Aujourd'hui, Meursault est mort. Dialogue avec Albert Camus. Essai-fiction de Salah Guemriche, Editions Frantz Fanon, Tizi-Ouzou, 2016, 700 dinars, 208 pages
On pensait qu'avec l'ouvrage de Kamel Daoud, Camus, l'enfant de Mondovi (Dréan), le garçon et le jeune homme de Belcourt (Belouizdad) et le (bon) gardien de but du Rua... et le philosophe de Paris, était bel et bien mort... et enterré.
Non, pas du tout, le 40ème jour est organisé, et de fort belle manière, par Salah Guemriche qui nous offre un essai-fiction, en fait une analyse de contenu quantitative et qualitative assez originale de haut niveau mais que chacun peut lire, apprécier et comprendre sans difficultés. D'autant qu'elle est émaillée de piques humoristiques d'apparence vengeresses mais bien justes.
La plupart des étapes essentielles de la vie et des œuvres d'Albert Camus, tout particulièrement celles qui nous concernent directement (Alger, l'Algérie, la guerre de libération...) sont abordées sous forme de dialogues, de citations et d'extraits.
On comprend donc mieux les refus de publication de l'ouvrage (déjà publié en juin 2013 en e-book) par les éditeurs français (en 2013) qui avaient trouvé le texte «trop algéro-algérien» mais qui, en fait, n'avaient (et n'ont) nullement l'intention de participer à une «descente en flammes» qui n'arrangeait pas et leurs «affaires» et la Culture franco-algérianiste. Un marché commercial et culturel important, car, malgré toutes les critiques, Albert Camus, cet homme «ni vraiment solitaire ni pleinement solidaire», ce «colonisateur de bonne volonté», déjà «non-aligné du temps de la guerre froide», «la politique n'étant pas sa tasse de thé», ne pouvant choisir entre deux camps, reste et restera encore bien longtemps une icône, mais aussi un grand inconnu (un incompris qui ne se connaissait pas assez ?), tout particulièrement lorsqu'on ignore «son» contexte...
N'a-t-on pas surpris G. W. Bush avec «l'Etranger» entre les mains. Et l'Algérie indépendante, «dans sa grande mansuétude» - envers quelqu'un qui a, peut-être, «vu juste» mais, hélas, «a compris faux» (K. Daoud, Chronique, juillet 2010) - a apposé une plaque commémorative sur le mur de la maison natale...
L'Auteur : Voir plus haut
Extraits : «Les Algérois sont persuadés que leur accent est l'accent des origines du monde, et que le soleil tourne non pas autour de la terre mais autour de leur quartier. Ils sont même capables de vous jurer qu'Adam et Eve s'étaient connus au Jardin d'Essai, au pied de l'arbre de Tarzan» (p 30), «Nous (les Algériens) «serions les plus grands, les plus beaux, les plus forts» ! Les plus fragiles aussi, mais ça, c'est à mettre sur le compte de la pudeur» (p 55), «Ils sont nombreux de nos jours, ces intellectuels de France qui sont prêts à tout pour placer ne serait-ce que leur strapontin dans le sens de l'Histoire» (p 89), «Les nationalistes ont eu le dernier mot, Albert. Quant à ce qu'ils en ont fait, de l'indépendance, c'est une autre histoire !» (p 102)
Avis : L'œuvre de Camus disséquée par un spécialiste qui a tout lu... et tout compris. Se lit comme un roman, l'humour de l'auteur facilitant la lecture. «Un véritable régal d'humour, d'intelligence et d'érudition» selon la préfacière Emmanuelle Caminade.
Citations : «Au pays de Voltaire, toute littérature de blédard ne mérite lauriers qu'en fonction de son degré d'adhésion, voire d'allégeance, à l'air du temps» (p 78), «Durant plus d'un siècle, la parole ne fut qu'entre deux, le Français d'Algérie et le Français de Métropole, et le troisième, l'Indigène, eh bien, il n'avait point d'oreille, en encore moins de bouche ! Absent, l'Arabe ne pouvait qu'avoir tort.» (p 166)
Les impatients. Roman de Assia Djebar, Editions Barzakh, Alger 2022, 278 pages, 900 dinars
C'est là le deuxième roman, après «la Soif» (1957), écrit en 1958. L'auteure y campe, de nouveau, un personnage, Dalila, dix-huit ans, étudiante, entière et lucide... une révoltée totale... jusqu'à la méchanceté presque gratuite, parfois sans raison sinon celle d'un violent désir de «création de soi» en étant encore peu attentive aux grandes mutations sociales et politiques du moment (la guerre de Libération, entre autres, qui avait commencé mais qui n'était que légèrement abordée à travers l'arrestation du grand frère)
L'auteure porte sur la société traditionnelle et petite bourgeoisie des villes de l'époque et ses codes (faits de mensonges et de dissimulation auxquels il faut presque toujours se soumettre), un regard rebelle acéré.
Amoureuse folle de Salim, un «Don Juan» des villes, elle va prendre le risque d'être celle par qui le scandale arrive. Intransigeante, n'écoutant que son cœur et son corps (sans pourtant franchir le pas permis seulement par le mariage... c'est du moins ce que laisse croire l'auteure), elle le rejoint à Paris... tout en s'ennuyant très rapidement avec un compagnon qu'elle découvre encore enfermé dans un certain machisme... allant jusqu'à la gifler par jalousie mal placée.
Tout cela finira bien mal, non pour la société qui, ça et là , ruait dans les brancards des traditions dépassées, mettant à mal les usages sociétaux, les mœurs en cours, la famille, le couple et son intimité, la liberté... , mais pour les individus chacun payant, à sa manière, la note.
L'Auteure : Assia Djebar, née Fatma-Zohra Imalayène, en 1936 à Cherchell, journaliste, écrivaine, cinéaste, dramaturge. Première femme musulmane à avoir intégré l'Ecole normale supérieure de Sèvres (France)... d'où elle est exclue, en mai 1956, pour avoir suivi l'ordre de grève lancé par l'Ugema. Premier roman écrit à l'âge de 21 ans. Seize romans au total, deux longs métrages documentaires, auteure de deux drames musicaux, des prix littéraires en grand nombre, membre de l'Académie royale de Belgique, docteur Honoris causa de trois universités étrangères, traduite en vingt-trois langues... et, en fin de parcours, élue (au fauteuil de Georges Vedel) à l'Académie française le 16 juin 2005. Décédée le 6 février 2015 à Paris et enterrée à Cherchell, sa ville natale
Extraits : «Les peines de ces épouses humiliées sont si quotidiennes qu'elles en acquièrent une sorte de rite que les autres respectent : ainsi, au plus fort de leur douleur, elles en arrivent à exiger tacitement les mêmes paroles de consolation sans lesquelles elles ne connaîtraient aucune paix» (p35). «J'ai éprouvé, à me sentir prête à tout, une ivresse exaltante. Je me voyais déjà, libérée de tout, courir, courir sans but jusqu'à l'anéantissement.Un orgueil me prenait. Je me délectais de ma puissance. J'aurais dû dire : ma jeunesse.
Car c'est la jeunesse seule qui essaie son premier courage dans la révolte» (p 91), «Etait -ce donc cela, avoir des souvenirs? me disais-je. Voir se dérouler devant soi le passé avec indifférence ; en dire quelques mots qui, en l'atténuant, le rendent vraisemblable» (p 118), «Nous avions, nous, filles arabes, tant de responsabilités devant les autres! Et la psychologie sociale ne pouvait évoluer d'un jour à l'autre, aussi rapidement «(p 203)
Avis : Une œuvre osée («ode audacieuse à l'éveil de la sensualité») et moderne. Signe de l'autre révolution... celle qui se préparait - à travers des révoltes individuelles - au sein même des familles alors conservatrices, mais devant faire face aux nouveaux comportements sociétaux, modernes et ouvertes sur le monde.
Citations : «Tant qu'il y a des jeunes filles dans une maison, on doit veiller. C'est une question d'honneur» (p 61), «Les femmes entre elles ne sont jamais amies ; au plus, des complices» (103), «Comme il arrive dans tous les voyages- dans le plus grand qui est la vie- ce n'est qu'aux dernières minutes, avant d'atterrir, que ce qu'on a laissé derrière réapparaît en une seconde, clair.
