CINÉMA. C'est une Algérie dans les cendres de la guerre civile que la réalisatrice Sofia Djama narre dans son film "Les Bienheureux". Elle s'est confiée au Point Afrique.
Sofia Djama est une réalisatrice heureuse. Son film, Les Bienheureux*, son premier long-métrage, est pourtant un film douloureux. Sélectionné à la dernière Mostra de Venise, il a vu l'une des interprètes, Lyna Khoudri, recevoir le prix de la meilleure actrice. Ce qui y est frappant, c'est la délicatesse de son traitement qui permet de sortir de la sidération qu'a pu engendrer sur toute une société une guerre civile qui a fait, selon les chiffres, entre 100 000 à 200 000 morts et disparus. Depuis l'arrêt du processus électoral le 12 janvier 1992 et l'annulation du second tour des élections législatives, au lendemain de la démission forcée du président Chadli Bendjedid jusqu'au référendum sur « un projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale » le 29 septembre 2005, ce sont treize années d'horreur pour un pays laissé exsangue et sans repère.
Dans Les Bienheureux, Sofia Djama donne à voir deux générations d'Algérois. Amel et Samir (formidables Nadia Kaci et Sami Bouajila) d'abord. Lui médecin gynécologue, qui sous couvert de militantisme, opère de bien lucratifs avortements dans son cabinet. Elle, professeur à l'université, tendue, au bord de la crise de nerfs conjugale et existentielle, dans un pays où elle semble étouffer, lassée de désillusion et de rêves en miettes. Puis la caméra suit aussi la jeune génération. Fahim, le fils d'Amel et Samir, qui affiche un ostracisme religieux mou pour mieux énerver ses parents, à l'athéisme chevillé au corps. Reda, son ami, qui mêle un goût pour l'underground à une spiritualité si épidermique qu'il souhaite se faire tatouer une sourate du Coran à même la peau du dos. Enfin, Fériel, rescapée d'un massacre enfant, auquel sa mère n'a pas échappé. Fériel qui porte sur son cou la trace d'une tentative d'égorgement que toute l'Algérie aura vécu. Les Bienheureux est un film choral, qui mêle unité de temps (un jour et une nuit) et unité de lieu (Alger, filmée de façon amoureuse). On songe à Cassavetes parfois tant la caméra de Sofia Djama laisse la part belle, et cela en est heureux, aux acteurs, dans un jeu tendu, écrit certes au cordeau, mais avec une part de liberté décelable. Les Bienheureux réussit aussi à capter l'esprit d'un peuple, son créolisme linguistique qui mêle en arabe et français en trouvailles spirituelles, son humour aussi, sa dérision et son sens infini de l'absurde. On sort de ce film en réflexion et en empathie. « Bienheureux les faiseurs de paix », effectivement. Rencontre avec une réalisatrice à suivre attentivement et dont le film vient d'être sélectionné au Festival international du film francophone de Namur et au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier ou Cinémed.
Le Point Afrique : Pourquoi avoir choisi de traiter l'après-décennie sanglante spécifiquement ?
Sofia Djama : À l'origine, c'était une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques années. Le film ne reprend pas la trame de la nouvelle originelle. Le scénario ne pouvait pas supporter la structure narrative de la nouvelle. Au fond, j'avais besoin de trahir cette nouvelle à l'origine de ce film et je le fais à travers l'évolution des personnages et leurs interactions. Raconter des événements prenant place en 2008 plutôt qu'en 1995, par exemple, est plus proche de ce que je voulais dire. Il m'a semblé qu'il était plus simple et sans doute plus important de raconter l'impact de la guerre civile sur l'intimité des personnes quelques années après.
Mais le fond littéraire reste, car votre film utilise beaucoup le procédé narratif de l'ellipse. Beaucoup de choses sont suggérées plus que dites.
Si j'avais été frontale, j'aurais tenu un discours et n'aurais pas laissé le public se faire sa propre opinion. Mais je considère que ce film pose une opinion, sans juger. Si je n'étais pas allée vers cette option d'ellipse où j'ouvrais un peu l'espace au spectateur, le film aurait été insupportable. On aurait eu moins d'empathie pour les personnages. Je ne voulais pas qu'on soit dans la certitude et le jugement qu'elle suppose. Pour qu'il n'y ait pas de certitude, il fallait une forme de tendresse dans le regard. Il ne s'agissait pas de prendre la main du spectateur et de le guider, mais de le laisser faire son opinion. J'ai posé des jalons autrement.
Quels jalons ?
Avec Alger d'abord, omniprésente dans le film. J'avais envie de sortir de cette image carte postale et de poser cette ville en tant que personnage de ce film, comme les autres. Je voulais montrer Alger avec le plus de douceur possible. C'est une ville pourtant qui ouvre et ferme à la fois les perspectives. Elle laisse les personnages en errance. Elle arrête la déambulation et tourne le dos à la mer. La mer devient alors un horizon introuvable et indépassable. Ensuite, la structure du film est chorale, j'ai donc posé des jalons par les vies de chacun des personnages qui se croisent et se décroisent. Tout cela crée un sens sans heurter le public. Par nature, les vies se heurtent, il ne s'agissait pas d'en ajouter par un traitement frontal. J'aime chacun de ces personnages, avec une tendresse particulière pour les personnages féminins.
Le titre du film Les Bienheureux appartient presque au langage religieux, celui de la martyrologie. Que dit-il vraiment ?
J'avais trouvé le titre en arabe, en premier lieu, Essouhada, Les Heureux. Le film s'appelait au début La Moutonnière, mais c'est un titre qui n'aurait parlé qu'aux Algérois. « La Moutonnière » est le nom de l'autoroute qui était autrefois le chemin qui servait aux moutonniers. Ils acheminaient leurs bêtes aux abattoirs, aujourd'hui elle est l'autoroute qui permet d'entrer à Alger par l'Est. Il y a plus d'une décennie, un barrage de police s'y est installé et il provoque un ralentissement insupportable. Si bien que je n'ai pas pu m'empêcher de faire le lien entre ces moutons qu'on emmenait à l'abattoir et toutes ces voitures qui espèrent rentrer à Alger. Essouhada est de l'ordre de l'ironie évidemment ; ces personnages cherchent une joie qui leur a été confisquée ou créent cette joie dans l'espace qui leur est laissé. L'aspect « martyr » se retrouve effectivement dans la réplique de l'un des personnages du film qui dit : « Tu n'as rien compris, pour être légitime dans ce pays, il faut être martyr… et encore. »
CHRONIQUE. Entre fiction, récit familial et enquête, la romancière publie « Au vent mauvais ». Un roman traversé d’ellipses qui plonge dans l’histoire de l’Algérie.
Depuis la publication de son premier roman Nos richesses, la Franco-Algérienne Kaouther Adimi trace son chemin de romancière avec intelligence et persévérance, grâce à la qualité de sa plume et des thèmes qu'elle aborde par le biais de la fiction. Son style est fluide et la construction de ses romans est équilibrée de façon subtile. Son dernier roman, Au vent mauvais, publié aux éditions du Seuil, narre une histoire triangulaire autour d'un personnage central qu'est Leïla, et deux autres personnages, Tarek et Saïd, qui sont frères de lait ; ces deux protagonistes masculins sont tous deux amoureux secrètement de Leïla, promise à un riche commerçant beaucoup plus âgé qu'elle, comme le fut le personnage de Nedjma de Kateb Yacine, mais dans ce cas avec une toute autre symbolique et portée littéraire.
Sans dévoiler ici les détails du récit, Leïla eut le courage de quitter ce mari imposé en demandant le divorce. Cette décision, vitale pour elle, n'était ni permise, ni acceptée, dans les années 1920-1930, ce qui place dès le début du roman Leïla dans la catégorie des Algériennes de caractère, des femmes puissantes dans le sens où elle a su braver les interdits sociaux et familiaux, comme elle le dit : « Je n'étais plus personne, j'avais quitté mon mari et dans le village on ne me le pardonnait pas. » Sa beauté et l'attrait qu'elle a sur les hommes sont également mis en scène et certaines femmes ne cachaient pas leur jalousie envers elle. Pour éviter le courroux de son père, elle est allée, avec son bébé, chez Safia, la mère de Saïd et Tarek, le frère de lait.
Au-delà de l'intrigue qui se noue autour des trois personnages, Leïla, Tarek et Saïd, Kaouther Adimi dresse une fresque historique de cent ans de l'histoire de l'Algérie dans son rapport avec la France. Les pages défilent au rythme de flash-back et du temps présent. Au fil des relations qui se nouent et se dénouent, la grande histoire se mêle à l'histoire de ces différents personnages avec une intensité qui fait la force du roman. De la conquête coloniale au temps colonial, de la guerre d'Algérie, de la guerre de libération à l'indépendance du pays, des années 1970 sous l'ère du président Houari Boumedienne aux années de la décennie noire qu'a traversée le peuple algérien qui n'en avait pas fini de compter ses morts. La mémoire collective algérienne est présente et vive.
Kaouther Adimi est une romancière née après l'indépendance de l'Algérie et je souligne cela car la teneur de cette fiction démontre combien elle est habitée par l'histoire de l'Algérie et de la France, rappelant des détails précis qui signalent son intérêt pour les archives historiques, aux coupures de journaux des périodes décrites, concernant telle ou telle année, en rapport avec le vécu de ses personnages, fictifs ? réels ? C'est toute l'ambiguïté du roman. Par ailleurs, certains détails révèlent également que la romancière s'inspire des réponses qu'elle a dû avoir auprès de ceux qui ont vécu les moments historiques qu'elle recrée. Elle inclut ainsi des informations qui authentifient l'atmosphère qu'elle crée.
Il est bien entendu que le texte n'est pas une succession de descriptions historiques dans la mesure où le détail historique arrive à bon escient dans le déroulé de l'histoire de Tarek et de Leïla. Cette technique narrative enrichit la fiction, lui donnant de la teneur et de la consistance en termes de contextualisation. Les deux frères de lait eurent une enfance heureuse malgré la pauvreté et les aléas de la vie, Tarek étant l'orphelin recueilli. Après l'adolescence, les trajectoires de vie ont divergé. Saïd eut la chance de poursuivre ses études et devint un romancier à succès, traduit de l'arabe au français. Ce personnage n'est point étoffé mais ce qui le caractérise, c'est précisément son roman à succès publié dans les années 1980 en arabe, qui alimente le roman de Kaouther Adimi.
« Si la littérature peut sauver, elle peut aussi être un vent mauvais »
Au vent mauvais exprimerait un ressentiment et un regret quant à la manière dont l'histoire de Tarek et de Leïla fut dévoilée publiquement, à travers le roman de Saïd qui a gardé les véritables prénoms, ainsi que le nom du village des trois protagonistes. Dans un entretien, la romancière s'est indignée que l'histoire de Tarek et surtout de Leïla, fût ainsi contée, mettant à mal la vie de Leïla dont la troisième partie du roman raconte le trauma que ce roman à succès de Saïd lui a fait subir, ainsi qu'à ses filles, son fils et son second mari, Tarek.
Ainsi, la réflexion sur la création littéraire face à des faits et des personnes qui ont existé est féconde à discuter. À travers ce roman, Kaouther Adimi met à mal tout romancier qui ne prend pas la peine de travestir quelque peu la réalité, de ne pas utiliser l'anonymat des personnes réelles dont l'histoire est racontée. Elle raconte en fait la souffrance de ses grands-parents à qui elle dédie son roman et dont la vie fut donnée en pâture au grand public. Où commence la liberté du créateur face aux personnes réelles dont l'identité véritable est révélée ? Toute la question du débat est ici fictionnalisée. Par le biais de sa fiction, la romancière met en scène les douleurs et les affres par lesquels Leïla est passée à cause d'une réalité présentée comme fiction, par Saïd qui représente cet auteur à succès.
Par ailleurs, Kaouther Adimi fait parler des personnages qui ont existé comme Yacef Saadi, héros de la bataille d'Alger, et Gilles Pontecorvo qui a tourné cette page tragique de l'histoire à travers son film La Bataille d'Alger. Ces personnalités agissent et s'expriment en tant que personnages qui ont compté dans l'évolution de la vie de Tarek, et par là même dans la poursuite du récit. Imagination créatrice pour les besoins du récit ? Des faits qui ont existé, comme la période de vie de Tarek à Rome ? Dans tous les cas, le récit de Kaouther Adimi transporte le lecteur, par l'imaginaire, et par des faits d'Histoire, tout en rendant hommage à ses grands-parents qui n'ont pas demandé à être au-devant de la scène dans un certain roman. La romancière propose une fiction forte de par le débat qu'elle peut susciter.
* Benaouda Lebdai est professeur des universités en littératures africaines coloniales et postcoloniales.
La vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule, toujours pareille, avec la mort au bout. On ne peut ni l’arrêter, ni la changer, ni la comprendre. Et souvent une révolte indignée vous saisit devant l’impuissance de notre effort. Quoi que nous fassions, nous mourrons ! Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, quoi que nous tentions, nous mourrons. Et il semble qu’on va mourir demain sans rien connaître encore, bien que dégoûté de tout ce qu’on connaît. Alors on se sent écrasé sous le sentiment de « l’éternelle misère de tout », de l’impuissance humaine et de la monotonie des actions.
