La publication par Jean-Philippe Ould Aoudia de son enquête sur les disparus de la « Bataille d’Alger » en 1957 touche à un point fort de la guerre en Algérie. Comme l’écrit Benjamin Stora : « La question des « disparus » n’a cessé de hanter les mémoires blessées de la guerre d’Algérie. Comment accomplir un travail de deuil en l’absence du corps de celui qui a disparu ? » (France-Algérie. Les passions douloureuses). Nous voudrions en rendre compte et accompagner cette nouvelle publication d’un retour sur des ouvrages antérieurs signés H.G. Esméralda, Alexis Jenni et Mouloud Feraounqui ont fait de 1957 une date incontournable.
Dans la troisième partie de son rapport de janvier 2021, Benjamin Stora insiste sur la question primordiale des disparus : « Pour que le détachement de la période traumatique de la guerre puisse s’amorcer, rendant finalement possibles de nouveaux investissements (affectifs, sociaux, familiaux), les avancées vers cette question sont nécessaires ». Les archives et leur accessibilité sont incontournables pour mener à bien cette recherche : « La vérité ne sort pas automatiquement des archives. Néanmoins, leur communication est un enjeu central dans une démocratie et le travail de communication des archives concernant les disparus de la guerre d’Algérie doit être poursuivi, notamment par le recours aux témoignages, la fabrication d’archives orales ». On sait que dans tous les conflits, la question des disparus est une question centrale des Droits de l’homme.
C’est justement à ce travail que contribue, depuis des années, Jean-Philippe Ould Aoudia : il vient de publier aux éditions Tirésias-Michel Reynaud, Alger 1957. La ferme des disparus — une date (ô combien !) liée à la « Bataille d’Alger ». Le 19 juin 1956 ont eu lieu les deux premières exécutions de condamnés à mort algériens, Zabana Ben Mohamed et Ferradj Abdelkader Ben Moussa, exécutions qui déclenchent des représailles du FLN. De l’autre côté, l’ORAF (Organisation de résistance de l’Algérie française) s’est structurée et mène différentes actions dont une bombe posée, le 10 août 1956, rue de Thèbes, en pleine Casbah, faisant des dizaines de mots civils. Le 30 septembre, ce sont les bombes posées par des militantes du FLN au Milk Bar et à la Cafétéria, faisant 4 morts et une cinquantaine de blessés. L’engrenage de la violence se poursuit, comme on peut le lire dans l’ouvrage de Sylvie Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne (2005). C’est la grève générale, sous l’impulsion de Larbi Ben M’Hidi pour le 28 janvier 1957 lorsque l’ONU va examiner la question algérienne. Le Général Massu met les moyens pour faire échouer le mot d’ordre : « L’expression française » bataille d’Alger » désigne mal les opérations menées par les parachutistes, qui ne sont pas de nature strictement militaire. Du point de vue français, elle traduit bien, cependant, la dualité de la guerre conduite par l’armée en Algérie, entre combat et répression. Aucune expression alternative n’a pu être proposée, à moins de se placer du point de vue algérien et de la désigner comme » la grande répression d’Alger », comme l’a proposé l’historien Gilbert Meynier ».
Dans Alger 1957, Jean-Philippe Ould Aoudia écrit : « Du 7 janvier au 8 octobre 1957 se déroule ce qui est communément appelé la » bataille d’Alger ». Nous préférons parler de » L’écrasement d’Alger » tant la population civile, majoritairement algérienne, fut l’objet de violences indicibles dans le cadre d’un affrontement inégal entre environ trois mille militants indépendantistes mal armés et pas entraînés, contre environ 20 000 membres des forces de l’ordre ».
En écrivant Alger 1957 – La ferme des disparus, l’auteur veut poursuivre le travail minutieux qui a donné lieu à son remarquable ouvrage, L’assassinat de Château-royal Alger 15 mars 1962, où il faisait toute la lumière sur ces exécutions et nommait les responsables de l’assassinat de son père et des cinq autres inspecteurs des centres sociaux dont Mouloud Feraoun. Il montre dans Alger 1957 la convergence entre la force militaire, les forces de police et ce qu’on a nommé le contre-terrorisme. Il dénonce le refus constant de dire où les corps des disparus ont été enterrés : « un doute subsiste toujours sur la réalité du crime tant que le corps de la victime n’est pas retrouvé ». Voulant prouver « un crime de masse », il avance des hypothèses bien étayées sur les lieux possibles où ces corps pourraient être retrouvés. Cela permettrait d’offrir aux victimes une sépulture et aux familles d’avoir un lieu où se recueillir.