On comprend alors ce qu'on est prêt à déposer et pourquoi l'on est parti» (p217), «Quelle vie de cauchemar (...). Ils (les Parisiens) ouvrent la radio ou la télévision ; ils se précipitent au cinéma ; ils font la queue devant les spectacles. Et, quand ils ne sont pas assis pour voir, pour être vus, ils courent, pressés, comme derrière leur propre fantôme. Ils ont beaucoup d'activités mais guère de passions. À peine des démangeaisons de l'âme. Non (...) ce monde n'est pas vivant (p 229), «Il arrive ainsi qu'un simple mot, qu'un ton de voix fasse découvrir dans un éclair combien l'autre est étranger à notre passion» (pp 244-245)»
Ce qu'on trouve au fond de la soumission de toutes les femmes arabes:cette totale indifférence à l'homme, cette indépendance qui est le plus dur des orgueils» ( pp 248-249) , «Les villes sont comme les êtres : les passions que l'on croit mortes et l'orgueil qu'on croit vaincu, laissent sur leur visage un écho qu'on ne sait définir» (p 278)
Assia Djebar
le
commentaire : c'est le hasard, évidemment, mais quand même.
On a découvert Assia Djebar il y a environ trois semaines ; une allusion dans un livre, sur un site, on ne sait plus trop, où il était question de son premier roman, La Soif, écrit à 20 ans, qui avait fait scandale à sa sortie, en 1957, et à propos duquel on avait évoqué le nom de Françoise Sagan (la "Sagan de l'Algérie Musulmane" disaient certains). Il n'en fallait pas plus pour nous intriguer. D'autant que ce livre, comme celui qui avait suivi un an plus tard, Les Impatients, était visiblement introuvable sur Internet. Les deux avaient été publiés chez Julliard et jamais réédités depuis les années 50 - alors qu'ils étaient traduits et disponibles à l'étranger.
On s'est mis en quête des deux romans. Pas facile. On a fini par trouver le deuxième, un exemplaire du service de presse avec envoi, sur le BonCoin, perdu dans une boutique entre L'Exilée de Delly et Les Taxis de la Marne de Jean Dutourd... On l'a lu. Et jeudi dernier, on est allé à la BNF faire un tirage de La Soif à partir de sa version en microfiche. On l'a terminé hier soir. Deux oeuvres de jeunesse, situées dans l'Algérie d'avant les "événements", deux livres féminins et féministes, pleins de soleil et de sensualité, qui malgré leur perfectabilité mériteraient amplement de retrouver les tables des librairies. D'autant qu'ils ont aujourd'hui une résonance toute particulière.
On était en train de réfléchir à une possible réédition des deux ouvrages, à la façon dont on allait contacter l'auteure, lui présenter l'idée... Et puis, ce matin, on a appris la mort d'Assia Djebar. On a compris que c'en était sans doute terminé de notre projet.
C'est le hasard, évidemment, mais quand même.
La soif. Roman de Assia Djebar. Editions Barzakh, Alger 2017 (première publication en 1957 aux Editions Julliard à Paris). 700 dinars, 202 pages (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel. Extraits)
1957, René Julliard, éditeur. La soif dont souffre Nadia, jeune musulmane de la bourgeoisie d'Alger, est de celles que sans doute on n'apaise jamais, soif d'un « ailleurs », soif de pureté. Deux êtres, pour elle, symbolisent le bonheur : son amie d'enfance Jedla et Ali, le mari de Jedla ; Nadia devient l'amie dévouée du couple, amitié très vite trouble : non sans cynisme en effet elle entreprend la conquête du séduisant Ali, et, à sa stupeur, trouve une parfaite alliée en Jedla elle-même... Jedla, inapte au bonheur, qui n'a de cesse qu'elle ne l'ait détruit et qui meurt peu après. Nadja se mariera à son tour, mais le sentiment de jalousie qu'elle a éprouvé pour « l'autre » ne cessera plus de la hanter. Dans une atmosphère à la fois tendre et pure, où la franchise n'est que le revers de la tendresse, ce roman qui n'a rien d'autobiographique, bien que l'auteur appartienne au monde qu'elle dépeint, nous offre l'image d'une certaine jeunesse d'aujourd'hui, celle qui sait déjà de quel prix on paye la soif d'être heureux.
Le premier serait-il donc le meilleur ? Le premier roman pardi (c'est assez différent pour l'essai ou le livre universitaire et documentaire qui peuvent être produits au «kilo») ! Certainement parce qu'il est celui dans lequel s'investit, le plus, un auteur... en herbe, pensant qu'il n'y en aura pas, peut-être, d'autres. Certainement celui où les règles élémentaires d'un récit fictionnel réussi sont respectées à la lettre. Certainement, aussi, parce qu'il y a encore de la fraîcheur et de la sincérité.
C'est, peut-être, ce qui a valu à Assia Djebar une reconnaissance immédiate (qui gagnera en ampleur par la suite). Il est vrai que le moment... en Europe, s'y prêtait. Le début des années 50, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et l'arrivée sur scène d'une jeunesse hédoniste, mélancolique, cherchant la voie du bonheur, le confondant bien souvent avec le plaisir... Entre «Bonjour tristesse» et «Aimez-vous Brahms ?» de F. Sagan. Les guerres d'indépendance et les luttes anti -coloniales avaient certes commencé mais beaucoup n'avaient pas encore saisi, totalement, leur force. C'est pour cela que certains de nos intellectuels (Lacheraf et Haddad), déjà bien engagés dans la lutte nationale, l'ont trouvé «décalé». L'auteure, plus tard, désavouera (quelque peu) son œuvre... tout en précisant qu'il s'agissait d'un «exercice de style» et tout en avouant que «La Soif» est «un roman que j'aime encore et assume. Je ne lui vois pas une ride» et d'ajouter : «Vous ne pouvez m'empêcher d'avoir préféré lors de mes débuts d'écrivain un air de flûte à tous vos tambours». Et pan !
C'est donc l'histoire d'une jeune fille (?) , issue d'une famille aisée , vivant dans un milieu aisé, assez sûre de son charme, qui s'ennuie ferme... partagée sentimentalement entre l'époux de son amie (une jeune femme pas du tout sûre- plus du tout car ne pouvant enfanter - de son charme), un journaliste et son ami (son amoureux), un avocat... Elle se livre à un jeu compliqué presque enfantin - pour satisfaire son amour propre et son désœuvrement. Il est vrai que l'amie en question «ferme les yeux», allant même jusqu'à encourager le jeu. Un jeu qui finira mal... sauf pour notre héroïne... qui, le «jeu» terminé, retrouvera son amoureux... mais plongera aussi dans le remords. Bonjour déprime... petite bourgeoise!
L'Auteure : Voir plus haut Extraits : «Un homme veut une femme parce qu'il a froid ; pour cette seule raison ils cherchent tous à se frotter si souvent au plaisir. Pauvres petits vers qui, tous, un beau jour, finissent par se prendre pour des dieux ! Moi, je n'aime pas les dieux» (p 70)
Avis : Premier roman (écrit en un mois et en cachette du père puisque publié sous pseudonyme)... d'une jeune femme qui commence à découvrir la vraie vie... Un texte court mais d'une rare beauté. Art déjà consommé de la création et des nuances, très bel exercice de style indissociable de la maîtrise corporelle. Et, un grand bravo pour sa réédition... car le livre était devenu introuvable sinon oublié.
Citations : «On m'avait appris à classer les femmes en trois catégories : les femmes de tête, les femmes de cœur, et les femelles... au sexe avide» (p 72), «Les routes sont les mêmes, ce sont les êtres qui changent» (p 73).
"Je suis le fils de ma peine" est un livre qui tient autant de l'enquête que de l'exploration intime. C'est le troisième roman du jeune auteur de 31 ans, Thomas Sands. Un livre qui fait resurgir la mémoire du passé algérien de la France.
