Entre les exigences quasi impossibles de la Turquie et les manifestations anti-Erdoğan de militants radicaux en Suède, Stockholm se retrouve dans l’impasse pour obtenir le feu vert d’Ankara afin d’entrer dans l’OTAN.
Des manifestantes brandissent un exemplaire du Coran devant le consulat de Suède à Istanbul, le 22 janvier 2023, pour protester contre l’autodafé du leader d’extrême droite Rasmus Paludan (AFP/Yasin Akgul)
Pourquoi un Coran a-t-il été brûlé en Suède ?
Samedi 21 janvier, dans le cadre d’une manifestation autorisée par la police suédoise à proximité de l’ambassade de Turquie, Rasmus Paludan, chef du parti danois extrémiste Ligne dure, a une nouvelle fois brûlé un exemplaire du Coran.
Ouvertement raciste et islamophobe, fiché S en France depuis 2020, l’homme a fait des autodafés de Coran son principal mode d’action politique. Cette fois-ci, il voulait dénoncer les négociation de la Suède avec la Turquie pour que Stockholm intègre l’OTAN.
Comment a réagi la Turquie ?
La seule autorisation donnée à cette manifestation anti-islam avait déjà suscité un incident diplomatique avec Ankara, qui a qualifié la provocation de Rasmus Paludan de « crime de haine manifeste » et annulé la visite du ministre suédois de la Défense Pål Jonson.
Ce dernier devait se rendre le 27 janvier en Turquie pour tenter de lever les objections d’Ankara à l’entrée de son pays dans l’OTAN.
Il s’agit du deuxième incident diplomatique depuis le début de l’année, après celui provoqué mi-janvier par des militants pro-kurdes ayant pendu par les pieds un mannequin du président Recep Tayyip Erdoğan devant l’hôtel de ville de Stockholm.
Le Premier ministre suédois Ulf Kristersson avait taxé ce « simulacre d’exécution » d’un dirigeant « démocratiquement élu » de « sabotage » de la candidature suédoise à l’OTAN.
En Turquie, plusieurs dizaines de personnes se sont rassemblées samedi en fin de journée devant le consulat de Suède à Istanbul en signe de protestation.
Oui. Le Maroc s’est dit étonné que les autorités suédoises aient permis cet acte « inacceptable » et « odieux », « qui s’est déroulé devant les forces de l’ordre suédoises ».
L’Algérie a aussi dénoncé un acte qui porte atteinte aux « valeurs de liberté qui fondent les sociétés » et « les principes fondamentaux des droits de l’homme », selon les termes des Affaires étrangères.
L’Indonésie, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ont également exprimé leur condamnation, comme le Conseil de coopération du Golfe (CCG) et l’Organisation de la coopération islamique (OCI).
« La liberté d’expression doit être exercée de façon responsable », a demandé Jakarta.
Pourquoi la Turquie bloque-t-elle l’adhésion de la Suède à l’OTAN ?
La Turquie reproche à la Suède de soutenir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation politique armée qui réclame l’autodétermination et l’indépendance des Kurdes.
Dans les années 1980, la guerre du PKK contre la Turquie s’est intensifiée, entraînant la mort de milliers de personnes et une réponse forte de l’armée turque.
OTAN, PKK et Olof Palme : une histoire compliquée entre la Turquie et la Suède
Certains membres du PKK ont commencé à fuir vers l’Europe et à créer des branches dans différentes villes européennes. La Suède, pays aux lois et règles particulièrement tolérantes envers les « réfugiés politiques et ethniques », est devenue une destination populaire.
Ce ne sont pas seulement des membres du PKK qui ont élu domicile en Suède. Des auteurs et intellectuels kurdes non affiliés au PKK s’y sont également installés.
Ankara réclame que Stockholm extrade jusqu’à 130 « terroristes » selon un chiffre avancé récemment par le président Recep Tayyip Erdoğan. Mais c’est la justice suédoise, et non le gouvernement, qui a le dernier mot sur les demandes d’extradition.
La Turquie « veut des choses que nous ne pouvons et ne voulons pas lui donner », a reconnu le Premier ministre suédois Ulf Kristersson début janvier, en référence à l’épineuse question des extraditions.
Comment sortir de la crise ?
Les négociations semblent dans une impasse. Le Premier ministre suédois a déploré dimanche un « acte profondément irrespectueux » : « Brûler des livres qui sont saints pour beaucoup est un acte profondément irrespectueux. Je veux exprimer ma sympathie à tous les musulmans qui ont été offensés par ce qui s’est passé à Stockholm », a affirmé le chef du gouvernement.
La perspective d’un déblocage avant les élections législatives turques prévues mi-mai est désormais très faible.
La Turquie doit maintenir sa position dans l’OTAN pour protéger ses intérêts
« On peut sans doute oublier maintenant une ratification turque avant les élections », a expliqué à l’AFP Paul Levin, directeur de l’Institut des études turques à l’Université de Stockholm. « D’une part, Erdoğan veut détourner l’attention d’une économie en mauvais état durant les mois précédant les élections. »
« De l’autre, des groupes en Suède qui sont contre l’OTAN et des partisans du PKK inquiets des assurances données par le gouvernement ont compris qu’ils pouvaient énerver le président turc en l’insultant et ainsi faire dérailler le processus d’adhésion », résume l’expert.
Le secrétaire général de l’OTAN, qui au printemps 2022 tablait sur une adhésion express de quelques semaines, pense qu’elle aura lieu en 2023 mais n’est pas en mesure de le garantir, a-t-il confié début janvier dans une interview à l’AFP.
L’avocat de « Charlie Hebdo » et le recteur de la Grande Mosquée de Paris confrontent, dans un entretien au « Monde », leurs visions de la religion musulmane et s’accordent sur la nécessité de séparer foi et politique.
Ils se sont autrefois opposés dans le prétoire. Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, défendait en 2006 l’hebdomadaire satirique face à Chems-Eddine Hafiz, conseil de la Grande Mosquée de Paris, lequel avait déposé plainte après la publication des caricatures de Mahomet. Une action dont le but « était surtout pédagogique », s’est justifié celui qui est devenu entre-temps recteur de la mosquée du Quartier latin : face aux manifestations de protestations qui éclataient à l’étranger, il s’agissait de « montrer qu’en France la justice est là pour arbitrer ». Aujourd’hui, les deux hommes de loi ne font pas mystère de leur estime réciproque et entendent défendre une même cause : le combat pour que la religion musulmane en finisse avec le fondamentalisme. Chems-Eddine Hafiz est d’ailleurs l’auteur du Manifeste contre le terrorisme islamiste (Erick Bonnier, 2021). Quant à Richard Malka, il vient de publier le Traité sur l’intolérance (Grasset, 96 pages, 12,50 euros). Loin de la diatribe à laquelle on aurait pu s’attendre, l’opuscule est un plaidoyer pour le savoir et la nuance, dans lequel l’auteur laisse transparaître en filigrane l’« affinité particulière » qu’il ressent pour la culture arabe.
Richard Malka, vous avez commencé votre plaidoirie du procès en appel de « Charlie Hebdo » en désignant « la Religion » comme accusée. Mais plutôt que de viser l’islam en bloc, vous prenez soin de distinguer un « islam des lumières » et un « islam des ténèbres ». Qu’est-ce à dire ?
R. M. : Pour préparer cette plaidoirie, j’ai fait un long voyage en islam, sujet autour duquel je tournais depuis quinze ans. Ce faisant, j’ai découvert deux visions de l’islam qui coexistent depuis l’origine de cette religion, et qui se sont opposées parfois très violemment. La première, que l’on appelle l’« islam des lumières », est celui de la raison, de la liberté, du savoir ; c’est l’islam qui, pendant des siècles, a dominé et préservé les lumières quand l’Occident était, lui, dans l’obscurité : c’est l’islam de Rhazès, l’un des pères de la médecine, de Geber, le père de la chimie, du philosophe Al-Farabi. C’est évidemment celui d’Avicenne, d’Averroès, d’Ibn Arabi et de tant d’autres. Mais il y a un autre islam, celui de la soumission, de la violence, de la terreur, d’un carcan de règles figées au VIIᵉ siècle et qui ne correspondent en rien à l’évolution du monde. Cette controverse est toujours d’actualité, en particulier en France, où le principe de laïcité rejette la radicalité religieuse peut-être davantage que dans d’autres pays. Il revient à chaque musulman de faire le choix de sa vision de l’islam.
Je pense, et en tout cas j’ai l’espoir, que l’islam des lumières représente l’avenir de cette religion. Un islam qui réfléchit, y compris sur lui-même. Un islam qui sait que, selon le Coran, « il n’y a pas de contrainte en religion », une vision complètement révolutionnaire au VIIᵉ siècle. Pourquoi n’est-ce pas ce paradigme-là qui fonde la lecture de l’islam ? Pourquoi lit-on l’islam à l’aune du verset de l’épée, qui sert d’argumentaire au djihad, et non à celui de l’absence de contrainte en religion ? Pourquoi tant de musulmans ignorent-ils que, dans le Coran, il n’est nullement prévu de condamnation à mort pour ceux qui se moquent de l’islam ? Pourquoi ne sait-on pas que les hadiths [recueil des paroles prêtées au Prophète] disent tout et son contraire, et que des dizaines de milliers d’entre eux ont été reconnus comme faux ou posent des problèmes d’authenticité ? Pourquoi n’historicise-t-on pas l’islam, à travers l’étude du personnage historique qu’est Mahomet et celle du Coran ? Ce sont des questions essentielles. Dans quelles conditions les versets ont-ils été prononcés ? L’historicisation s’oppose à l’autre vision de l’islam qui consiste à tout sacraliser, ce qui ouvre la voie à l’idolâtrie, celle qui permet la confiscation de l’islam par les radicaux. La clé pour y échapper, c’est la liberté de critique. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris écrivait lui-même cet été, dans sa lettre ouverte à Salman Rushdie : « Le jour où nous comprendrons que la critique de l’islam n’affaiblit en rien notre foi, commencera alors une nouvelle étape vers un possible progrès. » On ne peut pas laisser la définition de l’islam être dictée par un pays qui dissout un journaliste dans l’acide. Mais c’est pourtant la tendance actuelle. Est-ce cela, l’avenir souhaitable de l’islam ?
Chems-Eddine Hafiz, en tant que représentant d’une institution musulmane, ne trouvez-vous pas cette distinction entre bon islam et mauvais islam un peu trop manichéenne ?
C.-E. H. : L’expression « islam des lumières » reflète un passé qu’il faudrait mieux connaître, mais elle incarne surtout l’essence de l’islam, ses grands principes. L’islam est lumière. Il ne peut exister d’« islam des ténèbres ». Je préfère établir une distinction entre l’islam religion et l’islamisme, idéologie politique. Pour moi, les deux sont totalement distincts, même si l’idéologie politique forge son discours à partir des textes religieux. C’est toute la difficulté que nous avons : distinguer la lecture religieuse d’un texte sacré des lectures qui ne le sont pas. Pour cela, il faut rappeler que la révélation coranique s’est déroulée pendant une période de vingt-trois années ; la notion de contextualisation est importante.
Un autre élément fondamental concerne la traduction des termes employés dans le Coran. A l’époque de la révélation, la langue arabe n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui ; sa grammaire a commencé à être fixée un siècle après, d’où des ambiguïtés sur le sens de certaines phrases ou mots. Selon moi, des interprétations erronées ont complètement travesti le message divin et c’est à partir d’elles que des hommes ont créé, essentiellement pour des raisons de pouvoir, des courants de pensées auxquels l’islamisme s’est greffé. Prenons un exemple. L’interprétation du verset qui autorise prétendument un homme à frapper sa femme est sans doute erronée ; car, si le verbe employé comporte l’idée de frapper, il signifie aussi « mettre à l’écart ». Ce verset veut peut-être tout simplement dire que, en cas de désaccord, l’homme doit éviter sa femme. Le Coran propose une stricte égalité ontologique entre l’homme et la femme ; Khadija, l’épouse du Prophète, lui a d’ailleurs donné confiance dans sa mission de prophète. Ce n’est pas l’islam mais le système patriarcal qui, usant d’interprétations erronées, a par la suite été construit pour la dominer.
En résumé, je considère qu’à l’origine il n’y a qu’un seul islam, et que par la suite, certaines déviations ont été prises dans la recherche de pouvoir du gouvernant sur les gouvernés, de l’homme sur la femme, du croyant sur le non-croyant, etc. Les islamistes sont les héritiers de ces déviations.
La Mosquée de Paris a assigné l’écrivain Michel Houellebecq en justice, à la suite de ses propos tenus lors d’une discussion avec Michel Onfray. Jusqu’où peut aller la liberté de critique ?
C.-E. H. : Michel Houellebecq a tenu des propos d’une violence inouïe contre les musulmans de France. En les qualifiant de « voleurs » et d’« agresseurs » qui n’ont pas leur place dans la société française et en les opposant aux « Français de souche », il leur dénie leur citoyenneté. Cette essentialisation est inadmissible. Le législateur a prévu des limites à la liberté d’expression. Ce droit fondamental est exercé dans un cadre légal et tout dépassement engendre des sanctions judiciaires. Voilà pourquoi j’ai saisi les tribunaux. Mais le 5 janvier, à la suite de la proposition du grand rabbin Haïm Korsia, j’ai rencontré Michel Houellebecq, soucieux de ne pas fermer la porte au débat. Il a reconnu que ses propos étaient ambigus et a déclaré qu’il allait les reformuler pour une prochaine édition. J’ai donc convenu de suspendre le dépôt de la plainte jusqu’à la publication des textes modifiés.
R. M. : Michel Houellebecq est passé de la critique d’une religion – ce qui relève du droit absolu de chacun et ce pour quoi il a été relaxé par le passé – à la mise en cause d’un groupe de personnes, les musulmans, leur religion, ce qui peut relever des lois contre le racisme. Est-ce qu’en prêtant des souhaits aux « Français », il réalise une prospective ou une fausse distanciation rhétorique ? C’est une appréciation délicate. Mais, lorsque l’on est l’écrivain français le plus lu au monde, il me semble qu’on a l’obligation de ne pas hystériser des débats complexes par des généralisations qui n’ont aucun sens. Je ne sais pas ce que sont « les Français » et « les musulmans », dans le contexte où il emploie ces termes. Entre complaisance à l’égard de l’islamisme et raccourcis sur les musulmans, il y a quand même une troisième voie possible.
