La guerre en Irak de 2003 et la phase de négociations à l’ONU qui l’a précédée, au cours desquelles la France a marqué son opposition à la politique américaine, ont déchaîné aux États-Unis — et aussi au Royaume-Uni — une vigoureuse campagne de francophobie peut-être sans équivalent dans les histoires croisées de ces pays.
Au lendemain des attentats contre New York et Washington (11 septembre 2001) George W. Bush et son entourage néoconservateur ont nié que cette violence extrême — cette « terreur » — était chargée de signification et qu’elle avait des causes plus ou moins profondes, plus ou moins lointaines. Ils les ont ignorées au profit d’une posture morale radicale, sans appel ni repentir, selon laquelle les États-Unis, tenants du Bien venaient d’être agressés par l’un des adeptes du Mal1. L’expression « Empire du Mal » avait été utilisée par le président Ronald Reagan dès le début des années 1980, manière d’évoquer l’Union soviétique. Le président Bush divisait alors le monde en deux camps selon un « axe du Mal » et sommait chaque nation de faire un choix en se plaçant d’un côté ou de l’autre de cette rigide ligne de démarcation. Soit on s’installait du côté des partisans de la « terreur », soit on rejoignait la « croisade » des combattants de la liberté (le mot « croisade » est de Bush). C’était l’un ou l’autre, aucune échappatoire n’était envisageable. La sommation de Bush n’était ni plus ni moins qu’une déclaration de guerre planétaire contre le « terrorisme » dont l’intervention militaire en Irak était l’une des premières stations.
La réticence puis l’opposition de la France (et de quelques autres pays) à adopter ce schéma primaire, puis à s’opposer à la guerre contre l’Irak n’ont pas été comprises. Elles ont suscité au sein de l’administration et de la société américaine un profond sentiment d’injustice et de colère, vite transformé en une virulente francophobie quasi généralisée, qui a connu son paroxysme en 2002 et 2003, pour se dissiper ensuite progressivement sans disparaître totalement.
LA FRANCE DU CÔTÉ DES ENNEMIS DE LA LIBERTÉ
La posture morale américaine ne supportait ni contestation ni remise en cause, tant la conviction de ceux qui l’avaient adoptée était entière et totale. Aussi le choc a été grand lorsqu’il s’est avéré que le président Jacques Chirac a laissé entendre en 2002 qu’il n’était pas favorable à la guerre contre Saddam Hussein, mais qu’il préconisait en revanche la présence d’inspecteurs de l’ONU en Irak pour déterminer si le pays possédait des armes de destruction massive. L’incompréhension était à son comble lorsqu’il a été clair que la France utiliserait son arme fatale, le veto dont elle dispose au Conseil de sécurité des Nations unies, et qu’elle avait essayé d’y créer une coalition antiaméricaine, notamment lors d’une visite-éclair du ministre français des affaires étrangères Dominique de Villepin au Cameroun, en Guinée et en Angola, pays alors membres non permanents du Conseil de sécurité. Lors de son départ en 2005, l’ambassadeur américain à Paris, Howard H. Leach résumait l’opinion générale des Américains selon laquelle « aucun autre dirigeant français n’avait, par le passé, travaillé ainsi contre les intérêts des États-Unis ».
L’incompréhension céda la place à la colère. On se demandait pour quelle raison Chirac avait été le premier chef d’État à rendre visite au président Bush une semaine seulement après les attaques du 11-Septembre. On ne comprenait pas qu’un très grand nombre de Parisiens se soient rassemblés devant l’ambassade américaine à Paris pour témoigner de leur compassion. Face à la colère américaine, les Français eurent beau convoquer le souvenir de l’épopée du marquis de La Fayette2 ou celui du débarquement américain en Normandie3 pour montrer que l’hostilité ne visait pas l’Amérique, mais la politique de Bush nourrie par l’idéologie néoconservatrice, ; rien n’y fit.
Pour prendre la mesure de la fureur qui saisit les Américains à l’annonce que la France utiliserait son droit de veto pour bloquer toute résolution ouvrant la voie à la guerre, il suffit de lire la presse américaine (et anglaise) de l’époque ou de la littérature qui a suivi4.