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C’est l’histoire d’un fils et d’un père, Vincent et Khalil. Une histoire à vif, écorchée, d’une rare puissance. D’une singulière violence aussi. Une histoire qu’on lit d’une traite, sans reprendre souffle, emporté par le tumulte du texte. Cette histoire, dans sa première partie, est racontée par le fils. Vincent est capitaine de police, il a 40 ans. Son père, venu très jeune d’Algérie, dans les années 1960, vient de mourir. Vincent n’est pas allé à son enterrement. Il ne lui a jamais pardonné les coups qu’il lui infligeait, chaque soir, sans raison apparente, quand il était enfant.
À ce moment de sa vie, Vincent ne croit plus guère dans son métier
Quand le livre commence, il est sur une scène de crime sordide. Une jeune femme massacrée sur un chantier. Au départ, quand il s’est engagé, il voulait protéger des filles comme elle, les sortir de la violence et de la misère. Mais il a vite compris que c’était mission impossible. Il passe son temps, avec ses collègues, à colmater les brèches d’une société dominée par l’argent, profondément inégalitaire. À faire tenir un système qui se fiche bien de la justice et la vérité. À travers les yeux de son personnage, Thomas Sands brosse ainsi un portrait au tranchoir de la violence ordinaire de cette déliquescence sociale.
Et c’est à ce moment-là, alors qu'il est profondément déprimé, que Vincent va devoir affronter la mort de son père
Un père qu’il a aimé, qu’il a craint, qu’il a détesté. Qu’il ne voyait plus depuis longtemps. Et dont il ignore presque tout. Khalil a pourtant pris la peine, avant de mourir, de lui laisser un enregistrement sur une clé USB. En arabe, langue que son fils ne parle pas. Un enregistrement où il évoque souvent le nom de Georges Bertrand, un ancien d’Algérie qui travaillait pour le service photographique des armées. Celui-ci avait une boutique dans Paris. Vincent va s’y rendre et rencontrer son fils. Et bientôt remonter le fil de l’histoire de son père…
Extrait : "Je suis immédiatement saisi par deux photos affichées côte à côte derrière le comptoir. Noir et blanc, du grain, de grands tirages. L’une est prise au coeur d’une casbah, Oran, Alger, je n’en sais rien. Elle représente deux enfants de 10 ou 12 ans qui se tiennent par l’épaule et fixent l’objectif avec candeur, avec impertinence. Des yeux noirs, un éclat de lumière dans les pupilles, de larges sourires, et leur ombre en retrait que dessine en été la lumière d’une fin d’après-midi. L’autre montre également un couple de mômes, du même âge, capturés sous la pluie. On reconnaît le ciel d’hiver, la lumière ternie de Paris. Ils ont la même posture que les deux premiers, un bras passé autour de l’épaule de l’autre, mais leurs expressions… Le pli à la bouche, les yeux cernés, le regard éteint. Je m’y attarde quelques secondes. — Celle-ci a été prise à Nanterre. Au bidonville. Elle date de 1962. L’autre a été prise trois ans plus tôt. À Oran. Vous êtes le fils de Khalil, n’est-ce pas ? Vous lui ressemblez…"
À partir de ce moment, la quête du père va prendre le pas sur l’enquête de police
C’est le cœur du roman. Et cette quête va s’organiser autour de trois voix. Celle de Vincent, le fils, qui découvre ce que son père lui a toujours caché. Celle de Georges, le photographe, qui raconte, à travers son journal, l’histoire d’une amitié tragique dans les Aurès. Et celle de Khalil, dont les enregistrements dévoilent le drame d’un homme devenu étranger à lui-même. Avec ces voix, c’est toute la mémoire de la guerre d’Algérie, et de ses suites en France, qui déferle infiniment vivante et incarnée.
Thomas Sands a l’art des atmosphères, des paysages et de leurs vibrations, des lumières et des ambiances
Son texte est porté par une urgence, un souffle, toujours en tension. Son écriture est sans concession, elle griffe, elle déchire, elle abrase. Son livre décrit un monde et des rêves en charpie. Il faut parfois s’accrocher pour en affronter la violence et la noirceur. Mais c’est une sacrée expérience de lecture !
Plongez dans le monde de Thomas Sands à travers une enquête qui mêle histoires familiales, souvenirs de la guerre d’Algérie et crimes violents. Ce polar est son troisième livre...
Nos silences sont immenses est un court roman qui nous fait découvrir une Algérie qui existe peut-être encore. Une Algérie rurale et mystique aux confins du désert, comme il existe encore ici ou là une France rurale et superstitieuse qui vit au rythme des saisons. Zohra en est l’héroïne. L’autrice, Sarah Ghoula, nous raconte ses premières années durant lesquelles cette enfant malingre et pâle se transforme en une guérisseuse dont la renommée s’étendra bien au-delà des dunes et du sable qui bordent son village. Elle finira par lui permettre de prendre une liberté dont elle rêve depuis sa naissance et par partir « pour voir si le ciel est partout pareil ».
Lasse de constater que sa dernière fille n’est pas capable de travailler convenablement dans les champs, Salma, la mère de Zohra, la confie à la vieille Lalla M’Barka, une guérisseuse dans un village voisin. A son retour, la réputation de la petite fille ne tarde pas à grandir parmi cette population de gens simples, qui ne se laissent pas attendrir par la misère de leur voisin mais se montrent généreux avec celle qui sait les soigner. Pour Salma, c’est le début de la revanche. Plus la réputation de sa fille s’accroit et plus sa cassette se remplit d’or et d’argent. N’ayant pas eu de garçon, la veuve était marquée par le seau de la malédiction et de la pauvreté. Elle va prendre une revanche éclatante grâce à la dernière de ses dix filles. Mais elle ne voit pas le désir de liberté qui couve en Zohra.
Les phrases sont simples, le plus souvent courtes. En quelques images, l’autrice excelle à décrire l’exaltation d’une enfant qui danse dans la lumière du soleil ou la solitude pesante du désert écrasé de chaleur. De temps à autre, elle évoque aussi en passant la grande histoire en train de se dérouler : « la guerre de libération nationale » qui commence. Comme dans l'extrait suivant.
« Là, avec une bestialité quasi divine, Zohar dénouait ses cheveux, retirait son kardoun, courait, dansait, jouait, appelait Ismahane à s’en couper le souffle, défiait même le ciel. Et alors, elle n’était plus qu’une enfant. Elle n’entendait plus que le son de ses pas enjoués sur le sol ensablé, et ce doux vacarme recouvrait le bruit de détonations lointaines de soldats qui mettaient fin à la vie de quelques Arabes trop fiers. »
Le livre commence et finit dans une chambre de bonne, sous le toit d’un immeuble sans ascenseur dont la « vieille Zorah » ne peut plus descendre les escaliers. Et l’on devine qu’elle a raconté sa jeunesse à un jeune garçon de son quartier populaire. Entre conte philosophique et roman d’apprentissage, Nos silences sont immenses aborde la question de la transmission des savoirs traditionnels et nous laisse mélancolique une fois la dernière page tournée.
On aimerait une suite à ce premier roman. Une suite pour répondre aux questions que l’autrice laisse en suspens : qu’est-il arrivé à Zohra après son départ du village ? A-t-elle eu l’opportunité de voyager à travers le monde comme elle en rêvait enfant ou a-t-elle connu le destin de nombre de femmes immigrées, parties rejoindre un mari déjà exilé en France ?
Rédigé par Lionel Lemonier | Vendredi 7 Octobre 2022 à 11:25
Penser les langues en Algérie. Essai de Abderrezak Dourari. Editions Frantz Fanon, Alger 2022, 265 pages, 1000 dinars
L'auteur a beaucoup écrit sur le sujet. Cette fois-ci, il fait l'inventaire de tous les malentendus qui ont freiné l'épanouissement culturel de la nation algérienne et même renforcé la dimension crisogène.
A travers, entre autres, son analyse des langues (du punique à l'arabe, du tamazight au maghribi en passant par le français et l'anglais), il révèle tout ce que les débats d'apparence linguistiques peuvent véhiculer comme enjeux en relation avec la pérennité et la prospérité d'une nation. Il alerte aussi sur les périls dont l'idéologisation des langues peut être la cause.
