Il y a un arbre dans le film, cet arbre est un cœur végétal pour où le film s’arrête un instant, s’enracine et tend vers ciel. L’histoire raconte que c’est l’arbre du premier Tarzan, le film de 1932 avec Johnny Weissmuller. Cet arbre-cinéma et qui semble millénaire plonge ses racines dans le sol algérien, son tronc est immense, impossible à embrasser, les trois sœurs se taisent, s’approchent.
Il y a Zorah (Isabelle Adjani), Djamila (Rachida Brakni), et Norah (Maïwenn). Là, elles se promènent dans ce parc près d’Alger aux allures tropicales, elles sont venues de France pour visiter leur père malade, la caméra ralentit, Norah / Maïwenn enlace le tronc de l’arbre avec passion et hystérie, Zorah / Isabelle s’approche, regarde sa jeune sœur avec tendresse et inquiétude, pose son visage contre l’arbre, Djamila / Rachida reste en retrait, regarde ses deux sœurs, gênée, émue, elle sourit… Djamila est la plus française des trois, la plus républicaine, celle qui a fait le choix de la France, d’une certaine intégration, elle ne touchera l’arbre algérien qu’avec ses yeux.
Chères Zorah, Djamila, Norah, de quelles amours blessées vous mourûtes au bord où vous fûtes laissées ? Telle est la question que pourrait vous poser la France des Grands Hommes et des institutions, Molière, Racine, la Comédie Française. Ici, en Algérie, vous ne retrouverez pas votre père de malheur, vous ne verrez qu’un seul arbre, un seul, mais celui-là vous l’aurez vu, et touché. Son nom est d’Algérie dans Calcutta désert. Il est muet. Si maintenant vous connaissez par cœur sa ramure touffue, n’oubliez pas qu’il faut toute une vie pour connaître une feuille.
Il y a des films qui fixent, des films fixés, et des films vivants, qui vivent. Sœurs de Yamina Benguigui est de ces derniers, un film vibrant et vivant, dont on garde la trace dans notre mémoire après la projection, comme un parfum ou un visage vraiment rencontré. L’histoire est celle d’une famille, d’un père terrible et d’une mère écrasante (remarquablement interprétés par Rachid Djaïdani et Fettouma Bouamari) une mère certes aimante mais qui règne en monarque totalitaire, une mère enfin qui fut une grande victime par le passé – la guerre, son mari violent. Peut-être faut-il devenir ça pour supporter cela, les coups, le viol, la guerre, les menaces, les humiliations ? Soeurs parle aussi d’un père qui fut la violence elle-même, qui fut le bourreau de toutes ces femmes. Soeurs parle enfin de filles en héritage, de sœurs au nombre de trois comme trois visages de l’Algérie d’aujourd’hui, trois destinées de ce pays, trois versions, trois réalités, trois hypothèses. Le ça, le moi et le surmoi algérien ? Allez savoir…
L’Algérie n’existe pas, et pourtant elle existe. Cela vaut peut-être pour tous les pays, plus ou moins. Yamina Benguigui nous raconte ici une histoire impossible. Jamais dans un film je n’avais vu un pays à ce point filmé comme une personne. Et j’ai eu envie de pleurer pour elle, avec elles. La scène du viol collectif au début du film est saisissante, on pense au Vieux Fusil de Robert Enrico. J’ai eu envie de maudire les hommes ou ma part d’homme avec elles, et j’ai eu envie d’espérer, quand même. Un vent de révolution et de démocratie finira peut-être par se lever, on a l’impression que le vent tourne, oui.
Mais c’est une histoire, avant tout, ce film, la narration y est souveraine, Yamina Benguigui nous prend par la main, il était une fois… Depuis trente ans, trois sœurs franco-algériennes, Zorah, Djamila et Norah vivent dans l’espoir de retrouver leur petit frère Redah, enlevé par leur père alors qu’il était enfant. Redah est un hors-champ, le frère disparu, le petit frère toujours à retrouver, « qu’il est bon est doux d’être tellement frères ensemble », disent les Psaumes.
Alors qu’elles apprennent que ce père ennemi est mourant, il vient de faire un AVC, elles décident de partir toutes les trois le retrouver sur son lit d’hôpital en Algérie dans l’espoir qu’il leur révèle enfin où se trouve Redah. Le père est faible, il va peut-être mourir, elles espèrent qu’à ce moment-là il va s’élever un peu au-dessus de lui-même et dire enfin la vérité. On croit toujours qu’aux portes de la mort les gens deviennent meilleurs, on se trompe souvent.
