Créer dans la langue du colonisateur, tout en se ressourçant en arabe ou en berbère auprès de ses sœurs paysannes algériennes, telle est la permanente recherche d’équilibre d’Assia Djebar, cinéaste et romancière devenue membre de l’Académie française en 2006.
Dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors « française musulmane »), alors que l’on nous enseignait « nos ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord (on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale, avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine.
J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 apr. J.-C. à Madaure, dans l’Est algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef-d’œuvre, L’Ane d’or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conservent une modernité étonnante. Quelle révolution ce serait de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’aujourd’hui. Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 apr. J.-C., qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine. Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce iie siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des vierges, cette affirmation : « Toute vierge qui se montre subit une sorte de prostitution ! » et, plus loin, « depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ». Oui, traduisons-le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-même, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement « islamiste » !
En plein IVe siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute de toute notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés. Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Eglise : l’influence de sa mère Monique, qui le suit de Carthage jusqu’à Milan ; ses succès intellectuels et mondains ; puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion ; son retour à la maison paternelle de Thagaste ; ses débuts d’évêque à Hippone ; enfin son long combat d’au moins deux décennies contre les donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.
Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les vaincre. Justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431, dans Hippone assiégée par les Vandales arrivés d’Espagne, et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule année, de presque tout détruire.
Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe. Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec en Occident, jusqu’à la fin du Moyen Age.
Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit des chefs-d’œuvre, dont les auteurs, Ibn Battuta le voyageur, né à Tanger ; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter Al-Ghazzali ; enfin le plus grand mystique de l’Occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et, de là, retournant à Cordoue puis à Fez. La langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques, etc.). Ainsi, c’est de nouveau dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie au milieu du XIVe siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient, comme presque deux siècles auparavant Ibn Arabi. Pour ces deux génies, le mystique andalou et le sceptique inventeur de la sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.
A quoi me sert aujourd’hui ma langue française ? Je me pose presque ingénument la question. Dès l’âge de 20 ans, j’avais choisi d’enseigner en université l’histoire du Maghreb. Comme le doyen Vedel, j’aime de cette profession l’indépendance intellectuelle qu’elle assure, ainsi que les contacts avec de jeunes esprits ; leur communiquer ce qu’on aime, rester en alerte avec eux qui vous aiguillonnent tandis que vous avancez en âge. Je n’ai fait, après tout, que prolonger l’activité de mon père qui, instituteur dans les années 1930, en pleine montagne algérienne, seul dans une école où ne parvenait même pas la route, scolarisait en français des garçonnets. Il y ajoutait des cours d’adultes pour des montagnards de son âge, auxquels il assurait une formation accélérée en français, les préparant ainsi à de petits métiers d’administration pour que leurs familles aient des ressources régulières.
Dès l’âge de mes 15 ans, j’ai adhéré à une conception fervente de la littérature. « J’écris pour me parcourir », disait le poète Henri Michaux. J’ai adopté, en silence, cette devise. L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’ijtihad, c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi ? vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui ? Peut-être, après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement, que la mobilité des vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles auparavant.
Est-ce que, me diriez-vous, vous écrivez, vous aussi, métamorphosée, masquée, et ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à arracher, serait la langue française ? Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre – presque une seconde peau – ou une langue infiltrée en vous-même, son battement contre votre pouls, ou tout près de votre artère aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en nœud coulant, rythmant votre marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour dans Soho ou sur le pont de Brooklyn). Je ne me sens alors que regard dans l’immensité d’une naissance au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste pour boire l’espace bleu gris, tout le ciel.
J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs-métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’Etat de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée, comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie 1990. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audiovisuelle.
Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des paysannes dans les montagnes du Dahra, en langue arabe, ou parfois le berbère fusant au souvenir des douleurs écorchées, j’ai reçu une commotion définitive ; un ressourcement ; je dirais même une leçon éthique et esthétique de la part des femmes de tous âges de ma tribu maternelle : elles se ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi évoquant leur quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des minirécits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine, comme une source qui lave et efface les rancunes.
Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une forme presque virgilienne ce réel, j’ai retrouvé une unité intérieure grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large.
Or là-bas, sur cette rive sud que j’ai quittée, qui regarde désormais, sinon chaque femme qui n’avait pas autrefois droit de regard, à peine de marcher en baissant les yeux, en s’enveloppant face, front et corps tout entier de linges divers, de laines, de soies, de caftans ? Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous âges s’impose dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?
La jeune femme architecte dans La Nouba des femmes du mont Chenoua revient dans sa région d’enfance. Son regard posé sur les paysannes quête l’échange de paroles ; leurs conversations s’entrelacent. Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prégnant que l’image elle-même ? Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porté par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain.
Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons, parce que je m’approchais d’une langue maternelle que je ne voulais plus percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre l’air définitivement ! Une langue d’insolation qui rythmerait au-dehors des corps de femmes circulant, dansant, toujours au-dehors, défi essentiel.
Quant à la langue française, au terme de quelle transhumance tresser cette langue illusoirement claire dans la trame des voix de mes sœurs ? Les mots de toute langue se palpent, s’épellent, s’envolent comme l’hirondelle qui trisse ; oui, les mots peuvent s’exhaler, mais leurs arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de mémoire.
Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine, comme les musiques que Béla Bartók est venu écouter en 1913, jusque dans les Aurès. Oui, ma langue d’écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au-dehors, parfilée de silence et de plénitude. Mon français s’est ainsi illuminé, depuis vingt ans déjà, de la nuit des Femmes du mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte outre-Atlantique leurs sourires, images de shefa’, c’est-à-dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.
Assia Djebar
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