Philosophie, linguistique, sociologie, analyse du discours parcourent la démarche de l'auteur qui invite à une meilleure prise en charge scientifique des controverses... plaidant en faveur de l'algérianité, sorte de «tiers-espace citoyen» de cohabitation solidaire de toutes les cultures et identités algériennes. Pas facile à réaliser dans une situation de sociétés qui certes avancent mais de pouvoirs politiques pour la plupart et souvent illégitimes, figés dans des positions désincarnées... Voilà qui favorise l'émergence de concepts comme «Etat contre la nation» (Bourhan Ghalioun) ou «Etat contre la société» (Abderrezak Dourari)... débouchant, hélas, sur des attitudes ralentissant ou ne permettant aucunement l'ouverture des sociétés sur un avenir démocratique, citoyen et pluriel. Pire encore ! on se surprend, plusieurs décennies après l'indépendance, à discuter des mêmes questions, fondamentales certes, mais avec les mêmes concepts éculés et expressions apologétiques et les mêmes accents. Un temps qui s'est figé ?
L'Auteur : Professeur des sciences du langage et de traductologie. Directeur du Centre National Pédagogique et Linguistique pour l'enseignement de Tamazight (Cnplet). Auteur de plusieurs ouvrages.
Table des matières : Avant-propos/ Introduction/ La normalisation de tamazight comme catalyseur des débats sur l'identité/ Normalisation de tamazight, diversité sociolinguistique et glottopolitique en Algérie/ L'officialisation de tamazight en Algérie : implications sociolinguistiques et politiques/ Les Amazighes et tamazight en Afrique du Nord : quelques repères historiques/ Pluralisme et unité linguistiques en Algérie : une question au concept d'interculturalité/ L'arabe algérien et tamazight : langues maternelles des Algériens dans le marché linguistique/ Du multilinguisme au multiculturalisme et à la nécessaire réorganisation juridique de l'Etat sur la base de la citoyenneté/ Conclusion.
Extraits : «Le peuple algérien est une formation historique complexe certes, mais n'est pas moins, aujourd'hui uni et fortement tendu vers un idéal de modernité, de démocratie et de liberté, qui possède ses propres déterminations nationales opposables aux autres nations, et avec lesquelles il définit ses alliances dans le cadre des principes de modernité, de liberté et d'humanisme» (p 23), «Le rapport à la langue arabe scolaire ne peut être abordé à travers des slogans apologétiques, mais à travers sa confrontation concrète avec les domaines de la science moderne pour l'éprouver et en révéler les lacunes et envisager des solutions d'avenir» (p 26), «A l'indépendance, l'obsession de «fabriquer» un «Algérien nouveau» a légitimé toutes les violences menées par le «parti unique», de «l'Etat unique», de la «nation unique», de la «religion unique», s'exprimant dans une «langue unique» (pp 85-86), «Les différents coups d'Etat postindépendance ont fini par réduire l'Etat à une surenchère d'allégeances à la figure du chef désignée par l'Armée, les institutions à un décorum et l'identité à un carcan déréalisé» (p 87), «La mission de l'école est d'abord la transmission des savoirs scientifiques les plus actualisés, la formation à la raison critique et à l'ouverture de l'esprit sur l'universel, et ne peut être réduite à l'édification identitaire entendue comme un renforcement de l'emprise de la culture traditionnaliste sur les jeunes esprits » (p 192), «Le discours identitaire officiel, imposé et diffusé par les pouvoirs publics depuis l'indépendance comme seul discours autorisé est fondé sur le diptyque «arabe «et «islamique» (...). Ce couple incite à une espèce de haine de soi au Maghreb» (pp 216-217), «Jamais, peut-être, dans l'histoire de l'humanité, un peuple n'a été autant humilié et nié dans son identité comme peuple algérien, qui plus est, par ses élites dirigeantes» (p 225).
Avis : Destiné aux spécialistes mais très utile à tous ceux qui s'intéressent à la question des langues... en Algérie... et au Maghreb (hors Egypte). Surtout ne pas se décourager face au vocabulaire pointu utilisé.
Citations : «L'eau qui stagne génère des têtards, mais la pensée qui stagne génère des reptiles de l'esprit» (p 13), «L'identité, ce n'est pas seulement l'image fantasmée ou proclamée de soi-même, mais bien celle qui résulte d'un rapport dialectique avec celle que l'autre se fait de nous et nous renvoie» (p 70), «Normaliser une langue n'est pas simple. Il ne relève pas non plus des efforts d'un seul individu, soit-il le plus intelligent et le plus dévoué à sa cause (p 108), «Les Algériens semblent percevoir leur identité, aujourd'hui, comme un entrelacs impliquant différentes langues, accents, couleurs et régions, mais ils se reconnaissent tous comme Algériens. C'est une véritable salade de fruits «(p129), «L'identité revendiquée, c'est celle qui gagne» (p 169).
Les mouvements amazighs en Afrique du Nord. Élites, formes d'expression et défis. Sous la directionde Nacer Djabi. Ouvrage collectif. Chihab Editions, Alger 2019, 367 pages, 1 500 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel. Extraits)
Cinq pays ciblés par la recherche : Algérie, Maroc, Tunisie, Egypte et Libye et une douzaine d'universitaires chercheurs mobilisés. Une idée née en 2014... à Beyrouth à l'occasion d'une conférence. A la base, selon le coordinateur du projet, «la découverte (non surprenante) que les intellectuels du Moyen-Orient (présents ce jour-là) ne connaissaient presque rien sur la question». A qui la faute ? Nous «qui n'avons rien écrit dessus». Un reproche sévère, me semble-t-il... Peut-être fallait-il ajouter, «rien écrit en arabe» (...)
Postulats de départ :
Ne pas partir d'une lecture ethnique ou raciale de la question amazighe et favoriser une approche socio-démographique, les sociétés étudiées ayant connu un brassage culturel et un métissage certain.
La revendication amazighe diffère d'un pays à un autre selon l'histoire nationale particulière de chaque pays, selon l'émergence (ou pas) d'une élite politique, selon la démographie, selon la répartition géographique (la réalité amazighe étant très diffuse concernant aussi bien des montagnards que des oasiens que des habitants du désert que des îliens... et, aujourd'hui, des citadins... dont des émigrés), selon le dynamisme de chaque communauté:
Des confirmations : Précocité de la revendication en Algérie (Kabylie) puis au Maroc, en comparaison du retard constaté dans les autres pays... dégâts de la folklorisation du fait amazigh, poussée par des finalités purement touristiques et mercantiles (cas de la Tunisie et de l'Egypte).
Une dimension (nouvelle) éludée (car nouvelle), celle de la graphie (Tifinagh, Arabe, Latine) à choisir pour la transcription de tamazight ; faisant actuellement l'objet de débat (passionné, cela va de soi !)... Et attendant son dénouement, ce qui facilitera la diffusion de tamazight dans les médias et son incorporation au sein du système éducatif (....)
Les Auteurs : Nacer Djabi (coordinateur), Noureddine Harami (décédé avant la publication de l'ouvrage), Khalid Mouna, Idris Ben El Arbi, Dida Badi, Nouh Abdallah, Samir Larabi, Mohamed Kerrou, Asma Nouira, Houaida Ben Khater, Bilal Abdallah, Hany El-Assar... et Sarah Haidar pour la traduction (...)
Avis : Du sérieux, du lourd, de l'utile et du nécessaire (pour les étudiants et les chercheurs... et les journalistes intéressés par la question... ainsi que pour les «influenceurs» ; ce qui leur éviterait de raconter n'importe quoi sur la question).