Richard Malka, vous dites que « les islamistes trahissent le Coran », qu’« il y a une place pour le libre arbitre, pour l’interprétation » dans l’islam. Est-ce le rôle d’un avocat de disserter sur la religion ? Ne devrait-il pas se concentrer sur le droit ?
R. M. : C’est le rôle de tout un chacun de s’intéresser à une religion pratiquée par 1,8 milliard de personnes. Le Coran parle de l’humanité entière : des musulmans, des chrétiens, des juifs, des polythéistes ou des mécréants qui, en retour, peuvent donc bien s’y intéresser. Dans les premiers siècles de l’ère musulmane, les juifs comme les chrétiens participaient d’ailleurs à l’interprétation du Coran et cela ne choquait personne. Il se trouve, par ailleurs, que je plaidais dans une affaire où le crime était commis au nom du prophète Mahomet, aux dires des terroristes. Pour aller au fond des choses, il fallait donc oser briser des tabous, mais en s’écartant des préjugés que l’on peut avoir quand on n’a pas étudié l’islam. Cela m’a amené à proposer cette lecture.
Seuls les musulmans décideront de ce que sera l’islam mais ce débat nous concerne tous. S’il y a forcément une part d’irrationnel dans une croyance, je pense que l’on ne devrait pas pouvoir concevoir une religion en dehors de la raison, comme le disait en substance Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne. Sinon, on s’engage dans une voie nécessairement toxique menant à l’obscurantisme, au fanatisme et aux privations de libertés. Ainsi, la question de la nature du Coran – susceptible d’être interprété ou pas selon qu’il est considéré comme la parole de Mahomet ou celle de Dieu directement – constitue une question centrale sur laquelle on disserte depuis quatorze siècles ; c’est la ligne de fracture qui existait, au Moyen Age, entre les mutazilites, représentants d’une école musulmane hyperrationaliste, et les hanbalites, ancêtres des wahhabites et des salafistes qui ont donné naissance à une vision radicale et sectaire de l’islam.
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Je comprends la réticence de Chems-Eddine à l’usage d’adjectifs pour parler d’islam. Ma crainte, c’est que ce qu’il appelle l’« islamisme » devienne l’orthodoxie. Au fond, nous disons tous les deux qu’il y a deux islams mais, quel que soit le nom qu’on leur donne, il y a un combat à mener pour faire prévaloir l’islam du savoir et de la spiritualité face à l’islam sectaire et politique. On manque sérieusement d’intellectuels musulmans diffusant une exégèse éclairée et accessible, alors que les tenants de l’islam sectaire écrivent beaucoup, souvent n’importe quoi et pour le plus grand nombre. Voltaire avait raison : « Il est honteux que les fanatiques aient du zèle et que les sages n’en aient pas. » Les sages doivent avoir du zèle pour défendre leur vision de la religion.
Le travail de pédagogie à entreprendre pour mieux faire connaître aux musulmans la richesse des débats théologiques de leur tradition n’est-il pas complexe à mener, entre la nécessité de ménager la base des croyants, attachés à une tradition que certains considèrent immuable, et la volonté de tenir un discours progressiste ?
C.-E. H. : Je ne cherche pas à ménager quiconque, bien au contraire. Les musulmans dans leur majorité ont soif de mieux comprendre leur religion, de mieux pouvoir l’expliquer aux autres, pour qu’elle soit aussi mieux respectée. En même temps, Richard Malka a raison, l’islam ne concerne pas que les musulmans. Je voudrais m’inspirer du mouvement de la Nahda (« l’éveil »), lancé au XIXe siècle par les penseurs Mohamed Abduh et Sayyid Al-Afghani, qui s’étaient rencontrés à Paris et voulaient proposer un renouvellement de la pensée de l’islam tout en préservant son dogme. Plus tard, Abduh a été grand mufti d’Egypte. C’est là la preuve que nous avons les instruments intellectuels, à Paris, pour reprendre cette réflexion.
Richard Malka peut participer à ce travail ; après avoir touché du doigt le discours islamiste, il ne cherche pas à dénigrer l’islam mais à relever le débat. Il faudrait pouvoir traduire en français Mohamed Abduh et d’autres, conduire un vrai travail de vulgarisation. Il ne s’agit bien sûr pas pour moi de diluer mes responsabilités ; en tant que recteur, je fais mon job, et les imams dont j’ai la responsabilité le font aussi. Mais ce travail nécessite le soutien des élites et de faire travailler ensemble musulmans, juifs, chrétiens, libres penseurs ou athées sur la place de l’islam dans la société française. Qu’au moins nous puissions tous être d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction à être citoyen français et musulman.
Les intellectuels musulmans vivant dans un contexte laïque pourraient en effet jouer un rôle crucial. Mais la perte d’influence de l’Eglise catholique en France ne risque-t-elle pas de donner l’impression aux pourfendeurs de la laïcité que cette réflexion aboutit à affaiblir le discours religieux ?
C.-E. H. : Je ne pense pas que la laïcité soit une cause d’affaiblissement des religions. Là où vous avez raison, c’est que les islamistes se sont approprié cette notion en l’assimilant à l’athéisme. Par conséquent, dans le subconscient de certains musulmans – y compris en France –, la laïcité est une forme d’athéisme. Cela fait partie des défis pédagogiques que nous devons relever.
Malheureusement, la faiblesse de nos structures musulmanes ne permet pas de donner aux enfants une éducation religieuse suffisante et ancrée dans la société française. Ce qui fait que bien des musulmans français ne disposent pas des instruments pour se prémunir contre les visions dévoyées de leur religion. Le gouvernement a eu raison de fermer certaines écoles coraniques enseignant une vision erronée de l’islam. Mais j’aimerais qu’on comprenne la nécessité de l’éducation religieuse comme l’on réhabilite l’apprentissage de la langue arabe. Pouvoir s’immerger dans les œuvres majeures de littérature arabe, ce serait donner aux jeunes musulmans des éléments qui élargissent leurs horizons vers le vivre-ensemble. Aujourd’hui, l’enseignement de l’arabe est corrélé à celui de l’islam, alors qu’il faudrait pouvoir l’apprendre indépendamment, pour qu’ensuite la langue, la culture, l’histoire servent à comprendre la religion.
R. M. : On se rejoint sur la nécessité d’inventer de nouveaux instruments de connaissance. Cela me rendrait très heureux que mon livre soit lu par des musulmans. Je ne me suis évidemment pas inscrit dans une démarche provocatrice. Mon seul souhait est de tenter de faire réfléchir. Puisque nous parlons du grand mufti Mohamed Abduh, je rappelle que, selon lui : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider. » Si seulement on s’en inspirait davantage… Il y a en France la plus grande communauté musulmane d’Europe, qui, dans sa majorité, ne veut que s’intégrer et pratiquer tranquillement. Sauf que ce n’est pas elle qu’on entend.
C.-E. H. : Ce que je dis à mes coreligionnaires, c’est de s’investir dans la vie citoyenne pour faire le bien, ce qui s’accorde avec les valeurs de l’islam, pour parler, exprimer aussi leur malaise, sans chercher à utiliser l’islam à des fins politiques en créant un parti religieux. J’organise régulièrement, à la mosquée, des rencontres entre les imams et des représentants d’autres cultes ou courants de pensée. Brisons les murs de l’ignorance pour pouvoir nous connaître, à l’instar du pape François qui est allé à la rencontre du grand imam d’Al-Azhar ou d’Ali Al-Sistani, leader de l’islam chiite.
R. M. : Lequel Sistani est un farouche défenseur de la séparation de la religion et de l’Etat. Cette pensée existe en islam. Sait-on que les mutazilites ont imaginé les prémices de la laïcité ? Mais, aujourd’hui, le discours de la laïcité, de la libre critique, de la liberté humaine au sein de l’islam n’a plus beaucoup d’avocats.
Justement, quelles personnalités incarnent selon vous cet islam souhaitable ?
R. M. : C’est toute la difficulté. Il y a une infinité d’islams à l’échelle du monde : soufi, malikite, kurde, alévi, chiite… En France, beaucoup d’intellectuels, d’Abdelwahab Meddeb à Mohammed Arkoun ou Malek Chebel, ont porté ce discours. Des voix existent, telle celle de Ghaleb Bencheikh, mais c’est comme si elles ne pénétraient pas vraiment. Peut-être parce que ces intellectuels – qui expriment une pensée courageuse sur le voile, l’homosexualité, les juifs, le blasphème, l’apostasie ou la libre conscience – n’ont pas le bon langage, souvent trop érudit ou universitaire.
C.-E. H. : Beaucoup de musulmans font ce travail et ce depuis le début de la révélation coranique, donnant lieu à des débats exhaustifs entre raison et foi, entre religion, science et philosophie. J’aimerais donner la parole aux imams qui participent à concevoir l’adaptation du discours religieux à la vie moderne, à la société française et à ses lois. C’est ce que ceux de la Grande Mosquée de Paris s’évertuent à faire depuis mon arrivée à la tête de l’institution. Nous devons passer à la phase pratique, car une religion qui ne se base que sur les interdits ne peut répondre aux besoins spirituels de notre époque. Les imams doivent être les architectes de ce chantier d’avenir. Dans notre société où nous avons à vivre ensemble, si nous ne donnons pas les moyens du dialogue, nous allons vers l’échec fatal. Il nous faut retrouver le sens de la fraternité.
Que vous inspire la révolution des femmes en Iran ?
R. M. : Ces femmes rejettent l’islam parce que tout ce qu’elles ont connu de cette religion, c’est la contrainte, l’enfermement, l’absence de liberté. Si l’islam n’est que cela, une partie de la jeunesse ne peut que le rejeter.
C.-E. H. : Les Iraniennes expriment un ras-le-bol. Certaines simplement au sujet du voile, mais beaucoup se posent la question de rester musulmanes face l’islamisme. Je veux dire à ces femmes qu’elles ont raison de réagir de la sorte. Pour moi, la femme est l’avenir de l’islam. Or tout ce qui est esthétique, lumineux dans notre religion n’existe pas dans leur contexte : tout y est péché. L’histoire nous prévient : lorsque les organisations religieuses cherchent à régenter les mœurs de manière autoritaire, elles le paient très cher.
Richard Malka, on ressent, à vous lire, un vif intérêt, voire une tendresse, pour l’islam. « J’espère que cela sera compris comme un message d’altérité », dites-vous à la fin du livre. La rédaction de votre plaidoirie a-t-elle conduit à une évolution de votre perception de l’islam ?
R. M. : J’ai une affinité particulière pour ce sujet, parce que la langue arabe est très présente en moi. C’est la langue de mes parents [juifs originaires du Maroc] et une partie de leur culture, et le Maroc est probablement le pays où j’irais vivre si je devais un jour quitter la France. Par ailleurs, je ne me suis jamais exprimé contre l’islam, mais pour la liberté d’expression et le droit au blasphème. Je suis athée mais réaliste ; dans notre monde, les religions jouent encore un rôle structurant.
J’essaie donc de penser la place des religions. Et cette place est réglée, précisément, par la laïcité, qui n’est pas un concept agressif – c’est une escroquerie de le faire passer pour tel –, mais qui, au contraire, permet une harmonie entre ceux qui croient, ceux qui ne croient pas, une vie ensemble. C’est ce qui nous permet de nous parler tranquillement, comme nous le faisons Chems-Eddine et moi. Nous sommes le symbole de ce que peut produire une société de débat comme la France, d’où un espoir pourrait naître si chacun s’éloignait de l’ignorance et des idées préconçues, islamistes ou nationalistes. C’est la connaissance qui apportera la nuance, la complexité, le doute raisonnable, et qui sera le rempart contre tous les fanatismes et toutes les radicalités. On parle ici de radicalité dans l’islam, mais il y a en a bien d’autres. Le temps est davantage aux radicalités qu’à la nuance dans tous les domaines, y compris politique. J’essaie d’être un avocat de la nuance.
Me plongeant dans l’histoire de l’islam pour préparer ma plaidoirie, j’ai découvert les travaux de l’islamologue Jacqueline Chabbi. On pourrait y passer une vie ; c’est l’histoire de l’humanité. C’est une autre manière de mener le combat, que j’aborde sous un angle qui n’est plus seulement juridique, mais aussi philosophique et culturel. Rejeter une religion dans son ensemble, cela signifierait renoncer à convaincre, renoncer à notre propre humanisme – même si cela doit être un humanisme militant, pour reprendre l’expression de Thomas Mann. Quel est l’autre choix : le conflit violent ? Je préfère combattre pour que l’islam retrouve son âge d’or. Dans les temps difficiles qui se profilent, nous avons besoin des musulmans, qui constituent une part importante de la communauté nationale et une richesse culturelle. Je crois vraiment qu’il peut s’allumer, en France, une étincelle d’universel pour inventer un nouvel islam connecté à sa grandeur passée qui a disparu avec sa radicalisation, car c’est la vocation philosophique de notre pays. La communauté musulmane française est en pleine maturation, et il ne manque peut-être pas grand-chose pour que le déclic se produise.
« Traité sur l’intolérance » : de l’histoire de l’islam et ses controverses originelles
« La religion est un sujet trop sérieux pour en laisser l’étude aux seuls religieux », déclare Richard Malka dans cet ouvrage, qui reprend pour l’essentiel sa plaidoirie prononcée le 17 octobre 2022 en appel du procès des attentats de janvier 2015. Se revendiquant de l’héritage de Voltaire et des Lumières, l’infatigable défenseur du « droit d’emmerder Dieu » – titre d’un ouvrage précédent – délaisse néanmoins la toge pour se faire historien. Parcourant le temps, il souhaite mettre au jour ce qui, dès les commencements de l’islam, portait en germe les ferments d’une lecture obscurantiste. Puisant notamment dans les travaux pionniers de l’islamologue Jacqueline Chabbi et du politologue Hamadi Redissi, l’avocat montre que les controverses originelles sur la nature du Coran ont scellé deux interprétations opposées de la religion. Deux interprétations qui continuent de s’affronter aujourd’hui.
Si cette incursion dans l’histoire peut de prime abord surprendre, sa lecture se révèle stimulante. Richard Malka parvient à condenser, dans cet ouvrage accessible à tous, les riches débats théologiques que l’islam nourrit depuis toujours, lesquels ne sont souvent connus que d’un public averti. Bien que l’ouvrage n’échappe pas à quelques simplifications, inévitables compte tenu de son format, il évite l’écueil d’essentialiser l’islam à un bloc monolithique et homogène. Connu pour ses prises de position sans concession lorsqu’il s’agit de défendre la liberté d’expression, Richard Malka livre ici une réflexion nuancée qui constitue une introduction efficace à l’histoire de l’islam.