L’enquête proprement dite est exposée sur une cinquantaine de pages en cinq chapitres. Le premier est l’explication de la fusion entre les différentes forces françaises de répression en interaction. Le second chapitre dessine cet « écrasement » et se focalise sur les 3024 disparus, chiffre rapporté par Raphaëlle Branche dans La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (2001). Le troisième chapitre resserre le propos sur le lieu probable de l’enfouissement. Le Général Aussaresses (Services spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, 2001) a fait état de ses contacts et de ses lieux de résidence et de « travail » et, en particulier, la ferme de Chebli, « La Cigogne », dans la Mitidja. On lira avec intérêt tous les détails que donne Jean-Philippe Ould Aoudia pour illustrer son enquête. Les chapitres IV et V tirent des conclusions à partir d’hypothèses qu’il faudrait exploiter : « En cas de mise au jour de ces fosses communes, pourra être établie la matérialité de 3024 assassinats suivis de dissimulation de personnes soumises à la torture, à des peines ou traitements cruels, inhumains, ou traitements dégradants ». Les chapitres VI, VII, VIII sont des sortes d’annexes qui proposent un premier recensement nominal des disparus, qui listent les récompenses dont ont bénéficié les acteurs français de ce crime.
Ce livre est une contribution, sous l’angle de la justice à apporter aux disparus, à la bibliographie déjà impressionnante concernant la Bataille d’Alger. Pierre Vidal-Naquet, dans La Torture dans la République, et à propos de la disparition de Maurice Audin, évoquait déjà Aussaresses comme chef de file « de ce qu’il faut bien appeler une équipe de tueurs professionnels ». On peut également lire, de Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? (2005).
Fin 1956 et 1957 furent une période d’arrestations, de tortures, d’emprisonnements ou d’internements pour nombre de militants et de militantes. Djamila Bouhired a été arrêtée le 9 avril 1957, Zohra Drif, le 22 septembre 1957 ; Hassiba Ben Bouali est morte dans la Casbah, dans la cache explosée par les paras, le 8 octobre 1957. Citons enfin, Annie Steiner – qui vient de mourir à Alger ce 22 avril 2021 –, arrêtée le 15 octobre 1956 et dont le procès avec d’autres a lieu en pleine Bataille d’Alger en mars 1957, « le procès des médecins » qui a duré trois jours, appelé ainsi car il jugeait aussi les trois frères Timsit, Meyer, Daniel et Gabriel, tous trois médecins. Daniel a écrit ses mémoires. Mais c’est le témoignage de leur sœur Huguette Timsit – Huguette Akkache car elle était mariée alors avec Ahmed Akkache –, que nous souhaitons évoquer parce qu’il est moins connu que celui de son frère et que sa sobriété fait toucher du doigt l’intolérable.
