EnquêteEn s’intéressant à ce haut lieu de l’islam en France, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin racontent en creux un échec. Celui de l’Etat français, qui rêvait de faire de cette institution l’unique représentante d’une religion de plus en plus protéiforme.
Des limousines aux vitres fumées, des chauffeurs qui s’empressent, des portières qui claquent. La semaine dernière encore, Azali Assoumani, le nouveau président des Comores, a souhaité, juste après sa visite à l’Élysée, rencontrer le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur. Le vendredi, il n’est pas rare de voir un ballet de voitures diplomatiques déposer, devant l’imposante entrée de style mauresque, des conseillers des ambassades du Qatar ou d’Arabie saoudite. Les jardins à l’andalouse et les cours intérieures à colonnes en stuc se souviennent aussi de la visite, il y a quelques années, du dalaï-lama, ou de l’apparition de Rania de Jordanie, accompagnée de Cécilia Sarkozy. La reine avait fait sensation et la presse people avait dépêché, pour la première fois, ses paparazzis à la Grande Mosquée de Paris, dans le 5e arrondissement.
Tous les ministres de l’intérieur ont défilé devant les caméras, lors des cérémonies de rupture du jeûne à mi-ramadan. De Charles Pasqua à Brice Hortefeux, de Jean-Pierre Chevènement à Bernard Cazeneuve, les voici sur les photos d’archives, comme une longue procession, un peu contrainte, qui raconterait une facette de l’histoire de la République. Les présidents français s’y rendent aussi, à l’exception de François Mitterrand qui ne manqua pourtant jamais d’adresser aux trois recteurs qui se succédèrent pendant ses deux septennats ses vœux pour les fêtes de l’Aïd.
Le 9 avril 2002, quinze jours avant le premier tour qui allait lui opposer Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle, c’est là, au milieu des mosaïques bleues et ocre que Jacques Chirac condamne solennellement « la haine raciale et religieuse », appelant les Français à la « vigilance » contre ce qu’on ne nommait pas encore « islamophobie ». Le 5 octobre de la même année, c’est aussi ici que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, force les responsables musulmans à concrétiser la mise en place du Conseil français du culte musulman (CFCM), lancée par Jean-Pierre Chevènement. Ce fameux CFCM à la tête duquel il bombarde un an plus tard le recteur de la Mosquée de Paris, sans comprendre que Dalil Boubakeur ne parviendra jamais à fédérer des communautés disparates et minées par leurs rivalités.
L’écrin rassurant d’un islam modéré
Chefs d’État, ministres, évêques, rabbins, pasteurs, la Grande Mosquée a parfois des airs d’ambassade, de salon mondain ou de palais du gouverneur. On y vient tout régler, dès qu’il s’agit d’islam. Comme si, aux bords de l’exotique Jardin des plantes, l’étincelant édifice incarnait à lui seul les défis et les contradictions de la deuxième religion de France. Comme si ce témoignage architectural d’un empire colonial disparu offrait un écrin rassurant pour s’adresser aux nouvelles générations de musulmans que la France peine à appréhender. Une mosquée symbole, un point fixe dans le tourbillon d’anathèmes, de parjures, fatwas ou menaces contre les fidèles qui encerclent désormais l’islam.
Recteur de la Grande Mosquée depuis 1992, Dalil Boubakeur, 75 ans, fils d’Hamza Boubakeur, déjà recteur, a toujours navigué entre les compromis passés avec une République qui voyait en ce « Voltaire de l’islam », comme il s’est longtemps lui-même désigné, un dignitaire idéal. Pourtant, il se déplace avec deux gardes du corps. En novembre 2010, quatre jeunes apprentis djihadistes grandis à Paris avaient repéré dans les moindres détails la configuration de la Grande Mosquée. Ils voulaient tuer le recteur, jugé traître à Allah parce que partisan d’un islam trop modéré. Autrefois, dans des temps plus calmes, il parlait avec érudition de Descartes et faisait distribuer l’éloge de Mahomet par Lamartine dans une méconnue Histoire de la Turquie. Désormais, les médias l’interrogent sur le terrorisme ou sur la formation des imams.