Par Virginie Larousse
Publié aujourd’hui à 20h22https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/05/richard-malka-et-chems-eddine-hafiz-il-y-a-un-combat-a-mener-pour-faire-prevaloir-l-islam-du-savoir_6156790_3232.html.
Frédéric Boyer revient sur les propos tenus par Michel Houellebecq dans la revue Front Populaire, et pour lesquels la Grande Mosquée de Paris a annoncé qu’elle porterait plainte. L’auteur critique le romancier qui ne trouverait comme remède à son mal-être que « la désignation obsessionnelle d’un bouc émissaire.
Pourquoi ai-je été consterné par une telle haine des autres qui, dans son expression grotesque jusqu’au monstrueux, ne trahit qu’un profond sentiment de ridicule et de dépréciation de soi ? Dans le dernier hors-série de la revue Front populaire, et dans un entretien avec Michel Onfray, Michel Houellebecq estime que « le souhait de la population française de souche » est « que les musulmans cessent de les voler et de les agresser ». Et il ajoute : « Quand des territoires entiers seront sous contrôle islamique, je pense que des actes de résistance auront lieu. Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l’envers. »
Bouffonnerie abjecte du romancier, qui n’a d’autre refuge que la désignation obsessionnelle d’un bouc émissaire à son malaise, ses échecs, son désespoir. Ce bouc émissaire est celui que, plus ou moins secrètement, nous jalousons, que nous admirons et envions, jusqu’à déformer notre admiration au miroir de l’exécration.
Aveu de bêtise
Certains d’entre nous semblent ainsi fascinés par la terreur commise au nom d’un islam fanatisé. Leur effroi est fait d’une admiration noire, abominable, comme le négatif vengeur de leur propre dépréciation et de la haine du monde dans lequel ils vivent. Leur impuissance existentielle se retourne comme un gant sur la projection abjecte d’un islam en crise, et sur la confusion panique qui n’est qu’un aveu de leur bêtise et de leur défaite devant l’exigence de pensée et le courage d’affronter l’obscurité des temps.
Se complaire à annoncer « la fin de l’Occident », le désastre de « nos valeurs », ce n’est en rien désigner la cause de nos difficultés, ce n’est que l’alibi imaginaire, médiocre et pathétique, de notre propre impuissance à penser, à vivre, à désirer.
Fondamentalisme
La Grande Mosquée de Paris annonce porter plainte contre Michel Houellebecq. Je ne suis pas certain que ce soit forcément la réponse la plus efficace. Une condamnation ne serait qu’un dérisoire trophée de plus, qui viendrait alimenter la même haine grotesque et la même croyance en sa propre déchéance vécue par inversion comme une gloire imaginaire. La meilleure réponse serait de travailler collectivement à la déconstruction de tous les fondamentalismes, foyers de haine et d’incompréhension.
Les propos de Houellebecq relèvent eux-mêmes d’un fondamentalisme, par fascination et mimétisme inversé du fondamentalisme musulman (à la violence, n’avoir que la violence comme réponse) et, par extension, de toute pensée littérale, de toute négation du travail herméneutique sur les textes et sur la vie. Les propos de Michel Houellebecq ne sont pas simplement une « provocation à la haine contre les musulmans », mais une révélation de la haine qu’il se voue et de celle qu’il voue au monde dans lequel il vit. Et dont le musulman devient ici le bouc émissaire.
Un prodige de compassion
La violence de l’autre ne peut pas servir d’alibi à notre propre passion pour la violence jusqu’à confondre tous les autres dans cette passion mortifère, y compris nous-mêmes par haine de soi. Désigner un bouc émissaire ne suffit jamais à rétablir une identité perdue, elle-même fantasmée pour ne pas être confrontés à notre propre douleur et notre propre désastre. « Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur, par un prodige de compassion, et qu’importe d’en connaître ou non la force impure ? », déclarait Bernanos dans son roman La Joie.
Par ces temps délétères, ce qui nous manque le plus ce n’est pas la haine, qui se répand, hélas, comme le feu, mais « un prodige de compassion », capable d’ouvrir des voies inespérées jusque dans les impasses de la haine. Mais pour cela, il faut aussi avoir conscience du grotesque de notre propre peur et haine du monde.
Romancière et essayiste, Karima Berger signe un livre sur la part féminine de la religion musulmane. Née en Algérie, dans une famille où les femmes ne lisaient pas le Coran, l’auteure a découvert à l’âge de 20 ans son appétit de mieux connaître « le texte en direct ».
Elle partage aujourd’hui avec le lecteur occidental cette soif d’une « lecture libre » et sa volonté de comprendre ce qui fait vivre ensemble les hommes et les femmes en Islam. Pétrie de psychanalyse et de soufisme, Karima Berger revisite les figures féminines du Coran comme Khadîdja, Aïcha, Ève, Hagar et Marie.
Elle dissèque comment ces figures ont inspiré des mystiques, des poètes et des écrivains. Le lecteur est invité à suivre le fil de sa pensée, de ses références ainsi que son souhait de rendre l’Orient compréhensible à l’Occident.
Musulmane laïque, Karima Berger offre un essai entre exégèse coranique et plaidoyer en faveur de la rencontre interculturelle. Elle s’inscrit dans un mouvement récent de libération de la parole, au sein duquel de plus en plus de musulmanes interprètent les textes, les versets et les hadiths de manière dite « féministe ».
Elle aborde cet exercice nouveau et délicat avec son regard d’intellectuelle formée en France et dont la psychè demeure musulmane : « Alors je goûte et je bois ce que je peux, ce qui affleure, les traces sont ténues, je dois me baisser très bas, cela m’enseigne l’humilité et l’art du peu, je me défais de la goinfrerie à laquelle le monde libre où je vis désormais m’a accoutumée. »
Comme l’Arabe dans L’Étranger d’Albert Camus, l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini (1922-1975) fut lâchement assassiné sur une plage de la Méditerranée. Le natif de Bologne venait alors d’achever le tournage de Salò o le 120 giornate di Sodoma (Salò ou les 120 journées de Sodome) et envisageait de s’installer définitivement au Maroc. Préoccupé par l’achèvement de Pétrole, roman qu’on soupçonne d’être la cause de son assassinat, Pasolini se dirigea vers des horizons mentaux, poétiques et politiques qui l’éloignèrent totalement du monde romano-chrétien et d’une Europe qui, selon lui, avait perdu le sens du sacré. Sa rupture devint également totale avec les idéologies établies et émergentes (communisme, féminisme, mouvement de Mai 68, etc.), et le modèle de l’intellectuel progressiste, qui selon lui « accepte la démocratie sociale que lui impose le pouvoir » » uniquement pour exploiter les gens du peuple dans le but de mettre en place de nouveaux fascismes totalitaires se basant sur une société de consommation et de divertissement.
Ainsi, en écartant le progressisme de gauche et le développement de droite, Pasolini voulait se rattacher à un autre horizon civilisationnel dans lequel il trouvait le salut du monde moderne. Après la défaite arabe de juin 1967 face à Israël, il écrit :
Je jure par le Coran que j’aime les Arabes presque autant que ma mère. Je négocie actuellement l’achat d’une maison au Maroc et j’envisage d’aller vivre dans ce pays. Peut-être qu’aucun de mes amis communistes ne commettrait un pareil acte à cause d’une détestation ancienne, enracinée et inavouée à l’encontre des prolétaires opprimés et des pauvres…
Le pacte que Pasolini conclut avec les Arabes, en jurant sur leur livre sacré, peut être compris comme une sorte de nostalgie à son enfance misérable dans laquelle l’image de la langue maternelle est fortement présente. On lit dans un recueil de poèmes publié en dialecte frioulan (sa langue maternelle) en 1954 un poème intitulé « L’Alliance coranique » :
[...] À seize ans J’avais un cœur rugueux et inquiet des yeux comme des roses incandescentes et des cheveux comme ceux de ma mère […]
Pourquoi le turbulent garçon chercha-t-il refuge auprès des ennemis de Dante en les préférant aux Grecs ? Comment fit-il de son œuvre cinématographique une allusion archéologique et onirique dans les contrées arabes ? Et que cherchait-il ainsi nu lors de ce pèlerinage tragique qui le conduisit à la mort ?
LES IONIENS ET LES GRECS
Contrairement à ce que suggèrent certaines études postcoloniales, Pasolini n’aborda pas les contes et les spécificités arabes uniquement parce qu’il s’agissait d’un domaine vierge, épargné par les outils de la modernisation et des stratégies néolibérales, mais parce que ce monde constituait pour lui l’autre absolu, une forteresse éthique et esthétique exceptionnelle des opprimés du pourtour de la Méditerranée. C’est ainsi que Pasolini distingua entre les Ioniens et les Grecs, tout comme les Arabes l’avaient fait avant lui, et manifesta son penchant pour le mythe arabe. Il déclare dans une interview radiophonique :
Je ne me suis pas intéressé à la mythologie grecque parce qu’elle était devenue d’une certaine façon celle d’une classe, et je ne parle pas ici de l’époque de Sophocle […] Quant à la mythologie arabe, elle est restée populaire sans devenir l’expression culturelle d’une quelconque classe dominante. En guise d’exemple, on ne trouverait pas un Jean Racine arabe…
Cette déclaration est une critique évidente de ce qu’il qualifie comme la mainmise d’une classe sur un patrimoine commun. Les mythes arabes sont restés oralement diffusés auprès du grand public, contrairement à la mythologie grecque, monopolisée par la bourgeoisie occidentale qui l’enferma dans les académies, les opéras, les théâtres et les romans.
Pasolini réduisit la distance entre les mondes antique et moderne à travers le cinéma comme une sorte de « traduction par l’image », une sous-traduction des corps, des sentiments et des conflits, éparpillant les lieux et les temps, manipulant les cartes du nord méditerranéen et du sud. Ainsi il tourna Jérusalem à Matera, Athènes à Ouarzazate, la Thessalie à Alep, Florence à Sanaa… Entre 1963 et 1969, au sein de ce que nous appelons ici la trilogie tragique arabo-grecque, Pasolini voyagea d’abord en Palestine et en Jordanie à la recherche de décors pour tourner L’Évangile selon Saint Matthieu (1964), sans trouver ce qu’il cherchait. Les colonies sionistes avaient couvert la mémoire du Christ et entamé l’effacement des traces de sainteté et de la pauvreté du temps du Nouveau Testament.
Des années plus tard, Pasolini partit pour le Maroc pour réaliser son film Œdipe Roi (1967). Dans une interview avec Alberto Arbasino, il déclare :
Le tournage d’Œdipe a eu lieu au fin fond du Maroc, un pays doté d’une architecture millénaire et ravissante, sans lampadaires et donc sans tous les tracas du tournage de L’Évangile selon Saint Matthieu en Italie. Bien sûr, tout cela avec des roses et une nature verte et merveilleuse, et les amazighs ont le teint presque blanc, mais ils sont « des extra-terrestres », anciens, comme c’est le cas du mythe d’Œdipe chez les Grecs…
Selon Pasolini, l’ancrage des mythes anciens n’est plus possible dans le paysage contemporain de l’Occident dont la splendeur du passé ne s’accorde pas avec le nouveau visage de l’Occident capitaliste, pas dans la langue de ses peuples imprégnés de mode, ni dans sa pâle métropole de béton. Même son rapport au cinéma est devenu celui du spectacle, pas un moteur culturel révolutionnaire pour les peuples.
Dans le film Médée (1969), Maria Callas, la célèbre cantatrice d’Opéra apparaît dans le rôle de la magicienne grecque et se venge de son mari infidèle en tuant leur propre progéniture. En demandant à Callas de jouer ce rôle, le geste de Pasolini est loin d’être innocent et gratuit. Il dépouilla la star gréco-américaine évoluant dans les milieux bourgeois de la modernité et la revêtit des attraits du désert : élégante et stricte en robes brodées, parfois simples et parfois sublimes, comme si elle était la reine de Saba, itinérant dans la section hellénistique de la citadelle d’Alep. En 1971, Pasolini travailla sur le livre Le Décaméron de Giovanni Boccace, et envisagea à nouveau de le tourner loin de l’Europe, entre le Yémen et Naples. Pasolini dit :
Lorsque j’étais en train de tourner des scènes du Décaméron au Yémen, l’idée des Mille et une nuits m’est venue, une idée complètement abstraite […] Au Yémen, on sent un souffle très profond de fantaisie vous venir de cet urbanisme étonnant […] Une fois rentré, je me suis mis à lire très attentivement Les Mille et une nuits. Ce qui m’a le plus attiré dans ma lecture, c’était la complexité des contes, leur imbrication les uns dans les autres, la capacité infinie de narration, raconter pour raconter, et s’arrêter à chaque fois sur un détail surprenant et l’atteinte du paroxysme de l’envie de raconter, et puis l’absence d’une fin quelconque…
VOYAGES D’HIVER ET D’ÉTÉ
À la lisière entre l’alphabet et l’image, Pasolini créa ce que l’on peut considérer comme un genre documentaire particulier appelé « notes ». Ce genre s’appuie sur un scénario devenu un point de tension où se heurtent le système des lettres et le système cinématographique, et le conflit s’intensifie entre la stylistique de la littérature et le scénario en tant que document interstitiel et esthétique, renvoyant à la trame cinématographique. Un scénario, selon Pasolini, est une structure qui renvoie à une autre. Nous pouvons classer un ensemble de ses œuvres dans cette perspective, y compris Un Voyage en Palestine (1964), Notes pour un film sur l’Inde (1968), Notes pour un poème sur le tiers-monde (1968), Carnets de notes pour une Orestie africaine (1970), Les Murs de Sanaa (1971), et également La Rage (1963) et Enquête sur la sexualité (Comizi d’amore) (1964) qui sont plus proches de la documentation d’archives et le dialogue, bien que le ton adopté par le premier s’apparente à un communiqué protestataire et polémique ponctué d’une poésie tendue et acérée.