Extraits : «Les années 1960 ont vu apparaître (au Maroc) le mot amazigh/homme libre, et le rejet du terme «berbère», perçu comme péjoratif. Cependant, toute critique du choix de l'arabisation faite par l'Etat était réprimée et considérée comme une atteinte à la cohésion de la nation, car synonyme de division coloniale entre Arabes et Berbères» (p 27), «L'élément «amazigh» est déclaré par la Constitution (marocaine) de 2011 «composante fondamentale» de la nation. Le berbère est déclaré langue officielle du pays» (p 35), «La Kabylie fut et reste le fer de lance de la revendication amazighe en tant que caractéristique politique propre grâce notamment à ses élites fortes et intégrées dans l'Etat national» (p 88), «Si la Kabylie était et est toujours à l'avant-garde du Mouvement amazigh , comparée aux autres régions berbères en Algérie et au Maghreb, c'est dû principalement à son parcours socio-historique» (p 173), «La question amazighe émerge en Tunisie au lendemain de la «révolution de la dignité» qui entraîna, le 14 janvier 2011, la chute du régime autoritaire de Ben Ali» (p 187).
Citations : «Le Hirak a fondé une nouvelle culture politique, autonome mais surtout il abrite un véritable débat audacieux sur la question de la démocratie au Maroc» (Driss Benlarbi, Harrani Noureddine et Khalid Mouna/Université Moulay Ismail, p 61), «Contrairement à ce que prétend le discours du courant autonomiste et indépendantiste, l'élite politique kabyle est l'une des plus intégrées au pouvoir depuis l'apparition du mouvement national, durant la révolution et après la naissance de l'Etat national» (Dida Badi, Nouh Abdallah, Samir Larabi, p 154), «L'amazighité est fondamentalement un fait d'histoire et de culture, plus qu'un fait ethnique et démographique» (Asma Nouira, Houaida Ben Khater, Mohamed Kerrou, p 194).
Roman de Lamine Benallou. Editions Frantz Fanon, Alger 2022, 359 pages, 1 000 dinars
Adam (appréciez le prénom qui est déjà annonciateur d'un récit qui va nous entraîner loin, très loin dans le passé) mène une vie paisible, en banlieue tranquille d'une ville de l'Ouest algérien, se perdant vertigineusement et sans passion dans son monde. Avec une vie de couple sans problèmes trente ans de vie commune - où la grande affection (de l'amour bonifié par le temps qui passe). Hélas, son épouse adorée et respectée, Amina, décède brusquement... Et, tout bascule et puisque tout perd son sens à ses yeux (d'autant qu'il découvre par hasard certains secrets cachés de la vie intime et «d'ailleurs» de sa «moitié»), il se laisse aller en se résolvant à se contenter de ce que lui offrent les mains paresseuses du destin.
Puis, il rencontre, de manière inopinée, Don Pablo, «Erroumi». Un homme à l'aspect impénétrable. Il paraissait très vieux, comme d'un autre âge, aux cheveux très longs. Pas un vagabond, pas un mendiant car ses vêtements étaient très propres. Chacun raconte une partie... une partie seulement de sa vie. La vie et la mort, le bien et le mal, le bonheur et le malheur, Dieu et le Diable, le passé, le présent, le futur, la lecture, l'écriture, la musique...
Commence alors (au domicile incroyable de Pablo) un long cheminement (quarante jours) d'une aventure existentielle avec des rencontres fantastiques et de magie qui le révèlent à lui-même et lui font découvrir le miracle de la littérature. Il découvre la force de son regard et sa capacité à reformuler le monde en fonction de son imagination et de ses propres goûts. Il est poussé à écrire par Pablo qui lui révèle au compte-gouttes ses secrets, les secrets de sa maison et les voies lumineuses ou obscures d'un «Labyrinthe». Il y réussit... à la grande joie de son mentor auquel il va succéder. La vie continue et le savoir (bien compris et pas seulement appris) cumulé... se transmet à condition que les hommes soient plus clairvoyants et plus compréhensifs.
L'Auteur : Né à Oran, vivant depuis une trentaine d'années en Espagne. Ecrivain et enseignant de linguistique et de littérature espagnoles. Auteur de plusieurs ouvrages.
Extraits : «J'étais convaincu maintenant que dans l'exercice d'écriture, si le cerveau commandait la main de l'écrivain, c'est le cœur qui le guidait» (p 142), «C'est le cerveau qui garde les enseignements, mais celui qui dicte les émotions, c'est le cœur» (p152), «Ecrire est une entreprise assez complexe. Il ne s'agit pas d'un simple agencement de mots, de verbes ou d'épithètes. C'est une architecture où tout doit se tenir. Un rythme. Une musicalité que l'auteur a l'art de structurer» (p 173), «Lorsqu'on décide de raconter des histoires , on le fait avec l'idée de provoquer des émotions, des sensations uniques, et la seule façon de la faire , ce n'est pas seulement d'avoir le génie d'un Gabriel Garcia Marquez ou de Henri Miller, mais aussi vivre ces situations qu'on raconte, sentir ce chatouillement des sens en notre intérieur» (p 224)
Avis : Un héros étrange, des personnages étranges et un récit à la présentation étrange mêlant la réalité, la fiction, le rêve. On ne sait pas. Avertissement aux esprits chastes : il y a quelques pages (p 54 à 58) très, très, très chaudes... à lire bien loin de sa «moitié» et des rejetons encore innocents. A mon avis, un «huitième jour», comme par hasard un Vendredi, raté avec des pages inutiles qui auraient pu être écrites d'une autre façon afin de ne pas nuire au reste d'un texte de haute tenue littéraire... et philosophique.
Citations : «Si l'on unit des lettres, on obtient des mots. Si l'on unit les mots, on crée une histoire» (p 9), «Si tu n'écrits pas, tu ne penses plus. Et si tu ne penses plus, tu es déjà mort» (p 20), «Parler, converser, exprimer, dire le non-dit... Le discours, les mots se justifiaient, non pas dans leur contenu, mais grâce à leur contenu «(p 37), «Le bon lecteur finit par lire pour lire et la lecture pour lui est un repos, une récréation paisible «(p 41), «Le passé est toujours beau. Le futur aussi d'ailleurs. Il n'y a que le présent qui fait mal, qu'on transporte avec soi comme un abcès en souffrance, entre deux moments de bonheur» (p 71), «L'imagination de l'être humain est immense pas seulement dans ce qu'il voit, mais aussi dans ce qu'il écoute, pense ou lit «(p 115), «Quand on pleure sa mère, c'est la dernière fois qu'on pleure comme un enfant» (p 164), «Lire c'est résister. Ecrire c'est résister» (p 262).
Soixante ans après son indépendance, l’histoire de l’Algérie demeure marquée par de multiples interrogations auxquelles l’historien Pierre Vermeren entend répondre. Comment ce pays est-il devenu une nation ? Quelles synergies au fil du temps entre régence ottomane, colonie française et État souverain à partir de 1962 ? Quelle place tient l’armée dans le système politique ? Comment caractériser l’économie du pays, qui donne une impression d’immobilisme ? Quelle est la réalité de la société algérienne et comment a-t-elle évolué ? L’approche est documentée et assez exhaustive, l’ouvrage allant de l’époque des corsaires au Hirak, en passant par la résistance constante face à l’occupation coloniale. Certains ne partageront pas ce qui leur apparaîtra comme des partis pris : qualifier le Front de libération nationale (FLN) d’organisation totalitaire avec accent marqué sur les violences intra-algériennes par rapport aux tortures et exactions de l’armée française, ou une certaine méfiance à l’égard du fait religieux. Mais ce livre offre une perspective historique bienvenue.
C’est un épisode de la guerre d’Algérie presque passé sous silence que nous conte l'écrivain bastiais Gilles Zerlini : la répression sanglante de Philippeville.
-
L’idée de ce livre ?
- J’ai toujours voulu écrire sur l’Algérie. Mon père a combattu en Algérie. C’est une sorte d’hommage à nos pères. Un épisode catastrophique de cette guerre. Et gamin j’avais vu une photo terrible, celle de dizaines de corps allongés en blanc. La bataille d’une armée régulière contre des paysans sous prétexte de maintien de l’ordre. Un récit basé sur des éléments véridiques et qui concernent de jeunes appelés d’une vingtaine d’années
- Justement, le personnage central, un certain Ferracci …
- J’ai changé son nom. C’est d’ailleurs mon seul livre où je change les noms. C’est son histoire, de son incorporation à son retour en France. Un jeune qui vient de Corse, de Corse du sud. Appelé comme tant d’autres, à Philippeville il devra se livrer à des actes de massacre et de torture. Un récit sur des faits, hélas vrais. Son rapatriement en France, se fera par l’asile psychiatrique de Marseille. A Philippeville ces jeunes vivaient dans le non-droit. Ils en reviendront brisés, traumatisés. Je ne prends pas parti dans ce livre. Je rapporte simplement comment des hommes ont été utilisés et en sont revenus complètement bousillés. Durant cette guerre, ce sont près de 1,5 millions de jeunes, dont de nombreux corses, qui sont partis en Algérie. C’est aussi un hommage à tous les morts, des deux côtés.