L’Algérie c’est trois sœurs, mais c’est aussi un frère. Sœurs a également un autre frère, c’est un grand frère de cinéma, je veux parler de Des hommes et des dieux de Xaxier Beauvois. C’est aussi que l’Algérie au cinéma a toujours été racontée du côté des hommes, et c’est la première fois, je crois, que l’Algérie, une Algérie, des Algérie.s, sont racontées par des femmes, des sœurs, un Penthésilée : mère, sœurs, filles… Algérie et égéries.
Tous les films des hommes sur l’Algérie parlent de l’Algérie, c’est le cas aussi de la littérature avec Des hommes de Mauvignier (que Patrice Chéreau n’a pas eu le temps d’adapter au cinéma), l’Algérie comme un objet et un sujet, tandis que les femmes, la femme, et ici Yamina Benguigui, parlent, écrivent vers l’Algérie. Et parler de ou vers, ça change tout. Écrire ou filmer vers le mal (le mâle) de ce pays est une façon beaucoup plus intelligente, et juste et fine, il me semble, de parler de ce pays. Je est un autre, a dit l’Autre, l’Algérie est un autre, une autre, « Vous, l’autre, celui de notre séparation », comme l’écrivait Marguerite Duras. Et les très grands de l’Algérie ne s’y sont pas trompés, les Camus, Derrida, Cixous, en écrivant toujours vers l’Algérie et jamais sur. Car si l’Algérie c’est un certain malheur, la souffrance, la déchirure et la violence, et c’est aussi la beauté de Tipaza dans Noces de Camus, ses murs blancs, son odeur de jasmin, sa volupté, son ciel bleu à hurler.
L’Algérie constitue, pour Camus, Derrida et Cixous, un lieu de la nostalgie, de l’aporie et de la déconstruction. Le premier homme de Camus évoque ce pays plein de contradictions et de blessures et, ce faisant, tend à une réconciliation littéraire. Hélène Cixous travaille le souvenir d’enfance comme elle travaille la langue française, en essayant une arrivance sans fin vers l’Algérie. Derrida, avec Circonfession, signe un texte secret, fait de prières et de larmes, de vie et de mort. Ainsi, relire leurs textes tissés de mémoires et de phantasmes méditerranéens, c’est repenser (repanser ?) l’Algérie dans sa dimension profondément métaphorique. C’est aussi essayer de comprendre comment l’Algérie devient une inspiration, une aspiration, une destinerrance de l’écriture, des écritures, qu’elles soient filmiques, littéraires ou philosophiques.
Mais revenons au cinéma, à Sœurs, qui est je crois que le premier véritable film de cinéma de Yamina Benguigui, il y a du Téchiné dans ce film (dans la façon dont est écrit le magnifique scénario, un bonheur de narration, saluons ici Yamina Benguigui bien sûr mais aussi Franck Joucla Castillo dans son rôle de script et conseiller), il y a du Truffaut (celui du Dernier Métro), il y a du Pagnol (la gloire et le château de mon père et de ma mère), il y a même du Bruno Dumont, je pense à la scène finale où Norah / Maïwenn surplombe la tombe du père, faisant sa Lettre au Père de Kafka dans une lumière blanche irréelle… Maïwenn, il faut le dire, crève l’écran dans ce film…
Mais Maïwenn crève l’écran d’une drôle de façon, et ça mérite quelques mots je crois… Les trois actrices du film sont remarquables (sans oublier Hafsia Herzi, toujours aussi précise et incandescente, sans oublier l’écrivaine Faïza Guene) mais il se passe quelque chose avec « le cas » Maïwenn… on rejoint ici l’aporie dont je parlais plus haut.
Isabelle Adjani / Zorah est un personnage en instance d’elle-même, au bord d’elle-même et de son histoire, c’est une artiste, une metteuse en scène qui travaille une pièce auto-fictionnelle (matière de la vie, manière de la fiction) – à ce propos une scène sublime dans un café, Zorah est en face de son amoureux qui se trouve jouer son père violent dans la pièce, dialogue magnifique sur l’art, la création, l’amour, sur comment aimer et vivre, comment être libre, être soi sans pour autant faire de mal à l’autre, pourquoi et comment tenir… cette scène est ainsi très belle dans le film (génie du visage d’Isabelle Adjani qui invente sans cesse la vie, à moins que ce ne soit la vie qui essaie de jouer le visage d’Isabelle) mais scène qui aurait pu être un grand moment de cinéma si elle avait duré deux fois plus longtemps, à la Eustache, on manque de longs dialogues au cinéma, pourquoi veut-on à tout prix que les choses soient courtes et pleines, comme si la durée et le vide étaient choses à jeter ? Peut-être que Yamina Benguigui n’a pas osé, dommage, je fais le pari que quand elle osera elle sera aux côtés de Chantal Akerman, une Chantal Akerman arabisante, c’est exactement ce qu’il manque au cinéma français.