Aimable et parfois mondain, il aurait voulu incarner un islam conciliant, se contentant de recevoir les fidèles comme le ferait un juge de paix. Longtemps, d’ailleurs, il a cru jouer ce rôle. 11 septembre 2001. L’écrivain Michel Houellebecq vient de publier Plateforme et confie à un magazine, à l’occasion de la sortie de ce nouveau roman, que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam ». Flammarion s’inquiète pour son auteur. Raphaël Sorin file place du Puits-de-l’Ermite pour trouver un arrangement. « Il ne s’agissait pas d’excuses, raconte aujourd’hui l’ancien éditeur du Prix Goncourt. Je voulais dire à la Mosquée de Paris que je préférais mille fois un procès qu’une bombe. » Le matin du 11-Septembre – l’épisode sera quelque peu occulté par l’attentat contre les tours jumelles du World Trade Center… –, l’éditeur présente à l’islam de France ses « regrets » après les « dérapages et propos inconsidérés » de Michel Houellebecq.
Aux soldats musulmans, la République reconnaissante
À force de jouer les PC de crise, on en oublierait presque que la Mosquée de Paris est un lieu de culte. On la repère en levant la tête vers son minaret de 33 mètres de hauteur. Coincée entre le Jardin des plantes et la place Monge, dans un dédale de rues à angles droits, la Mosquée dévoile d’un coup aux visiteurs ses façades blanches fraîchement restaurées : pas de panneau pour l’annoncer. La lourde porte de bois sculptée ouvre sur un décor des Mille et une nuits : le jardin intérieur, des arches sculptées avec entrelacs et rinceaux, la douce fontaine carrelée de turquoise. « Le hasard a voulu que ce soit moi qui, lorsque je travaillais pour l’Office français de l’immigration et de l’intégration [OFII] au Maroc, aie tamponné les visas des zéligeurs qui venaient la rénover », raconte Sami Boubakeur, le fils du recteur, aujourd’hui responsable du Bureau de l’OFII à Lyon. Rien à voir avec l’architecture contemporaine de la mosquée de Lyon, inaugurée soixante-dix ans plus tard, en 1994, ou avec le projet de mosquée dans les quartiers nord de Marseille aujourd’hui abandonné.
La Grande Mosquée de Paris a été inaugurée en 1926 par Édouard Herriot. « Paradoxalement, ce sont les radicaux et les francs-maçons qui ont poussé le projet et convaincu le président du Conseil, Aristide Briand, qu’il conforterait ainsi le loyalisme des millions de musulmans de l’Empire colonial français, dont ces centaines de milliers qui se sont battus aux côtés de la France alors que l’Empire ottoman était l’allié de l’Allemagne », raconte Didier Leschi, ancien responsable des cultes au ministère de l’intérieur.
La loi du 19 août 1920, dont Herriot est le rapporteur, ouvre un crédit exceptionnel de l’État – 500 000 francs – tandis que le Conseil de Paris vote une subvention de près de 2 millions de francs à la Société des habous et des lieux saints de l’islam, créée en 1917 pour organiser le pèlerinage des ressortissants musulmans de l’Empire colonial français, en particulier des soldats, et qui régit aujourd’hui encore la Mosquée. « Elle est tout de suite devenue le lieu où s’exprimait le faste colonial, regrette le philosophe algérien et spécialiste des religions Malek Chebel. Elle aurait pu être un trait d’union entre deux civilisations, orientale et occidentale, mais cette mission a été escamotée par le prestige qu’en a tiré le pouvoir en place. »
Le 15 juillet 1926, devant les plus hautes autorités de l’État, il y avait eu des lâchers de colombes, des charmeurs de serpents, le sultan du Maroc et le bey de Tunis, et des rangées de radicaux, laïcards et francs-maçons, pour célébrer le « geste de la France à la religion musulmane ». Grand amateur de théâtre et auteur de poèmes érotiques, le recteur Si Kaddour Benghabrit avait inauguré le restaurant, les bains et le bazar aujourd’hui oublié de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, comme un souk donnant sur le Jardin des plantes. Et il avait ouvert sa cave à champagne, qui deviendra l’une des plus fabuleuses de Paris.