Celle qui signe H.G. Esméralda a aussi connu le pire en cette année 1957 et publie son témoignage en 2004, Un été en enfer. Barbarie à la française. Témoignage sur la généralisation de la torture, Alger, 1957. Dès les premières lignes, elle précise que son texte a été écrit en 1957, « ce récit, d’abord gravé dans ma mémoire dès les premières minutes de ma détention, je l’ai fixé, à ma sortie, en quelques notes clandestines ». En décembre 1958 quand elle arrive à Paris, elle les a confiées à un journaliste qui les a transmises à des personnalités ; elle cite le général de Gaulle, François Mauriac et Jean-Paul Sartre. Elle précise encore que la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuels a bien enregistré tous les éléments tangibles donnés. Son désir alors : que les coupables soient sanctionnés mais cela n’a pas été le cas, bien au contraire. C’est en 1959 que la seconde partie de son témoignage sur les camps – dans Le Monde et Témoignage chrétien – a été publiée, la coupe du début sur « le centre de tortures » visant à protéger ses frères emprisonnés (les frères Timsit), ses parents encore en Algérie et la protéger elle-même d’une nouvelle arrestation. En 2004, c’est donc la version complète de son témoignage qui est éditée, pour rappeler ce qu’H.G. Esméralda nomme « la barbarie à la française » pendant la guerre d’Algérie et rappeler le nom de ceux qui se sont élevés contre la torture, comme le général Paris de Bollardière et aussi de jeunes appelés anonymes. H.G. Esméralda n’est pas angélique et sait très bien toutes les injustices et les atrocités qu’engendre une guerre. Mais elle publie aussi ce récit à l’adresse des jeunes de banlieue dont certains oublient le combat de leurs aînés qui comptaient dans leurs rangs des juifs et des chrétiens : « moi-même, judéo-berbère, auteur de ce récit, j’ai partagé les souffrances de ces aînés ». Elle précise enfin qu’on ne guérit jamais de cet enfer mais on apprend à vivre avec. Le témoignage d’Esméralda est d’une grande sobriété et d’une grande précision ce qui le rend parfois rude à affronter.
Tout commence, à Alger, le 6 août 1957, jour de son arrestation où elle est emmenée avec brutalité « à l’école Sarrouy, rue Montpensier, en plein centre ville ». A son arrivée, elle note l’envahissement de l’école par des parachutistes en tenue négligée : « mon esprit courait au rythme du gibier pourchassé ». C’est le premier interrogatoire, la première séance de torture à l’électricité : « les premières secousses furent telles que je tombai à terre en hurlant ». Puis c’est le téléphone et la gégène : « j’appris donc à me familiariser avec ce vocabulaire macabre ! » Ensuite, de la pièce où on la relègue, elle entend des gens qui viennent demander des nouvelles de leurs proches disparus et que l’on renvoie sans ménagement. Elle pense à ses proches, pas loin et qui pourtant ne savent pas où elle a disparu. Attendant la seconde séance de torture dans l’angoisse, elle met au point une stratégie : « j’avais milité dans un réseau médical clandestin depuis à peine huit mois, et si la torture m’obligeait à céder, je comptais limiter ce temps à trois mois, et en dernier ressort ne citer que des militants déjà emprisonnés ». Effectivement, elle cède un peu mais la réplique des tortionnaires redouble : « Plus tard, j’appris au camp, que la première faiblesse faisait que nos tortionnaires ne nous lâchaient plus, voulant toujours en savoir davantage ». Une détenue lui apprendra plus tard ce qu’elle a entendu alors, du fameux Schmitt (cité 13 fois dans ce récit) : « Elle a eu son compte, la petite A. 220 volts d’affilée pendant trois quarts d’heure ! »
On la met alors dans une salle avec d’autres torturés encore plus malmenés qu’elle. Toute la nuit, elle entend des hurlements : « Le courant provoque une soif atroce, je demandais constamment à boire. Les sentinelles qi se succédaient toutes les deux heures et demie se réjouissaient à ma vue ; plus d’une en profita pour me peloter les seins ». Elle est dans l’attente, la peur de la suite : « La Casbah était là, deux mètres au-dessus de nos têtes, en cet après-midi d’août, avec ses rues peuplées d’enfants. Leurs rires et les échos de leurs jeux nous parvenaient nettement. La vie libre au-dehors, la vie tout court, éclatait avec l’insouciance de ces enfants, et ce bidon de lait métallique qu’ils agitaient joyeusement, je n’en oublierai jamais le son. Apparemment ils entendaient nos cris en dépit de la musique censée les couvrir car ils poussaient leur inconscience jusqu’à imiter par jeu nos hurlements ».
