La Grande Mosquée de Paris, dont la première pierre a été posée le 19 octobre 1922, symbolise la volonté de la France de reconnaître le rôle des musulmans auprès de la nation en leur offrant un lieu de culte, tout autant que celle de contrôler l’islam français.
La décision de construire la Grande Mosquée de Paris dans le 5e arrondissement est prise dès 1920.
« Quand s’érigera, au-dessus des toits de la ville, le minaret que vous allez construire sur cette place, il ne montera vers le beau ciel nuancé de l’Ile-de-France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses. » Ces mots du maréchal Lyautey, prononcés lors de la cérémonie de pose de la première pierre de la Mosquée de Paris, en octobre 1922, illustrent avec emphase la volonté de la France d’offrir enfin un lieu de culte à sa population musulmane.
Il faut dire que l’événement n’est pas anodin : unique en Europe, il porte en lui toute la complexité des rapports entre la France et ses colonies, et, par extension, l’ambiguïté des relations entre l’Etat français et ses populations musulmanes, faites à la fois de reconnaissance et de suspicion.
Le projet de construction de la Mosquée de Paris a d’abord été le fait d’acteurs civils comme Paul Bourdarie (1864-1950), islamophile et journaliste, qui considère que la France doit « à ses fils musulmans un acte d’équité politique et un geste de sympathie ou de bienveillance », et qui va tout faire pour rapprocher la culture française et celle d’islam.
Dans le jardin tropical du bois de Vincennes
Le projet a également été stimulé, puis dirigé, par le Quai d’Orsay, avec au premier plan Si Kaddour Ben Ghabrit (1868-1954), un Algérien et agent diplomatique français de grande envergure à l’époque, sous la supervision d’Hubert Lyautey (1854-1934), résident général du protectorat du Maroc.
Contrairement à ce qu’on a pu lire ou entendre souvent, la Grande Mosquée de Paris n’est pas la première mosquée construite en France métropolitaine (à La Réunion, la première mosquée date, par ailleurs, de 1905). Il en existe une autre, éphémère, située dans le jardin tropical du bois de Vincennes, qui fut érigée pour des soldats musulmans pendant la première guerre mondiale, et démolie en 1926. La décision de construire la Grande Mosquée de Paris, dans le 5e arrondissement, est prise, quant à elle, dès 1920.
En jonglant sur les budgets, en passant par ses protectorats et colonies, la France a contourné la loi de 1905 par un montage complexe pour financer à 80 % la construction, avant d’en confier la régence, puis la propriété, à la Société des habous et lieux saints de l’islam.
Sa construction doit d’abord être comprise comme un acte de reconnaissance à l’égard des dizaines de milliers de musulmans morts pour la France pendant la première guerre mondiale. Un siècle plus tard, c’est encore cet aspect que souligne Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris de 1992 à 2020 : « La symbolique de la Mosquée de Paris est avant tout une symbolique de mémoire, celle du sang versé par les musulmans pour la France. Avant les questions d’immigration, c’est d’abord cet aspect qui est à l’origine de sa construction. »
A l’origine, un lieu de contrôle des musulmans
Mais, si le geste de reconnaissance à l’égard de tous les musulmans tombés pour la France est indéniablement lié à la construction de la Grande Mosquée de Paris, il ne faut pas oublier pour autant le contexte historique dans lequel cette décision est prise : l’Algérie est alors une colonie française, le Maroc et la Tunisie sont des protectorats.
« Au-delà du désir – réel – de reconnaissance, les autorités politiques vont beaucoup s’intéresser à la Mosquée de Paris en tant que lieu de contrôle des musulmans. Depuis 1925-1926, l’immigration, principalement maghrébine, fait en effet l’objet d’une étroite surveillance, de la part des autorités nationales et municipales », souligne Pascal Blanchard, historien et documentariste, spécialiste de l’histoire coloniale et de l’immigration.
A cette époque apparaissent en effet les premiers fichiers ethniques de France, une brigade spéciale nord-africaine voit le jour, un hôpital franco-musulman que l’Etat contrôle est construit à Bobigny (Seine-Saint-Denis) [aujourd’hui hôpital Avicenne].