On se lève, on marche, on s’accoude à sa fenêtre. Des gens en face déjeunent, comme ils déjeunaient hier, comme ils déjeuneront demain : le père, la mère, quatre enfants. Voici trois ans, la grand-mère était encore là. Elle n’y est plus. Le père a bien changé depuis que nous sommes voisins. Il ne s’en aperçoit pas ; il semble content ; il semble heureux. Imbécile !
Ils parlent d’un mariage, puis d’un décès, puis de leur poulet qui est tendre, puis de leur bonne qui n’est pas honnête. Ils s’inquiètent de mille choses inutiles et sottes. Imbéciles !
La vue de leur appartement, qu’ils habitent depuis dix-huit ans, m’emplit de dégoût et d’indignation. C’est cela, la vie ! Quatre murs, deux portes, une fenêtre, un lit, des chaises, une table, voilà ! Prison, prison ! Tout logis qu’on habite longtemps devient prison ! Oh ! fuir, partir ! fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les mêmes pensées, surtout !
Quand on est las, las à pleurer du matin au soir, las à ne plus avoir la force de se lever pour boire un verre d’eau, las des visages amis vus trop souvent et devenus irritants, des odieux et placides voisins, des choses familières et monotones, de sa maison, de sa rue, de sa bonne qui vient dire : « que désire Monsieur pour son dîner », et qui s’en va en relevant à chaque pas, d’un ignoble coup de talon, le bord effiloqué de sa jupe sale, las de son chien trop fidèle, des taches immuables des tentures, de la régularité des repas, du sommeil dans le même lit, de chaque action répétée chaque jour, las de soi-même, de sa propre voix, des choses qu’on répète sans cesse, du cercle étroit de ses idées, las de sa figure vue dans la glace, des mines qu’on fait en se rasant, en se peignant, il faut partir, entrer dans une vie nouvelle et changeante.
Le voyage est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité connue pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve. Une gare ! un port ! un train qui siffle et crache son premier jet de vapeur ! un grand navire passant dans les jetées, lentement, mais dont le ventre halète d’impatience et qui va fuir là-bas, à l’horizon, vers des pays nouveaux ! Qui peut voir cela sans frémir d’envie, sans sentir s’éveiller dans son âme le frissonnant désir des longs voyages ?
On rêve toujours d’un pays préféré, l’un de la Suède, l’autre des Indes ; celui-ci de la Grèce et celui-là du Japon. Moi, je me sentais attiré vers l’Afrique par un impérieux besoin, par la nostalgie du Désert ignoré, comme par le pressentiment d’une passion qui va naître.
Je quittai Paris le 6 juillet 1881. Je voulais voir cette terre du soleil et du sable en plein été, sous la pesante chaleur, dans l’éblouissement furieux de la lumière. Tout le monde connaît la magnifique pièce de vers du grand poète Leconte de Lisle : Midi, roi des étés, épandu sur la plaine, Tombe, en nappes d’argent, des hauteurs du ciel bleu. Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ; La terre est assoupie en sa robe de feu.
C’est le midi du désert, le midi épandu sur la mer de sable immobile et illimitée qui m’a fait quitter les bords fleuris de la Seine chantés par Mme Deshoulières, et les bains frais du matin, et l’ombre verte des bois, pour traverser les solitudes ardentes.
Une autre cause donnait en ce moment à l’Algérie un attrait particulier. L’insaisissable Bou-Amama conduisait cette campagne fantastique qui a fait dire, écrire et commettre tant de sottises. On affirmait aussi que les populations musulmanes préparaient une insurrection générale, qu’elles allaient tenter un dernier effort, et qu’aussitôt après le Ramadan la guerre éclaterait d’un seul coup par toute l’Algérie. Il devenait extrêmement curieux de voir l’Arabe à ce moment, de tenter de comprendre son âme, ce dont ne s’inquiètent guère les colonisateurs.
Flaubert disait quelquefois : « On peut se figurer le désert, les pyramides, le Sphinx, avant de les avoir vus ; mais ce qu’on ne s’imagine point, c’est la tête d’un barbier turc accroupi devant sa porte. »
Ne serait-il pas encore plus curieux de connaître ce qui se passe dans cette tête ?
Pour lire le livre au format pdf, cliquer sur le lien suivant :
“Lettre ouverte à l’homme que j’aime et que j’admire le plus au monde”. C’est un portrait particulier cette semaine ; à travers cette lettre, Lina s’adresse à Ahmed B., son grand-père. Elle nous permet ainsi de découvrir sa touchante histoire.
D’une petite-fille à son grand-père,
De tes tendres mots, de tes doux gestes, je me souviens. Je me souviens de tes justes mots, de l’amour que tu as toujours su prêcher autour de toi. Aujourd’hui, c’est à ta petite-fille de t’écrire les mots qu’elle regrette de ne pas avoir prononcés plus tôt. C’est à travers ton histoire, ta folle histoire, que je veux te rendre hommage. Pour Ahmed B. un père, un mari, un frère, un grand-père exemplaire et admiré. Lettre ouverte à l’homme que j’aime et que j’admire le plus au monde
Algérie, années 40, dans la campagne de Tissemsilt
C’est là, dans la campagne algérienne, dans cette modeste ferme que je connais si bien que tu as grandi toi et tes 8 frères et sœurs. À Tissemsilt, anciennement Vialar sous la colonisation française, une des commune les plus pauvre d’Algérie que ton histoire s’est déroulée. C’est là que tu me ramenais voir tes animaux pendant ces doux étés. Ce que tu ne me disais pas c’est qu’avant les rires que nous partagions ici c’est la misère qui régnait. Tu ne me disais pas bouya, que c’est dans cette ferme que tu te fabriquais des chaussures de fortune avec des fils de fer, des bouteilles en plastique pour te rendre à dos d’âne ou à pieds à Tissemsilt pour étudier. Avec tes autres frères, Tahar, Bachir, tu te rendais à l’école dans une Algérie colonisée où l’Arabe, l’Algérien était relégué au rang de moins que rien. Tu te levais si tôt été comme hiver pour te rendre à l’école tu n’avais rien, tout était contre toi mais tu n’as jamais lâché le savoir. Je t’admire, j’admire ta force, à l’école tu nous racontais la différence de traitement entre les Français d’Algérie et vous les Algériens… Vous aviez le droit de vous y rendre mais dans des conditions humiliantes, tu n’étais pas assis devant tu devais obligatoirement te mettre au fond, tout un symbole, une humiliation d’une violence inouïe mais ça ne s’arrête pas là, tu n’avais pas de table pas de chaise tu étudiais à même le sol. Tout était fait pour que jamais tu ne t’élèves de ta condition, tu ne devais jamais savoir lire ni écrire, tes frères eux n’en pouvaient plus et ont très vite fini par lâcher l’école ils sont repartis à la ferme aider ton père dans les champs. Si jeunes et pourtant déjà confrontés à l’impitoyable réalité du colonialisme. Ce colonialisme qui a volé votre insouciance, votre enfance votre droit d’apprendre. Mais toi, toi bouya tu as tout fait pour ne jamais lâcher.
Des parfums de Yasmina Khadra…
Tu sais bouya, il y a un livre qui ressemble à ton histoire. J’y pense à chaque fois que des gens en parlent, ce livre Ce que le jour doit à la nuit raconte l’histoire d’un Algérien qui va grandir de l’autre côté, le côté français, c’est presque ton histoire. Après ta première année à l’école, tu devais avoir 8-9ans tu ne te souviens plus vraiment, ton institutrice a remarqué que dans ce petit Ahmed, cet Algérien aux chaussures en fils de fer il y avait une force inopinée une volonté une soif d’apprendre comme elle avait rarement vu, c’étaient ses mots « rarement vu ». Tu apprenais le français très vite, les mathématiques te paraissaient si simples. Comment ce fils de berger Algérien à l’allure frêle arrivait à tout comprendre si vite ? Au bout de cette première année cette institutrice t’a demandée si elle pouvait rencontrer ton père. Ton père est venu, il ne parlait pas français, tu lui traduisais, elle demandait si tu pouvais rester vivre chez elle et son mari pour t’épargner les trajets, pour tout simplement s’occuper de toi. Évidemment, au départ ton père était réticent : à qui allait il confier son enfant ? à ces inconnus qui ne parlent même pas sa langue ? il a d’abord refusé, il voulait que tu arrêtes l’école avant l’entrée au collège pour t’occuper des animaux à la ferme. Mais ta mère a finalement convaincu ton père : c’est le début de ton incroyable histoire.
Une nouvelle vie française : de l’autre côté du miroir
Tu nous montrais les photos du nouveau toi, tu disais que tu étais évidemment content que cette famille t’habille, enfin tu portais des vrais vêtements ! Mais tu n’oubliais jamais ta famille, la vraie. Chaque fin de semaine tu insistais pour rentrer chez toi. Tu aurais pu basculer dans le mépris des tiens, mais tu n’as jamais oublié d’où tu venais, qui tu étais et la souffrance, les humiliations vécues parce que tu étais un Algérien.
Tu ne t’étales pas beaucoup, tu nous racontes que tu as su concilier ces deux vies, que tu vivais bien, que ces Français d’Algérie ont été des gens biens avec toi.
Tu as grandi dans cette double vie, dans cette double Algérie. Tu portes en toi les injustices du colonialisme. C’est cette vie d’injustice qui a fait de toi le combattant pour une Algérie indépendante.
Ton engagement secret
Tu es devenu un homme, tu as étudié, tu es maintenant un homme lettré. Tu es le seul dans ta famille à savoir lire écrire et qui maîtrise aussi bien l’arabe que le français. Des qualités qui se font rares chez les Algériens privés d’éducation.
Nous sommes au début des années 50, tu es un jeune adulte, les prémisses de la guerre se dessinent. On parle de résistance, on parle de ras-le-bol, on parle d’un désir d’une Algérie musulmane indépendante. Tu es évidemment attentif à tout ce qui se trame autour de toi, la semaine tu étais un employé de bureau exemplaire en costard chez les Français d’Algérie et le week-end tu étais cet Algérien brimé par les injustices du colonialisme avec une soif d’indépendance.
Cette double vie responsable de ta volonté d’en finir avec le joug français c’est également celle qui va te permettre de t’engager pour arriver à ce désir d’indépendance. Tu nous expliques que tout s’est mis en place très rapidement, tes frères sont entrés en contact avec des combattants du FLN personne n’a hésité. Ce FLN a vu en toi un infiltré, une arme redoutable pour acheminer les armes d’un point A à un point B sans jamais être l’objet de soupçons.
Toi l’Algérien qui a vécu, qui a côtoyé, qui a grandi à moitié avec l’ennemi tu allais pouvoir faire de cette particularité une force.
Tu t’es vite engagé sans te poser de questions, sans que ta famille française adoptive ne le sache non plus. Tu as commencé très vite à récupérer secrètement les armes autour de Tissemsilt dans les forêts qui entourent la commune puis à les acheminer de commune en commune. Tu t’es occupé des commandes d’armes également, tu as commencé et tu ne t’es jamais arrêté. Chaque semaine tu risquais ta vie, comme tant d’autres Algériens, sur ces routes sinueuses car si l’on découvrait ton double jeu c’était ta mort..
Et l’après ?
Nous sommes en juillet 1962 l’Algérie remporte enfin son indépendance et se libère du joug colonialiste français. Cette année sonne le glas de l’Algérie Française, les pieds-noirs doivent quitter le territoire et très vite. Encore une fois, ton parcours si atypique ne te fera pas vivre ce départ comme tous les autres Algériens. Évidemment tu étais heureux, tes enfants et toutes les autres générations plus tard ne connaîtront pas les multiples humiliations du colonialisme, mais comment annoncer à ces pieds-noirs que toi aussi tu as milité activement pour leur départ ?
C’est simplement que tu leur as annoncé que tu ne viendras pas en France avec eux car toi aussi tu as été de ceux qui se sont levés chaque matin avec la même pensée : une Algérie indépendante.
Tu expliques qu’ils ont été d’abord très tristes mais après la tristesse est venue la compréhension, ils t’ont compris. C’est avec des larmes qu’ils te lèguent une très belle maison à Hamadia dans la wilaya de Tiaret. Une maison avec inscrit en très grand à l’entrée « Ma jolie villa », cette jolie villa tu ne l’accepteras finalement pas. Mais le geste est là, c’est à toi qu’ils voulaient donner cette maison secondaire et personne d’autre, ils t’ont compris et c’est ce qui t’importait.
Le départ a été larmoyant, difficile pour toi comme pour eux, tu promets de venir les voir et ils te font la promesse de revenir aussi.
Les promesses ont été tenues des deux côtés, ils sont revenus te voir bien des années après, le petit Ahmed qu’ils avaient recueilli est maintenant père à cet époque de 3 enfants, il est adjoint au maire de Tissemsilt. Tu aimes tellement raconter cette partie de l’histoire, les retrouvailles, tes yeux brillent, tu étais si fier de leur montrer que ton combat pour l’Algérie n’était pas vain. Tu as réussi dans ta vie comme jamais tu n’aurais pu sous une Algérie française.