« Il ne montera vers le beau ciel nuancé de l’Île-de-France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses », avait sagement expliqué le maréchal Lyautey lors de l’inauguration des travaux. « Plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir », rétorqua Charles Maurras dans L’Action française, à propos du nouveau minaret. Il sera le seul dans Paris et reste le plus haut de France. Les premiers jours, un muezzin a tenté d’annoncer la prière, se souvient un riverain très âgé, qui le tient de ses parents : le quartier, si tranquille, a été frappé de stupeur. Pierres, sifflets… Sur les échafaudages des HBM (ces « habitations à bon marché » de brique rouge dessinées par les architectes des premières cités-jardins), place du Puits-de-l’Ermite, des ouvriers rigolards avaient eu raison du malheureux muezzin, qui n’osa plus jamais chanter. Mais la Mosquée ne fut plus contestée.
Va-et-vient de fidèles
Ramadan, départ au pèlerinage de La Mecque, fêtes de l’Aïd… Dans les années 1960, avant que n’ouvrent deux salles de prière sur le site même des usines, à Boulogne-Billancourt, les ouvriers de Renault se rendent en grappe jusqu’à la Mosquée. Le vendredi, l’équipe de l’après-midi termine le travail une heure plus tôt qu’à l’habitude, celle du soir prend la chaîne une heure plus tard et on s’en va entre hommes, puisque les familles sont restées en Algérie, pour la grande prière. Des processions que le Prix Nobel de littérature Claude Simon, rivé comme un voyeur derrière sa fenêtre du 3, place Monge, décrit dans Le Jardin des plantes : défilés d’hommes aux « longues robes de rois » qui s’engouffrent dans le métro de la place pour regagner « ces quartiers ou ces banlieues où personne ne va jamais », raconte-t-il, dans une vision très « musée des colonies ».
« Mosquée cube vide », écrivait encore Claude Simon il y a vingt ans. C’est aujourd’hui l’une des mosquées les plus fréquentées de France, la plus importante de Paris : la belle endormie s’est trouvée réveillée par les fidèles. Pour la dernière fête de l’Aïd, début septembre, plus de 12 000 d’entre eux ont foulé les tapis disposés dans la cour et les salles de prière. Depuis quelques mois, le vendredi, la foule déborde parfois devant l’entrée, sur le trottoir de la rue de Quatrefages. Les autres jours, un ballet de taxis tournoie autour du square : les chauffeurs s’y garent dix minutes, lumière verte au plafond, comme un bouquet de veilleuses, le temps d’une des cinq prières de la journée. « Il y a un grand retour de l’islam dans le métier », confirme Zouhaier Ben Ghorbal, chauffeur et pratiquant régulier.
ll a fallu aussi réserver deux salles de prière pour les femmes. Jusque-là, elles priaient dans la grande salle commune, derrière un rideau les séparant des hommes, puisque la tradition musulmane interdit aux deux sexes de se mélanger. Leur relégation dans un entresol a suscité en 2013 la très vive réprobation d’un collectif de musulmanes, à l’origine d’une pétition protestant contre « l’invisibilisation des femmes dans les lieux de culte ». Ces « sœurs », des « activistes féministes islamistes inconnues des fidèles réguliers », affirma le rectorat, tentèrent d’entrer en force dans la grande salle de prière, provoquant un début de bagarre comme on n’en avait jamais vu ici.