Dans son court métrage documentaire Les Murs de Sanaa, achevé en une journée, alors qu’il tournait Le Décaméron, Pasolini réitère ses piques contre la modernité et l’urbanisation industrielle. Avec une simplicité limpide et acerbe que certains lui reprochent de ne pas l’avoir fait à propos de la géographie sacrée de Jérusalem, il célébra une civilisation immémoriale craignant pour sa disparition. Dans son commentaire audio sur les scènes de Sanaa et des machines de l’entreprise chinoise pénétrant dans son désert, annonçant une modernisation supposée, il déclare :
On ne peut plus, à présent, sauver l’Italie, mais le sauvetage du Yémen est encore possible […] Nous exhortons l’Unesco à secourir le Yémen et le préserver de la destruction qui a en fait commencé avec les murs de Sanaa. Nous lui demandons d’aider le peuple du Yémen à sauvegarder son identité qui est d’une valeur inestimable […] Nous l’invitons à chercher le moyen de faire prendre conscience à cette nouvelle nation que sa patrie est une des merveilles de l’humanité et de la protéger pour qu’elle reste telle quelle. Nous l’appelons avant qu’il ne soit trop tard, à convaincre les classes dirigeantes que l’unique trésor du Yémen est sa beauté […] au nom des gens simples qui sont restés purs du fait de la pauvreté, au nom de la grâce d’antan fois, au nom de la grande puissance révolutionnaire du passé.
De l’Inde qu’il visita en compagnie de son ami intime Alberto Moravia, Pasolini se rendit ensuite en Palestine et au Yémen. Il explora également les gorges de l’Ouganda et de la Tanzanie où il tenta de donner une version africaine des tragédies d’Eschyle. En Palestine, le latin qu’il était semblait déchirer entre deux pauvretés : la pauvreté des Juifs dépêchés par le sionisme, faisant d’eux les zombies du récent État militaire, et la pauvreté des Palestiniens vaincus, aux traits bédouins flétris, et des oreilles sourdes à l’appel de la révolution. Pasolini n’est pas resté neutre, comme certains l’ont cru, mais il chargea son recueil Poèmes en forme de rose d’exprimer son opinion complexe et ambiguë. Entrant dans la peau d’un juif immigré, il dit :
Retourne, oh retourne à ton Europe En me mettant à ta place Je ressens ton désir que tu ne ressens pas.
Pasolini n’aimait pas les Arabes de son temps, et sans les favoriser non plus idéologiquement aux dépens des juifs, il trouva des affinités avec eux à travers leur civilisation passée si étrangère à la révolution industrielle. C’est pourquoi il défendit cette civilisation dans aspect féodal et médiéval, au point qu’il déclara un jour, en marge d’une activité cinématographique à Poitiers, qu’il voulait la victoire des musulmans à la Bataille du Pavé des Martyrs (732 apr. J.-C.) sur les armées de Charles Martel, c’est-à-dire que Pasolini regrettait que les Arabes n’aient pas étendu leur influence sur toute l’Europe, une position adoptée par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche.
Quant à Notes pour un poème sur le tiers-monde (1968), il resta un projet inachevé. Pasolini voulut que ce film hybride, situé entre documentaire et fiction, qu’il fût une œuvre transcontinentale, des religions et de la faim de l’Inde au choc de l’argent et des races en Afrique noire, en passant par le nationalisme et la bourgeoisie dans le monde arabe, puis la guérilla en Amérique du Sud, finissant par l’exclusion et de la violence au sein des ghettos noirs aux États-Unis. Les événements du film commencent et se terminent dans le désert du Sinaï, après la guerre israélo-arabe de juin 1967. Dans un vide rempli de fer et de feu, parmi les chars et les avions détruits, s’entassent des milliers de cadavres en lambeaux. Ce sont les corps des Arabes après le désastre. La caméra s’approche d’un cadavre et le corps commence à ressusciter. C’est le corps d’un jeune homme que Pasolini nomma Ahmed. Le jeune homme semble dormir, puis il se réveille, prêt pour la conversation. Pasolini choisit Assi Dayan, fils de Moshe Dayan, chef d’état-major général israélien, pour jouer le rôle de l’Arabe. Dans le même film, l’arabe et l’hébreu se superposent, les terres occupées transformées par le pouvoir colonial en État industriel, se superposent aussi aux villages de bédouins marginalisés et dévorés par le désir de vengeance. Le corps d’Ahmed, et par la même occasion celui d’Assi Dayan, revient à son état premier : amputé et couvert d’ecchymoses et de coupures. À ce titre, Pasolini voulut condamner toutes les formes de patriotisme qui privent les jeunes de vie et d’avenir pour des raisons historiques et idéologiques…
À PROPOS D’UN SAINT DONT PERSONNE N’ATTEND LE RETOUR
Jusqu’à ses derniers jours, Pier Paolo Pasolini continua à rechercher la sainteté dans le style et la justice dans l’existence par l’intermédiaire de la littérature et du cinéma, et ses positions décisives qui sont indivisibles et interprétatives. Refusant toute forme d’intelligentsia, l’auteur de la Divine Mimésis (1975), malgré les menaces et les poursuites judiciaires, ne cessa de pointer du doigt les failles du progressisme et les dangers du capitalisme. Il aborde également, dans des articles polémiques publiés par le journal milanais Corriere della Sera au début des années 1970, ce qu’il trouvait dans un recul moral et éthique de la société italienne : il s’en prit à la mode des cheveux longs, des jeans, à l’avortement et au divorce. Loin des tentatives contemporaines de le kidnapper et d’en faire une icône publicitaire de l’homosexualité, de la débauche bon marché et des constructions artistiques faciles, Pasolini est fidèle au matérialisme de la réalité dans la brutalité de ses rancunes et de ses querelles, c’est-à-dire dans sa dialectique créative amère, et ne s’empêche pas de dénoncer les illusions de liberté. Le Décaméron est basé sur l’éloge d’Éros, pas sur le sexe et l’hilarité. Pasolini dit : « J’ai réalisé tous ces films pour critiquer indirectement l’époque actuelle, cette époque industrielle et de consommation que je n’aime pas. »
Après Le Décaméron (1971) et Les Contes de Canterbury (1972), Pasolini conclut sa trilogie de la vie avec La Rose des mille et une nuits (1974), un film qui consacre sa fascination pour les contes arabes. Il y emploie un récit graphique plein d’érotisme et de poésie, dans des scènes grandioses des collines, d’habits et de corps naïfs trahis. Pourtant, quelques mois avant sa mort, il renia cette trilogie de la vie, et inaugura le début de la trilogie de la mort. Avec Salò ou les 120 journées de Sodome (1975), Pasolini plaça l’horreur de l’univers du marquis du Sade au centre du conflit intellectuel et politique avec la démocratie chrétienne en Italie, l’accusant de s’allier à la mafia, et de laver le cerveau des citoyens en utilisant la télévision comme arme divulguant la banalité et l’asservissement.
Pasolini se retira dans un château médiéval, dans la région de Tosha, pour terminer son roman Pétrole (1975). Le texte comprenait un chapitre intitulé « Lumières sur l’Agence nationale des hydrocarbures (ENI) », dans lequel il évoquait les coulisses du meurtre de son directeur, Enrico Mattei, et énumérait même les noms de responsables politiques impliqués dans la corruption. Après avoir été assassiné dans la nuit du 2 novembre 1975, le chapitre connu du manuscrit du roman a été perdu, et lui-même fut retrouvé mutilé comme le corps de l’Arabe Ahmed après la déroute de juin 1967.
EnquêteEn s’intéressant à ce haut lieu de l’islam en France, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin racontent en creux un échec. Celui de l’Etat français, qui rêvait de faire de cette institution l’unique représentante d’une religion de plus en plus protéiforme.
Des limousines aux vitres fumées, des chauffeurs qui s’empressent, des portières qui claquent. La semaine dernière encore, Azali Assoumani, le nouveau président des Comores, a souhaité, juste après sa visite à l’Élysée, rencontrer le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur. Le vendredi, il n’est pas rare de voir un ballet de voitures diplomatiques déposer, devant l’imposante entrée de style mauresque, des conseillers des ambassades du Qatar ou d’Arabie saoudite. Les jardins à l’andalouse et les cours intérieures à colonnes en stuc se souviennent aussi de la visite, il y a quelques années, du dalaï-lama, ou de l’apparition de Rania de Jordanie, accompagnée de Cécilia Sarkozy. La reine avait fait sensation et la presse people avait dépêché, pour la première fois, ses paparazzis à la Grande Mosquée de Paris, dans le 5e arrondissement.
Tous les ministres de l’intérieur ont défilé devant les caméras, lors des cérémonies de rupture du jeûne à mi-ramadan. De Charles Pasqua à Brice Hortefeux, de Jean-Pierre Chevènement à Bernard Cazeneuve, les voici sur les photos d’archives, comme une longue procession, un peu contrainte, qui raconterait une facette de l’histoire de la République. Les présidents français s’y rendent aussi, à l’exception de François Mitterrand qui ne manqua pourtant jamais d’adresser aux trois recteurs qui se succédèrent pendant ses deux septennats ses vœux pour les fêtes de l’Aïd.
Le 9 avril 2002, quinze jours avant le premier tour qui allait lui opposer Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle, c’est là, au milieu des mosaïques bleues et ocre que Jacques Chirac condamne solennellement « la haine raciale et religieuse », appelant les Français à la « vigilance » contre ce qu’on ne nommait pas encore « islamophobie ». Le 5 octobre de la même année, c’est aussi ici que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, force les responsables musulmans à concrétiser la mise en place du Conseil français du culte musulman (CFCM), lancée par Jean-Pierre Chevènement. Ce fameux CFCM à la tête duquel il bombarde un an plus tard le recteur de la Mosquée de Paris, sans comprendre que Dalil Boubakeur ne parviendra jamais à fédérer des communautés disparates et minées par leurs rivalités.
L’écrin rassurant d’un islam modéré
Chefs d’État, ministres, évêques, rabbins, pasteurs, la Grande Mosquée a parfois des airs d’ambassade, de salon mondain ou de palais du gouverneur. On y vient tout régler, dès qu’il s’agit d’islam. Comme si, aux bords de l’exotique Jardin des plantes, l’étincelant édifice incarnait à lui seul les défis et les contradictions de la deuxième religion de France. Comme si ce témoignage architectural d’un empire colonial disparu offrait un écrin rassurant pour s’adresser aux nouvelles générations de musulmans que la France peine à appréhender. Une mosquée symbole, un point fixe dans le tourbillon d’anathèmes, de parjures, fatwas ou menaces contre les fidèles qui encerclent désormais l’islam.
Recteur de la Grande Mosquée depuis 1992, Dalil Boubakeur, 75 ans, fils d’Hamza Boubakeur, déjà recteur, a toujours navigué entre les compromis passés avec une République qui voyait en ce « Voltaire de l’islam », comme il s’est longtemps lui-même désigné, un dignitaire idéal. Pourtant, il se déplace avec deux gardes du corps. En novembre 2010, quatre jeunes apprentis djihadistes grandis à Paris avaient repéré dans les moindres détails la configuration de la Grande Mosquée. Ils voulaient tuer le recteur, jugé traître à Allah parce que partisan d’un islam trop modéré. Autrefois, dans des temps plus calmes, il parlait avec érudition de Descartes et faisait distribuer l’éloge de Mahomet par Lamartine dans une méconnue Histoire de la Turquie. Désormais, les médias l’interrogent sur le terrorisme ou sur la formation des imams.
Aimable et parfois mondain, il aurait voulu incarner un islam conciliant, se contentant de recevoir les fidèles comme le ferait un juge de paix. Longtemps, d’ailleurs, il a cru jouer ce rôle. 11 septembre 2001. L’écrivain Michel Houellebecq vient de publier Plateforme et confie à un magazine, à l’occasion de la sortie de ce nouveau roman, que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam ». Flammarion s’inquiète pour son auteur. Raphaël Sorin file place du Puits-de-l’Ermite pour trouver un arrangement. « Il ne s’agissait pas d’excuses, raconte aujourd’hui l’ancien éditeur du Prix Goncourt. Je voulais dire à la Mosquée de Paris que je préférais mille fois un procès qu’une bombe. » Le matin du 11-Septembre – l’épisode sera quelque peu occulté par l’attentat contre les tours jumelles du World Trade Center… –, l’éditeur présente à l’islam de France ses « regrets » après les « dérapages et propos inconsidérés » de Michel Houellebecq.
Aux soldats musulmans, la République reconnaissante
À force de jouer les PC de crise, on en oublierait presque que la Mosquée de Paris est un lieu de culte. On la repère en levant la tête vers son minaret de 33 mètres de hauteur. Coincée entre le Jardin des plantes et la place Monge, dans un dédale de rues à angles droits, la Mosquée dévoile d’un coup aux visiteurs ses façades blanches fraîchement restaurées : pas de panneau pour l’annoncer. La lourde porte de bois sculptée ouvre sur un décor des Mille et une nuits : le jardin intérieur, des arches sculptées avec entrelacs et rinceaux, la douce fontaine carrelée de turquoise. « Le hasard a voulu que ce soit moi qui, lorsque je travaillais pour l’Office français de l’immigration et de l’intégration [OFII] au Maroc, aie tamponné les visas des zéligeurs qui venaient la rénover », raconte Sami Boubakeur, le fils du recteur, aujourd’hui responsable du Bureau de l’OFII à Lyon. Rien à voir avec l’architecture contemporaine de la mosquée de Lyon, inaugurée soixante-dix ans plus tard, en 1994, ou avec le projet de mosquée dans les quartiers nord de Marseille aujourd’hui abandonné.
La Grande Mosquée de Paris a été inaugurée en 1926 par Édouard Herriot. « Paradoxalement, ce sont les radicaux et les francs-maçons qui ont poussé le projet et convaincu le président du Conseil, Aristide Briand, qu’il conforterait ainsi le loyalisme des millions de musulmans de l’Empire colonial français, dont ces centaines de milliers qui se sont battus aux côtés de la France alors que l’Empire ottoman était l’allié de l’Allemagne », raconte Didier Leschi, ancien responsable des cultes au ministère de l’intérieur.
La loi du 19 août 1920, dont Herriot est le rapporteur, ouvre un crédit exceptionnel de l’État – 500 000 francs – tandis que le Conseil de Paris vote une subvention de près de 2 millions de francs à la Société des habous et des lieux saints de l’islam, créée en 1917 pour organiser le pèlerinage des ressortissants musulmans de l’Empire colonial français, en particulier des soldats, et qui régit aujourd’hui encore la Mosquée. « Elle est tout de suite devenue le lieu où s’exprimait le faste colonial, regrette le philosophe algérien et spécialiste des religions Malek Chebel. Elle aurait pu être un trait d’union entre deux civilisations, orientale et occidentale, mais cette mission a été escamotée par le prestige qu’en a tiré le pouvoir en place. »
Le 15 juillet 1926, devant les plus hautes autorités de l’État, il y avait eu des lâchers de colombes, des charmeurs de serpents, le sultan du Maroc et le bey de Tunis, et des rangées de radicaux, laïcards et francs-maçons, pour célébrer le « geste de la France à la religion musulmane ». Grand amateur de théâtre et auteur de poèmes érotiques, le recteur Si Kaddour Benghabrit avait inauguré le restaurant, les bains et le bazar aujourd’hui oublié de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, comme un souk donnant sur le Jardin des plantes. Et il avait ouvert sa cave à champagne, qui deviendra l’une des plus fabuleuses de Paris.