Mes derniers mots pour toi
J’ai dit en introduction regretter ne jamais te l’avoir dit mais tu devais le voir dans mes yeux que ton histoire me fascinait. Aujourd’hui tu n’es plus de ce monde, que Dieu te fasse miséricorde, même si tu as sûrement lu sur mon visage que j’étais plus que fière de porter ton héritage je me sentais obligée de t’écrire cette lettre fictive pour que jamais ton histoire ne meurt.
C’est pour toi, pour tous les Algériens qui se sont battus pour une Algérie libre indépendante, n’oublions jamais leur histoire à chacun, ne les oublions jamais.
Créer dans la langue du colonisateur, tout en se ressourçant en arabe ou en berbère auprès de ses sœurs paysannes algériennes, telle est la permanente recherche d’équilibre d’Assia Djebar, cinéaste et romancière devenue membre de l’Académie française en 2006.
Dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors « française musulmane »), alors que l’on nous enseignait « nos ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord (on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale, avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine.
J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 apr. J.-C. à Madaure, dans l’Est algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef-d’œuvre, L’Ane d’or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conservent une modernité étonnante. Quelle révolution ce serait de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’aujourd’hui. Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 apr. J.-C., qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine. Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce iie siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des vierges, cette affirmation : « Toute vierge qui se montre subit une sorte de prostitution ! » et, plus loin, « depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ». Oui, traduisons-le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-même, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement « islamiste » !
En plein IVe siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute de toute notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés. Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Eglise : l’influence de sa mère Monique, qui le suit de Carthage jusqu’à Milan ; ses succès intellectuels et mondains ; puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion ; son retour à la maison paternelle de Thagaste ; ses débuts d’évêque à Hippone ; enfin son long combat d’au moins deux décennies contre les donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.
Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les vaincre. Justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431, dans Hippone assiégée par les Vandales arrivés d’Espagne, et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule année, de presque tout détruire.
Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe. Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec en Occident, jusqu’à la fin du Moyen Age.
Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit des chefs-d’œuvre, dont les auteurs, Ibn Battuta le voyageur, né à Tanger ; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter Al-Ghazzali ; enfin le plus grand mystique de l’Occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et, de là, retournant à Cordoue puis à Fez. La langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques, etc.). Ainsi, c’est de nouveau dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie au milieu du XIVe siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient, comme presque deux siècles auparavant Ibn Arabi. Pour ces deux génies, le mystique andalou et le sceptique inventeur de la sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.
A quoi me sert aujourd’hui ma langue française ? Je me pose presque ingénument la question. Dès l’âge de 20 ans, j’avais choisi d’enseigner en université l’histoire du Maghreb. Comme le doyen Vedel, j’aime de cette profession l’indépendance intellectuelle qu’elle assure, ainsi que les contacts avec de jeunes esprits ; leur communiquer ce qu’on aime, rester en alerte avec eux qui vous aiguillonnent tandis que vous avancez en âge. Je n’ai fait, après tout, que prolonger l’activité de mon père qui, instituteur dans les années 1930, en pleine montagne algérienne, seul dans une école où ne parvenait même pas la route, scolarisait en français des garçonnets. Il y ajoutait des cours d’adultes pour des montagnards de son âge, auxquels il assurait une formation accélérée en français, les préparant ainsi à de petits métiers d’administration pour que leurs familles aient des ressources régulières.
Dès l’âge de mes 15 ans, j’ai adhéré à une conception fervente de la littérature. « J’écris pour me parcourir », disait le poète Henri Michaux. J’ai adopté, en silence, cette devise. L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’ijtihad, c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi ? vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui ? Peut-être, après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement, que la mobilité des vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles auparavant.
Est-ce que, me diriez-vous, vous écrivez, vous aussi, métamorphosée, masquée, et ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à arracher, serait la langue française ? Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre – presque une seconde peau – ou une langue infiltrée en vous-même, son battement contre votre pouls, ou tout près de votre artère aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en nœud coulant, rythmant votre marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour dans Soho ou sur le pont de Brooklyn). Je ne me sens alors que regard dans l’immensité d’une naissance au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste pour boire l’espace bleu gris, tout le ciel.
J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs-métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’Etat de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée, comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie 1990. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audiovisuelle.
Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des paysannes dans les montagnes du Dahra, en langue arabe, ou parfois le berbère fusant au souvenir des douleurs écorchées, j’ai reçu une commotion définitive ; un ressourcement ; je dirais même une leçon éthique et esthétique de la part des femmes de tous âges de ma tribu maternelle : elles se ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi évoquant leur quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des minirécits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine, comme une source qui lave et efface les rancunes.
Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une forme presque virgilienne ce réel, j’ai retrouvé une unité intérieure grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large.
Or là-bas, sur cette rive sud que j’ai quittée, qui regarde désormais, sinon chaque femme qui n’avait pas autrefois droit de regard, à peine de marcher en baissant les yeux, en s’enveloppant face, front et corps tout entier de linges divers, de laines, de soies, de caftans ? Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous âges s’impose dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?
La jeune femme architecte dans La Nouba des femmes du mont Chenoua revient dans sa région d’enfance. Son regard posé sur les paysannes quête l’échange de paroles ; leurs conversations s’entrelacent. Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prégnant que l’image elle-même ? Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porté par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain.
Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons, parce que je m’approchais d’une langue maternelle que je ne voulais plus percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre l’air définitivement ! Une langue d’insolation qui rythmerait au-dehors des corps de femmes circulant, dansant, toujours au-dehors, défi essentiel.
Quant à la langue française, au terme de quelle transhumance tresser cette langue illusoirement claire dans la trame des voix de mes sœurs ? Les mots de toute langue se palpent, s’épellent, s’envolent comme l’hirondelle qui trisse ; oui, les mots peuvent s’exhaler, mais leurs arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de mémoire.
Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine, comme les musiques que Béla Bartók est venu écouter en 1913, jusque dans les Aurès. Oui, ma langue d’écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au-dehors, parfilée de silence et de plénitude. Mon français s’est ainsi illuminé, depuis vingt ans déjà, de la nuit des Femmes du mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte outre-Atlantique leurs sourires, images de shefa’, c’est-à-dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.
Entendez-vous dans les montagnes… est un roman écrit par Maïssa Bey paru en 2002, qui parle de l’histoire de son père, ancien moudjahid pendant la guerre de libération et de la décennie noire, deux périodes traumatiques dans la mémoire collective algérienne. C’est la recommandation de la semaine, par Amina.
Le mois de mars 2022 marquait le soixantième anniversaire des Accords d’Évian. Signés en 1962 entre le Gouvernement Provisoire de la République algérienne et le Gouvernement français, ils mettent fin à la guerre d’Algérie. Des amnisties (1) sont alors votées : « portant amnistie des infractions commises au titre de l’insurrection algérienne ». Ces dernières protègent l’armée française de conséquences juridiques de tous leurs crimes, et particulièrement la torture, commis pendant la guerre de libération algérienne. C’est seulement en 2012, pendant le mandat du Président français François Hollande, lors d’une visite officielle à Alger, que sont politiquement reconnues les souffrances vécues par les Algériens.
Dans Entendez-vous dans les montagnes, Maïssa Bey, à travers une fiction narrative en période de guerre civile algérienne, nous conte l’histoire vraie de son père fellagha. Elle y dénonce l’abominable sort qu’il subit : enseignant et révolutionnaire algérien, il est tué sous la torture française en 1957. Sa plume nous rappelle, comme un coup de poignard, la tranchante réalité de la Guerre d’indépendance : « Toute petite déjà, elle essayait de donner un visage aux hommes qui avaient torturé puis achevé son père avant de le jeter dans une fosse commune. […] Ce ne pouvait être que des monstres… »
La domination et les atroces crimes perpétrés par l’armée française sont analogiquement renvoyés aux monstruosités faites lors de la décennie noire. Une guerre civile, profondément marquante pour l’Algérie indépendante, qui est vivement dénoncée et critiquée à travers les yeux d’une jeune femme algérienne. Les femmes, alors objet de risques et oppressions multiples dans cette société en guerre : « Elle ne veut plus subir le choc des exécutions quotidiennes, des massacres et des récits de massacres, des paysages défigurés par la terreur, des innombrables processions funèbres, des hurlements des mères…les regards menaçants…»
Le personnage principal, une Algérienne exilée en France à cause de la guerre civile, est rejointe dans son voyage ferroviaire par un ancien appelé de la guerre d’Algérie puis une petite fille de pieds-noirs. Elle se confronte, malgré elle, aux récits mémoriaux ainsi qu’aux préjugés de ces deux interlocuteurs liés intimement à l’histoire de la Guerre de libération algérienne.
A travers ce décor narratif historiquement improbable, Maïssa Bey analyse, déconstruit et critique certains discours sur la Guerre d’indépendance. Tout en incriminant fermement les méthodes et violences françaises perpétrées durant cette période mais également pendant la colonisation : « Quel beau pays ! […] Bien sûr, les jours sont toujours baignés de soleil, mais les nuits sont hantées […], les portes sont fermées, verrouillées sur le silence hébété, […] un silence chargé d’une angoisse démesurée qui démultiplie les échos des cris et des appels restés sans réponses. »
Le silence, les amnisties, les traumatismes, les mémoires, l’exil et le racisme sont des thèmes centraux au récit. Plus que jamais d’actualité, ces sujets ne cessent d’être au cœur des réminiscences mémorielles dans nos sociétés. Maïssa Bey nous offre, ainsi, une admirable et poignante œuvre engagée à la mémoire de son père.
(1) Acte législatif qui annule officiellement les conséquences pénales et supprime les condamnations.
Dans le cadre des commémorations de la Toussaint Rouge, Maïssa revient sur cet événement démiurge de l’indépendance algérienne dont la teneur est connue de tous. Plutôt que de traiter de la nature du sujet, il s’agit ici de comprendre la manière dont l’événement est rapidement après 1962 instrumentalisé par les pouvoirs de deux manières différentes.
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une vague d’attentats vient se briser sur le territoire algérien, alors administré par la France depuis 124 ans. Son auteur, le FLN, par ses actions, déclare ouvertement la guerre à la France, signant par la même occasion son acte de naissance aux yeux du monde. La Toussaint Rouge est alors une date symbolique puissante qui participe chaque année au souvenir de la lutte, mais surtout à la fierté d’un peuple qui a combattu pour sa liberté. Au lendemain de l’indépendance, deux postures commémoratives distinctes sont adoptées par les architectes de la politique algérienne : Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene.
Ben Bella : communion émotionnelle et rayonnement international
Le 1er novembre 1963, l’Algérie célèbre le neuvième anniversaire du début de la guerre ; en somme, un acte symbolique fort, parfaitement saisi par les caméras des chaînes d’informations britanniques.
Cette courte vidéo sortie le 2 novembre 1963 dépeint les célébrations populaires et gouvernementales chantant la révolution algérienne et la liberté des peuples. Les foules, femmes enfants, vieillards, s’amoncèlent dans les gradins pour s’asseoir et écouter le président Ben Bella prononcer son discours. Ils sont près de 500 000 à assister aux festivités. Au-dessus de leur tête flottent des drapeaux de pays frères : le Libéria, la Syrie, mais surtout l’Algérie. L’étoile et le croissant se montrent omniprésents dans la rhétorique révolutionnaire algérienne. L’indépendance et la lutte du peuple doivent être célébrées en grandes pompes.
Rapidement, le président se montre à l’écran. Sur l’estrade, s’adressant aux Algériens et aux nations sœurs, mais aussi au monde, on devine les mots d’espoir et de liberté se former. A travers de grands gestes et des paroles savamment choisies, il se met en scène comme un leader charismatique capable de fédérer l’effervescence révolutionnaire. Il devient ainsi le catalyseur de l’émotion de la foule. L’objectif est clair : la construction national et internationale de l’Algérie. Le contexte appuie cette volonté : en plein conflit avec le Maroc pour le contrôle du Sahara (la Guerre des Sables), l’Algérie cherche à rappeler les symboles qui font sa force et sa prééminence sur la zone géographique. La rhétorique émotionnelle est alors mise au service du rayonnement à toutes les échelles, les caméras se chargeant de la retransmission au-delà des frontières. Sur place, des dignitaires étrangers assistent aux célébrations. Deux officiers chinois venus représenter Mao Tse-Tung scrutent de leur regard la scène qui se déroule sous leurs yeux.
Puis de nouveau, la foule, protagoniste de cet événement. Cette fois-ci, des hommes, assis sur d’autres gradins de fortune pour tenter d’apercevoir le leader algérien.
L’image conclusif de cette journée de célébration est particulièrement éloquente : des enfants endimanchés brandissent le drapeau syrien. La force narrative de cette image d’enfants jouant avec un drapeau, en surface innocente, est frappante : l’objectif de Ben Bella est rempli, la communion émotionnelle est formée.
Boumediene : démonstration de force et maintien de l’ordre
Quatre ans plus tard, Boumediene remplace Ben Bella en tant que président algérien à la suite du coup d’État de 1965. Sa posture diffère radicalement de celle de son prédécesseur, en témoigne le choix esthétique, politique et symbolique de la parade commémorant la Toussaint Rouge en 1967.