Et c’est le troisième interrogatoire, sans torture physique cette fois. Il y a beaucoup d’arrivages, des noms de femmes hurlés avec joie par les paras. Les morts succèdent aux suppliciés en une ronde infernale pour celles et ceux qui attendent sans connaître leur sort : « Toute la fatigue de ces quatre journées et de ces quatre nuits blanches m’avait nerveusement éreintée ; outre la terrible attente d’une prochaine séance de torture, suivant leur bon vouloir, j’étais persuadée que l’on tenait à me faire disparaître parce que j’avais été témoin de trop de crimes ». L’inattendu une fois de plus survient : elle est réveillée et on lui ordonne d’aller dans la cour pour partir. Où ? Bien entendu, elle ne le sait pas. Elle va découvrir la vie dans « les camps noirs ». Elle sera libérée le 18 septembre 1957. Comme l’a écrit Malika El Korso, le 20 janvier 2019 dans le quotidien national algérien El Watan : « Le lecteur est introduit à son insu dans l’univers terrible des interrogatoires sans fin, des sévices en tous genres, des nuits de sang, des puanteurs, de corps meurtris, épuisés à l’infini… ».
À propos de 1957 et de la Bataille d’Alger, il faut également revenir au prix Goncourt 2011, L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni. Dans différents entretiens, le romancier a raconté les étapes d’un parcours qui a abouti à ce roman de guerre autour du personnage de Victorien Salagnon. Il déclara ainsi à Baptiste Liger (L’Express de novembre 2011) en avoir eu assez « du discours classique et rassurant comme « les tortionnaires sont des salauds » ». Et il situe aussitôt son entreprise par rapport aux livres de Jérôme Ferrari et de Laurent Mauvignier qui ont inscrit leur fiction du côté de l’armée française. Alexis Jenni dit aussi qu’il s’est attaqué à un sujet tabou dans la littérature française, la guerre d’Algérie : « je sais bien que l’Algérie n’est pas la France, mais il me semble que c’est une erreur de parler de guerre coloniale. C’est avant tout une guerre civile. Quand on revoit un film comme La Bataille d’Alger de Pontecorvo, on accepte l’idée que la guerre d’Algérie se résume à une opposition entre le FLN et l’armée française – ce qui est honteux. Tous les autres n’ont ici plus le droit à l’Histoire, à l’image des pieds-noirs… Leur présence même interdisait la résolution du conflit ». Cette déclaration suscite bien des questionnements mais il est intéressant qu’Alexis Jenni choisisse la Bataille d’Alger comme blason de cette guerre, et que c’est au nom de cette séquence qu’il récuse le terme de « guerre coloniale ».
Dans son rapport de janvier 2021, Benjamin Stora a commencé par aborder « les traces, survivances, effets de mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie sur la société française. De l’installation de l’oubli à la séparation des mémoires ». Comment représenter le passé ? Comment affronter les souvenirs ou les reconstitutions des uns et des autres : « exercice difficile que d’écrire sur la colonisation et la guerre d’Algérie, car longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer dans le piège fermé des mémoires individuelles ». Il me semble que c’est un des « pièges fermés » qui fonctionne dans le roman d’Alexis Jenni par la scénographie qu’il choisit pour illustrer cette guerre en privilégiant la Bataille d’Alger. Toute fiction s’élabore sur des choix, des oublis, des trappes. Grégoire Leménager, dans Le Nouvel Obs, parlait à raison d’une « ambiguïté gênante » qui plane et « ajoute à la puissance du livre » « comme si nos belles années sécuritaires étaient faites pour aboutir à un grand livre sur l’armée coloniale, ses crimes inutiles et ses encombrants fantômes ».
Alexis Jenni le souligne dès les premières pages : « Dans les guerres coloniales on ne compte pas les morts adverses, car ils ne sont pas morts, ni adverses : ils sont une difficulté de terrain que l’on écarte, comme les cailloux pointus, les racines de palétuviers, ou encore les moustiques. On ne les compte pas parce qu’ils ne comptent pas ». En conséquence, gloire à celui qui compte l’ennemi lui donnant le statut d’ennemi par son comptage… c’est le long portrait de Paul Teitgen, secrétaire général de la police à la préfecture d’Alger, adjoint civil du général des parachutistes. Pourquoi faut-il lui ériger une statue ? Parce que même s’il n’a rien pu empêcher, il a compté les morts, « ces Arabes d’Alger ». Quatre longues pages expliquent combien compter les morts est un geste hautement humain. Alexis Jenni dénonce toutes ces guerres qu’il raconte. Mais son point de vue est très ancré du côté des dominants : ainsi quand il évoque la guerre à Bagdad, il ne voit que les bombes et non ceux qui les reçoivent, les Bagdadis. Quand il est question de la Bataille d’Alger, les individus « adverses » n’existent pas : heureusement que Paul Teitgen a compté !