« Il ne montera vers le beau ciel nuancé de l’Île-de-France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses », avait sagement expliqué le maréchal Lyautey lors de l’inauguration des travaux. « Plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir », rétorqua Charles Maurras dans L’Action française, à propos du nouveau minaret. Il sera le seul dans Paris et reste le plus haut de France. Les premiers jours, un muezzin a tenté d’annoncer la prière, se souvient un riverain très âgé, qui le tient de ses parents : le quartier, si tranquille, a été frappé de stupeur. Pierres, sifflets… Sur les échafaudages des HBM (ces « habitations à bon marché » de brique rouge dessinées par les architectes des premières cités-jardins), place du Puits-de-l’Ermite, des ouvriers rigolards avaient eu raison du malheureux muezzin, qui n’osa plus jamais chanter. Mais la Mosquée ne fut plus contestée.
Va-et-vient de fidèles
Ramadan, départ au pèlerinage de La Mecque, fêtes de l’Aïd… Dans les années 1960, avant que n’ouvrent deux salles de prière sur le site même des usines, à Boulogne-Billancourt, les ouvriers de Renault se rendent en grappe jusqu’à la Mosquée. Le vendredi, l’équipe de l’après-midi termine le travail une heure plus tôt qu’à l’habitude, celle du soir prend la chaîne une heure plus tard et on s’en va entre hommes, puisque les familles sont restées en Algérie, pour la grande prière. Des processions que le Prix Nobel de littérature Claude Simon, rivé comme un voyeur derrière sa fenêtre du 3, place Monge, décrit dans Le Jardin des plantes : défilés d’hommes aux « longues robes de rois » qui s’engouffrent dans le métro de la place pour regagner « ces quartiers ou ces banlieues où personne ne va jamais », raconte-t-il, dans une vision très « musée des colonies ».
« Mosquée cube vide », écrivait encore Claude Simon il y a vingt ans. C’est aujourd’hui l’une des mosquées les plus fréquentées de France, la plus importante de Paris : la belle endormie s’est trouvée réveillée par les fidèles. Pour la dernière fête de l’Aïd, début septembre, plus de 12 000 d’entre eux ont foulé les tapis disposés dans la cour et les salles de prière. Depuis quelques mois, le vendredi, la foule déborde parfois devant l’entrée, sur le trottoir de la rue de Quatrefages. Les autres jours, un ballet de taxis tournoie autour du square : les chauffeurs s’y garent dix minutes, lumière verte au plafond, comme un bouquet de veilleuses, le temps d’une des cinq prières de la journée. « Il y a un grand retour de l’islam dans le métier », confirme Zouhaier Ben Ghorbal, chauffeur et pratiquant régulier.
ll a fallu aussi réserver deux salles de prière pour les femmes. Jusque-là, elles priaient dans la grande salle commune, derrière un rideau les séparant des hommes, puisque la tradition musulmane interdit aux deux sexes de se mélanger. Leur relégation dans un entresol a suscité en 2013 la très vive réprobation d’un collectif de musulmanes, à l’origine d’une pétition protestant contre « l’invisibilisation des femmes dans les lieux de culte ». Ces « sœurs », des « activistes féministes islamistes inconnues des fidèles réguliers », affirma le rectorat, tentèrent d’entrer en force dans la grande salle de prière, provoquant un début de bagarre comme on n’en avait jamais vu ici.
Dans le fauteuil en cuir de son bureau, où il reçoit invariablement autour d’un thé à la menthe, Dalil Boubakeur assure aujourd’hui que « l’homme musulman s’est mis hors de l’Histoire, laissant à la femme la possibilité de rattraper le temps perdu », mais il n’apprécie pas ces militantes d’un genre nouveau qui revendiquent un islam plus politique et plus visible.
Ce fervent chiraquien, dont le cœur n’a jamais penché à gauche et qui affirme un « amour barrésien, presque maurrassien de la France », ne cache pas le mépris que lui inspirent ces nouveaux adeptes d’un islam plus rigoriste. Comme la Ve République avec laquelle il se confond, il a mis des années à comprendre l’influence grandissante de ces « barbus ignorants ». Il les a pourtant vus apparaître à la fin des années 1960 : « Des militants de Foi et Pratique, ce mouvement tabligh qui prône une interprétation littérale du Coran, sont arrivés à Paris.Mais, voyant qu’ils n’auraient pas la main sur la Mosquée, ils sont partis fonder leur propre lieu de prière à Belleville. »
À l’épreuve d’un monde en pleine ébullition
À l’époque, l’État français ne s’en préoccupe pas. Personne, au sein de l’administration française, n’a la moindre idée de ces nouveaux intégrismes puisque, au cœur du 5e arrondissement, l’islam a toujours le visage tranquille et avenant du restaurant de la Mosquée où l’on sert loukoums à la rose et cornes de gazelle à l’ombre des figuiers. Le couscous et les tajines se dégustent sur de grands plateaux dorés, comme le font Serge Gainsbourg et Jane Birkin dans Slogan (1969), film de Pierre Grimblat qui voit naître les amours du couple mythique. « La France ne savait pas quel islam elle voulait ni surtout quel islam elle ne voulait pas », regrette encore Boubakeur.
Une vingtaine d’années plus tard, la guerre civile déchire l’Algérie. Le Groupe islamique armé (GIA) cherche à renverser le pouvoir d’Alger et menace le recteur qui est, à ses yeux, l’un de ses représentants en France. Formellement désigné par la Société des habous et des lieux saints de l’islam, le recteur fait toujours l’objet d’un accord entre l’Algérie et la France. Dalil Boubakeur devient la cible de tracts menaçants et très renseignés, signe d’une infiltration sérieuse du personnel de la Mosquée. « Notre cuisinier, un jeune type avec qui je jouais au football, les informait », raconte aujourd’hui son fils Sami.
Pour la famille Boubakeur, la menace n’est qu’une des ondes de choc du conflit algérien. Le recteur, ancien élève du lycée Louis-le-Grand, marié à une Auvergnate avant de devenir cardiologue à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, et membre de l’ordre des médecins, se sent totalement français. Et, au fond, bien loin de ces nouveaux dévots que, grand lecteur de Molière, il compare à Tartuffe. « Il paraît que parfois il va manger à l’Hippopotamus », murmurent, indignés, les fidèles qui vont acheter leur viande à la boucherie halal de la rue Larrey.
Dalil Boubakeur est un joueur d’échecs et un homme prudent par nature. Mais le recteur de la Grande Mosquée de Paris donne souvent l’impression que son monde s’est arrêté au XXe siècle, celui des orientalistes et des universitaires arabisants qui l’entouraient au mariage de son fils. Plus Algérie française qu’Algérie indépendante, alors qu’une partie de l’islam revendique sa puissance et que sa mosquée se remplit de croyants qu’il ne connaît plus et qui ne le reconnaissent plus. « L’assemblée des fidèles se modifie, convient Sami Boubakeur qui prévient d’emblée qu’il n’envisage pas de succéder à son père. Ils sont plus jeunes, plus fervents, se déplacent en famille avec les enfants, portent souvent le kamis et gardent sur le front la Tabaâ », la marque de ceux qui se prosternent fréquemment.
Dalil Boubakeur, lui, continue de se présenter plus volontiers comme un rationaliste que comme un homme de foi : « Si c’est pour croire en ce que les ignorants croient, certainement pas ! Je suis un bon musulman, mais moderne, formé par mes maîtres laïcs de l’école française. Comme disait le théologien réformiste Mohamed Abdou, “il faut avoir moins de religiosité et plus de culture”. » Il assure avoir appris le Coran, mais aussi « les mathématiques, la littérature française, l’anglais, l’allemand. »
« Je n’ai jamais vu Boubakeur dans un bain de foule. Le problème c’est qu’il est le lien avec l’État, pas avec les fidèles. C’est une relation de servitude. Voilà pourquoi il ne peut être populaire. » Un essayiste spécialiste du monde arabe
Lieu de culte du passé alors que les musulmans sont de plus en plus jeunes, symbole de l’islam pour l’État français alors que, depuis 2003, la Mosquée de Paris reste systématiquement minoritaire dans les élections au CFCM. « Je n’ai jamais vu Boubakeur dans un bain de foule, observe un essayiste spécialiste du monde arabe et bon observateur du microcosme musulman parisien. Le problème c’est qu’il est le lien avec l’État, pas avec les fidèles, contrairement, par exemple, aux représentants de la communauté juive, qui font remonter au pouvoir peurs et inquiétudes. Il exprime la loyauté de l’islam à l’État, répète ses préoccupations – aimer la République, respecter la loi. C’est une relation de servitude qui est instaurée. Voilà pourquoi il ne peut être populaire. » Publiée en septembre par le Journal du dimanche, la vaste enquête menée par l’Institut Montaigne indique que les musulmans se retrouvent bien plus dans le prédicateur Tariq Ramadan (37 %), réputé proche des Frères musulmans, que dans le patron de la Mosquée de Paris (16 %), que beaucoup ne connaissent pas. Confronté une fois à ce dernier, lors d’un débat au Parlement européen, le recteur avait vite été balayé par la verve et la rhétorique habile de Ramadan. « Aujourd’hui, regrette Boubakeur, une voix libérale comme la mienne se perd dans le marasme ambiant. »
Parisien quand la plupart des musulmans vivent dans les banlieues, issu d’une famille de grands bourgeois cultivés quand la plupart de ses fidèles peinent dans leur vie quotidienne, il ne parvient pas à s’adresser aux nouvelles générations. En 2005, lors des émeutes à Clichy-sous-Bois, Dalil Boubakeur, qui présidait alors le CFCM, s’était rendu à la mosquée Bilal de Clichy, attaquée quelques jours plus tôt par des grenades lacrymogènes. Sa voiture avait été accueillie avec des projectiles. Les émeutiers refusaient de parler à ce notable de l’islam conduit par un chauffeur.
Fenêtre sur hammam
Hors des grandes fêtes, la Mosquée est aujourd’hui autant fréquentée par des non-musulmans et des touristes que par des fidèles. Dalil Boubakeur le sait. Il y a quelques années, il avait d’ailleurs voulu reprendre la concession du restaurant et du hammam aux Lalioui, une famille de grossistes installés en région parisienne. Il rêvait de les confier à l’humoriste et producteur Jamel Debbouze. Les pourparlers n’ont finalement pas abouti, et le restaurant est resté dans son jus, au grand dam de la Mosquée, qui voulait donner un vernis plus moderne au décor délicieusement désuet et rentabiliser également le hammam en le transformant en un spa plus haut de gamme. Ce n’est que récemment que le recteur s’est résolu à en fermer l’accès aux hommes. « Tout le Marais avait fini par venir là », souffle-t-il. Déjà, en 1966, Gérard Oury avait reconstitué le décor des bains turcs de la Mosquée pour une scène à la fois ambiguë et comique de La Grande Vadrouille : Louis de Funès et Bourvil cherchaient dans les vapeurs des bains des aviateurs anglais.
Dans les années 1980, « gays musulmans et non musulmans [se] retrouvaient deux fois par semaine » aux horaires réservés aux hommes, souligne Denis M. Provencher dans son essai Queer French. Protégé par la réputation du lieu de culte, on y cherchait l’aventure discrètement, loin des backrooms et des saunas gays qui commençaient à fleurir de l’autre côté de la Seine. Longtemps, la Mosquée a fermé les yeux. L’adresse figurait dans les guides français ou anglo-saxons recensant les adresses du Paris gay. « Comme dans l’ensemble du monde arabe, le hammam est un lieu de rencontres qui permet aux hommes de se rencontrer sans dire explicitement qu’ils sont homosexuels », relève Frédéric Martel, auteur du Rose et le Noir, essai sur les homosexuels en France depuis 1968 (Seuil). Dans les années 1990, au plus fort de l’épidémie de sida, alors que les hauts lieux de la nuit gay fermaient les uns après les autres, le hammam de la Mosquée est resté un refuge qui paraissait sûr. Ces dernières années, la crainte du scandale et les protestations de quelques fidèles ont obligé la direction à réagir. « Nous avons lancé plusieurs avertissements en vain », justifie Slimane Nadour, porte-parole de la Mosquée. Aujourd’hui, les mariés viennent toujours prendre des photos dans le jardin, comme les blogueuses mode et les youtubeuses choisissent la Mosquée pour donner à leurs shootings un «effet Orient».
« C’est l’Occident qui mène le progrès et même les Chinois vont vers ce modèle. Je regrette que les musulmans perdent du temps à freiner cette avancée. » Dalil Boubakeur
Dalil Boubakeur n’a pas renoncé à adapter « sa » mosquée au monde moderne, comme si elle devait refléter une évolution de l’islam qu’il appelle de ses vœux. « C’est l’Occident qui mène le progrès, répète-t-il, et même les Chinois vont vers ce modèle. Je regrette que les musulmans perdent du temps à freiner cette avancée. » La Mosquée s’est ainsi ouverte à Internet et depuis juin à Twitter, soucieuse de partager sur les réseaux sociaux communiqués, discours ou conférences. Le recteur ignore en revanche l’avalanche d’insultes et de critiques qui circulent sur les forums. « Ma mère joue le rôle de chef de cabinet de mon père et le protège de tout ça », glisse son fils. Ni le recteur, ni son porte-parole, ni son directeur de cabinet n’ont ouvert Soumission: « Nous ne lisons pas Houellebecq, après ce qu’il a dit sur notre religion. » Ils ignorent que c’est chez eux, en présence du recteur, qu’a lieu la séance imaginaire de conversion du héros, après la victoire d’un musulman à l’élection présidentielle de 2022. Dans la fiction de Houellebecq, le hammam a été spécialement ouvert aux hommes pour l’occasion. Une consécration pour la Grande Mosquée de Paris, devenue lieu de mémoire littéraire chez – dernier paradoxe – le plus célèbre romancier de l’identité française.
La Grande Mosquée de Paris, dont la première pierre a été posée le 19 octobre 1922, symbolise la volonté de la France de reconnaître le rôle des musulmans auprès de la nation en leur offrant un lieu de culte, tout autant que celle de contrôler l’islam français.