L’ordre transparaît dans les images saisies par les chaînes d’information britanniques. Le contexte de cette célébration diffère également radicalement de son prédécesseur, justifiant ce renversement de style. L’Algérie est frappée par des manifestations et soulèvements de sa jeunesse, tandis que Boumediene, dont la prise de pouvoir rappelle l’ascendance des forces militaires sur le civil, tente de réformer le secteur industriel et agricole. Le mandat de Boumediene appelle alors à un recentrement de la focale algérienne sur l’échelle nationale, là où Ben Bella préférait mettre en avant l’échelle internationale. Cela se traduit par la nature des défilés sur l’esplanade portuaire. Sous l’œil de Boumediene, ce sont des scouts, garçons et filles, et écoliers, qui ouvrent la marche au son de la fanfare militaire, traduisant l’implication et l’ordre de la jeunesse algérienne. La foule curieuse, se distingue également de celle présente à la commémoration de Ben Bella quelques années plus tôt, la frontière métallique de la barrière venant scinder la population du défilé. Elle respecte alors un certain ordre.
Suivent le contingent militaire, les forces terrestres et maritimes, mais aussi des cavaliers pour une fantasia modérée et contrôlée. Enfin, les véhicules et chars d’assaut viennent compléter la démonstration de force orchestrée par le pouvoir militaire. La dernière image est elle aussi éloquente : la caméra saisit les missiles fièrement présentés. L’Algérie souhaite se mettre en scène ici comme une nation moderne et puissante sur un modèle qui se veut alors plus occidental.
Les images présentent deux manières de commémorer la Toussaint Rouge totalement différentes, traduisant deux perspectives divergentes : une première vision propose une Algérie ouverte au monde en tant que leader d’une communauté émotionnelle galvanisée par la révolution. Une seconde vision propose une Algérie concentrée avant tout sur son nationalisme en route vers une modernité dont la primauté revient au militaire. Les commémorations sont alors une des clefs de compréhension des politiques menées par les gouvernements post-indépendance.
Dans "Une enfance dans la guerre. Algérie 1954-1962", la romancière accueille la parole et le souvenir de quarante-quatre personnes attachées à l'Algérie. Passionnant.
Écrivains, chercheurs, enseignants, artistes, tous ont en commun d'avoir eu une enfance en Algérie, avant l'indépendance. Ils ont accepté de parler de leur Algérie. Qu'ils soient de familles musulmanes, juives ou européennes, les auteurs disent l'empreinte, la trace, l'enfance. Ils disent aussi la tragédie d'une guerre d'indépendance qui, terminée pourtant en 1962, continue aussi à maints égards de chaque côté des deux rives de cette mer intérieure que fut pendant cent trente-deux ans la Méditerranée. Car, comme l'écrit Leïla Sebbar, ce livre oblige à « réfléchir à l'impensé de la colonisation », entre refoulement en France et confiscation d'une mémoire devenue instrument de pouvoir en Algérie. Dès l'origine, dès la Toussaint rouge du 1er novembre 1954, il y eut d'ailleurs comme une impossibilité de qualification et par là même d'appréhension des faits. Que se passait-il en effet dans ce département d'outre-mer, dans cette Algérie fleuron colonial de l'empire français ? Étaient-ce de simples « événements », comme on disait alors, ou était-ce la guerre, la crue, la cruelle ? Les Algériens, qu'on appelait alors les Arabes ou les indigènes, ne s'y trompèrent guère, qualifiant de « l'guerra » leur élan vers l'indépendance. Cette impossibilité à dire se retrouve d'ailleurs dans les mots recueillis par Leïla Sebbar. Le metteur en scène et comédien Daniel Mesguich parle de « grand trou » pour qualifier cette époque. Dans la préface, Jean-Marie Borzeix y parle aussi de « guerre fantôme », ectoplasme qui n'en finit pas de flotter autour des deux pays. Mais l' « épidermique » de cette guerre est aussi magnifiquement dit par ces enfants devenus grands, les souffrances, les peurs, les corps effacés. C'est là aussi l'une des vraies réussites de ces reliques précieusement recueillies par Leïla Sebbar, qui, au-delà d'un travail de souvenirs, fait aussi œuvre de mémoire.
Le Point Afrique : Pourquoi cet ouvrage ? Quelle en est la genèse ?
Leïla Sebbar : C'est un travail de mémoire et d'histoire. Il s'agit d'une histoire intime de l'Histoire. Ce livre entre dans le cadre d'une série qui porte sur les enfances, en particulier sur les enfances d'écrivains en exil ou qui ont vécu dans les anciennes colonies françaises. Moi-même, je suis née en Algérie et y ai vécu jusqu'à l'âge de 20 ans. C'est donc un pays qui m'importe. Il m'intéressait de mettre en ensemble des auteurs qui ne se sont pas forcément rencontrés à l'époque de la colonie. Ces auteurs viennent de disciplines différentes, lettres, histoire, psychanalyse, théâtre. On sait bien que la mémoire d'un pays, d'un quartier, d'une ville est constituée de l'ensemble des mémoires particulières. D'où l'intérêt d'avoir 44 auteurs. Je n'ai pas eu de mal à les convaincre de participer à ce livre ; et même, souvent, je n'ai même pas eu à les convaincre.
Certains des textes gardent une part d'enfance, comme si c'était vraiment le regard de l'enfant de l'époque qui était rendu. D'autres, en revanche, sont comme passés par le filtre du temps passé… Après lecture, on ressort avec cette idée qu'il n'y a pas une mémoire figée, mais des mémoires encore vives.
Chacun a écrit ce qu'il voulait, comme il le voulait. De fait, les consignes étaient simples : un récit d'enfance pendant la guerre, de 1954 à 1962, autobiographique. Les textes sont courts, mais denses. Je trouve que chaque texte dit quelque chose, et ce qu'il dit est important, pas seulement pour lui, mais pour tous. Déjà, de façon évidente, tout ce qui a pu se passer là où je n'étais pas. Les récits décrivent ce qui s'est passé dans l'ensemble de l'Algérie, depuis Tlemcen jusqu'à Constantine, les villes du littoral, celles de l'intérieur, des hauts plateaux. Cela constitue une géographie, non pas complète, mais représentative du pays.
Vous semblez avoir veillé à ce que ces auteurs, qu'ils soient juifs, « pieds-noirs », « indigènes », comme on disait alors, reflètent au mieux la diversité de l'Algérie pré-indépendance…
Oui, car cette diversité était alors la particularité de cette Algérie française et coloniale. Il y avait une pluralité de religion et de provenance. Les Européens venaient de tout le bassin méditerranéen, Espagnols, Italiens, Maltais. L'Algérie avait aussi sa population juive, qui était arrivée bien avant la conquête musulmane, puis après celle-ci, avec ces juifs chassés de l'Espagne après la Reconquista et le règne de l'Inquisition catholique. Or l'Algérie n'est plus cela. Les chrétiens sont pour la plupart partis, les juifs aussi. L'Algérie actuelle ne ressemble pas à celle de l'époque coloniale. Il m'importait de dire de cette Algérie ce qui n'avait pas été dit. Pour cela, aller voir du côté de l'enfance m'a semblé être une démarche inédite. Et les textes ainsi réunis disent beaucoup de cette époque. J'ai moi-même beaucoup appris à leur lecture.
Cette Algérie plurielle dont vous parlez, pourquoi n'a-t-elle pas survécu à l'indépendance ?
Il me semble qu'avec cette guerre, si violente et douloureuse pour tous, cela ne pouvait pas se terminer autrement. Elle s'est terminée dans la violence et s'est poursuivie dans une certaine forme de violence aussi. Certains des textes le montrent bien. Les juifs ne pouvaient pas rester, les chrétiens ne sont pas restés non plus. Un certain nombre d'Algériens ont quitté le pays soit avant soit après l'indépendance. Il fallait pour le jeune pays se constituer une nation. Cela impliquait une langue, l'arabe, une religion, l'islam, qui a été érigé en religion d'État. Ce qui provoquait un certain malaise du point de vue des minorités politiques. Il me semble qu'on ne peut pas dire cependant que la période post-indépendance se soit mal passée ; elle s'est passée comme cela pouvait se passer, compte tenu des circonstances complexes, difficiles.
Les mots mêmes disent la difficulté à parler de ce qui s'est passé. Certains parlent « des événements », d'autres de « l'guerra ». Daniel Mesghich a ce joli mot : il parle de « grand trou ». Que traduit cette difficulté à qualifier les faits ?
Cela dit la situation d'un certain nombre de personnes, en particulier du côté des Européens et des juifs, qui pour la plupart ne s'attendaient pas à cette insurrection. Ils ne voulaient d'ailleurs pas parler de guerre. Alors vient la tentation de la croyance, de se dire que si on n'en parle pas, la guerre n'existera pas et on pourra rester. C'était là une forme de déni. Non seulement on n'avait pas les mots, mais on refusait de les avoir.
C'était donc une conjuration du réel par l'absence de mot ? Pourtant, du côté algérien, le mot « guerre » est clairement employé.
Oui, la perception était forcément différente. La relation à la guerre et la violence était différente. Cette guerre a été d'une grande violence. Même si, au final, les Algériens ont eu ce qu'ils voulaient, à savoir leur pays et leur liberté.
Les descriptions des exactions des deux côtés sont effectivement épouvantables. Elles rappellent d'ailleurs étrangement les scènes décrites par les Algériens durant la décennie sanglante des années 90…
C'est une perception d'enfant ; les enfants veulent et ont besoin de savoir qui sont les gentils, qui sont les méchants. Mais je ne fais pas le lien entre ces deux tragédies. Il me semble que ce qui est arrivé dans les années 90 relevait d'une exaspération de la population algérienne devant l'injustice, la corruption et la mauvaise distribution de la rente pétrolière. Les gouvernements successifs n'ont pas pensé au peuple et cette politique de la rente pétrolière a été désastreuse. Est arrivé alors un mouvement insurrectionnel qui a pris en main ces sentiments d'injustice. Même si ce mouvement insurrectionnel était fait sous le couvert de l'idéologie islamiste, il s'est fait contre une certaine oligarchie et le rapt des richesses.
Comme il y a une rente pétrolière, y a-t-il aussi une rente mémorielle en Algérie ?
L'histoire algérienne commence avec l'indépendance. Pour l'instant. Peut-être que cela finira par être revu. Les Algériens vivent encore sur cette héroïsation de la guerre de libération. C'est une rente mémorielle qui est élaborée politiquement et manipulée aussi politiquement. Pour se libérer de cela, il faudra encore du temps. Du côté de la France, de nombreux chercheurs travaillent sur les archives disponibles. De nombreux travaux en sortent. En Algérie, ce n'est pas encore le cas, même si des chercheurs commencent à réfléchir, à repenser l'histoire.
Mais est-ce que le malaise identitaire parfois perçu en Algérie tient au fait que, justement, certains ne se retrouvent plus dans l'histoire officielle ; les travaux dont vous parlez pourraient alors leur permettre de redécouvrir la pluralité de leur pays…
Absolument, le travail d'histoire et de mémoire est nécessaire. Le problème est que, pour ce faire, il faut des manuels. Or les manuels sont des livres académiques, les livres académiques sont des livres politiques et donc on entre dans une zone délicate. On apprend aux Algériens ce qu'on veut leur apprendre. C'est une histoire officielle et mutilée. Mais je reste persuadée que des historiens algériens feront ce travail, avec l'aide des historiens français. Les archives de la guerre sont en Algérie, celles de la colonisation sont en France. Il faut que les chercheurs des deux pays coopèrent, car cela est important pour les jeunes générations.
Peut-on penser qu'il y a en France un retour du refoulé colonial, comme si cette guerre et ses conséquences n'étaient toujours pas acceptées…
Camus pensait que l'entente était possible et que ce n'était pas le destin des Européens et des juifs de quitter le pays. Ceux qui sont restés après 1962 ont senti qu'ils devaient devenir algériens, pleinement. Les pieds-noirs, eux aussi, étaient attachés à Algérie ; c'était leur pays, et non la France. Ils ne se remettent pas d'avoir dû partir et certains pensent avoir été chassés de leur pays natal, d'en avoir été expulsés. Surtout, ils pensent avoir été floués : par la France, par l'Algérie indépendante et par ce mouvement migratoire de l'Algérie vers la France qui, d'une certaine manière, leur prendrait encore, à leur sens, quelque chose de la France.
L'impensé de la guerre d'Algérie ne se voit-il pas aussi à travers la question des enfants issus de l'immigration algérienne et de leur place en France ? Le grand sociologue algérien Abdelmalek Sayad disait justement qu'on ne pouvait découpler la question de la colonisation de celle de l'immigration...
C'est là une question difficile. Si on couple d'une manière trop systématique colonisation et immigration, cela amène à un mouvement comme celui des Indigènes de la République. Or je pense que ce mouvement est dommageable pour les enfants issus de l'immigration maghrébine. En effet, dire qu'il y a dans l'espace national des enclos qui sont des espaces colonisés est faux politiquement, historiquement, socialement. Ceux qui sont dans cette croyance, car c'est une croyance, pensent qu'ils sont colonisés et exclus pour toujours, ce qui est faux. Il suffit de voir la nouvelle génération qui réussit en France et qui constitue une classe moyenne.