Dans le fauteuil en cuir de son bureau, où il reçoit invariablement autour d’un thé à la menthe, Dalil Boubakeur assure aujourd’hui que « l’homme musulman s’est mis hors de l’Histoire, laissant à la femme la possibilité de rattraper le temps perdu », mais il n’apprécie pas ces militantes d’un genre nouveau qui revendiquent un islam plus politique et plus visible.
Ce fervent chiraquien, dont le cœur n’a jamais penché à gauche et qui affirme un « amour barrésien, presque maurrassien de la France », ne cache pas le mépris que lui inspirent ces nouveaux adeptes d’un islam plus rigoriste. Comme la Ve République avec laquelle il se confond, il a mis des années à comprendre l’influence grandissante de ces « barbus ignorants ». Il les a pourtant vus apparaître à la fin des années 1960 : « Des militants de Foi et Pratique, ce mouvement tabligh qui prône une interprétation littérale du Coran, sont arrivés à Paris. Mais, voyant qu’ils n’auraient pas la main sur la Mosquée, ils sont partis fonder leur propre lieu de prière à Belleville. »
À l’épreuve d’un monde en pleine ébullition
À l’époque, l’État français ne s’en préoccupe pas. Personne, au sein de l’administration française, n’a la moindre idée de ces nouveaux intégrismes puisque, au cœur du 5e arrondissement, l’islam a toujours le visage tranquille et avenant du restaurant de la Mosquée où l’on sert loukoums à la rose et cornes de gazelle à l’ombre des figuiers. Le couscous et les tajines se dégustent sur de grands plateaux dorés, comme le font Serge Gainsbourg et Jane Birkin dans Slogan (1969), film de Pierre Grimblat qui voit naître les amours du couple mythique. « La France ne savait pas quel islam elle voulait ni surtout quel islam elle ne voulait pas », regrette encore Boubakeur.
Une vingtaine d’années plus tard, la guerre civile déchire l’Algérie. Le Groupe islamique armé (GIA) cherche à renverser le pouvoir d’Alger et menace le recteur qui est, à ses yeux, l’un de ses représentants en France. Formellement désigné par la Société des habous et des lieux saints de l’islam, le recteur fait toujours l’objet d’un accord entre l’Algérie et la France. Dalil Boubakeur devient la cible de tracts menaçants et très renseignés, signe d’une infiltration sérieuse du personnel de la Mosquée. « Notre cuisinier, un jeune type avec qui je jouais au football, les informait », raconte aujourd’hui son fils Sami.
Pour la famille Boubakeur, la menace n’est qu’une des ondes de choc du conflit algérien. Le recteur, ancien élève du lycée Louis-le-Grand, marié à une Auvergnate avant de devenir cardiologue à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, et membre de l’ordre des médecins, se sent totalement français. Et, au fond, bien loin de ces nouveaux dévots que, grand lecteur de Molière, il compare à Tartuffe. « Il paraît que parfois il va manger à l’Hippopotamus », murmurent, indignés, les fidèles qui vont acheter leur viande à la boucherie halal de la rue Larrey.
Le recteur doit pourtant composer avec un monde musulman en pleine ébullition. En 1996, il s’oppose à la venue de l’écrivain britannique Salman Rushdie, visé par une fatwa après la publication de ses Versets sataniques. Il a vécu la tuerie de Charlie Hebdo en 2015 comme « une déclaration de guerre fracassante » et l’a condamnée aussitôt, mais avait qualifié de « syndrome strictement psychiatrique » la publication de nouvelles caricatures du Prophète, trois ans plus tôt. L’exercice d’équilibrisme devient difficile quand désormais on tue.