- Que sait-on de cet épisode de Philippeville ?
- Alors qu’on était en pleine guerre, les renseignements français apprennent l’imminence d’une action du FLN à Philippeville. L’insurrection est donc matée en quelques heures. En répression, le FLN massacre des gens dans des villages européens. La répression sera terrible. Les faits étant peu glorieux des deux côtés, ni le FLN, ni l’armée française ne s’en vanteront. D’où un épisode peu connu de cette guerre. C’est d’ailleurs le moment où la guerre bascule.
- Cette lutte contre l’insurrection du FLN aura d’ailleurs des suites dans d’autres coins du monde …
- Les officiers français qui avaient mené cette répression contre l’insurrection de Philippeville l’ont exportée en Amérique du sud dont ces assassinats par hélicoptères, les prisonniers dans les stades...
- On n’y trouve quand même une petite histoire d’amour …
- Une toute petite histoire de Ferracci avec une jeune arabe, mais elle ne durera pas. Il repartira d’ailleurs en France sans elle.
- Des projets ?
- J’ai déjà deux livres qui sont presque finis. L’un évoquera le bagne de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane.
Synopsis
« Algérie 1955. Le gouvernement français qui vient de décréter l’état d’urgence, envoie le contingent pour « pacifier » l’Algérie en pleine insurrection. Le jeune appelé Ferracci débarque à Philippeville pour y découvrir l’ampleur d’une répression qui ne figurera dans aucun livre d’histoire : massacres de populations civiles et torture systématique, avec son cortège de morts par milliers ». Gilles Zerlini vit à Bastia. Il est l’auteur de Mauvaises nouvelles (2012), de Chutes (2016) et de Sainte Julie de Corse et autres nouvelles (2019) parus aux éditions Materia Scritta. Dans Épuration, paru en 2021 aux Éditions Maurice Nadeau, il met en scène un épisode dramatique de son histoire familiale, de son grand-père. Dans son dernier livre qui vient de paraitre aux Editions Maurice Nadeau*, c’est une partie de l’histoire de son père qui l’a inspiré. L’auteur nous entraîne dans une œuvre de fiction bâtie sur l’expérience de ces jeunes appelés corses qui, rentrés dans leurs foyers, ne se remettront pas d’avoir participé à une telle violence. Gilles Zerlini rend compte d’une histoire sensible, sans prendre parti entre les différents acteurs de cette tragédie, où tous sont les victimes d’une guerre injuste...
Philippe Jammes le Dimanche 25 Septembre 2022 à 11:40
Les civils tendent à percevoir la guerre comme doublement éloignée de leur normalité : un temps totalement séparé de la paix et une affaire essentiellement militaire. Aussi, lorsque la guerre surgit, non seulement elle interrompt la normalité mais elle apparaît d’autant plus scandaleuse qu’elle affecte les civils. Ainsi, les frappes contre les populations sont soit présentées comme des « dommages collatéraux » s’il s’agit de les excuser, soit comme des crimes de guerre s’il s’agit de les dénoncer. Dans les deux cas comme une règle brisée à l’intérieur de la violence extrême que suppose la guerre. Ce double éloignement rassurant (temps de la guerre et chose circonscrite au militaire) ne correspond cependant pas du tout à la façon dont se pense la guerre dans les lieux de pouvoir où elle se décide, surtout quand la stratégie adoptée est contre‑insurrectionnelle. Car, alors, la population civile en devient l’enjeu central et les méthodes de contre‑insurrection s’insèrent dans le tissu de son quotidien qu’elle perçoit comme « en paix ». Pour saisir ce propos moins rassurant sur notre présent, nous proposons ici de dresser une histoire de cette façon de concevoir la guerre, celle de l’une des plus virulentes et influentes parmi les doctrines contre‑insurrectionnelles : la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR).
Celle‑ci peut être d’abord définie comme une réponse, surgie au sein de l’armée française, au mouvement de décolo‑ nisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Dans cette période, de 1954 à 1960, elle a en effet été la doctrine militaire officielle, enseignée aux officiers à l’École de guerre de Paris1. Et elle a été appliquée, de façon spectaculaire, lors de la « bataille d’Alger » de 1957, ainsi que lors de la « guerre secrète » au Cameroun de la fin des années 1950 à la fin des années 1960. Puis elle le sera plus tard dans nombre d’autres armées – notamment étatsuniennes et latino‑américaines dans les années 1960 et 1970, mais aussi… algérienne dans les années 1990 (puis à nouveau en Irak et en Afghanistan par les Américains dans les années 2010). Cette doctrine militaire est caractérisée par l’objectif de conquérir « les cœurs et les esprits » des populations, par la combinaison variable de diverses techniques, certaines affichées (action psychologique, œuvres sociales…) et d’autres plus occultes : déplacements forcés de population, torture comme instru‑ ment de terreur, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, infiltrations des forces adverses, faux maquis…
Malgré son importance, toujours d’actualité, son histoire est difficile à établir et reste largement méconnue. Depuis les années 2000, les articles académiques et études ponctuelles sur la question se sont certes multipliés, ce qui marque une rupture bienvenue après des décennies de quasi‑absence dans les productions scientifiques sur l’histoire militaire contempo‑ raine. Mais ces travaux ne s’adressent pour l’essentiel qu’aux spécialistes, et il n’existe pas encore d’ouvrage présentant de façon rigoureuse et accessible les grandes lignes de l’histoire de cette doctrine militaire, dans toutes ses dimensions2.
Dans une première acception étroite, la DGR serait née durant la guerre d’Indochine et se serait imposée durant celle d’Algérie, connaissant une fulgurante ascension dans la seconde moitié des années 1950 et une brève hégémonie stratégique (1957‑1960). Elle désignerait alors un corpus relativement succinct de textes et serait identifiée à un nombre assez limité d’officiers français, dont les parcours suffiraient à saisir les influences à l’origine de la doctrine et indiqueraient ses exportations au sein d’autres armées.
Cette approche restrictive présuppose cependant une définition surtout théorique, strictement militaire, de la doctrine. Or elle se caractérise par une conception totale de la guerre, qui inclut les champs politique, économique, social et culturel, si bien qu’elle interagit nécessairement avec le monde civil qu’elle imprègne, ce qui élargit déjà considé‑ rablement le champ de l’enquête visant à faire l’histoire de cette « doctrine ». De plus, elle n’est pas stable mais, tout au contraire, adaptable à l’envi, de sorte que certains de ses éléments peuvent être repris isolément tout en gardant sa logique générale (c’est le cas parmi les polices qui s’en abreuvent, mais aussi dans des campagnes médiatiques ou de relations publiques d’entreprises ou d’organisations civiles). Il s’agit donc de saisir la DGR dans ses multiples dimensions, ce qui amène à explorer ses influences dans des domaines apparemment très éloignés du militaire. Nous la verrons par exemple se saisir de la justice conçue comme arme psycho‑ logique ou des relations publiques du patronat français.
Par ailleurs, les origines de la DGR ne peuvent se limiter à la seule guerre d’Indochine, alors que les premiers officiers français qui la formalisent et la pratiquent sont souvent issus de l’armée coloniale et ont tous vécu la Seconde Guerre mondiale dans l’armée d’armistice ou de la France libre. Ce genre d’expériences ne laisse pas indemne. Aussi, à l’extension fonctionnelle de la définition de la DGR, il faut ajouter une extension chronologique pour mieux en saisir les origines.