« C’est tout le paradoxe de la France, qui permet la construction d’une grande mosquée au cœur de sa capitale et cherche à garder la mainmise sur les musulmans »
« La religion est à l’époque le parfait moyen de garder un œil sur ces musulmans dont on se méfie tant, et la Mosquée de Paris est le lieu idéal pour cette surveillance. Un exemple en est celui de Si Kaddour Ben Ghabrit, qui devient le premier recteur de la mosquée, et qui est autant payé par les musulmans, par le sultan, que par les Renseignements généraux français », enchaîne Pascal Blanchard. Avant de conclure : « C’est tout le paradoxe de la France, qui permet la construction d’une grande mosquée au cœur de sa capitale, ce qui est unique en Europe et représente une formidable vitrine de la politique musulmane de la République, et qui cherche en même temps à garder la mainmise sur les immigrés musulmans par une surveillance extrêmement poussée. »
D’ailleurs, dès son lancement, le projet ne fait pas l’unanimité, loin de là. Charles Maurras (1868-1952), par exemple, chantre de la droite nationaliste française, écrit durant le mois de l’inauguration, dans L’Action française : « Un trophée de la foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où tous les plus grands docteurs de la chrétienté enseignèrent contre l’islam représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir. »
Un lieu de dépaysement en plein Paris
Si elle ne fait pas l’unanimité politique, la Grande Mosquée de Paris s’impose néanmoins comme un lieu de dépaysement, que ce soit dans le Paris des années 1920 ou dans celui d’aujourd’hui.
Construite à la fois dans le style du Maroc almohade et de la péninsule Ibérique al-Andalus, elle est annoncée de loin par son célèbre minaret de 34 mètres de haut, entièrement édifié en pierre taillée et recouvert de fines mosaïques. Elle se découvre ensuite par sa porte principale en bois massif, ornée de motifs ciselés dans le plâtre. Une fois passé le seuil, on se retrouve aussitôt dans la cour d’honneur (« al-riyadh »), inspirée des plus beaux jardins hispano-mauresques et des habitations seigneuriales de l’Afrique septentrionale.
Dès le printemps, les massifs renaissent dans une profusion d’essences qui donnent à la cour un aspect paradisiaque : arbousiers, cyprès, grenadiers, citronniers, aubépine et tant d’autres variétés se mélangent et prospèrent au milieu des fontaines bleu ciel. A droite de la cour se trouve le grand patio, entouré de galeries entièrement recouvertes de mosaïques multicolores et surmontées d’arcs et de colonnades en plâtre blanc cassé. Ce décor que l’on nomme zellige (de l’arabe zalaja, « briller », « glisser ») qui prit naissance en Andalousie au XIe siècle, avant de s’étendre au XIVe siècle sous les Nasrides, au Maroc.
La bibliothèque, petite mais bien garnie, est également un très bel exemple, en miniature, de la richesse scripturaire du monde arabo-musulman, d’Istanbul au Caire, en passant par Beyrouth. On y trouve de très beaux corans reliés, les noms de Dieu et du Prophète calligraphiés en lettres d’or. Le cheikh d’Al-Azhar, le dalaï-lama et d’autres personnalités y seront reçus.
Lieu de prière, de rencontre et de culture
Des calligraphies splendides sont sculptées sur les panneaux muraux entourant la grande cour de la salle de prière : « Décoré de toutes les beautés, ce monument a été dressé pour servir de lieu d’adoration de Dieu. » La salle de prière justement (« baytu s-salât »), à laquelle le visiteur non musulman n’a pas accès, peut toutefois être observée par la porte d’entrée ou par les petites fenêtres du patio. La pièce n’est pas construite sur le même axe que le reste des bâtiments : elle est centrée sur le mihrab, excavation voûtée indiquant la direction de La Mecque.
La Grande Mosquée est aussi un lieu de rencontre et de culture, toujours bien vivant
L’orientation de la salle de prière fut d’ailleurs l’occasion d’une première cérémonie, en mars 1922, en présence de Si Kaddour Ben Ghabrit, Ababou, chambellan du sultan marocain, et Ben Sayah, astronome à Fès, tous vêtus d’une djellaba blanche, autour d’une table de bois construite pour l’occasion. On disposa deux boussoles afin de trouver l’orientation rituelle, la qibla (direction de La Mecque), par détermination géomagnétique.
La construction ne commença qu’après cette cérémonie, le 19 octobre de la même année, et s’acheva en 1926, avec son inauguration en juillet, en présence de Gaston Doumergue, président de la République.
Les temps actuels ne sont évidemment plus les mêmes que dans les années 1920, et l’Etat a aujourd’hui desserré son emprise sur l’édifice. La Grande Mosquée de Paris reste avant tout un lieu de prière pour les fidèles musulmans de la capitale et d’ailleurs. Elle fait aussi office de mosquée « mère » de la fédération des mosquées placées sous la direction de son recteur (Chems-Eddine Hafiz depuis janvier 2020), réputée proche de l’Algérie et élément-clé de l’islam français (et de ses divisions…).
Mais la Grande Mosquée est aussi un lieu de rencontre et de culture, toujours bien vivant, et qui doit s’appréhender en ayant en tête ces dizaines de milliers d’hommes de confession musulmane morts pour la France au siècle passé, et qui ont permis à ce lieu à part de voir le jour.
Cet article a été publié initialement en 2011 dans le hors-série numéro 16 du « Monde des religions » sur « les hauts lieux spirituels français ».
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