Boubakeur coupé d’une partie des croyants
Dalil Boubakeur est un joueur d’échecs et un homme prudent par nature. Mais le recteur de la Grande Mosquée de Paris donne souvent l’impression que son monde s’est arrêté au XXe siècle, celui des orientalistes et des universitaires arabisants qui l’entouraient au mariage de son fils. Plus Algérie française qu’Algérie indépendante, alors qu’une partie de l’islam revendique sa puissance et que sa mosquée se remplit de croyants qu’il ne connaît plus et qui ne le reconnaissent plus. « L’assemblée des fidèles se modifie, convient Sami Boubakeur qui prévient d’emblée qu’il n’envisage pas de succéder à son père. Ils sont plus jeunes, plus fervents, se déplacent en famille avec les enfants, portent souvent le kamis et gardent sur le front la Tabaâ », la marque de ceux qui se prosternent fréquemment.
Dalil Boubakeur, lui, continue de se présenter plus volontiers comme un rationaliste que comme un homme de foi : « Si c’est pour croire en ce que les ignorants croient, certainement pas ! Je suis un bon musulman, mais moderne, formé par mes maîtres laïcs de l’école française. Comme disait le théologien réformiste Mohamed Abdou, “il faut avoir moins de religiosité et plus de culture”. » Il assure avoir appris le Coran, mais aussi « les mathématiques, la littérature française, l’anglais, l’allemand. »
« Je n’ai jamais vu Boubakeur dans un bain de foule. Le problème c’est qu’il est le lien avec l’État, pas avec les fidèles. C’est une relation de servitude. Voilà pourquoi il ne peut être populaire. » Un essayiste spécialiste du monde arabe
Lieu de culte du passé alors que les musulmans sont de plus en plus jeunes, symbole de l’islam pour l’État français alors que, depuis 2003, la Mosquée de Paris reste systématiquement minoritaire dans les élections au CFCM. « Je n’ai jamais vu Boubakeur dans un bain de foule, observe un essayiste spécialiste du monde arabe et bon observateur du microcosme musulman parisien. Le problème c’est qu’il est le lien avec l’État, pas avec les fidèles, contrairement, par exemple, aux représentants de la communauté juive, qui font remonter au pouvoir peurs et inquiétudes. Il exprime la loyauté de l’islam à l’État, répète ses préoccupations – aimer la République, respecter la loi. C’est une relation de servitude qui est instaurée. Voilà pourquoi il ne peut être populaire. » Publiée en septembre par le Journal du dimanche, la vaste enquête menée par l’Institut Montaigne indique que les musulmans se retrouvent bien plus dans le prédicateur Tariq Ramadan (37 %), réputé proche des Frères musulmans, que dans le patron de la Mosquée de Paris (16 %), que beaucoup ne connaissent pas. Confronté une fois à ce dernier, lors d’un débat au Parlement européen, le recteur avait vite été balayé par la verve et la rhétorique habile de Ramadan. « Aujourd’hui, regrette Boubakeur, une voix libérale comme la mienne se perd dans le marasme ambiant. »
Parisien quand la plupart des musulmans vivent dans les banlieues, issu d’une famille de grands bourgeois cultivés quand la plupart de ses fidèles peinent dans leur vie quotidienne, il ne parvient pas à s’adresser aux nouvelles générations. En 2005, lors des émeutes à Clichy-sous-Bois, Dalil Boubakeur, qui présidait alors le CFCM, s’était rendu à la mosquée Bilal de Clichy, attaquée quelques jours plus tôt par des grenades lacrymogènes. Sa voiture avait été accueillie avec des projectiles. Les émeutiers refusaient de parler à ce notable de l’islam conduit par un chauffeur.
