec Simone Hié et une deuxième, en 1940 avec Francine Faure dont il a ses deux jumeaux, Catherine et Jean, nés en 1945 . Nous avons la confirmation de son amour de l’Algérie, en particulier de Tipasa, avec la fameuse photographie de 1937, aux côtés de Simone Hié et de Mireille Bénisti.
Malgré le caractère amical de ces échanges, il écrit des phrases ciselées comme des maximes, qui laissent présager certaines formules dans ses chroniques du journal clandestin Combat, pendant la guerre, et même dans ses écrits futurs : « L’éloignement et le silence sont des choses qui bravent l’amitié » ou « C’est tout l’effort et toute la beauté de la vie que d’essayer de rendre à chaque minute sa valeur de miracle » ou «Cedéguisement de vie quotidienne qui m’empêche parfois de donner le profond de moi-même. » Il exprime des réflexions sur le voyage, la solitude qui seront des thèmes familiers dans ses textes : « cette redécouverte de soi-même qui naît d’une solitude dans un pays neuf. »
Camus fait preuve déjà dans ces premiers textes personnels d’une ironie mordante , par exemple quand il demande à Lucien d’indiquer, pour un texte destiné à le présenter : « a des relations dans la boucherie», allusion à son oncle Gustave, qui l’avait hébergé pendant son cursus. On perçoit son souci permanent, en 1940 et 1941, de trouver du travail, de gagner sa vie entre Oran, Alger et Paris. De sa retraite en 1942 de Chambon- sur-Lignon, où il s’est retiré pour se soigner, il écrit : « En somme de grandes journées vides et silencieuses où le travail trouve son compte ». On trouve aussi des considérations propres à ce que sera, plus tard, sa lucidité mélancolique : « Nous ne connaissons des êtres que leurs gestes, jamais leurs affirmations. »
Il parle en 1936 de l’impasse où il se trouve, répète en 1937 qu’il est fatigué d’Alger, affirme son désir « d’être un écrivain. » A Lucien Bénisti qui lui demande son avis sur un roman qu’il a écrit, il répond de façon dogmatique : « Il n’y a pas a priori de bons sujets il n’y a que de bonnes œuvres ». Il lui donne une véritable leçon technique de ce que doit être, à ses yeux, un vrai roman. Il lui dit sans détours : « Ce n’est pas un roman. Il y a dans le roman des fils entrecroisés, un carrefour intérieur, des destinées qui se croisent et se séparent. Tu as fait une histoire. C’est une nouvelle à la fois courte et longue » L’amitié ne le rend pas aveugle au point d’être assez critique au sujet du projet de son ami, et de lui refuser plus tard une préface.
Pendant les années 50-57 les lettres deviennent plus professionnelles. Camus fait même répondre à Lucien Bénisti par sa secrétaire , il a moins de temps pour ses amis mais leur reste fidèle.
Nous avons, par ailleurs, quelques découvertes précieuses, par exemple un des premiers textes de critique publié par Camus dans une revue universitaire Alger étudiant, en 1934, à propos d’une sculpture de Louis Bénisti, la correction d’une dissertation de philosophie d’une de ses élèves à laquelle il envoie en 1935 une longue lettre de corrigé. Le sujet qui portait sur l’opposition entre Valéry et Pascal lui donne l’occasion d’un véritable traité de dissertation philosophique ! Il reproche même à la jeune fille son « obéissance trop docile » ! On a aussi des détails sur le fameux Appel pour une Trêve Civile en janvier 1956 dont on apprend dans une lettre de Louis Bénist à Charles Poncet combien cela avait été un piège tendu à Camus par les reponsables du FLN.
Enfin, et c’est un beau cadeau, nous bénéficions même d’un inédit dactylographié, un texte dédicacé à Lucien et Mireille Bénisti intitulé « je me regarde naître » dont nous avons la première version. Et la confirmation que Camus avait confié en 1940 le manuscrit de sa pièce Caligula à Mireille Benisti.
En définitive, un ouvrage très utile pour une connaissance de Camus que nous cherchons toujours à compléter et à perfectionner. Ce qui nous fait accéder aux sources directes de sa création par un biais original, l’évocation de ces années algériennes qui ont tant compté pour lui. Comme c’est l’habitude chez Bleu autour, l’excellent appareil critique qui accompagne le livre, nous aide à entrer dans l’ensemble, fragmentaire et éparpillé, d’une correspondance, certes moins dense ou profonde que d’autres mais tout aussi significative. Les nombreuses notes de bas de pages, les légendes d’illustrations érudites, les CV des auteurs des lettres, et même des contributeurs, une Table des matières très détaillée contribuent au sérieux de la publication. Enfin la présentation critique établit une différence pertinente entre le simple « Avant-Propos » qui introduit précisément le projet et une Présentation qui en synthétise la problématique.
Albert Camus, Correspondance avec ses amis Bénisti, 1934-1958, Édition dirigée par Jean-Pierre Bénisti et Martine Mathieu-Job et présentée par Virginie Lupo et Guy Basset, Bleu-autour, octobre 2019, 191 p., 22 €
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