Dans cette ville chargée d’histoire, l’auteure, du regard de l’enfant qu’elle était à Cherchell, et de la mémoire qu’elle porte à travers une saga familiale, balaie plusieurs générations. Des petites filles modèles, rangées, insouciantes, évoluent autour de la chaleur des aïeules, des grands-mères et des tantes, sous le regard vigilant du père, le Marchand d’alphabet. Elles déambulent au sein de différentes maisons familiales, qui constituent les ports d’ancrage de leur enfance.
Jalons de cet itinéraire cherchellois, ces demeures sont plantées dans un environnement coloré, riche, empreint d’une culture et d’un art de vivre existant bien avant l’occupation française, et dont l’art culinaire et la musique arabo-andalouse constituent la clé de voûte. Cet ouvrage autobiographique, comportant quatre-vingt-huit nouvelles, rassemble un éventail de chroniques cherchelloises, vécues ou connues de l’auteure, en 1952, année de ses sept ans.
Née en 1945 à Cherchell (Algérie), Nora Sari, enseignante et fille d’enseignant, a mené une carrière de professeur de français dans plusieurs lycées d’Alger. Attirée par le monde de la presse, elle publiera des articles culturels dans différents quotidiens nationaux ainsi que dans des revues littéraires. "Un concert à Cherchell" est sa première expérience dans l’écriture romanesqu
Le 15 décembre de chaque année, les gens de lettres arabes commémorent l’assassinat de Belqis, la femme du grand poète arabe Nizar Qabbani, en 1981. Après ce triste événement, il cessa d’écrire sur l’amour. Et le monde arabe ne fut plus jamais le même.
« Dispersés » est définitivement l’adjectif qui revient sans cesse lorsque ma famille parle de l’Irak, car il décrit la première conséquence, pour nous, de la chute de Bagdad en 2003 après l’invasion américaine : nous avons plié bagage et quitté notre terre natale. Nous nous sommes dispersés en emportant avec nous nos souvenirs, bons et mauvais. D’ailleurs, tous ceux qui sont revenus à Bagdad en ont gardé la même impression : une ville sans ses âmes ne fait plus le même effet.
Comme beaucoup de familles irakiennes, ma famille a été contrainte de vendre la maison dans laquelle nous vivions depuis trois générations. La situation du pays est telle que beaucoup de familles issues de la classe moyenne irakienne ont vendu leur propriété pour immigrer à l’étranger. Le retour espéré vers la terre natale a été reporté, voire oublié pour beaucoup.
Bagdad a subi un changement démographique assez conséquent, et les grandes familles bagdadiennes qui ont fait la grandeur de cette ville ont laissé derrière elles tout un tas de souvenirs de bons voisinages, d’histoires d’amour, d’amitiés et un folklore orphelin des gens qui l’incarnaient.
Nous avons donc emporté des souvenirs de famille que nos parents tentent de nous transmettre afin que nous n’oubliions pas notre histoire. C’est le seul trésor que l’on peut offrir aux nouvelles générations quand tout a été perdu, ou presque.
Suite au décès de Belqis, Nizar Qabbani est inconsolable. Il n’écrira plus jamais sur l’amour, tout son talent sera dorénavant investi à dévoiler la lâcheté des dirigeants arabes
Parmi ces souvenirs, il y en a un qui m’a marqué plus que d’autres. Je ne l’ai pas vécu personnellement car je n’étais pas né à ce moment-là, mais c’est un événement que nous commémorons tous les ans. Chaque 15 décembre, nous écrivons des articles à son propos ou publions, ère digitale oblige, des messages sur les réseaux sociaux.
L’événement se déroule en plein hiver à Beyrouth, alors en pleine guerre civile. Le 15 décembre 1981, à midi, une voiture s’arrête devant l’ambassade irakienne de la capitale libanaise. L’Irak est alors en guerre depuis plusieurs mois avec l’Iran. Belqis al-Rawi, femme du grand poète syrien Nizar Qabbani, travaille depuis quelques temps au service presse de l’ambassade irakienne au Liban auprès du frère de mon grand-père, Harith Taqa, à la tête du service depuis un an.
Belqis et Harith ont des bureaux adjacents. L’amitié entre leurs familles respectives date d’une dizaine d’années, lorsque Nizar Qabbani venait à Bagdad pour les festivals de poésie auxquels participait également mon grand-père, Shathel Taqa.
La voiture est remplie d’explosifs. Elle passe le portail de l’ambassade et se gare dans le sous-sol. Quelques instants plus tard, tout le bâtiment de trois étages s’écroule. L’État irakien vient d’être frappé en plein cœur de Beyrouth. On dénombre plusieurs blessés et une dizaine de morts, parmi eux Harith Taqa et Belqis al-Rawi, la dulcinée de Nizar Qabbani, celle à qui il va dédier l’un des poèmes les plus douloureux de la poésie arabe moderne.
Connaissez-vous ma bien aimée Belqis ? Elle est le plus beau texte des œuvres de l’Amour, Elle fut un doux mélange De velours et de beau marbre.
Dans ses yeux, on voyait la violette S’assoupir sans dormir. Belqis, parfum dans mon souvenir ! Ô tombe voyageant dans les nues !
Ils t’ont tuée à Beyrouth Comme n’importe quelle autre biche, Après avoir tué le verbe.
Belqis, ce n’est pas une élégie que je compose, Mais je fais mes adieux aux Arabes,
Belqis, tu nous manques… tu nous manques... Tu nous manques...
« Un poème pour Belqis » (1982)
Selon sa sœur Nibal, Belqis devait quitter l’ambassade un peu plus tôt cette matinée, elle souhaitait acheter des cassettes vidéo pour ces deux enfants mais elle n’avait pas pu à cause de la masse de travail qu’elle devait terminer.
Harith Taqa avait-il deviné le drame ? Ses amis racontent qu’avant son départ pour Beyrouth, alors qu’il venait de terminer sa mission à Rome, il avait prononcé une phrase qui avait interloqué ses amis. Après les avoir invités à se réunir autour de lui, il leur avait dit : « Venez prendre votre dernière photo avec moi ».
Encore aujourd’hui, on se rappelle de cette phrase prémonitoire avec un certain frisson. Tout est écrit et Harith l’avait senti.
Suite au décès de Belqis, Nizar Qabbani est inconsolable. Il n’écrira plus jamais sur l’amour, tout son talent sera dorénavant investi à dévoiler la lâcheté des dirigeants arabes. Pourtant, l’histoire de Belqis et Nizar avait si bien commencé, plus de dix ans auparavant à Bagdad.
Bagdad, le nid des amoureux
En cette année 1969, le 9e Festival de la poésie arabe se déroulait à Bagdad. Ces festivals, qui se déroulaient chaque année dans une ville arabe différente, n’avaient pas seulement une portée littéraire, ils étaient également une occasion pour les poètes arabes de clamer leur soutien aux causes panarabes.
Nizar Qabbani se distinguait par un trait particulier : il s’adressait directement aux femmes arabes, il leur chantait ses louanges, leur faisait la cour, leur adressait ses plus beaux vers. Bref, il remettait les femmes arabes sur un piédestal
Deux ans auparavant, le monde arabe s’était réveillé sous le choc après la débâcle de 1967 face à Israël. Le moral de la rue arabe était au plus bas ; il était alors urgent pour les intellectuels et poètes arabes de remobiliser les peuples du monde arabe devant les défis qui se profilaient devant eux.
Nizar Qabbani était à cette époque l’un des grands noms de la scène littéraire arabe ; il se distinguait par un trait particulier : il s’adressait directement aux femmes arabes, il leur chantait ses louanges, leur faisait la cour, leur adressait ses plus beaux vers. Bref, Nizar Qabbani remettait les femmes arabes sur un piédestal.
Ses poèmes étaient repris par de grands chanteurs de la scène arabe, d’Oum Kalthoum à Mohammed Abdel Wahab en passant par Abdel Halim Hafez. Le natif de Damas n’hésitait pas à écrire sur tous les thèmes importants de l’époque, avec une certaine liberté, quitte à irriter certains.
Votre amour m’a appris à être triste,
Et moi, depuis des siècles, j’avais besoin d’une femme qui me rende triste,
Une femme dans les bras de laquelle je pleurerais comme un oiseau,
Une femme qui rassemblerait mes parties comme les morceaux d’un vase brisé.
Votre amour, chère dame, m’a appris les pires manières.
Il m’a appris à regarder ma tasse mille fois en une nuit,
À tenter les remèdes des guérisseurs et frapper aux portes des voyantes,
Il m’a appris à sortir de chez moi pour brosser les trottoirs des ruelles
Et poursuivre votre visage sous la pluie et entre les feux des automobiles,
À collecter de vos yeux des millions d’étoiles.
Ô femme, qui a assommé le monde, ô ma douleur, ô douleur des nays [flûte de roseau]
« L’école de l’amour » (1970)
En 1969, Nizar Qabbani était donc à Bagdad pour le festival de la poésie, mais ce n’était pas la seule raison de sa venue. Il était de nouveau amoureux et, cette fois-ci, son cœur battait pour une jeune Irakienne. Fille d’un officier irakien, Belqis al-Rawi était enseignante à Bagdad.
Comme beaucoup de femmes irakiennes de son époque, elle bénéficiait d’un environnement social qui encourageait la liberté et l’éducation des femmes. Engagée, comme nombreuses femmes arabes de son époque, Belqis était portée par le panarabisme ambiant et faisait partie d’un comité d’Irakiennes en soutien à la cause palestinienne.
Les déboires amoureux de Nizar arrivèrent à l’oreille du président irakien de l’époque, Ahmad Hassan al-Bakr, qui s’en émut et n’hésita pas à appeler personnellement le père de Belqis
C’est au cours d’un récital de poésie que Nizar Qabbani rencontra Belqis al-Rawi. Depuis cette rencontre, il ne put la quitter. À la fin du festival, Nizar Qabbani dédia un de ses vers à sa bien-aimée : « Quel est ce beau visage que je vois à Adamiya [quartier de Bagdad]… si le Ciel le voyait, il en serait jaloux ».
Le poète syrien décida de franchir le pas et se présenta devant le père de Belqis pour demander sa main. Ce dernier ne crut pas au sérieux de la demande et refusa plusieurs fois Nizar Qabbani.
Les déboires amoureux de Nizar arrivèrent à l’oreille du président irakien de l’époque, Ahmad Hassan al-Bakr, qui s’en émut et n’hésita pas à appeler personnellement le père de Belqis. Le président socialiste ne s’arrêta pas à là ; il envoya deux de ses ministres, également poètes et amis de Nizar : Shathel Taqa, mon grand-père, secrétaire général du ministère de l’Information et futur ministre des Affaires étrangères, et Shafik al-Kamali, futur ministre de la jeunesse. Le père de Belqis devait céder.
Trop jeune, à 11 ans, pour se rappeler les détails de l’événement, mon père se souvient toutefois que la visite de Nizar et Belqis à la maison familiale l’avait interpelé. Il espérait alors être parmi les personnes présentes dans la salle des invités, mais c’était peine perdue : il n’eut que le droit d’entrer et de dire bonjour aux invités en compagnie de ses sœurs.
Mon père apprit plus tard que cet événement fut l’occasion pour les deux amants d’annoncer leur union. Plusieurs amis de Nizar Qabbani étaient présents ce jour-là, dont l’écrivain et psychiatre palestinien Ali Kamel, les célèbres médecins irakiens Dr. Ghazi Jamil et Dr. Saniha Amin Zaki, et d’autres invités dont mon père ne parvient à se rappeler les noms.
À l’époque, les journées du festival de la poésie moderne semblaient interminables, ma grand-mère se plaignait de ne plus voir son mari. Nizar Qabbani, Shathel Taqa et les autres poètes tenaient des salons de poésie informels même après la fin des sessions du festival.
La fin d’une époque
Nizar et Belqis déménagèrent à Beyrouth, l’une des villes arabes où se retrouvaient nombre d’intellectuels et de femmes et hommes de lettres du monde arabe à l’époque. L’adage était bien connu dans la région : « L’Égypte écrit, le Liban imprime, l’Irak lit ».
Dans une lettre que Nizar Qabbani envoya à mon grand-père en 1974 pour le féliciter de sa nomination en tant que ministre des Affaires étrangères, le poète de Damas l’encouragea à ne pas se laisser aspirer par le travail politique au détriment de la poésie.
L’époque était aux engagements patriotiques, c’était une manière pour elle de s’engager pour son pays au nom des valeurs panarabes qu’elle chérissait
Nizar décrivait également dans cette lettre comment l’atmosphère de sa maison était, depuis son mariage avec Belqis, imprégnée de culture irakienne ; le poète citait l’odeur de la fameuse bamya (sauce de gombo avec de la viande) que les Irakiens mangent avec du riz, entre autres spécialités irakiennes.