Dans sa préface à l’enquête de Jean-Philippe Ould Aoudia, Alain Ruscio insiste sur l’aspect urbain de la Bataille d’Alger et pointe son retentissement à partir de cette caractéristique, puisque tout était fait au vu et su de tous. Il ajoute que « les campagnes d’Algérie, dès le premier jour, connurent la répression la plus violente, les ratissages, les raids, les déplacements de populations, la première utilisation du napalm. De 1954 à mi-1956, cependant, les villes avaient été, sinon épargnées, du moins exposées de façon moindre au quotidien ». Pour appuyer cette remarque, le lecteur peut se reporter au Journal-1955-1962 de Mouloud Feraoun
dont toute une partie est consacrée à « 1957 » alors que l’écrivain-instituteur vit en Grande Kabylie.
Le 10 janvier il commente le discours de Guy Mollet : « Le président du Conseil français promet aux musulmans d’Algérie ce qu’ils ont toujours vainement espéré. Puis il promet aux Français d’Algérie ce qu’ils ont toujours eu et que maintenant ils craignent de perdre. Mais comme le président ne pourrait nous offrir que ce qu’il leur enlèverait, sa déclaration d’intention prend à nos yeux l’éblouissante clarté d’une incommensurable bulle de savon ».
De Fort-National où il réside, il note, le 16 janvier, ce qui va être le début de la Bataille d’Alger qui ne se nomme pas encore ainsi : « Dans une semaine s’ouvrira le débat à l’ONU sur la question algérienne et ici en Algérie commencera une grève insurrectionnelle que les Français tentent déjà d’étouffer dans l’œuf. Pour nous n’échappe pas le caractère sacré de cette grève, il faut que les Algériens proclament aux yeux du monde qui hésite à les croire leur douleur et leur colère ; il faut que les voix doucereuses et hypocrites qui protesteront de leur innocence et nous accableront de bienfaits imaginaires, nous, les fanatiques et les ingrats, soient couvertes de nos hurlements d’écorchés vifs, de nos cris d’épouvante, de nos râles d’agonie. Ill faudrait que tous nos morts franchissent l’Atlantique et fassent entendre leurs ricanements sinistres à la tribune de l’ONU, derrière les sirènes de Paris qui se flattent déjà d’avoir séduit l’oncle Sam ». À la suite de ces premières remarques de ce début d’année 1957, Mouloud Feraoun proclame son appartenance, sans ambiguïté, à « un peuple digne qui est grand et restera grand ». Il reconnaît les freins dans son engagement qu’a pu provoquer son éducation française, il dit vivre un déchirement : néanmoins sa lucidité lui fait accepter les objectifs à terme (24 janvier). Le 10 février, il dresse un portrait sans concession de M. Achard, administrateur des Ouadhias, « celui qui a ordonné les dizaines d’exécutions, les viols, les tortures dans ce malheureux douar ».