Fenêtre sur hammam
Hors des grandes fêtes, la Mosquée est aujourd’hui autant fréquentée par des non-musulmans et des touristes que par des fidèles. Dalil Boubakeur le sait. Il y a quelques années, il avait d’ailleurs voulu reprendre la concession du restaurant et du hammam aux Lalioui, une famille de grossistes installés en région parisienne. Il rêvait de les confier à l’humoriste et producteur Jamel Debbouze. Les pourparlers n’ont finalement pas abouti, et le restaurant est resté dans son jus, au grand dam de la Mosquée, qui voulait donner un vernis plus moderne au décor délicieusement désuet et rentabiliser également le hammam en le transformant en un spa plus haut de gamme. Ce n’est que récemment que le recteur s’est résolu à en fermer l’accès aux hommes. « Tout le Marais avait fini par venir là », souffle-t-il. Déjà, en 1966, Gérard Oury avait reconstitué le décor des bains turcs de la Mosquée pour une scène à la fois ambiguë et comique de La Grande Vadrouille : Louis de Funès et Bourvil cherchaient dans les vapeurs des bains des aviateurs anglais.
Dans les années 1980, « gays musulmans et non musulmans [se] retrouvaient deux fois par semaine » aux horaires réservés aux hommes, souligne Denis M. Provencher dans son essai Queer French. Protégé par la réputation du lieu de culte, on y cherchait l’aventure discrètement, loin des backrooms et des saunas gays qui commençaient à fleurir de l’autre côté de la Seine. Longtemps, la Mosquée a fermé les yeux. L’adresse figurait dans les guides français ou anglo-saxons recensant les adresses du Paris gay. « Comme dans l’ensemble du monde arabe, le hammam est un lieu de rencontres qui permet aux hommes de se rencontrer sans dire explicitement qu’ils sont homosexuels », relève Frédéric Martel, auteur du Rose et le Noir, essai sur les homosexuels en France depuis 1968 (Seuil). Dans les années 1990, au plus fort de l’épidémie de sida, alors que les hauts lieux de la nuit gay fermaient les uns après les autres, le hammam de la Mosquée est resté un refuge qui paraissait sûr. Ces dernières années, la crainte du scandale et les protestations de quelques fidèles ont obligé la direction à réagir. « Nous avons lancé plusieurs avertissements en vain », justifie Slimane Nadour, porte-parole de la Mosquée. Aujourd’hui, les mariés viennent toujours prendre des photos dans le jardin, comme les blogueuses mode et les youtubeuses choisissent la Mosquée pour donner à leurs shootings un « effet Orient ».
« C’est l’Occident qui mène le progrès et même les Chinois vont vers ce modèle. Je regrette que les musulmans perdent du temps à freiner cette avancée. » Dalil Boubakeur
Dalil Boubakeur n’a pas renoncé à adapter « sa » mosquée au monde moderne, comme si elle devait refléter une évolution de l’islam qu’il appelle de ses vœux. « C’est l’Occident qui mène le progrès, répète-t-il, et même les Chinois vont vers ce modèle. Je regrette que les musulmans perdent du temps à freiner cette avancée. » La Mosquée s’est ainsi ouverte à Internet et depuis juin à Twitter, soucieuse de partager sur les réseaux sociaux communiqués, discours ou conférences. Le recteur ignore en revanche l’avalanche d’insultes et de critiques qui circulent sur les forums. « Ma mère joue le rôle de chef de cabinet de mon père et le protège de tout ça », glisse son fils. Ni le recteur, ni son porte-parole, ni son directeur de cabinet n’ont ouvert Soumission : « Nous ne lisons pas Houellebecq, après ce qu’il a dit sur notre religion. » Ils ignorent que c’est chez eux, en présence du recteur, qu’a lieu la séance imaginaire de conversion du héros, après la victoire d’un musulman à l’élection présidentielle de 2022. Dans la fiction de Houellebecq, le hammam a été spécialement ouvert aux hommes pour l’occasion. Une consécration pour la Grande Mosquée de Paris, devenue lieu de mémoire littéraire chez – dernier paradoxe – le plus célèbre romancier de l’identité française.
https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2016/10/14/la-grande-mosquee-de-paris-une-histoire-francaise_5013835_4497186.html
.
Les commentaires récents