Ma grand-mère raconte une visite qu’elle rendit aux Qabbani la même année ; elle fut reçue à l’aéroport de Beyrouth par Belqis, accompagnée de l’écrivaine irakienne Daisy al-Amir. Elle resta quelques jours auprès de ses amis avant de revenir à Bagdad. Lorsque, quelques mois plus tard, mon grand-père décéda alors qu’il participait, en tant que ministre des Affaires étrangères, à un sommet ministériel à Rabat, Nizar Qabbani envoya un câble à ma grand-mère formulé en ces termes : « Il était ton bien-aimé, notre bien-aimé, il était le meilleur des hommes ».
À la fin des années 70, la vie est compliquée pour le couple Qabbani tant les déplacements étaient devenus difficiles dans une Beyrouth où régnait l’insécurité. La vie sociale se résumait à quelques rencontres avec une poignée d’amis qui habitaient non loin de leur domicile.
Malgré les risques, Belqis n’avait toutefois pas hésité à rejoindre l’ambassade irakienne à Beyrouth. L’époque était aux engagements patriotiques, c’était une manière pour elle de s’engager pour son pays au nom des valeurs panarabes qu’elle chérissait.
La mort de Belqis eut quelque chose de symbolique puisque le monde arabe sembla quitter une ère d’espoir, de convivialité et d’amour pour entrer dans une autre tournée vers la guerre, l’extrémisme et la haine
Il fallut plusieurs jours aux forces de la protection civile pour retrouver les corps de Belqis, Harith et des autres martyrs. Toute la presse arabe se fit l’écho de ce crime odieux qui coûta la vie à une dizaine d’innocents encore dans la force de l’âge.
Mon père raconte la scène du poète Hashim al-Taan, venu, inquiet, s’enquérir de ses amis dans notre maison familiale. Lorsque ma grand-mère lui apprit que Harith était encore sous les débris et qu’elle n’avait aucune nouvelle de lui, il posa sa main sur son cœur pour témoigner de son effondrement et quitta notre maison avec peine. Des passants le retrouvèrent effondré par terre, inconscient, à quelques pas de chez nous. Il décéda quelques minutes plus tard.
Nizar Qabbani ne fut plus le même après cet événement. Il quitta Beyrouth et partit se réfugier à Londres. L’amour quitta définitivement le poète syrien, qui n’écrivit plus que des poèmes corrosifs contre le pouvoir politique dans le monde arabe.
La mort de Belqis eut quelque chose de symbolique puisque le monde arabe sembla quitter une ère d’espoir, de convivialité et d’amour pour entrer dans une autre tournée vers la guerre, l’extrémisme et la haine.
Cette période paraît aujourd’hui presque inconcevable pour les générations contemporaines qui n’ont que les photographies comme témoignages d’une époque où le monde arabe pouvait concevoir ce que pouvait signifier le bonheur. La fin tragique du couple de Belqis et Nizar marqua la fin d’une belle époque.
- Shathil Nawaf Taqa, Français d’origine irakienne (né à Bagdad), est doctorant en droit à la Sorbonne et travaille comme juriste à Doha. En 2017, il a été élu Meilleur juriste de l’année au Qatar par LexisNexis (éditeur mondial dans le domaine du droit). Il écrit régulièrement dans les rubriques littéraires des revues Le Comptoir et Philitt. Il a également rédigé des articles juridiques pour LexisNexis.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Illustration principale : portraits de Belqis al-Rawi et Nizar Qabbani par le dessinateur Daas pour Middle East Eye.
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Nizar Qabbani est l’un des grands noms de la scène littéraire arabe durant la seconde moitié du XXe siècle. Il se distingue par un trait particulier : il s’adresse directement aux femmes arabes, il leur chante ses louanges, leur fait la cour, leur adresse ses plus beaux vers. Beaucoup d’Arabes reconnaissent à Nizar Qabbani le mérite d’avoir remis les femmes arabes sur un piédestal. Le natif de Damas écrit avec désinvolture, quitte à en irriter certains.
Amour, poésie et panarabisme : le rêve brisé de Belqis et Nizar
Lire
Ses poèmes seront repris par de grands chanteurs de la scène arabe, d’Oum Kalthoum à Mohammed Abdel Wahab en passant par Abdel Halim Hafez et celui qu’on surnomme le César de la chanson arabe, l’Irakien Kadhem al-Saher, dont les chansons baignent dans l’amour courtois arabe.
Son amour pour l’Irakienne Belqis al-Rawi est l’un des grands moments de sa vie. Alors que le père de la belle Bagdadienne refuse à plusieurs reprises de lui accorder sa main, c’est grâce à l’entremise du président irakien Ahmad Hassan al-Bakr et des poètes Shafik al-Kamali et Shathel Taqa que Nizar Qabbani peut enfin épouser sa dulcinée.
Mais la mort tragique de Belqis dans un attentat contre l’ambassade irakienne dans laquelle elle travaille, le 15 décembre 1981, brise le poète. Inconsolable, Nizar Qabbani laisse le monde arabe derrière lui et part se réfugier à Londres. L’amour quitte définitivement le répertoire du poète syrien, qui n’écrit plus que des poèmes corrosifs contre la lâcheté du pouvoir politique dans le monde arabe.
Cet extrait de son poème « L’école de l’amour » a été repris par le chanteur Kadhem al-Saher, dont la chanson du même titre est devenue culte dans les années 90.
L’école de l’amour
Votre amour m’a appris à être triste, Et moi, depuis des siècles, j’avais besoin d’une femme qui me rende triste,
Une femme dans les bras de laquelle je pleurerais comme un oiseau, Une femme qui rassemblerait mes parties comme les morceaux d’un vase brisé.
Votre amour, chère dame, m’a appris les pires manières. Il m’a appris à regarder ma tasse mille fois en une nuit, À tenter les remèdes des guérisseurs et frapper aux portes des voyantes,
Il m’a appris à sortir de chez moi pour brosser les trottoirs des ruelles Et poursuivre votre visage sous la pluie et entre les feux des automobiles, À collecter de vos yeux des millions d’étoiles.
Ô femme, qui a assommé le monde, ô ma douleur, ô douleur des nays [flûte en roseau].
Traduit de l’arabe par le site De plume en plume, « L’école de l’amour », 1970.
Vous pourrez dès lors Sur la tombe de la martyre Porter votre funèbre toast. Assassinée ma poésie ! Est-il un peuple au monde, -Excepté nous- Qui assassine le poème ?
O ma verdoyante Ninive ! O ma blonde bohémienne ! O vagues du Tigre printanier ! O toi qui portes aux chevilles Les plus beaux des anneaux !
Ils t'ont tuée, Balkis ! Quel peuple arabe Celui-là qui assassine Le chant des rossignols !
Balkis, la plus belle des reines Dans l'histoire de Babel ! Balkis, le plus haut des palmiers Sur le sol d'Irak !
Quand elle marchait Elle était entourée de paons, Suivie de faons.
Balkis, ô ma douleur ! O douleur du poème à peine frôlé du doigt ! Est-il possible qu'après ta chevelure Les épis s'élèveront encore vers le ciel ?
Où est donc passé Al Samaw'al ? Où est donc parti Al Muhalhil ? Les anciens preux, où sont-ils ?
Il n'y a plus que des tribus tuant des tribus, Des renards tuant des renards, Et des araignées tuant d'autres araignées. Je te jure par tes yeux Où viennent se réfugier des millions d'étoiles Que, sur les Arabes, ma lune, Je raconterai d'incroyables choses L'héroïsme n'est-il qu'un leurre arabe ? Ou bien, comme nous, l'Histoire est-elle mensongère ? Balkis, ne t'éloigne pas de moi Car, après toi, le soleil Ne brille plus sur les rivages.
Au cours de l'instruction je dirai : Le voleur s'est déguisé en combattant, Au cours de l'instruction je dirai : Le guide bien doué n'est qu'un vilain courtier.
Je dirai que cette histoire de rayonnement (arabe) N'est une plaisanterie, la plus mesquine, Voilà donc toute l'Histoire, ô Balkis !
Comment saura-t-on distinguer Entre les parterres fleuris Et les monceaux d'immondices ?
Blakis, toi la martyre, toi le poème, Toi la toute-pure, toit la toute-sainte. Le peuple de Saba, Balkis, cherche sa reine des yeux, Rends donc au peuple son salut !
Toi la plus noble des reines, Femme qui symbolise toutes les gloires des époques sumériennes ! Balkis, toi mon oiseau le plus doux, Toi mon icône la plus précieuse, Toi larme répandue sur la joue de la Madeleine !
Ai-je été injuste à ton égard En t'éloignant des rives d'Al A'damya ? Beyrouth tue chaque jour l'un de nous, Beyrouth chaque jour court après sa victime.
La mort rôde autour de la tasse de notre café, La mort rôde dans la clé de notre appartement, Elle rôde autour des fleurs de notre balcon, Sur le papier de notre journal, Et sur les lettres de l'alphabet.
Balkis ! sommes-nous une fois encore Retournés à l'époque de la jahilia ? Voilà que nous entrons dans l'ère de la sauvagerie, De la décadence, de la laideur, Voilà que nous entrons une nouvelle fois Dans l'ère de la barbarie, Ere où l'écriture est un passage Entre deux éclats d'obus, Ere où l'assassinat d'un frelon dans un champ Est devenu la grande affaire.
Connaissez-vous ma bien aimée Balkis ? Elle est le plus beau texte des œuvres de l'Amour, Elle fut un doux mélange De velours et de beau marbre.
Dans ses yeux on voyait la violette S'assoupir sans dormir. Balkis, parfum dans mon souvenir ! O tombe voyageant dans les nues !
Ils t'ont tuée à Beyrouth Comme n'importe quelle autre biche, Après avoir tué le verbe.
Balkis, ce n'est pas une élégie que je compose, Mais je fais mes adieux aux Arabes,
Balkis, tu nous manques… tu nous manques… Tu nous manques…
La maisonnée recherche sa princesse Au doux parfum qu'elle traîne derrière elle. Nous écoutons les nouvelles, Nouvelles vagues, sans commentaires.
Balkis, nous sommes écorchés jusqu'à l'os. Les enfants ne savent pas ce qui se passe, Et moi, je ne sais pas quoi dire…
Frapperas-tu à la porte dans un instant ? Te libéreras-tu de ton manteau d'hiver ? Viendras-tu si souriante et si fraîche Et aussi étincelante Que les fleurs des champs ?
Balkis, tes épis verts Continuent à pleurer sur les murs, Et ton visage continue à se promener Entre les miroirs et les tentures.
Même la cigarette que tu viens d'allumer Ne fut pas éteinte, Et sa fumée persistante continue à refuser De s'en aller. Balkis, nous sommes poignardés Poignardés jusqu'à los Et nos yeux sont hantés par l'épouvante.
Balkis, comment vas-tu pu prendre mes jours et mes rêves ? Et as-tu supprimé les saisons et les jardins ?
Mon épouse, ma bien aimée, Mon poème et la lumière de mes yeux, Tu étais mon bel oiseau, Comment donc as-tu pu t'enfuir ? Balkis, c'est l'heure du thé irakien parfumé Comme un bon vieux vin, Qui donc distribuera les tasses, ô girafe ? Qui a transporté à notre maison L'Euphrate, les roses du Tigre et de ruçafa?
Balkis, la tristesse me transperce. Beyrouth qui t'a tuée ignore son forfait, Beyrouth qui t'a aimée Ignore qu'elle a tué sa bien aimée Et qu'elle a éteint la lune. Balkis ! Balkis ! Balkis ! Tous les nuages te pleurent, Quidonc pleurera sur moi ?
Balkis, comment vas-tu pu disparaître en silence Sans avoir posé tes mains sur mes mains ?
Balkis, comment as-tu pu nous abandonner Ballottés comme feuilles mortes par le vent ballottées, Comment nous as-tu abandonnés nous trois Perdus comme une plume dans la pluie ?
As-tu pensé à moi Moi qui ai tant besoin de ton amour, Comme Zeinab, comme Omar ? Balkis, ô trésor de légende ! O lance irakienne ! O forêt de bambous ! Toi dont la taille a défié les étoiles, D'où as-tu apporté toute cette fraîcheur juvénile ?
Balkis, toi l'amie, toi la compagne, Toi la délicate comme une fleur de camomille.
Beyrouth nous étouffe, la mer nous étouffe, Le lieu nous étouffe. Balkis, ce n'est pas toi qu'on fait deux fois, Il n'y aura pas de deuxième Balkis. Balkis ! les détails de nos liens m'écorchent vif, Les minutes et les secondes me flagellent de leurs coups, Chaque petite épingle a son histoire, Chacun de tes colliers en a plus d'une, Même tes accroche-cœur d'or Comme à l'accoutumée m'envahissent de tendresse.
La belle voix irakienne s'installe sur les tentures, Sur les fauteuils et les riches vaisselles. Tu jaillis des miroirs Tu jaillis de tes bagues, Tu jallis du poème, Des cierges, des tasses Et du vin de rubis.
Balkis, si tu pouvais seulement Imaginer la douleur de nos lieux ! A chaque coin, tu volettes comme un oiseau, Et parfumes le lieu comme une forêt de sureau.