LA TERRE DE TOUTES LES « TURPITUDES »
Une campagne de désinformation et de calomnie a couvert l’entièreté du territoire américain5. À cet égard, l’ouvrage de Kenneth R. Timmerman, The French Betrayal of America (Three Rivers Press, 2005) est significatif. C’est un recueil des « turpitudes » françaises qui rend bien compte de l’état d’esprit des Américains à cette époque : « Trahison […] Duplicité[…] Obsession à tout faire pour que les États-Unis-Unis échouent au Moyen-Orient […] Complicité de la France avec Saddam Hussein depuis 1975 […] Tout n’était pour la France qu’une question d’argent, de pétrole et d’armes […] », etc.
Thomas Friedman, influent éditorialiste du New York Times, faisait valoir que la France était en train de devenir « l’ennemie de l’Amérique, et qu’elle [voulait] voir l’Amérique échouer en Irak »6. Dans la société américaine, le French bashing (campagne de dénigrement antifrançaise), ce sport où excellent également les Anglais, s’épanouit sans entrave : vin de Bordeaux renversé dans les caniveaux, appel au boycott des fromages, des vins et des produits de luxe « made in France ». Des stickers étaient apposés sur les voitures dénonçant la trahison française. Des tee-shirts avaient été imprimés recommandant de s’en prendre « d’abord à l’Irak, ensuite à la France ». Dans les rassemblements publics, des bannières demandaient que la France soit bombardée la première. L’appellation « cheese-eating surrender monkeys » (« singes capitulards bouffeurs de fromage »,) tirée de la série Les Simpsons, et inventée, semble-t-il, en avril 1995 refit surface et connut un éclatant succès. On accusa même la France de vendre en 2003 des équipements militaires, voire nucléaires, à Saddam Hussein.
La France était taxée d’ingratitude, oublieuse de l’aide militaire et économique que les Américains lui avaient apportée au moment des deux guerres mondiales7, du fait que Washington avait alors « sauvé son arrière-train » et assuré « gratuitement sa protection pendant la Guerre froide ». Pour Christopher Hitchens, correspondant régulier de Vanity Fair et figure de la « gauche » intellectuelle, Chirac était homme à se faire acheter par Saddam Hussein. Il lui rappelait ce personnage littéraire de banquier, « un homme tant habitué à la corruption qu’il paierait volontiers pour s’acheter lui-même afin de se procurer du plaisir ».
En mars 2003, on a prêté à Condoleezza Rice, conseillère du président Bush pour la sécurité nationale, une phrase assassine qui, vraie ou fausse, faisait planer de mauvais oiseaux sur la relation franco-américaine : « Il faut ignorer l’Allemagne, pardonner à la Russie et punir la France. » Il n’est pas exagéré de dire que la francophobie était alors à son comble (cet article fait volontairement l’impasse sur l’incomparable popularité dont a joui la France partout dans le monde pendant cette période, hors des États-Unis, y compris en Espagne et au Royaume-Uni, deux pays qui pourtant avaient fait partie de la coalition militaire).
« CHIRAC EST UN VER »
Du côté de l’Angleterre, on ne faisait pas non plus dans la dentelle. Le tabloïd The Sun montrait un Jacques Chirac caricaturé en ver de terre dans une édition papier distribuée en France même. « Chirac est un ver » titrait en français le tabloïd. Le Sun s’est aussi risqué à présenter le président français comme « la prostituée de Saddam Hussein ». Plus ou moins subtilement, le soi-disant europhile Tony Blair, premier ministre britannique à l’époque, a présenté Chirac de façon biaisée pour contribuer à créer un sentiment proguerre au Royaume-Uni, puis pour faire porter au président français la responsabilité d’une guerre sans mandat de l’ONU dans laquelle lui-même entraînait son pays, ce à quoi n’étaient pas disposés de nombreux parlementaires, des membres de son propre camp politique et une partie de l’opinion publique. Il a cosigné le 30 janvier 2003 une lettre ouverte demandant que l’Union européenne — alors divisée sur l’opportunité de partir en guerre — reste unie derrière la politique américaine, sans en parler à certains partenaires européens — dont la France.