La décision de construire la Grande Mosquée de Paris dans le 5e arrondissement est prise dès 1920. GODONG/ROBERTHARDING / PHOTONONSTOP / GODONG/ROBERTHARDING / PHOTONONSTOP
« Quand s’érigera, au-dessus des toits de la ville, le minaret que vous allez construire sur cette place, il ne montera vers le beau ciel nuancé de l’Ile-de-France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses. » Ces mots du maréchal Lyautey, prononcés lors de la cérémonie de pose de la première pierre de la Mosquée de Paris, en octobre 1922, illustrent avec emphase la volonté de la France d’offrir enfin un lieu de culte à sa population musulmane.
Il faut dire que l’événement n’est pas anodin : unique en Europe, il porte en lui toute la complexité des rapports entre la France et ses colonies, et, par extension, l’ambiguïté des relations entre l’Etat français et ses populations musulmanes, faites à la fois de reconnaissance et de suspicion.
Le projet de construction de la Mosquée de Paris a d’abord été le fait d’acteurs civils comme Paul Bourdarie (1864-1950), islamophile et journaliste, qui considère que la France doit « à ses fils musulmans un acte d’équité politique et un geste de sympathie ou de bienveillance », et qui va tout faire pour rapprocher la culture française et celle d’islam.
Dans le jardin tropical du bois de Vincennes
Le projet a également été stimulé, puis dirigé, par le Quai d’Orsay, avec au premier plan Si Kaddour Ben Ghabrit (1868-1954), un Algérien et agent diplomatique français de grande envergure à l’époque, sous la supervision d’Hubert Lyautey (1854-1934), résident général du protectorat du Maroc.
Contrairement à ce qu’on a pu lire ou entendre souvent, la Grande Mosquée de Paris n’est pas la première mosquée construite en France métropolitaine (à La Réunion, la première mosquée date, par ailleurs, de 1905). Il en existe une autre, éphémère, située dans le jardin tropical du bois de Vincennes, qui fut érigée pour des soldats musulmans pendant la première guerre mondiale, et démolie en 1926. La décision de construire la Grande Mosquée de Paris, dans le 5e arrondissement, est prise, quant à elle, dès 1920.
En jonglant sur les budgets, en passant par ses protectorats et colonies, la France a contourné la loi de 1905 par un montage complexe pour financer à 80 % la construction, avant d’en confier la régence, puis la propriété, à la Société des habous et lieux saints de l’islam.
Sa construction doit d’abord être comprise comme un acte de reconnaissance à l’égard des dizaines de milliers de musulmans morts pour la France pendant la première guerre mondiale. Un siècle plus tard, c’est encore cet aspect que souligne Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris de 1992 à 2020 : « La symbolique de la Mosquée de Paris est avant tout une symbolique de mémoire, celle du sang versé par les musulmans pour la France. Avant les questions d’immigration, c’est d’abord cet aspect qui est à l’origine de sa construction. »
Mais, si le geste de reconnaissance à l’égard de tous les musulmans tombés pour la France est indéniablement lié à la construction de la Grande Mosquée de Paris, il ne faut pas oublier pour autant le contexte historique dans lequel cette décision est prise : l’Algérie est alors une colonie française, le Maroc et la Tunisie sont des protectorats.
« Au-delà du désir – réel – de reconnaissance, les autorités politiques vont beaucoup s’intéresser à la Mosquée de Paris en tant que lieu de contrôle des musulmans. Depuis 1925-1926, l’immigration, principalement maghrébine, fait en effet l’objet d’une étroite surveillance, de la part des autorités nationales et municipales », souligne Pascal Blanchard, historien et documentariste, spécialiste de l’histoire coloniale et de l’immigration.
A cette époque apparaissent en effet les premiers fichiers ethniques de France, une brigade spéciale nord-africaine voit le jour, un hôpital franco-musulman que l’Etat contrôle est construit à Bobigny (Seine-Saint-Denis) [aujourd’hui hôpital Avicenne].
« C’est tout le paradoxe de la France, qui permet la construction d’une grande mosquée au cœur de sa capitale et cherche à garder la mainmise sur les musulmans »
« La religion est à l’époque le parfait moyen de garder un œil sur ces musulmans dont on se méfie tant, et la Mosquée de Paris est le lieu idéal pour cette surveillance. Un exemple en est celui de Si Kaddour Ben Ghabrit, qui devient le premier recteur de la mosquée, et qui est autant payé par les musulmans, par le sultan, que par les Renseignements généraux français », enchaîne Pascal Blanchard. Avant de conclure : « C’est tout le paradoxe de la France, qui permet la construction d’une grande mosquée au cœur de sa capitale, ce qui est unique en Europe et représente une formidable vitrine de la politique musulmane de la République, et qui cherche en même temps à garder la mainmise sur les immigrés musulmans par une surveillance extrêmement poussée. »
D’ailleurs, dès son lancement, le projet ne fait pas l’unanimité, loin de là. Charles Maurras (1868-1952), par exemple, chantre de la droite nationaliste française, écrit durant le mois de l’inauguration, dans L’Action française : « Un trophée de la foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où tous les plus grands docteurs de la chrétienté enseignèrent contre l’islam représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir. »
Un lieu de dépaysement en plein Paris
Si elle ne fait pas l’unanimité politique, la Grande Mosquée de Paris s’impose néanmoins comme un lieu de dépaysement, que ce soit dans le Paris des années 1920 ou dans celui d’aujourd’hui.
Construite à la fois dans le style du Maroc almohade et de la péninsule Ibérique al-Andalus, elle est annoncée de loin par son célèbre minaret de 34 mètres de haut, entièrement édifié en pierre taillée et recouvert de fines mosaïques. Elle se découvre ensuite par sa porte principale en bois massif, ornée de motifs ciselés dans le plâtre. Une fois passé le seuil, on se retrouve aussitôt dans la cour d’honneur (« al-riyadh »), inspirée des plus beaux jardins hispano-mauresques et des habitations seigneuriales de l’Afrique septentrionale.
Dès le printemps, les massifs renaissent dans une profusion d’essences qui donnent à la cour un aspect paradisiaque : arbousiers, cyprès, grenadiers, citronniers, aubépine et tant d’autres variétés se mélangent et prospèrent au milieu des fontaines bleu ciel. A droite de la cour se trouve le grand patio, entouré de galeries entièrement recouvertes de mosaïques multicolores et surmontées d’arcs et de colonnades en plâtre blanc cassé. Ce décor que l’on nomme zellige (de l’arabe zalaja, « briller », « glisser ») qui prit naissance en Andalousie au XIe siècle, avant de s’étendre au XIVe siècle sous les Nasrides, au Maroc.
La bibliothèque, petite mais bien garnie, est également un très bel exemple, en miniature, de la richesse scripturaire du monde arabo-musulman, d’Istanbul au Caire, en passant par Beyrouth. On y trouve de très beaux corans reliés, les noms de Dieu et du Prophète calligraphiés en lettres d’or. Le cheikh d’Al-Azhar, le dalaï-lama et d’autres personnalités y seront reçus.
Lieu de prière, de rencontre et de culture
Des calligraphies splendides sont sculptées sur les panneaux muraux entourant la grande cour de la salle de prière : « Décoré de toutes les beautés, ce monument a été dressé pour servir de lieu d’adoration de Dieu. » La salle de prière justement (« baytu s-salât »), à laquelle le visiteur non musulman n’a pas accès, peut toutefois être observée par la porte d’entrée ou par les petites fenêtres du patio. La pièce n’est pas construite sur le même axe que le reste des bâtiments : elle est centrée sur le mihrab, excavation voûtée indiquant la direction de La Mecque.
La Grande Mosquée est aussi un lieu de rencontre et de culture, toujours bien vivant
L’orientation de la salle de prière fut d’ailleurs l’occasion d’une première cérémonie, en mars 1922, en présence de Si Kaddour Ben Ghabrit, Ababou, chambellan du sultan marocain, et Ben Sayah, astronome à Fès, tous vêtus d’une djellaba blanche, autour d’une table de bois construite pour l’occasion. On disposa deux boussoles afin de trouver l’orientation rituelle, la qibla (direction de La Mecque), par détermination géomagnétique.
La construction ne commença qu’après cette cérémonie, le 19 octobre de la même année, et s’acheva en 1926, avec son inauguration en juillet, en présence de Gaston Doumergue, président de la République.
Les temps actuels ne sont évidemment plus les mêmes que dans les années 1920, et l’Etat a aujourd’hui desserré son emprise sur l’édifice. La Grande Mosquée de Paris reste avant tout un lieu de prière pour les fidèles musulmans de la capitale et d’ailleurs. Elle fait aussi office de mosquée « mère » de la fédération des mosquées placées sous la direction de son recteur (Chems-Eddine Hafiz depuis janvier 2020), réputée proche de l’Algérie et élément-clé de l’islam français (et de ses divisions…).
Mais la Grande Mosquée est aussi un lieu de rencontre et de culture, toujours bien vivant, et qui doit s’appréhender en ayant en tête ces dizaines de milliers d’hommes de confession musulmane morts pour la France au siècle passé, et qui ont permis à ce lieu à part de voir le jour.
Cet article a été publié initialement en 2011 dans le hors-série numéro 16 du « Monde des religions » sur « les hauts lieux spirituels français ».
Matthieu Mégevand
Publié le 19 octobre 2022 à 10h16 Mis à jour le 19 octobre 2022 à 14h05https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2022/10/19/il-y-a-cent-ans-naissait-la-grande-mosquee-de-paris-retour-sur-un-projet-grandiose-et-polemique_6146438_6038514.html .
Les travailleurs immigrés et les Japonais convertis à l’islam grossissent les rangs de la petite mais importante communauté musulmane du Japon.
Le nombre de mosquées au Japon est passé de 4 dans les années 1980 à 110 aujourd’hui, selon un expert de l’islam nippon (AFP)
Il n’y avait « pratiquement aucun Arabe dans le pays », résume Mohamed Shokeir en se remémorant la première fois où il s’est rendu au Japon, en 1981, pour rendre visite à sa sœur, mariée à un Japonais.
Elle l’avait rencontré alors qu’elle étudiait le japonais à l’université du Caire. Son futur époux, arabisant et musulman converti, étudiait à l’université al-Azhar. Après son union, le couple avait déménagé à Tokyo.
La visite de Mohamed Shokeir allait devenir le premier acte d’un voyage qui définirait sa vie ; un voyage qui a fait naître en lui une passion du pays et de ses habitants.
« C’était fascinant, je suis tombé amoureux. Les gens, leur attitude, leur comportement, à quel point tout était efficace », raconte-t-il.
« Et le tout entouré d’un certain mystère, car je ne comprenais pas la langue. »
Lors de sa troisième visite dans le pays en 1983, Mohamed, qui travaille alors comme steward, décide de rester et trouve un logement près de sa sœur à Fujimidai, au nord-est de Tokyo. Il s’inscrit à un cours de japonais le jour et travaille pour une agence de traduction de manuels d’instructions pour appareils électriques japonais l’après-midi.
La même année, un soir, il rencontre sa future épouse, Yoko, dans un train de Tokyo, à l’heure de pointe.
« J’avais pris le train dans la mauvaise direction, je n’étais dans le pays que depuis quelques mois et mon japonais n’était alors pas très bon. J’ai demandé à la fille qui se trouvait près de moi comment me rendre à mon arrêt. Elle m’a dit dans un bon anglais comment arriver là où je devais être. »
Impressionné par ses compétences linguistiques et désireux de se faire plus d’amis japonais, Mohamed demande le numéro de Yoko. « Elle n’avait pas de stylo, et moi non plus, mais un autre passager a entendu notre conversation et a offert son stylo, et j’ai pu noter son numéro. » Elle deviendra sa femme cinq ans plus tard.
À la rencontre de l’artiste gazaoui devenu roi des origamis
Yoko explique que si sa famille proche ne s’est pas opposée au mariage, certains parents plus éloignés ne l’ont pas accepté.
« Mon mari et moi étions en couple depuis quelques années avant de nous marier, alors ma mère, qui m’a élevée seule après la mort accidentelle de mon père quand j’étais enfant, et ma sœur cadette ne s’y sont pas opposées », indique-t-elle.
« Elles ont respecté mes convictions. Mais mes deux tantes se sont opposées au mariage, et je n’ai plus eu de contacts avec elles depuis. »
Yoko a étudié l’arabe et l’islam puis s’est convertie à la religion avant son mariage en 1988. Elle a apporté une série de changements à son mode de vie, remplaçant par exemple le porc par du poulet dans les gyozas (raviolis japonais) qu’elle cuisinait.
En s’installant au Japon, Mohamed Shokeir, aujourd’hui âgé de 63 ans, a intégré l’une des plus petites populations musulmanes au monde par rapport à la population générale.
Selon le professeur émérite Hirofumi Tanada, expert japonais de l’islam, l’archipel comptait entre 110 000 et 120 000 musulmans en 2010, mais en une décennie, ce nombre a quasiment doublé avec environ 230 000 individus aujourd’hui.
Quelque 183 000 d’entre eux ne sont pas japonais, originaires principalement d’Indonésie, du Pakistan et du Bangladesh – les musulmans arabes représentent environ 6 000 personnes. Les autres, environ 46 000 âmes, sont des musulmans japonais.
Malgré cette augmentation spectaculaire du nombre de personnes de confession musulmane, ces dernières ne représentent toujours qu’une infime proportion de la population totale du Japon, avec ses plus de 126 millions d’habitants, adeptes pour la plupart du shintoïsme ou du bouddhisme.
Alors que le taux de natalité du Japon est en baisse, que la population vieillit et que la main-d’œuvre immigrée ne cesse d’augmenter, la croissance lente mais régulière du nombre de musulmans dans le pays pourrait aider à résoudre certains des problèmes associés à ces tendances.
Au Japon, la plupart des travailleurs immigrés proviennent de pays voisins, tels que la Chine, le Vietnam ou le Cambodge, mais leur présence n’a pas contribué à enrayer significativement les effets du vieillissement de la population.
Migrations et conversions
Selon le professeur Tanada, plusieurs facteurs expliquent l’augmentation du nombre de musulmans dans le pays.
« Il y a une croissance des migrations. Les immigrés musulmans de ces pays sont venus au Japon pour travailler, étudier et y sont restés. Les conversions à l’islam ont augmenté parce que de nombreux musulmans se sont mariés avec des Japonais, et [les] Japonais se sont convertis au moment du mariage. »
Il existe également des exemples du contraire : des Japonais ramenant leurs partenaires musulmans au pays pour s’y installer.