Apparemment, ces officiers sont des militaires qui ne connaissent pratiquement que des défaites (1940, l’Indochine, l’Algérie) ; et la seule période durant laquelle ils occupent le pouvoir militaire est caractérisée par une armée particu‑ lièrement agitée, en partie responsable de crises de régime à répétition (1958, 1960‑1961). Pourtant, loin de les discré‑ diter, ces échecs sont interprétés de manière à ce que la « doctrine » sorte indemne de ses fiascos, avec des formules telles que « la guerre d’Algérie a été militairement gagnée mais politiquement perdue » dont nous verrons la parfaite inanité. Cette capacité à se raconter lui permet de rester attractive pour de nombreuses armées à travers le monde. Quant à sa responsabilité dans l’instabilité de la République française, elle n’affecte en rien sa séduction pour d’autres armées qui n’hésiteront pas à prendre le pouvoir dans leurs pays respectifs.
Que ce soit dans l’armée française ou dans celles qui l’importent, la DGR est notablement plus prégnante parmi les « forces spéciales » (commandos parachutistes, bérets verts, différents services « Action », « gardes présidentielles », voire troupes mercenaires). Il s’agira donc de comprendre les liens existant entre la DGR et ces « forces spéciales ». Nous verrons en quoi la doctrine est tributaire du déploiement de ces troupes d’élite, surgies principalement à partir de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que les rôles qu’elles jouent par la suite dans ses applications.
Un outil central identifié à la DGR est l’« arme psycho‑ logique ». L’incursion des militaires dans ce champ soulève une série de questions aux évidentes résonances dans l’actua‑ lité, dont celles sur les manipulations, le statut de la vérité, la guerre des récits et autres fakenews. Il s’agira dès lors de limiter autant que possible le sujet, en se demandant comment précisément la DGR a défini et utilisé cette « arme » et s’il est possible de dresser un bilan de ses effets sur ses différentes cibles (les militaires eux‑mêmes, leurs ennemis et les différentes populations visées). En l’état actuel des connaissances sur le sujet et vu la difficulté a priori insurmontable d’un bilan précis, il s’agira surtout de repérer les structures officiellement dédiées à cette arme et son évolution à travers ses multiples importations, puis de s’interroger sur les nombreuses passerelles qu’elle dresse avec le monde civil.
On observe également que les crises politiques imputées à la DGR, entre autres l’apparition en 1961 de l’Organisation armée secrète (OAS) en Algérie et en France, puis des régimes dictatoriaux qui l’appliqueront implacablement dans diverses parties du monde, sont toutes identifiées à l’extrême droite. Existe‑t‑il un lien entre la DGR et un courant politique parti‑ culier ? Pourquoi plusieurs idéologies de droite intègrent‑ elles cette doctrine militaire parmi leurs références ? Et, plus fondamentalement, la DGR est‑elle bien une doctrine militaire ou, plus largement, une conception politique du monde ?
Derrière ces nombreuses questions s’en pose une plus centrale. La population est au cœur de la DGR : elle est à la fois son terrain de bataille et son arme principale. Or la population est, par ailleurs, sinon le souverain dans les cas de peuples institués (par exemple dans les régimes se revendiquant de la démocratie), du moins l’objet et l’enjeu central du politique dans notre modernité, laquelle définit la nature des régimes politiques en fonction, précisément, de la place qu’y occupent les peuples. De sorte que faire l’impasse sur la signification en termes de régime politique que la DGR propose ou induit conduirait à ignorer l’une de ses conséquences essentielles. Évacuer cette question sous prétexte qu’il s’agirait d’une doctrine militaire séparée du champ politique n’est pas recevable, entre autres parce que l’imbrication entre population civile et guerre est posée par la DGR elle‑même. Cette imbrication qui va à l’encontre des conceptions traditionnelles de la guerre, dont la sépara‑ tion entre combattants et population civile est une arête (du moins théorique, depuis les premières esquisses de « droit de la guerre » érigées par l’Église dès le Moyen Âge), interroge aussi sur ce que serait la paix pour la DGR.
Pour tenter de répondre aux nombreuses questions posées ici, nous raconterons une histoire incarnée par des hommes en particulier, et non pas seulement des grands mouvements historiques. Aussi, nous attacherons une grande attention aux parcours de certains officiers (dont de rares travaux statistiques confirmeront en partie la représentativité), ce qui nous permettra notamment de saisir les distances et les liens entre les théories et les pratiques. Pour bien saisir les logiques mises en œuvre par la DGR, nous tâcherons aussi d’identifier des récurrences dans ses diverses applications à travers le monde, au‑delà des contextes particuliers locaux qui seront néanmoins restitués le plus fidèlement possible afin de comprendre les raisons des différentes importations de cette « école française » de la contre‑insurrection.
Table
Introduction. Une doctrine pour la guerre moderne 5
ORIGINES ET APPLICATIONS DE LA DGR JUSQU’EN 1962
Lesorigines:maintenirl’ordrecolonial 13
Le parrainage ambigu du maréchal Lyautey, 13.
Terreur et politique : Bugeaud, Gallieni, Lyautey, trois phases combinées de la colonisation, 17.
Les bureaux arabes, une police politique, 23.
La Coloniale, une armée frondeuse, 28.
– Les officiers de la Coloniale, théoriciens de la DGR,34.
– Les enseignements majeurs de la guerre du Rif, 38
SecondeGuerremondialeetguerrepsychologique 44
Münzenberg, Goebbels, Bernays : trois maîtres de l’action psychologique dans les années 1920 et 1930, 45.
– Un savoir‑faire global, 52.
– La propagande d’État française en 1940, 54.
– Armée d’armistice et armée de la France libre : deux armées françaises, deux sources d’influence, 56.
– 1944 : la « révélation de Casablanca » de Michel Frois, 60
SecondeGuerremondialeetcommandos 64
Aux origines des forces spéciales « à la française » : le modèle britannique, 65.
– L’expérience très politique de l’opération Jedburgh, 69.
– À l’école du terrorisme, 73.
– Les fortes têtes des commandos, méfiants des hiérarchies, 76
Laguerred’Indochine, mythefondateurdelaDGR 81
La référence des éphémères maquis français d’Indochine en 1945, 82.
– 1951 : une nouvelle stratégie maquisarde, financée par le trafic d’opium,
– Derrière une insubordination surjouée, le triomphe progressif des officiers de la DGR, 89.
De nouvelles méthodes de maîtrise de l’image : la fabrication du mythe Bigeard, 93. – Une connaissance du communisme sous le prisme des camps viêtminh, 98
Dans « Les Vertueux », Yasmina Khadra évoque les Turcos de l’armée française. Un roman dont le souffle épique est au service de la mémoire collective. Interview.
Difficile de se réinventer quand, comme Yasmina Khadra, on a écrit une œuvre aussi riche et passionnante. Et pourtant, avec Les Vertueux, l’écrivain algérien, aujourd’hui âgé de 67 ans, parvient encore à nous surprendre. Toujours aussi inspiré lorsqu’il parle de son pays, il ressuscite la mémoire des Turcos, les tirailleurs algériens qui ont servi dans l’armée française, et nous plonge dans les tranchées de la première guerre mondiale, au sein de leur héroïque deuxième régiment.
Parmi les Turcos, Yacine Chéraga, à peine sorti de l’adolescence, contraint de faire la guerre à la place du fils d’un caïd qui a pouvoir de vie et de mort sur le jeune homme et sa famille. Yacine s’illustre sur les champs de bataille sous le nom de caporal Hamza.
Ce n’est que la première partie d’une fresque épique qui fait vibrer la corde sensible des grands sentiments humains. Selon les propres dires de Yasmina Khadra, « dévoiler un seul pan de cette histoire gâcherait tout le reste ». C’est pourquoi nous resterons discrets sur les multiples rebondissements qui nous captivent du début à la fin.
Lors de son retour en Algérie, après la guerre, Yacine demande à Sid, son frère d’armes : « Alors pourquoi ne se souviendrait-on pas de nous autres [les tirailleurs algériens] ? — Parce que c’est comme ça. Si nous avons été égaux dans le martyre, l’Histoire ne retiendra que les héros qui l’arrangent », répond Sid. Par la puissance de sa plume, Khadra met des noms, des visages, des récits sur ces grands oubliés de l’Histoire.