Là, tu fumais ta cigarette, Ici, tu lisais, Là-bas tu te peignais telle un palmier, Et, comme une épée yéménite effilée, A tes hôtes tu apparaissais.
Balkis, où est donc le flacon de Guerlain ? Où est le briquet bleu ? Où est la cigarette Kent ? Qui ne quittait pas tes lèvres ? Où est le hachémite chantant Son nostalgique chant ?
Les peignes se souviennent de leur passé Et leurs larmes se figent ; Les peignes souffrent-ils aussi de leur chagrin d'amour ?
Balkis, il m'est dur d'émigrer de mon sang Alors que je suis assiégé entre les flammes du feu Et les flammes des cendres.
Balkis, princesse ! Voilà que tu brûles dans la guerre des tribus. Qu'écrirais-je sur le voyage de ma reine, Car le verbe est devenu mon vrai drame ? Voilà que nous recherchons dans les entassements des victimes Une étoile tombée du ciel, Un corps brisé en morceaux comme un miroir brisé. Nous voilà nous demander, ô ma bien aiméme, Si cette tombe est la tienne Ou bien celle en vérité de l'arabisme ?
Balkis, ô sainte qui as étendu tes tresses sur moi ! O girafe de fière allure !
Balkis, notre justice arabe Veut que nos propres assassins Soient des Arabes, Que notre chair soit mangée par des Arabes, Que notre ventre soit éventré par des Arabes, Comment donc échapper à ce destin ? Le poignard arabe ne fait pas de différence Entre les gorges des hommes Et les gorges des femmes.
Balkis, s'ils t'ont fait sauter en éclats, Sache que chez nous Toutes les funérailles commencent à Karbala Et finissent à Karbala Je ne lirai plus l'Histoire dorénavant, Mes doigts sont brûlés Et mes habits sont entachés de sang.
Voilà que nous abordons notre âge de pierre, Chaque jour, nous reculons mille ans en arrière ! A Beyrouth la mer A démissionné Après le départ de tes yeux, La poésie s'interroge sur son poème Dont les mots ne s'agencent plus, Et personne ne répond plus à la question, Le chagrin, Balkis, presse mes yeux comme une orange. Las ! je sais maintenant que les mots n'ont pas d'issue, Et je connais le gouffre de la langue impossible ; Moi qui ai inventé le style épistolaire Je ne sais par quoi commencer une lettre, Le poignard pénètre mon flanc Et le flanc du verbe.
Balkis, tu résumes toute civilisation, La femme n'est-elle pas civilisation ?
Balkis, tu es ma bonne grande nouvelle. Qui donc m'en a dépouillé ? Tu es l'écriture avant toute écriture, Tu es l'île et le sémaphore,
Balkis, ô lune qu'ils ont enfouie Parmi les pierres ! Maintenant le rideau se lève, Le rideau se lève.
Je dirai au cours de l'instruction Que je connais les noms, les choses, les prisonniers, Les martyrs, les pauvres, les démunis.
Je dirai que je connais le bourreau qui a tué ma femme Je reconnais les figures de tous les traîtres.
Je dirai que votre vertu n'est que prostitution Que votre piété n'est que souillure, Je dirai que notre combat est pur mensonge Et que n'existe aucune différence Entre politique et prostitution. Je dirai au cours de l'instruction Que je connais les assassins, Je dirai que notre siècle arabe Est spécialisé dans l'égorgement du jasmin, Dans l'assassinat de tous les prophètes, Dans l'assassinat de tous les messagers.
Même les yeux verts Les Arabes les dévorent, Même les tresses, mêmes les bagues, Même les bracelets, les miroirs, les jouets, Même les étoiles ont peur de ma patrie. Et je ne sais pourquoi, Même les oiseaux fuient ma patrie.
Et je ne sais pourquoi, Même les étoiles, les vaisseaux et les nuages, Même les cahiers et les livres, Et toutes choses belles Sont contre les Arabes.
Hélas, lorsque ton corps de lumière a éclaté Comme une perle précieuse Je me suis demandé Si l'assassinat des femmes N'est pas un dada arabe, Ou bien si à l'origine L'assassinat n'est pas notre vrai métier ?
Balkis, ô ma belle jument Je rougis de toute mon Histoire. Ici c'est un pays où l'on tue les chevaux, Ici c'est un pays où l'on tue les chevaux.
Balkis, depuis qu'ils t'ont égorgée O la plus douce des patries L'homme ne sais comment vivre dans cette patrie, L'homme ne sait comment vivre dans cette patrie.
Je continue à verser de mon sang Le plus grand prix Pour rendre heureux le monde, Mais le ciel a voulu que je reste seul Comme les feuilles de l'hiver.
Les poètes naissent-ils de la matrice du malheur ? Le poète n'est-il qu'un coup de poignard sans remède porté au cœur ? Ou bien suis-je le seul Dont les yeux résument l'histoire des pleurs ?
Je dirai au cours de l'instruction Comment ma biche fut tuée Par l'épée de Abu Lahab, Tous les bandits, du Golfe à l'Atlantique Détruisent, incendient, volent, Se corrompent, agressent les femmes Comme le veut Abu Lahab,
Tous les chiens sont des agents Ils mangent, se soûlent, Sur le compte de Abu Lahab, Aucun grain sous terre ne pousse Sans l'avis de Abu Lahab Pas un enfant qui naisse chez nous Sans que sa mère un jour N'ait visité la couche de Abu Lahab, Pas une tête n'est décapitée sans ordre de Abu Lahab
La mort de Balkis Est-elle la seule victoire Enregistrée dans toute l'Histoire des Arabes ?
Balkis, ô ma bien aimée, bue jusqu'à la lie !
Les faux prophètes sautillent Et montent sur le dos des peuples, Mais n'ont aucun message !
Si au moins, ils avaient apporté De cette triste Palestine Une étoile, Ou seulement une orange, S'ils nous avaient apporté des rivages de Ghaza Un petit caillou Ou un coquillage, Si depuis ce quart de siècle
Ils avaient libéré une olive Ou restitué une orange, Et effacé de l'Histoire la honte, J'aurais alors rendu grâce à ceux qui t'ont tuée O mon adorée jusqu'à la lie ! Mais ils ont laissé la Palestine à son sort Pour tuer une biche !
Balkis, que doivent dire les poètes de notre siècle ! Que doit dire le poème Au siècle des Arabes et non Arabes, Au temps des païens, Alors que le monde Arabe est écrasé Ecrasé et sous le joug, Et que sa langue est coupée.
Nous sommes le crime dans sa plus parfaite expression ; Alors écartez de nous nos œuvres de culture.
O ma bien aimée, ils t'ont arrachée de mes mains, Ils ont arraché le poème de ma bouche, Ils ont pris l'écriture, la lecture, L'enfance et l'espérance. Balkis, Balkis, ô larmes s'égouttant sur les cils du violon ! Balkis, ô bien aimée jusqu'à la lie ! J'ai appris les secrets de l'amour à ceux qui t'ont tuée, Mais avant la fin de la course, Ils ont tué mon poulain.
Balkis, je te demande pardon ; Peut être que ta vie a servi à racheter la mienne Je sais pertinemment Que ceux qui ont commis ce crime Voulaient en fait attenter à mes mots.
Belle, dors dans la bénédiction divine, Le poème après toi est impossible Et la féminité aussi est impossible.
Des générations d'enfants Continueront à s'interroger sur tes longues tresses, Des générations d'amants Continueront à lire ton histoire O parfaite enseignante ! Les Arabes sauront un jour Qu'ils ont tué une messagère QU'ILS…ONT….TU…E…UNE….MES…SA…GERE.
Aau début de cet été 2020, une nouvelle maison d’édition à Marseille – Terrasses éditions – a édité un ouvrage de/sur Jean Sénac (1926-1973). Cet intérêt pour celui qui demeure un des grands poètes algériens de langue française est, pour ses lecteurs, une joie et une bouffée d’oxygène.
Le présentant dans son article sur la littérature algérienne dans l’Encyclopaedia Universalis, Jamel Eddine Bencheikh écrivait que Sénac était « sans conteste, à l’heure actuelle, le plus grand poète algérien ». La qualification « algérien » n’est pas accessoire pour celui qui confirme, dans l’introduction au Diwan algérien, en 1967, la définition de son ami : « Est écrivain algérien tout écrivain ayant définitivement opté pour la nation algérienne ». Car c’est bien autour de l’appartenance algérienne, à la fois comme appartenance citoyenne et comme appartenance créatrice que se joue l’enjeu central de l’essai réédité cet été. Lire Sénac, c’est ne pas être dans le conformisme et plonger dans la poésie « sur tous les fronts », selon le titre de l’émission qu’il animait à la Chaîne III à Alger après l’indépendance. C’est apprécier aussi l’autre constante de son écriture : l’engagement. Ce mot bien galvaudé, traité souvent aujourd’hui par le mépris par ceux qui pensent être détenteurs de la « vraie » culture, Jean Sénac l’a pris à bras le corps pour dire ce qu’il avait à dire.
Dans une note qui ouvre l’ensemble, les éditeurs expliquent leur projet : donner une nouvelle visibilité au seul essai non réédité de Jean Sénac depuis 1957, Le Soleil sous les armes. Ils en soulignent le nomadisme car son édition par Subervie à Rodez le 1er octobre 1957 a été précédée par deux conférences et un article dans le n°5 de la revue Exigence, aussitôt censuré. Notons que l’article de Sénac était accompagné de la « Lettre à Lacoste » de Frantz Fanon et de la « Porteuse d’eau » de Kateb Yacine.
Hamid Nacer-Khodja, vigile obstiné de la présence de Sénac, a donné toutes les précisions sur le poète, sa vie, ses activités et son œuvre, dans une recherche mise en valeur par le travail éditorial de Marie Virolle, chez Marsa éditions en 1999. Le volume de près de 400 pages ainsi constitué est une somme incontournable qu’on ne peut éviter dès lors qu’on s’intéresse à ce poète. Il a été suivi par d’autres publications d’Hamid Nacer Khodja, trop tôt décédé.
Dans cette nouvelle édition, nous nous attarderons sur l’essai, véritable pépite de l’histoire littéraire algérienne. Il ne nécessite ni éclaircissements, ni explications tant la plume du poète se fait didactique, ne laissant pas de zone obscure à déchiffrer. Mais son existence et sa publication, en ces années de guerre, était un événement qu’il faut apprécier à sa juste mesure. Les éditeurs ont choisi d’y adjoindre d’autres textes. Quel a été leur choix ? Après la note de mise en contexte que nous venons de rappeler, est proposée une préface de Nathalie Quintane selon le procédé d’écriture qui est le sien : une succession d’énoncés-fragments, en marge d’une argumentation organisée au profit d’un enchaînement dont l’aléatoire peut provoquer la surprise.
Rappelons qu’elle a publié en 2004, L’Année de l’Algérie, à la facture assez déroutante, avec une construction semblable, fragmentée et non-linéaire.
Vient ensuite l’essai lui-même, Le Soleil sous les armes – Éléments d’une poésie de la Résistance Algérienne. Puis la réédition de l’ensemble Jean Sénac vivant, initié et coordonné par Jean Déjeux, en 1981. Le premier texte est un essai de celui-ci sur l’itinéraire du poète, « poète pour habiter son nom ». Il est suivi par trois séries d’hommages d’intellectuels et d’écrivains – il y en a eu bien d’autres –, puis une lettre de Sénac à René Char, du 4 octobre 1950. J. Déjeux y avait aussi adjoint un recueil de poèmes inédits, A-Corpoème, selon la définition du poète : « Le corpoème se présente comme un Corps Total (la chair et l’esprit), c’est dire qu’il est une manière de roman où le poète est donné. Ébloui ». Enfin, en conclusion, un texte récent de Lamis Saïdi, traductrice qui exploite la double notion de peuple et de marche en référence au mouvement actuel du Hirak.
Il est certain qu’un ouvrage ne peut rendre compte de la richesse de l’œuvre de Sénac et chaque éditeur fait des choix selon l’objectif qu’il se fixe. Pour ma part j’aurais souhaité un ensemble de textes des années 1953 (numéro unique de la revue Terrasses) à l’année 1957, édition de l’essai. Mais finalement tous les choix sont valables car l’œuvre de Sénac est d’une grande richesse et variété.
C’est sur l’essai que je m’attarderai car il est le joyau de cette réédition comme étape à ne pas oublier d’une littérature algérienne en plusieurs langues qui n’a pas perdu de sa réalité même si elle est masquée par un discours plus univoque aujourd’hui. Auparavant, rappelons quelques portraits de Jean Sénac pour donner un visage à une plume. Marie Virolle, dans le collectif Pour Jean Sénac, de 2004 (Rubicube et le Centre Culturel Français d’Alger, Alger), rappelle l’impossible enfermement du poète dans une seule image : « Jean ne peut se réduire à ces quelques portraits. Il faut plonger dans ses textes pour entrevoir le tumulte et le chatoiement de ses mers intérieures »… Elle nous convie à accepter un voyage inédit : « Le côtoyer rend plus humain. Moins étranger. A l’Algérie, à soi-même […] Je suis éprise de Jean qui, comme cette terre, était paradoxal. Pur dans sa débauche, sauvage dans sa civilité, confus dans sa détermination, généreux dans son ascèse, déchiré et uni dans sa pluralité ».