Omneya al-Adeeli, 27 ans, est l’une de ces nouvelles venues. Elle a déménagé au Japon juste avant le début de la pandémie de coronavirus en novembre 2019, après avoir épousé son mari japonais, Shotaro Ono, qui s’est converti à l’islam à l’époque du mariage.
Ils se sont rencontrés alors qu’il visitait Naplouse, en Cisjordanie occupée, où la jeune femme possédait et gérait un petit restaurant coréen et japonais appelé KimPal.
« J’ai toujours été fascinée par la culture japonaise. Quand j’étais plus jeune, je regardais des dessins animés japonais et c’est grâce à ça que j’ai appris mes premiers mots de japonais. J’ai ensuite suivi un cours de culture japonaise à l’université al-Najah de Naplouse. » La jeune femme a également un diplôme d’anglais de l’Université ouverte d’al-Quds.
« Être consciente de la culture japonaise est différent de la vivre, mais j’ai envie de l’adopter et de m’immerger davantage dans ma vie d’ici », confie la jeune femme.
Travaillant maintenant comme auteure en langue arabe pour une entreprise de tourisme à Tokyo, Omneya se dit enthousiasmée par les opportunités qu’offre son nouveau pays.
« J’aime la liberté ici, qui fait défaut en Palestine. Je peux me déplacer où je veux sans être arrêtée par des check-points. J’aime aussi le respect entre les gens, le sentiment d’égalité. »
Selon Hirofumi Tanada, auteur du livre Mosques in Japan: The Communal Activities of Muslims Living in Japan (« mosquées au Japon : les activités communautaires des musulmans vivant au Japon »), l’archipel connaîtra une augmentation du nombre de musulmans de deuxième et troisième générations nés de ceux qui se sont « installés et ont fondé une famille » dans le pays.
« Ces musulmans vont être des "musulmans hybrides" qui seront exposés à des origines culturelles diverses. Ils pourraient être essentiels pour aider à établir des ponts entre la communauté locale et la communauté musulmane. »
D’après lui, le Japon abrite désormais 110 mosquées contre 4 dans les années 80.
Il ne faut toutefois pas confondre croissance et intégration, prévient le spécialiste. La plupart des Japonais ne sont pas conscients de cette croissance constante et les communautés existent en tant que « sociétés parallèles sans interaction », précise-t-il.
« Il existe des stéréotypes négatifs sur les musulmans au Japon, tout comme il y en a en Europe. La couverture médiatique d’attentats terroristes commis par des terroristes musulmans et d’autres couvertures médiatiques négatives de l’islam ont créé cela », explique-t-il.
« Bien qu’il ne soit pas facile de changer nos idées fausses et nos stéréotypes sur la communauté musulmane tels que peints par les médias, j’espère que les gens commenceront à s’y intéresser et à visiter les mosquées qui sont ouvertes au grand public. »
Tanada pense que le Japon doit s’adapter à cette évolution démographique et œuvrer à une « coexistence multiculturelle » ; il insiste notamment sur la nécessité d’un plus nombre d’interactions entre les cultures.
Marliza Madung, 30 ans, partage cette opinion. La jeune Malaisienne a déménagé dans la ville de Kōbe, à l’ouest d’Osaka, en 2011, après avoir remporté une bourse de son gouvernement pour aller étudier la biotechnologie à l’université d’Osaka.
Originaire de Sabah, dans la région de Bornéo, Marliza est convaincue que la coexistence est l’essence d’une société harmonieuse.
Marliza a étudié le japonais dans le cadre d’un cours intensif de deux ans avant de s’installer dans le pays. Son intérêt pour la culture japonaise s’est depuis élargi et inclut désormais des sujets aussi nuancés que le protocole lié à la présentation et réception de cartes de visite ou la rédaction d’e-mails.
« J’ai montré à mon patron que je pouvais m’adapter à la manière de travailler des Japonais en communiquant et en écrivant en japonais, en apprenant leurs manières de faire au travail, d’une extrême politesse, et pour prouver que malgré les différences culturelles, je pouvais toujours apprendre et m’adapter correctement », raconte-t-elle. « En retour, mon patron me donne toujours du temps pour mes prières et me laisse poser des vacances pendant la fête musulmane de l’Aïd. »
Pétrole et technologies de pointe
La ville d’adoption de Madung, Kōbe, abrite également la première mosquée du Japon, construite en 1935. La plus grande mosquée du pays, connue sous le nom de Tokyo Camii, a été construite trois ans plus tard, en 1938, par les Turcs-Tatars, puis rénovée et inaugurée en 2000.
À la chute de l’Empire ottoman, les Turcs ont parcouru l’Asie en tant que voyageurs et commerçants à la recherche d’une vie meilleure, explique Mohamed Shokeir. « Les immigrés turcs ont été les premiers du monde musulman à s’installer au Japon. Ce n’était pas si terrible économiquement à l’époque, surtout après la Seconde Guerre mondiale, les gens avaient du mal à joindre les deux bouts. »
Mais au fur et à mesure que les communautés s’installaient dans le pays, travaillant principalement dans le commerce, les services ou l’industrie, la communauté musulmane a commencé à se développer.
Shokeir, qui écrit pour The Arab, un digest trimestriel sur les relations arabo-nippones, explique que les liens entre le Japon et le monde arabe étaient « très superficiels » jusqu’aux crises pétrolières de 1973 et 1979. Ce n’est qu’à ce moment-là que de nombreux Japonais ont commencé à prêter attention au Moyen-Orient.
« 85 % du pétrole [du Japon] est importé des pays du Golfe, alors quand les Saoudiens ont ouvert l’Institut arabe islamique à Tokyo, beaucoup de Japonais l’ont fréquenté pour étudier l’arabe, cela devenait populaire. Ils voulaient savoir qui étaient ces gens à qui nous achetions notre énergie. »
Parmi les pays arabes, l’Arabie saoudite a la relation la plus établie avec le Japon. La Japan Foundation, un programme d’échange culturel créé en 1972, a commencé à coparrainer des étudiants dans des instituts techniques « de pointe » en Arabie saoudite, explique Shokeir, qui est également rédacteur de langue arabe à l’Université de Georgetown, au Qatar.
« Les autres co-sponsors étaient le gouvernement saoudien et les grandes industries techniques et automobiles alors en plein essor au Japon, comme Panasonic, Sony et Toyota. Les diplômés de ces instituts exceptionnels débutaient ensuite directement des carrières d’ingénieur », souligne-t-il.
Une société « idéale »
Alors qu’il ne parlait pas japonais et qu’il connaissait peu la culture du pays quand il s’y est rendu pour la première fois, aujourd’hui, 40 ans plus tard, Shokeir maîtrise la langue couramment.
Ses compétences linguistiques – sa maîtrise de l’arabe et de l’anglais – et son travail acharné lui ont ouvert des portes, le conduisant d’abord à un poste à l’ambassade d’Oman à Tokyo, en tant qu’agent de recherche, puis auprès du principal réseau d’information japonais, NHK, où il a travaillé comme producteur d’informations. Il a ensuite rejoint la BBC Arabic à Londres, puis, en 2006, a déménagé au Qatar pour rejoindre Al Jazeera English.
« Le Japon est une société méritocratique où travailler dur porte ses fruits. Il n’y a pas de manifestation extérieure de racisme envers les musulmans ou les Arabes, bien que dans les films japonais, l’Arabe soit souvent présenté comme ‘’le gars riche’’, une sorte de gros dépensier généreux mais très superficiel et naïf. »
D’après son expérience, « les Japonais ne sont pas impolis par nature [mais] certains ont leur propre mentalité raciste, se considérant au sommet de la pyramide en Asie, comme le font les Britanniques en Europe ».
« Vous devez vous rappeler que les Japonais ont colonisé la Chine, la Malaisie, les Philippines, qui étaient toutes des colonies japonaises autrefois. Mais contrairement aux colonisateurs occidentaux, ils ne font pas preuve de racisme. »
Sushi halal
Signe que le pays s’adapte à la croissance du tourisme musulman et de sa propre communauté musulmane, il existe désormais au Japon près de 800 restaurants halal servant des plats contenant de la viande certifiée halal et n’offrant ni porc ni alcool.
Mohamed Shokeir se souvient que le seul endroit où il pouvait trouver de la viande halal au début des années 80 était chez un boucher pakistanais de Tokyo qui en vendait une quantité limitée à la communauté musulmane.
« D’autres personnes achetaient leur propre bétail et faisaient leurs propres sacrifices en privé, puis en vendaient à d’autres musulmans soit à la mosquée, soit sur commande.
« Il y avait une poignée de restaurants arabes à l’époque, mais aucun d’entre eux ne disait servir de la viande halal. Je m’en tenais donc principalement aux fruits de mer, ce qui était facile, et j’évitais les produits à base de porc. »
Lui et d’autres membres de la communauté qui savaient comment s’écrivait le mot porc (« bantu ») en kanjis (idéogrammes) ont imprimé les signes et les ont fait circuler au sein de la communauté, afin que d’autres puissent éviter de consommer des plats contenant cet ingrédient populaire de la cuisine japonaise.
« Le Japon a vraiment parcouru un long chemin depuis, il s’est développé et s’est adapté aux communautés qui y vivent. Cela me fait envisager l’idée d’y retourner pour la retraite. »
Marliza Madung est du même avis. Elle a remarqué la croissance rapide des établissements répondant aux besoins des musulmans au cours des dix dernières années.
« Le gouvernement japonais et même le secteur privé ont fait beaucoup d’efforts pour accueillir les musulmans au Japon. Quand je suis arrivée il y a dix ans, j’étais inquiète car il n’y avait qu’une poignée de restaurants halal, mais maintenant, ce type de nourriture est facile à trouver, même dans les supermarchés traditionnels comme Gyomu Supa, où vous pouvez désormais acheter des produits halal. »
Toutefois, si elle apprécie la « sécurité et les avantages » qu’offre le Japon, elle n’a pas l’intention de s’y installer. « Je n’épouserai un Japonais que s’il est prêt à retourner vivre en Malaisie avec moi », dit-elle.
Similitudes et différences
Le mariage interculturel de Mohamed Shokeir, qui dure depuis 33 ans, est une réussite. Cela est en partie dû, selon lui, aux similitudes – qu’il faut rechercher – entre les cultures arabe et japonaise. « Je dirais que les principales sont la valeur de la famille et le respect des aînés. »
Il a toutefois remarqué une différence entre les cultures au début de son mariage, lorsque le couple a invité des amis à dîner.
« Au Japon, les gens n’invitent pas souvent les autres chez eux car les maisons sont plutôt petites, mais nous l’avons fait, Yoko a préparé de la nourriture et les invités ont tout mangé.
« Quand ils sont partis, je me suis senti un peu gêné et j’ai dit à ma femme que nous n’avions pas assez à manger et que les gens avaient faim, car dans notre culture, nous avons l’habitude d’offrir des repas copieux. Elle m’a répondu : "Je pense qu’ils ont aimé la nourriture et qu’ils ont tout mangé."
« Nous avons parfois des points de vue différents sur les mêmes événements, et peut-être même des priorités différentes, mais avec des compromis et en faisant preuve de compréhension, nous avons fait en sorte que cela fonctionne. »
ttérature peut-elle nuire ? C’est l’une des questions qui traversent le cinquième roman de Kaouther Adimi, « Au vent mauvais », qui se déroule sur fond d’histoire de l’Algérie au XXe siècle.
Tarek et Leïla sont mis en scène par leur ami d’enfance, Saïd, dans un livre. Une publication qui transforme leur vie, percutée par ailleurs par la colonisation, la guerre mondiale, les luttes d’indépendance et la guerre civile.
Un récit fictionnel où l’on croise aussi Frantz Fanon, les Black Panthers, Yacef Saadi, la musique de Warda Al-Jazaïria, un récit qui nous entraîne, en un souffle, d’Alger à Rome en passant par Paris. Rencontre avec son autrice, Kaouther Adimi.
Jeune Afrique : Au vent mauvais s’inspire de l’histoire de vos grands-parents. Quand commence la fiction ?
Kaouther Adimi : Il y a une idée de départ : moi, qui reconnais dans un roman publié en Algérie mes grands-parents, car ils sont nommés et qu’il s’agit du même village où j’ai passé du temps. Après, j’ai imaginé tout le reste. Je dédie le livre à mes grands-parents car ils sont en quelque sorte à l’origine de cette idée, mais passée la dédicace, il n’y a que le roman. L’écrivaine disparaît – du moins jusqu’aux ultimes pages.
Le roman a pour décor l’histoire politique de l’Algérie au XXe siècle. Saïd, qui a fait de ses amis d’enfance, Tarek et Leïla, des héros de roman, dit qu’il s’agit de » « personnages dont les trajectoires ont été déterminées par les bouleversements du pays ».
Je crois que le XXe siècle fracasse Tarek et Leïla. Ils subissent la seconde guerre mondiale, la guerre d’Algérie, puis la parution du roman de Saïd qui les force à fuir et, enfin, la guerre civile. S’ils ne sont pas déterminés uniquement par les bouleversements de l’Algérie, ils sont en prise avec ces événements. Que faire à l’intérieur de ce cadre ? Tarek comme Leïla vont dévier de leur trajectoire initiale. Le premier en partant à Rome, la seconde en apprenant à lire. La parution du livre de Saïd va les forcer à prendre une nouvelle voie.
Vous faites référence à plusieurs pages de l’Histoire, dont la mutinerie de Versailles de 1944. Pouvez-vous revenir sur cet épisode méconnu ?
Le roman est constitué d’ellipses car ce n’est pas un roman historique. Je ne voulais pas que la grande histoire prenne le pas sur les trajectoires des personnages, mais pour autant, je ne pouvais pas faire abstraction de certains événements. Il me fallait par exemple trouver une façon de raconter le début et la fin de la seconde guerre mondiale sans être expéditive ni convenue. Lors de recherches, j’ai lu un article d’Emmanuel Blanchard sur une révolte de soldats nord-africains à Versailles, en décembre 1944. J’ai contacté les archives départementales des Yvelines et fouillé des tas de boîtes de documents. J’ai pu lire la correspondance du ministère de l’Intérieur, des militaires et officiels de l’époque.