Lorsqu’il descend à Alger voir son ami Emmanuel Roblès, il note les personnes rencontrées, ceux qui sortent de prison, ceux qui ne sont pas revenus. Toute cette année 1957 est ainsi jalonnée de noms de disparus, ici 49 morts, là des disparus. C’est le 17 février : « J’ai revu Alger triste, telle que je l’imaginais. Alger gardée, motorisée, militarisée telle qu’on la décrivait mais j’ai eu la chance de n’avoir rien vu d’autre. D’ailleurs j’ai évité les sorties inutiles ». Avec son ami, ils ont eu une discussion sur les attentats terroristes, Roblès n’évoquant que ceux du FLN. Feraoun lui répond en s’appuyant sur son propre cas lorsqu’on le somme de devoir « rendre » ce que la France lui aurait « donné », de « défendre la cause de la France au détriment des miens qui ont peut-être tort mais qui meurent et souffrent dans le mépris ou l’indifférence des nations policées. Simplement on me demande de mourir en traître moyennant quoi j’aurai payé ma dette ». Feraoun continue le décompte macabre. Ainsi le 18 mars : « À la gendarmerie de Fort-National, on torture comme partout ailleurs. Ceux qui en sortent vous parlent de coups, d’électricité, de baignoire, et le reste. Ceux qui n’en sortent pas, en sortent quand même et, un jour, on les retrouve aux abords de leur village, criblés de balles ». Le 6 mai, il note : « Je reviens d’Alger où j’ai passé trois jours ; J’ai vu les gens de chez moi à l’hôtel. Quelle misère ! Ils sont méconnaissables : ahuris, amaigris, silencieux, misérables. La désolation qui se lit sur leur visage n’est qu’un pâle reflet des souffrances qu’on endure là-bas. Les soldats frappent, volent, torturent et tuent. Le fils de Si Chérif a été fusillé en dessous du couvent des sœurs, il n’est pas mort mais grièvement blessé. On l’avait emmené comme suspect à Beni-Douala, puis, après interrogatoire classique, revêtu d’une vareuse miliaire et gratifié d’un fusil. On l’a ramené en jeep à Tizi-Hibel. Là on lui a dit de partir et on lui a tiré dessus.
A Béni-Douala on me cite des endroits que je connais : magasin, atelier de forgeron où des soldats ont mis des inscriptions idylliques : « Villa des rêves », ou « de plaisance », ou « des doux aveux » : les endroits où l’on torture ».
Le 10 juin encore, il développe l’idée que la mort est partout : ceux qui sont morts ne peuvent plus témoigner et ceux qui sont encore vivants préfèrent se taire pour ne pas mourir à leur tour, tout en refusant de renoncer à l’indépendance. Les bombes qui explosent accroissent ses interrogations. Le 2 juillet, nommé à Alger, Mouloud Feraoun quitte Fort-National avec sa famille : « j’ai laissé un pays triste où il n’y a que des vieillards, des femmes et des enfants ». Le 14 août : « On ne peut pas dire qu’Alger soit un paradis. La vie y est possible, à condition de rester à la maison. Juste en face de l’école, je peux contempler les patrouilles qui stationnent au rond-point et fouillent minutieusement tous les hommes bruns de passage, toutes les femmes brunes voilées de blanc qui les accompagnent, toutes les vieilles voitures qu’ils conduisent ». Et en conclusion de cette année 1957, terrible : « Ainsi l’année qui s’achève laisse le problème insoluble […] les Indigènes attendent le départ des Français et les Français tuent automatiquement tous ceux qui veulent les chasser. Qui se lassera le premier ? C’est là tout le problème ».
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Introduire le roman d’Alexis Jenni dans l’ensemble des quatre textes parcourus montre qu’il n’est pas simple de « rentrer dans les zones d’ombre » de l’autre « camp ». Mais les enquêtes, témoignages, récits aident, même quand ils sont contradictoires, à tenter d’entrer dans la souffrance de l’autre ; encore faut-il adosser ces récits à ce que les historiens nous apprennent sur une période donnée. L’enquête que vient d’éditer Michèle Audin sur le comptage des morts de la Semaine Sanglante en mai 1871 rencontre, me semble-t-il, le travail engagé par Jean-Philippe Ould Aoudia et rend aux victimes des massacres leur droit à la mémoire. Le romancier lui-même se doit de ne pas les faire disparaître dans sa narration : « Il ne s’agit pas, comme l’a dit en son temps le journaliste radical Camille Pelletan, de se jeter des crimes et des cadavres à la tête, mais de considérer les êtres humains qu’ont été ces cadavres avec respect, de ne pas laisser disparaître encore une fois — ce qui oblige aussi à se souvenir de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils ont fait » (La Semaine sanglante – Mai 1871. Légendes et comptes).
https://diacritik.com/2021/06/09/alger-1957-histoire-et-memoire-jean-philippe-ould-aoudia-et-quelques-autres/
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