Il y aurait plus d’un texte à citer qui offrirait les facettes multiples du poète : hors norme, il ne pouvait qu’attirer regards et appréciations. Prenons la reconstitution des biographes, Émile Temime et Nicole Tuccelli, en 2003 : « Jean, qui n’a jamais été un bel homme, est séducteur. Pas très grand, précocement chauve, peu attaché à son apparence, il a des gestes dont la chaleur lui vaut toutes les indulgences. On le devine s’attirant les amitiés les plus ferventes par sa « présence solaire »’, jouant de la parole et de la fantaisie partout où il se présente. Le charme n’exclut pas l’insolence et la violence chez cet être capricieux, dont les colères frénétiques sont évoquées par nombre de ceux qui l’ont connu. S’il fatigue et lasse parfois son entourage, il cultive comme personne l’art du relationnel et de l’amitié ». (Jean Sénac, l’Algérien – Le poète des deux rives)
Marie Virolle encore, éditrice de ses inédits et fidèle lectrice, parcourt des yeux une succession de photos : « Le Jean des derniers mois, barbu et échevelé sur une plage algéroise. Christique, plus encore. Sa vie à nu jetée au vent du large. Il est entouré, lui, le cheikh de 47 ans qui va mourir, par la belle jeunesse des artistes qu’il aime, soutient, encourage. Il leur insuffle « la Poésie d’Esprit et de Chair » qui déjà « s’accrochait avec acharnement » à lui quand il avait leur âge. Mais le sourire de cette plage ventée cache de grandes douleurs : amertume, déchéance, humble colère : « Maudit, trahi, traqué/ Je suis l’ordure de ce peuple/ Chassé de tout lieu toute page » (Citoyens de laideur). Passé « le gué de la quarantaine », il semble avoir choisi, à l’image de certains mystiques, la « voie du blâme ». Nocturne, il fréquente les voyous et les marginaux, devenant parfois leur victime expiatoire, comme cet autre Méditerranéen, Pasolini. Et il livre sans pudeur ses turpitudes dans dérisions et Vertige ».
Dans le recueil de Terrasses éditions, trois des écritures majeures de Sénac sont présentes : celle de l’essai, celle de la lettre, celle de la poésie. Et en miroir, une partie de la récolte des très nombreux hommages qui lui ont été rendus qui éclairent cette personnalité complexe entre amours, amitiés, rencontres et intrusions. Il faut aussi rappeler l’écriture autobiographique qui fut une de ses obsessions et s’est concrétisée dans Ébauche du père, roman remarquable, publié à titre posthume et incontournable si on veut approcher ses origines, sa formation et ses convictions ; écriture autobiographique que l’on retrouve dans de nombreux poèmes. Elle n’est pas une annexe mineure de l’écriture poétique. Comme dans tant d’autres domaines, Sénac brouille les frontières, ici celles des genres littéraires. Car se dire au jour le jour, se mettre à nu jusqu’à l’exhibitionnisme, débusquer ses pulsions secrètes les moins avouables est une posture de ses textes poétiques. En 1954, Jean Sénac avait entrepris la rédaction d’un journal, genre très proche de l’autobiographie, où l’on retrouve aussi la constante diariste du poème. Il y note : « Toujours, partout, parler de moi. De moi. Et le poème, le culte encore de moi. »
Dans la préface à son dernier recueil, dérisions et Vertige, il affirmait en décembre 1972 : « une fois de plus, cette poésie est un Journal. Mal foutu, incorrect, nervures détramées, persécuté jusqu’à son eau, aux lisières de nos quotidiens Sétif, Auschwitz, Hiroshima. Qui dirait, un essai pour FRANCHIR ».
Le franchissement est le passage impalpable entre le vécu et la fiction, cette ligne que Jean Sénac franchit sans cesse, dans un sens et dans l’autre. Le poète élabore son expression personnelle en forgeant une écriture de la mémoire en fragments et détours, en instants de réel détournés, en jouant et se jouant du référent et du symbole. S’y mêle l’humour, marque d’une joie de vivre, malgré tout, qui fait rebondir le texte, rendant le tragique plus acceptable et l’insupportable, burlesque ou tendre. Par son destin tragique et par sa disparition, Sénac est la référence privilégiée d’un temps difficile à comprendre mais dont les énigmes nourrissent cet échange fascinant entre l’Algérie et la France.
Ce qui n’est pas énigmatique, dans toute son écriture, quel que soit le genre élu, c’est l’attachement à un pays profond, à une terre, à un ancrage : l’Algérie et à sa langue de création, travaillée dans la jouissance et la souffrance et jamais admise comme une simple évidence, le français. Une expression artistique, une terre, une langue : les blasons sont là pour désigner une recherche identitaire comme construction permanente de l’être entre deux pays, deux cultures (au moins), deux engagements dans la période si décisive de la décolonisation algérienne, dans les années précédant et suivant 1962.
Revenons à la période de la guerre de libération : 1954–1962 puisque l’essai s’écrit et se publie en son centre. Le premier éclaircissement à donner est celui de la dédicace. Elle manifeste les attaches et amitiés de Sénac, alors :
« Aux femmes de mon pays A mes frères écorcheurs de ténèbres à Annie Fiorio Ahmed Taleb et Layachi Yaker à Kader « Nous sommes venus au monde fraternels ! Brisées soient les mains de tout Diviseur ! » (M.Z. Chant national algérien)
Le peuple est d’abord célébré puis viennent les noms : Annie Fiorio, plus connue sous le nom de Annie Steiner, militante, emprisonnée de nombreuses années ; Ahmed Taleb Ibrahimi, fils du Cheikh Ibrahimi, figure marquante du Mouvement réformiste avec le Cheikh Ben Badis ; Layachi Yaker, militant. M.Z. désigne Moufdi Zakaria, auteur de « Qassaman », Hymne national algérien.
L’entrée en matière s’écrit autour de deux mots privilégiés : Poésie et Résistance : « Au vif de la mêlée, éperdument aux écoutes, le poète va donc vivre du souffle même de son peuple. Il traduira sa respiration, oppressée ou radieuse, l’odeur des résédas comme celle des charniers ».
Jean Sénac célèbre les poètes, aux avant-gardes de l’Histoire en train de se faire. A l’appui (et ce sera ainsi tout au long de l’essai), un poème de Nordine Tidafi, épaulé par un extrait de « Toute la lyre » de Victor Hugo. Suivent des extraits de poèmes des années 40 de poètes des trois « communautés », « Français », « Juif » et « Arabe » qui « essayaient d’éveiller une conscience confinée dans son égoïsme ». Et rappelant les mots d’un lycéen constantinois à Sétif en 1945, il convoque Rimbaud et son appel au souvenir de Jugurtha. En ouvrant l’éventail de ses citations, Sénac montre qu’il ne défend pas « un nationalisme étroit et refermé sur ses cactus » mais qu’il veut rendre visible un fait national évident multiculturel et multilinguistique. A nouveau, il appuie son affirmation par une cascade de poèmes mêlant poètes de la terre algérienne et poètes français. Il peut alors offrir un panorama de la vie artistique en Algérie, plus précisément poétique, étouffée par la colonisation : « Si le peuple algérien est en guerre, c’est aussi parce qu’il revendique le droit à sa poésie, ses droits à la Poésie ». Vient alors la question des langues : l’arabe et le berbère sont bien présents mais amoindris dans leurs manifestations par la domination du français. Il cite alors Kateb Yacine en adhérant à sa position vis-à-vis du français qui est de conquête et d’appropriation et non de soumission sournoise ou consentie. Sénac rejette avec force remords et culpabilité d’utiliser cette langue. Le français des poètes algériens est habité par leurs langues maternelles et par les réalités de leur vécu ; il est transformé et nourri par elles et les créations expriment un univers spécifique : à l’appui Fanon, Char et le Camus de la Libération française de 1945.
Une quarantaine de pages sont consacrées à une anthologie poétique algérienne : toutes les voix se mêlent en français ou traduits dans cette langue. La conclusion est aussi brillante que l’introduction : « Nous essaierons de dresser, sur tant de misères et de larmes, une culture fraternelle qui réponde à la vertu de notre peuple et à l’espérance de ce temps. En poètes libres et lucides, fiers d’être les citoyens d’un aussi beau pays, nous aiderons à bâtir la cité radieuse des hommes ».
Ce texte est à lire tant pour sa facture d’un bel équilibre que par sa force de conviction et on ne peut que se féliciter, encore une fois, de sa réédition. Ce qu’il brasse n’a pas disparu et fait partie d’un patrimoine algérien même si les fruits espérés n’ont pas tous été offerts à l’issue de la résistance d’un peuple.
Il faut le relire en même temps que le numéro spécial, « Algérie », voulu et coordonné par Sénac, de la revue de Subervie à Rodez, Entretiens sur les Lettres et les Arts, en février 1957. On y retrouve les noms qui vont confirmer leur notoriété : Lacheraf, Kateb, Haddad, Sénac, Mammeri, Dib, Tidafi, Kréa et Mohammad-Al-Id ; des poèmes populaires ; des textes de Harbi, Mustapha Kateb, Ghani Merad et Benmiloud. Le tout est illustré par les dessins de Bouzid, Issiakhem, Khadda.
Les deux poèmes que Sénac donne, « La Patrie » et « Ébauche du père » rencontrent nos affirmations précédentes sur les préoccupations du poète. Outre les textes de créations, on y trouve aussi deux Lettres : celle de Mammeri, « Lettre à un Français » et celle de Kréa, « Lettre à un étranger incompréhensible ». Sénac y publie aussi un long texte, « Kateb Yacine et la littérature nord-africaine ».
L’autre texte, à mon sens, à lire en même temps que Le Soleil sous les armes est plus tardif : c’est l’essai ironique et frileux de Malek Haddad, en 1961, Les zéros tournent en rond, sur les critères à remplir pour être ou non écrivain algérien. Dans son essai, Malek Haddad revient sur la question qui l’a hantée : l’aliénation de l’intellectuel et écrivain francophone, séparé de son peuple par la langue dans laquelle il s’exprime, figure même d’une dépersonnalisation plus large des élites et de la domination de l’occident sur l’âme algérienne ; l’islam et la langue arabe deviennent les véritables armes de la résistance du peuple algérien. A la soif de Sénac de donner à voir une algérianité multiculturelle et multiethnique sans méconnaître la dominante des composantes arabe et berbère, à sa recherche d’une présentation de la poésie algérienne dans sa diversité d’imaginaires et de langues, s’opposent les affirmations de Malek Haddad qu’on peut lire comme une contre-réponse à l’essai de Sénac : « Mes cousins de la montagne écorchée n’auront pas déchiffré ton monument, Kateb Yacine : Nedjma. Les vieilles de « Dar-El-Spitar » n’auront pas eu à se reconnaître dans ta Grande Maison, mon cher tisserand de la quotidienneté maudite, Mohamed Dib. Qui aura lu Le Séisme de Kréa dans les ruelles sans roses de Blidah ? Pourtant la musique trouvera l’orchestre qui convint. Marcel Moussa, Malek Ouary, Feraoun, Sénac, Mammeri, Jules Roy, Amrouche, mon ami Roger Curel, Roblès, je pourrais reprendre à votre compte le mot d’un porte-parole de la France-Libre et vous dire avec tout mon respect, toute mon affection : l’Algérie présente les armes à votre solitude.
Je vous salue orphelins de lecteurs authentiques, vous nobles Représentants et tragiques Solitaires. Vous m’aurez fait comprendre l’expression « Prêcher dans le désert » ; mais, au-delà de mon amertume, je sais que la vocation des déserts est d’engendrer les amples méditations et les gazelles ».
Ce débat sur l’impossible « algérianité » des œuvres qui ne sont pas écrites en arabe n’a pas fini, encore aujourd’hui, d’être passionné. Pour notre part, on peut conclure la présentation de cette réédition par le témoignage de Mostefa Lacheraf, en 1991 : « L’Algérianité, la patrie charnelle, l’appartenance spirituelle mais pas nécessairement religieuse à un pays, la littérature comme miroir et centre sensible d’une expression identitaire liée davantage à la géographie et à la société qu’à l’Histoire et à la « nation » traditionnelle exaltées toutes deux par le sectarisme et les mythes. Et comme j’ai bien connu Sénac, Anna Gréki et J. Pélégri, je peux, en toute modestie, en parler sur ce plan-là, c’est-à-dire au sujet du « choix » algérien de chacun d’eux et de certaines de ses caractéristiques ce qui, d’ailleurs, fait de l’algérianité un véritable « registre » nuancé, diversement adopté ou motivé à l’instar des grands choix humains. Le plus disponible, le plus enthousiaste à ce point de vue-là, ce fut Jean Sénac, un homme de gauche qu’aucun clivage idéologique ou partisan ne bridait […] Il revendiquait sans amertume son droit d’être Algérien, de partager toutes les aspirations de notre peuple ».
Jean SENAC, Le Soleil sous les armes, préface de Nathalie Quintane, Terrasses édition, 2020, 276 p., 10 €
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