L’histoire m’a semblé extraordinaire : il y avait ces centaines de soldats africains cantonnés à Versailles au lendemain de la libération de la ville, qui attendaient de pouvoir rentrer chez eux après deux ou trois ans au front ou dans les camps et qui vivaient dans des conditions déplorables. Peu à peu, le cinéma, les cafés, l’alcool leur ont été interdits par toute une série d’arrêtés, jusqu’à l’arrestation de trois d’entre eux et la mutinerie d’une partie des soldats. Ce qui donne lieu quelques semaines plus tard à une rafle organisée par le ministère de l’Intérieur. Tarek est au centre de cette révolte.
Le film La Bataille d’Alger et sa fabrication est une autre page importante racontée dans Au vent mauvais. Pourquoi ?
J’ai été marquée par le fait que ce tournage a eu lieu au lendemain de l’indépendance dans les lieux mêmes de la bataille d’Alger, filmé avec des acteurs non professionnels, des gens qui avaient connu la guerre. La réception du film est intéressante aussi : la France a mis des années à délivrer le visa d‘exploitation, les rares cinémas à l’avoir programmé ont dû faire face à une hostilité importante orchestrée par l’extrême droite et les nostalgiques de la colonisation… Pour Tarek, le tournage de La Bataille d’Alger, c’est ce moment où il réalise que la guerre perdure, à Alger dans les lieux de la guerre, mais aussi en banlieue parisienne.
Suite à une agression à Paris, Tarek décide de laisser derrière lui « la France, l’Algérie et tout ce merdier ». À quoi sert sa parenthèse à Rome ?
C’est un temps suspendu et le seul coup de folie que s’autorise Tarek, une folie nécessaire car il peut enfin mettre de côté ses démons, oublier un temps les guerres. C’est aussi, peut-être, une façon de dire que s’éloigner de l’axe Algérie-France permet une distance salutaire.
Votre année de résidence à la villa Médicis à Rome a-t-elle permis cela ?
J’ai été heureuse de pouvoir m’éloigner un peu, de ne pas être en France pendant l’année électorale, même si les débats puants sont tout de même arrivés jusqu’à moi. Rome a été pour moi, en revanche, un moment important de rencontre avec des artistes exceptionnels.
Le récit s’ouvre avec la mention des essais nucléaires effectués par la France en Algérie. Le premier « vent mauvais ». Dans quelle mesure le « vent mauvais » est à la fois l’absence de récits tout autant que la dominance de certains autres ?
Le vent mauvais c’est surtout cette chose présente dans les airs et autour de nous, malgré le temps qui passe, et auquel on ne peut échapper.
Ai-je le droit à un joker ? Son déplacement s’inscrit dans une relation entre l’Algérie et la France, qui, quoiqu’on en dise, est importante de par les liens humains, commerciaux, historiques, etc. Ce qui est perturbant dans la position d’Emmanuel Macron, c’est l’évolution du discours : il parlait de crime contre l’humanité lorsqu’il était candidat et aurait pu faire espérer beaucoup. Une ouverture réelle des archives, une approche différente sur les questions d’indemnités pour tous ceux et celles qui ont subi les essais nucléaires, les tortures, les crimes de guerre…
Quelle est la place de la guerre d’Algérie, aujourd’hui, dans les relations franco-algériennes ?
C’est une épine dans le pied de la France et dans beaucoup de familles françaises, souvent avides d’histoires et de réponses, une épine qui s’est infectée. Emmanuel Macron ne veut pas retirer les épines, il veut seulement calmer les douleurs de manière superficielle, alors qu’il faudrait regarder le pied, examiner la plaie et arracher l’épine. Par ailleurs, l’Algérie comme la France font mine de ne pas voir que la question de la guerre d’Algérie concerne aussi la manière dont l’État français a construit sa relation avec les Algériens sur son sol et avec les Français d’origine algérienne.
L’État algérien actuel ne se préoccupe pas de la manière dont nous sommes traités, ce n’est pas un enjeu pour lui. Quant à Emmanuel Macron, il mène une politique islamophobe, portée par un ministère de l’Intérieur d’extrême droite, raciste, qui, chaque jour, contribue à faire de la France un pays de plus en plus dangereux pour les musulmans, les Français originaires du Maghreb, etc. Il est naïf de croire qu’il n’y a pas là un héritage colonial. Certains discours de Marlène Schiappa ne sont pas sans rappeler les discours des femmes de généraux à l’époque de la guerre. La façon de vouloir réglementer la vie des musulmans est directement inspirée de la colonisation. Je ne crois pas de mon côté à une possibilité de relation apaisée entre l’Algérie et la France si ce sujet n’est pas traité avec lucidité et courage.
« Qu’héritent nos enfants de nos peines ? » demande justement Leïla. Vos fictions sont-elles une manière de transmettre les impossibilités de dire ?
L’impossibilité de dire, de parler, de communiquer, d’interagir et en même temps d’oublier sont des thèmes récurrents de mes romans. C’était déjà le cas dans mon premier livre, Des ballerines de Papicha, où chaque membre d’une famille racontait sa journée et se racontait, tout en étant incapables, les uns avec les autres, de la moindre interaction. La difficulté d’être soi, d’exister en tant qu’individu à part entière, de trouver le bon équilibre entre pudeur et parole, sont très présents dans Au vent mauvais.
Quels mots et quels silences vous ont été transmis ?
Je viens d’un pays où le silence est une forme de prolongement de la pudeur. On parle peu de nos douleurs et de nos drames, et c’est l’un des sujets du roman : que gardons-nous et que transmettons-nous des guerres que nous vivons ? Tarek et Leïla en subissent trois, dont ils ne parlent jamais à leurs enfants. Et leurs enfants et petits-enfants feront de même : moi-même, je n’évoque que rarement la guerre civile et ce que nous avons vécu dans les années 1990. Pour autant, ne rien dire ne signifie pas ne rien transmettre. Le silence est une forme d’héritage. Important, car il pousse celui qui le reçoit à essayer de découvrir ce qu’il recouvre.
L’œuvre de l’érudit musulman andalou du Moyen Âge, mieux connu en Europe sous le nom d’Averroès, a conduit à un regain d’intérêt pour le philosophe grec Aristote et ouvert la voie à la Renaissance.
Peinture d’Ibn Rochd par l’artiste florentin Andrea di Bonaiuto au XIVe siècle (Wikimedia)
Les contributions les plus notables d’Ibn Rochd, savant musulman andalou du XIIe siècle, à la philosophie sont ses commentaires de l’œuvre du philosophe grec Aristote, qui ont inspiré des générations d’intellectuels européens.
Aussi appelé Averroès, la version latinisée de son nom, Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad ibn Rochd est né en 1126 dans la ville espagnole de Cordoue, qui fait alors partie de l’Empire almoravide.
Le philosophe et théologien jouera un rôle formateur dans l’établissement du rationalisme européen et sera salué comme un précurseur des Lumières en Europe, des siècles plus tard.
Outre la philosophie, Ibn Rochd a produit des travaux savants sur des sujets aussi divers que la médecine, la psychologie et l’astronomie.
Célèbre dans l’Europe médiévale, Ibn Rochd est surtout connu dans le monde islamique pour son travail théologique, en particulier dans le domaine du fiqh – l’aspect théorique de la loi islamique. Ses idées philosophiques n’ont gagné en popularité dans le monde musulman qu’avec l’essor des mouvements réformistes islamiques au XIXe siècle.
Ici, Middle East Eye explore la vie et l’œuvre de l’un des plus importants intellectuels musulmans de tous les temps.
Qui était Ibn Rochd ?
Ibn Rochd naît en 1126 dans une famille d’érudits islamiques respectés et prospères ; son grand-père, Abu al-Walid Muhammad, est le grand qadi (juge) de Cordoue et l’imam de la Grande Mosquée de la ville.
Le jeune intellectuel est formé à la théologie islamique et étudie le Coran, les hadiths (paroles et actes attribués au prophète Mohammed) et la jurisprudence islamique, selon l’école de pensée malikite.
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Comme il est d’usage dans les familles d’érudits, Ibn Rochd étudie également des matières non religieuses, telles que la linguistique, la physique, la médecine et les mathématiques.
N’ayant pas écrit son autobiographie, il est toutefois difficile d’obtenir des détails précis sur sa vie personnelle.
Ce que l’on sait, c’est qu’il prend de l’importance en 1169 après avoir attiré l’attention d’Abou Yacoub Youssouf, calife de l’Empire almohade, qui dirige un territoire comprenant le sud de l’Espagne et le nord-ouest de l’Afrique.
Ce dernier, qui fait preuve d’une grande curiosité intellectuelle, apprécie la capacité d’Ibn Rochd à expliquer les œuvres des philosophes de la Grèce antique tels qu’Aristote. Sous le parrainage de Youssouf, l’Andalou officie comme qadi dans les villes espagnoles de Séville et plus tard Cordoue, devenant ensuite le grand qadi de cette dernière, comme son grand-père avant lui.
Pourquoi est-il célèbre ?
La renommée d’Ibn Rochd en Europe découle de ses commentaires des œuvres d’Aristote, qui conduisent à un regain d’intérêt pour le philosophe grec en Europe.
Ibn Rochd inspirera des philosophes comme le prêtre et philosophe italien du XIIIe siècle Thomas d’Aquin, qui consacrera du temps à critiquer ses œuvres tout en incorporant certaines de ses idées dans sa propre approche scolastique.
Au début du Moyen Âge, le rôle des méthodes philosophiques et la place de la raison dans l’étude de la religion sont controversés dans les mondes chrétien et islamique, l’Église catholique et de nombreux érudits islamiques estimant que de telles approches sapent le caractère sacré de la révélation divine.
Tout au long du XIIIe siècle, les adeptes d’Ibn Rochd, connus sous le nom d’Averroïstes, feront l’objet de condamnations officielles de la part de l’Église, qui conteste leurs idées sur la nature éternelle de l’univers et le partage par tous les êtres humains d’un intellect unique.
Malgré la réprobation de l’Église, l’approche d’Ibn Rochd, devenue accessible grâce aux traductions latines de son œuvre, lui vaudront de nombreux adeptes, tant catholiques que juifs, dans les siècles qui suivront sa mort. Leurs efforts feront partie de l’épanouissement intellectuel que connaît l’Europe au XVIe siècle : la Renaissance.
Dans le monde islamique, l’intellectuel est célèbre pour avoir défendu la place de la recherche philosophique dans le discours religieux contre les attaques lancées par des érudits musulmans comme al-Ghazali.
La philosophie d’Ibn Rochd
Ibn Rochd croit que l’étude de la philosophie est un impératif coranique et donc un devoir pour chaque musulman.
Il pense en outre que la philosophie est un produit de l’esprit humain, tandis que la religion provient de la révélation divine, mais précise que les deux découlent finalement de la même source.
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L’objectif principal de ses œuvres originales est de démontrer la compatibilité de la révélation divine et des moyens philosophiques de détermination de la vérité.
Lorsqu’il y a contradiction entre l’Écriture et les vérités atteintes par la logique déductive, par exemple, le problème ne réside pas selon lui dans le texte lui-même mais dans son interprétation.
Ibn Rochd croit que Dieu a imprégné les textes religieux de significations apparentes et allégoriques, et que lorsqu’aucun consensus absolu n’existe sur une interprétation du texte sacré, le lecteur est libre de l’interpréter selon sa propre compréhension.
Un consensus absolu est presque impossible à obtenir, car il nécessite la connaissance de toutes les interprétations possibles du texte depuis sa révélation. L’argument d’Ibn Rochd crée donc un espace pour des lectures allégoriques du Coran d’une manière que les approches plus « littéralistes » ne permettent pas.
L’un des arguments clés d’Ibn Rochd est que si l’on n’aborde pas la religion d’un point de vue critique et philosophique, le sens véritable et voulu peut être perdu, ce qui conduit à une mauvaise interprétation de la révélation divine.
L’érudit consacre des efforts considérables à l’examen des doctrines religieuses et met en évidence ce qu’il considère comme les erreurs commises par les adeptes des écoles théologiques rivales, comme les acharites, les mutazilites, les soufis et les « littéralistes ».
En ce qui concerne l’existence de Dieu, Ibn Rochd est un partisan de l’argument de l’ajustement fin, qui stipule que l’univers est si bien ajusté à l’apparition de la vie qu’il ne peut avoir existé que par l’acte de volonté d’un créateur divin.
Selon lui, Dieu a créé le monde naturel et tout ce qu’il contient, mais c’est le monde naturel qui est la source de ce qui se passe autour de nous, et le créateur seul ne peut être tenu directement pour responsable de tout ce qui se passe autour de nous.
Contributions à la science et à la médecine
Les contributions d’Ibn Rochd à la médecine comprennent une description des symptômes de la maladie de Parkinson, une explication des causes des accidents vasculaires cérébraux et la découverte de la fonction photoréceptrice de la rétine.
Il est également l’auteur d’une encyclopédie médicale, Kitab al-kulliyat fil-tibb (Livre des généralités sur la médecine ou Colliget en latin), écrite entre 1153 et 1169. Le texte est composé de neuf livres qui seront traduits en latin et en hébreu, puis enseignés dans toute l’Europe jusqu’au XVIIIe siècle.
Il s’intéresse aussi aux origines cérébrales et vasculaires des maladies et sera parmi les premiers à prescrire des traitements pour soigner des pathologies urologiques.
Malgré sa critique philosophique d’Ibn Sina (Avicenne), les travaux d’Ibn Rochd en médecine s’appuient sur ceux de l’érudit persan et de son compatriote al-Razi.
L’héritage d’Ibn Rochd
Outre son vaste héritage scientifique, religieux et philosophique, Ibn Rochd s’est également intéressé à la musique et à la langue.
En psychologie, son livre Talkhis kitab al-nafs (Grand commentaire du De Anima d’Aristote) divise l’âme en cinq facultés : nutritive, sensitive, imaginative, appétitive (en lien les appétences) et rationnelle.
Son travail ouvre la voie à d’autres philosophes européens, inspirant un renouveau intellectuel parmi les savants de langue latine. Ses réflexions sur Aristote ou la relation entre philosophie et religion créeront même un regain d’intérêt pour l’interprétation des textes sacrés, en particulier au sein du judaïsme, et influenceront fortement les œuvres du philosophe juif Maïmonide.
Ses écrits seront plus populaires dans le monde occidental que dans le monde islamique, où certains condamneront et critiqueront sa dépendance aux méthodes philosophiques.
Ibn Rochd s’éteint en 1198, à l’âge de 72 ans, à Marrakech (Maroc), où son corps est inhumé avant d’être transféré à Cordoue, sa ville natale.
Nadda Osman
Published date: Samedi 24 septembre 2022 - 02:16 | Last update:17 hours 14 mins ago
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