Djamila / Rachida Brakni a choisi pour sa part, je l’ai déjà dit, la République française, ses codes, ses rites, ses monuments aux morts, sa politique, sa démocratie et sa laïcité, cependant elle vit et survit en quittant sans fin l’Algérie, dans un double mouvement de partance et d’arrivance vers ce nom de pays, le nom : Algérie. Djamila est le visage de l’intégration réussie, d’une désintégration souterraine aussi bien.
Enfin, Norah / Maïwenn, sûrement le personnage le plus problématique du film, sorte de Lol V. Stein qui échappe à tout, à elle-même, au sens commun et même à son auteur, sa réalisatrice. Norah / Maïwenn a choisi (pour le dire de façon pédante) la destinerrance derridienne, au risque de la mise en péril d’elle-même ou de son intégrité psychique, pour le dire autrement elle incarne la perversion, la psychose peut-être, elle est cette Algérie en colère qui veut tuer les autres Algérie.s, elle est celle qui veut être la seule Algérie, la plus « de souche »… pour le dire à la manière des oiseaux elle est le coucou alors que Zorah / Isabelle serait cet aigle qui plane majestueusement sur la mémoire, tandis que Djamila / Rachida est hirondelle qui a fait son nid en France et compte bien y élever ses petits de la troisième génération. Le syndrome du coucou est de s’installer dans le nid des autres (le rôle et l’aura des autres, les films des autres, le bleu des yeux des autres), pour s’y épanouir en se débarrassant des œufs étrangers déjà présents. La prestation de Maïwenn a un caractère particulier, et je me demande si Yamina Benguigui a maîtrisé la chose ou si elle s’est laissée embarquer, phagocyter, par Norah / Maïwenn. Tous les spectateurs s’accorderont pour dire que le jeu de Maïwenn est impressionnant, mais ne l’est-il pas aussi parce qu’elle ne joue pas le jeu, justement ? Si Rachida Brakni et Isabelle Adjani interprètent chacune un personnage donné dans un film donné, Maïwenn semble refuser cela et opère un rapt (ravissement?), en donnant une performance là où ses partenaires jouent. Ceci confère au film un trouble aussi beau qu’énervant, et finalement c’est passionnant. Norah / Maïwenn est celle qui fait bande à part alors que le scénario ne parle que de sororité. Elle est celle qui trahit, figure de la trahison. Maïwenn ne joue pas le film dans lequel elle joue, elle méprise, quelque chose en elle méprise, revendique un autre ADN, forcément plus pur. Et il est intéressant de remarquer que la blessure profonde du film est cet enlèvement du petit frère tandis qu’une des actrices opère un hold-up sur le film – si Yamina Benguigui a voulu cela c’est génial, si elle ne l’a pas voulu c’est également génial, mais autrement.
Si Norah / Maïwenn, est celle qui irradie en trahissant, si Djamila / Rachida est la plus solidaire et la plus malheureuse au fond (Rachida Brakni est impeccable de jeu, de justesse, de loyauté), Zorah / Isabelle reste le grand personnage du film, le Je de l’autofiction, certes moins spectaculaire que le personnage de Maïwenn – qui préfère jouer dans un Pialat ou dans un de ses films à elle, Isabelle Adjani voyage dans le film, et se laisse voyager par lui. Il y a une adolescence du cinéma à n’aimer que les rôles frontalement forts, les rôles joués au couteau, les performances qui font du bruit et des larmes. En grandissant on finit par mieux voir les lacs calmes et les nuances, les subtilités, Zorah / Isabelle est le personnage de l’amplitude et de la douce force, elle est sans volonté de pouvoir aucun, elle est devenue cette Algérie qui essaie de penser avec sa tête et non avec ses tripes.
Et cela se voit même physiquement, la beauté d’Isabelle dans ce film évoque à plusieurs reprises un visage de Bergman, le visage d’Isabelle Adjani n’a plus besoin de monter sur le trône pour régner.
Ce film, je pourrais en parler des heures, ce faisant je parlerais d’elles, de vous, de moi. Alors quoi ? Écrire, faire des livres, des films. En lire, en voir. Et ne pas conclure, ça continue. Le dernier mot c’est du vent sur une tombe, et un morceau de ciel bleu.