Jeune Afrique : D’où vous est venue l’idée de ce roman ?
Yasmina Khadra : Elle s’est ancrée en moi il y a une quinzaine d’années, quand j’ai préfacé une bande dessinée consacrée aux Turcos. Ne me manquait plus qu’à trouver une bonne histoire capable de nous transporter, de nous faire vivre une époque qui expliquerait pourquoi nous sommes devenus un peuple d’écorchés vifs. Yacine Chéraga, mon personnage principal, m’a paru à même d’incarner ce que les Algériens de la première moitié du siècle dernier ont traversé.
C’était une époque où les paradoxes s’affrontaient sans pour autant se croiser. Les différentes communautés évoluaient dans des mondes parallèles. Face aux milliers de questions qui se posaient, les réponses étaient rares et n’expliquaient pas grand-chose. Yacine était dans cette perplexité permanente. Il subissait sans savoir pourquoi. La Grande Guerre, la trahison, la traque, la peur et les aléas de la loyauté le rendaient étranger à lui-même. Cependant, grâce à sa candeur prophétique, il continuait à garder le cap, tirant de chaque épreuve une formidable leçon de vie. Les Vertueux sont une escale dans la mémoire tourmentée, une sorte de conjuration que je laisse découvrir au lecteur. Dévoiler un seul pan de cette histoire gâcherait tout le reste.
Comme tous les habitants du douar, Yacine est un miséreux, voué à le rester toute sa vie. L’armée, dans laquelle il est enrôlé de force, est-elle paradoxalement une chance pour lui d’échapper au système féodal qui règne alors ?
Yacine n’a pas accepté de partir à la guerre pour échapper à la tyrannie du caïd, ni pour offrir à sa famille les moyens d’une existence décente. Il n’a pas eu le choix. Le caïd a été très clair. La menace qui pesait sur lui en cas de refus ne faisait aucun doute.
À l’époque, certains caïds se permettaient tout. C’étaient des satrapes, pour qui la vie d’un sujet n’avait pas plus de valeur que celle d’un mouton sacrificiel. Ils bénéficiaient d’une impunité absolue aux yeux de l’administration coloniale, qui leur avait délégué une partie de son autorité afin d’assujettir « la populace ». Beaucoup de caïds ont participé à la spoliation des terres appartenant aux autochtones pour les céder aux colons. Les incessantes insurrections du peuple algérien ont souvent été torpillées par la trahison de ces mêmes caïds. Le roman s’attarde sur ces faits-là.
L’histoire des Turcos, et des soldats coloniaux en général, est-elle suffisamment racontée en France et en Algérie ?
Qui se souvient des Turcos aujourd’hui, notamment en Algérie ? Les nouvelles générations n’en entendent même pas parler. Dans nos livres d’histoire, on se limite à la guerre de libération de 1954-1962. Nos héros sont les maquisards et leurs dirigeants. Les Turcos, eux, sont perçus chez nous comme des souvenirs dérangeants. Ils étaient les soldats de la France.
Quand le seul fait d’écrire en français est considéré comme une infâme allégeance à la France, imaginez comment sont perçus ceux qui sont morts ou qui ont combattu sous l’uniforme français ! Il ne s’agit pas là de traumatismes historiques, mais d’un besoin maladif de s’inventer des ennemis, des souffre-douleur et des boucs émissaires. Le mal est profond. Pour certains, la seule culture qui reste est la culture de l’invective, de la diabolisation et de l’exclusion. Cette attitude se veut « légitime ». Ceux qui n’ont pas d’arguments choisissent la dramatisation outrancière et l’animosité criarde pour se donner de l’importance et un minimum de contenance.
Vos scènes de bataille sont saisissantes. Vous êtes-vous servi de votre expérience militaire pour vous mettre à la place de vos personnages ?
L’écrivain a cette faculté de s’interroger sur les époques et les événements, puis de se les approprier. C’est sa vocation. Beaucoup d’auteurs ont magistralement décrit la guerre sans avoir tiré un seul coup de feu, sans même avoir touché à un fusil. Pour ce qui me concerne, peut-être mon expérience militaire m’a-t-elle aidé à mieux cerner l’absurdité des hommes. Je n’ai pas raconté la guerre, je l’ai écoutée avant de la traduire aux lecteurs. Les événements que je relate ne sont que des supports destinés à exposer les états d’âme de ceux qu’on envoie au charbon sans qu’ils sachent, au juste, pourquoi on leur fait croire que se trouver sur un champ de bataille est plus gratifiant que d’être dans le lit d’une femme.
Dans l’Algérie colonisée que vous dépeignez, il y a énormément de misère, et aussi une petite frange de bourgeois musulmans que Yacine côtoie. La colonisation est-elle l’enfant du capitalisme ?
Aucun rapport. L’Algérie était une nation moderne avant 1830. Elle avait autant de madrasa que la France avait d’écoles. Elle avait ses poètes, ses savants, ses architectes, ses hommes d’affaires, ses administrateurs, ses seigneurs, ses jardins d’Eden, ses médinas florissantes. Et elle comptait énormément de familles riches. Certaines d’entre elles ont financé les différentes insurrections qui ont jalonné les cent trente-deux ans d’occupation. L’histoire coloniale a occulté cette réalité pour se focaliser sur les franges sociales défavorisées, afin de montrer la colonisation sous l’habit humanitaire et civilisationnel.
Yacine a beaucoup enduré et, pourtant, il pardonne. Peut-on tout pardonner individuellement ? Peut-on et doit-on tout pardonner collectivement, en particulier l’histoire coloniale de la France en Algérie et dans le monde ?
Le pardon est un accès à la libération de soi-même. Chacun est libre de choisir la façon de renaître de ses meurtrissures. On peut soit tourner la page et ouvrir un nouveau chapitre pour aller de l’avant, soit se verrouiller dans la frustration et cohabiter avec ses vieux démons jusqu’à ce que mort s’ensuive. Tourner la page ne signifie pas l’effacer. La mémoire se doit d’être préservée, mais elle ne doit pas chahuter l’aube des lendemains qui chantent.
Or c’est exactement l’effet inverse qui se produit de nos jours. En France comme en Algérie, les vieux démons veillent au grain. Pour quel dessein ? Aucun de sérieux. On entretient la haine faute de savoir se recueillir sur les morts en pensant aux générations de demain, qui n’ont aucune raison de porter sur leurs épaules et dans leur conscience les méfaits de leurs ancêtres. Il existe, hélas, des gens qui sont persuadés que la rancœur est l’unique port d’attache qui leur reste en ce monde à la dérive.
Vous parlez de l’absurdité de la première guerre mondiale et ce mot, qui revient à plusieurs reprises, fait écho à l’actualité. Une troisième guerre mondiale est-elle possible ?
Je ne pense pas à la guerre, mais à ses victimes, à ces jeunes qui aspirent à vivre le peu de joies que l’existence leur concède et qui sont appelés à mourir pour des slogans aussi creux que les douilles des balles perdues. La guerre est la plus grande arnaque que les hommes aient inventée depuis qu’on leur a fait croire qu’il existe des causes plus importantes que leur vie.
Tant que l’on continuera à « s’atomiser » les uns les autres afin que les harangues belliqueuses nous paraissent plus enthousiasmantes que nos propres chants intérieurs, les tambours funèbres supplanteront toutes les symphonies de nos rêves et de nos certitudes. Heureux celui qui envoie au diable les causes idéologiques pour s’émerveiller devant une coccinelle courant sur du gazon ou un colibri s’abreuvant dans une corolle de fleur. Dans L’Attentat, j’ai écrit : « Il n’y a rien au-dessus de ma vie, et ma vie n’est pas au-dessus de celle des autres. » C’est peut-être ce que l’on devrait se répéter, de temps en temps, pour s’éveiller à la vérité, c’est-à-dire à la plus juste des causes : vivre et laisser vivre.
Les Vertueux, de Yasmina Khadra, Mialet-Barrault Éditeurs, 541 pages, 21 euros
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