TU ES CE QUE JE NE SUIS PAS
Outre-Atlantique, les Français étaient présentés dans la presse écrite ou audiovisuelle comme l’envers exact des Américains. On rappelait qu’ils étaient « sales » ; qu’ils étaient « familiers des trahisons » ; qu’ils faisaient montre de « pacifisme » alors que les Américains arboraient leur patriotisme ; qu’ils avaient perdu toutes leurs guerres ; qu’ils renouaient avec les ennemis des États-Unis comme l’avait fait, selon une conception américaine, le général de Gaulle ; que Marianne — l’allégorie de la République française — n’était pas une guerrière capable de défendre la République, mais une femme fragile, pacifiste et tiède, face au robuste Oncle Sam et à ses épigones tutélaires et héroïques du cinéma hollywoodien (Tarzan, Rambo, Superman, Batman, les cowboys). Les accusations d’antisémitisme faisaient florès, étayées il est vrai par les attentats antijuifs au cours des premiers mois de 20028.
COMME UN DÉJÀ-VU
Ces clichés n’étaient pas nouveaux. En 1957 ils étaient déjà utilisés pour dénoncer les événements de Suez et la guerre d’Algérie. Du vin français (décidément un marqueur de la civilisation française) était déversé dans les égouts de Los Angeles. En 1958, la sollicitation par le général de Gaulle de l’investiture de l’Assemblée nationale avait été perçue par certains politiciens américains comme un acte de dictature. Les Américains se souvenaient alors du bon mot de Winston Churchill disant que la croix la plus lourde qu’il ait eue à porter pendant la guerre avait été la croix de Lorraine. En 1986, parce que le gouvernement français avait dénié aux bombardiers américains le droit de survoler le territoire français pour aller attaquer la Libye, une nouvelle campagne de francophobie s’est développée sur le continent américain. Du vin a encore coulé.
Quelques-uns des grands noms de la presse anglo-saxonne si prompts à soutenir l’entreprise guerrière de Washington ont eu le mérite de faire leur autocritique. Dans un long éditorial du 26 mai 2004, le New York Times reconnaît s’être laissé emporter et s’accuse de ne pas avoir été plus vigilant à l’égard de ses sources. Le journal exonère ses correspondants, mais fait porter le poids de ses erreurs sur ses propres responsables éditoriaux auxquels il reproche de ne pas avoir montre de plus de scepticisme face à leurs informations — notamment celles dispensées par les transfuges irakiens — plutôt que de se précipiter sur tel ou tel renseignement pour en faire un scoop.
Du temps a passé. Mais États-Unis et France, chacun dans sa catégorie, se posent en champions d’idéaux universalistes et démocratiques, sauf qu’à Washington on juge qu’il ne peut y avoir qu’un « mâle alpha » (comprendre : « l’unilatéralisme américain » ou « l’hyperpuissance » selon la formule de l’ancien ministre Hubert Védrine). L’atmosphère est apaisée. Les circonstances politiques du moment ne sont pas propices à la résurgence de déclarations francophobes. Mais les préjugés sont du genre vivace. Tapis, à l’affût dans la psyché collective, il n’en faut pas beaucoup pour qu’ils redressent la tête sans la moindre effraction. Le 26 janvier 2023, Associated Press, importante agence de presse américaine, publiait un tweet sur la manière d’écrire dans les médias : « Nous recommandons d’éviter les étiquettes globales et souvent déshumanisantes de type “les”, tels que “les” pauvres, “les” malades mentaux, “les” Français, “les” handicapés, “les” diplômés. Utilisez plutôt des mots tels que “personnes atteintes de maladies mentales”. Et n’utilisez ces descriptions que lorsqu’elles sont clairement pertinentes. » Tout compte fait, on va être contraint d’aimer la série Emily in Paris tout autant pleine de clichés, mais « so chic ».
CHRISTIAN JOURET
https://orientxxi.info/magazine/aux-etats-unis-et-au-royaume-uni-un-dechainement-francophobe,6289
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