À la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, les intermittences du cœur, Yamina Benguigui a filmé sa recherche de l’Algérie, et elle s’est inventé son narrateur à trois visages. L’Algérie, elle ne l’a pas trouvé, fort heureusement ! À la place elle a trouvé une petite fille qui à la fin chante comme un rossignol, c’est à dire qu’elle a trouvé une façon d’aimer, de s’accompagner, de faire chemin ensemble, sans oublier, elle a trouvé une façon de faire cinéma.
Olivier Steiner
Post-scriptum, quelques propos d’Isabelle Adjani :
Mon algérianité n’est pas celle de Zorah qui est elle tout entière attachée aux racines et à l’histoire que partagent ses parents en Algérie, puis en France. Mon lien est plus ténu même s’il reste fort tant l’histoire de mon père m’a marquée lorsque j’étais enfant. Je n’ai pas comme elle de compte à régler avec la grande histoire qui a brisé son père et sa famille. Ma mère était allemande et catholique, mon père algérien et musulman, et moi je suis née française et je le suis restée. Néanmoins le parcours de Zorah exprime la distance nécessaire qu’il faut garder quand on retourne dans le passé, quand on réveille des fantômes auxquels on ne croyait plus. La généalogie n’est parfois pas suffisante pour construire sa propre histoire, pour s’imaginer un destin. Quand je suis allée en Algérie en 1988, j’ai laissé monter et parler en moi cette part d’algérianité, artiste et connue, je me suis retrouvée, à cet instant, le porte-voix de l’espoir immense des étudiants et des intellectuels algériens. « Je suis fière de participer à la naissance d’une démocratie grâce à vous ». Ces mots-là, je ne les regrette pas, je les assume, parce qu’ils ont permis de faire entendre leur voix et leurs revendications. Mais je ne suis pas pour autant devenue une passionaria du mouvement. C’est ce que je retrouve en Zorah, la limite de l’engagement, les limites de nos combats publics ou intimes, nos faiblesses mais aussi notre courage parce qu’il en faut tout de même et tout le temps quand on est une femme déchirée entre deux cultures, entre les deux rives de la Méditerranée…
Le problème de ces déchirures c’est qu’elles sont de plus en plus profondes où que l’on se trouve et c’est un peu la tragédie des trois sœurs, qui, confrontées à un événement révélateur, se découvrent « pas assez françaises en France, pas assez algériennes en Algérie ». Vous savez le territoire de nos origines à nous c’est avant tout la France et nous nous retrouvons avec des origines différentes de celles de nos parents, même si nos propres racines vont puiser très loin dans le temps et dans l’espace, pour irriguer nos corps, nos sens, nos esprits. La question est : que pouvons-nous inventer, que pouvons-nous créer qui soit nous, tout en étant un peu eux, tout en étant un peu vous ? Le travail de Yamina Benguigui répond à ces questions, ses documentaires et fictions sont une conciliation ouverte des mémoires, la construction d’un futur-ensemble possible parce que sa caméra s’attarde sur le hors-champs, sur les épines de l’invisible qui ont laissé des cicatrices qu’il faut montrer pour pouvoir avancer. C’est ce que tente de faire Zorah avec sa pièce de théâtre…
Il est plus facile de transmettre son histoire que son intimité, d’où l’on vient, où l’on veut aller, c’est assez facile, mais qui nous sommes vraiment, c’est beaucoup plus compliqué, même si notre être intime est nourri par notre histoire et vice versa. Le film a réussi à mettre en lumière cette complexité du qui suis-je, en entremêlant trois niveaux de récit : le présent, le passé, les flash-back et le passé dans le présent, le théâtre. C’est parce que justement tout ce que nous disons de nous, passe par le filtre de ce que nous sommes et que d’une certaine manière tout est fiction et auto-fiction. Zorah n’a ni les souvenirs de ses parents ni les souvenirs de ses sœurs, ni même ceux de sa fille. Elle bricole dans la fabrique de la mémoire sa propre histoire et c’est bien ce que lui reprochent tour à tour tous les personnages. C’est ce que nous faisons sans l’admettre parce que nous sommes obsédés par la vérité, par ce qui est bien et par ce qui est mal, par le jugement des autres et notre propre jugement.
Isabelle Adjani
https://diacritik.com/2021/06/23/de-quelles-amours-blessees-a-propos-de-soeurs-de-yamina-benguigui/
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