Quand je vois ces bambins bien habillés qui descendent des voitures neuves ou des cars jaunes du ramassage scolaire pour s’engouffrer dans des écoles où l’enseignement est toujours gratuit, je pense inévitablement aux enfants de la colonisation ; je pense aux poux dans les cheveux, aux pieds nus pataugeant dans la boue, aux maladies, à la faim, à l’ignorance, au gourbi, au dénuement...
Il faut dire à tous ceux qui s’évertuent à nous rappeler que nous avions raté le coche en 1962 qu’à cette date, l’espérance de vie des Algériens ne dépassait pas les 48 ans ! Elle était déjà, il y a quelques années, de 75 ans ! Ce résultat n’est pas le fruit d’une baguette magique ou d’une politique datant de quelques années seulement ! Pour en arriver là, il a fallu prémunir cet Algérien de toutes les épidémies mortelles. Il a fallu lui offrir une bonne prise en charge sanitaire, des médicaments gratuits, des produits de première nécessité à bas prix… Et ce n’était pas rien, au moment où les caisses de l’Etat étaient pratiquement vides et que le pays ne comptait que quelques ingénieurs et techniciens !
Il a fallu tout créer ! En gommant tout ce qui a été fait depuis 1962, et malgré les insuffisances que nous sommes les premiers à relever dans ces colonnes, certains insultent la mémoire de ceux qui ne sont plus là et qui ont cru que le rêve était possible, qui ont bâti des écoles partout, des usines, des centres de santé dans les coins les plus reculés, qui ont tracé des routes et introduit le progrès aux quatre coins du pays ; n’insultons pas la mémoire de ceux qui ont consacré leur vie à planifier, étudier, réfléchir pour que le gaz de ville, privilège de deux ou trois centres, aille partout ; que l’électricité, totalement absente des foyers algériens, pénètre les cités populaires et les douars ; que l’eau potable, qu’on allait chercher dans les fontaines publiques, devienne un élément incontournable du milieu domestique ; que les fosses septiques soient bourrées de mortier et oubliées, au profit de réseaux d’assainissement modernes, que les salles de bains remplacent le hammam, que la télévision, captée par une infime minorité d’Algériens à Oran, Alger et Constantine, étende son réseau à tout le territoire national, à travers la diffusion hertzienne, puis par satellite. Dès 1975, l’Algérie utilisait le satellite pour porter le faisceau du programme national jusqu’au Hoggar et Tassili, devenant l’un des premiers pays au monde à avoir accès à cette technologie, utilisée, à l’époque, seulement par quelques opérateurs aux Etats-Unis, au Canada et en URSS ! Il a fallu former des enseignants, des ingénieurs agronomes, des techniciens dans le bâtiment et le génie civil, des pilotes, des gendarmes, des médecins, des infirmières, des chercheurs, des pétroliers, des urbanistes, et j’en passe.
Je rêve souvent d’une Algérie qui produit tout ce dont elle a besoin ; je rêve d’une Algérie qui lance des fusées à partir de notre Sahara. Un ami m’a traité de fou ! Alors, comment devrais-je désigner ces visionnaires qui ont dressé le Barrage Vert, muraille d’arbres allant de Tébessa à El-Bayadh et que j’ai parcourue de long en large, rencontrant des jeunes, appelés sous les drapeaux, fiers de participer à une gigantesque œuvre d’édification nationale à l’heure où l’ANP plantait des arbres aussi ?
Comment devrais-je appeler ces pionniers qui ont porté le goudron jusqu’à Tamanrasset, et bien au-delà, et tous ceux qui ont bâti des centaines de villages agricoles ?
Comment devrais-je traiter ces bâtisseurs au long cours qui ont cru qu’il était possible de convoquer les deux génies japonais et brésilien de l’architecture mondiale pour leur confier les plans de deux bijoux universitaires trop souvent oubliés : Constantine et Bab Ezzouar et de cette soucoupe volante blanche posée sur le gazon du parc omnisports Mohamed-Boudiaf ?
Comment qualifier ces promoteurs qui ont ouvert le pays à l’informatique, à une époque où cette science échappait encore au tiers-monde, faisant du CERI la première grande école supérieure d’Afrique formant des ingénieurs dans cette spécialité ?
Comment traiter ces hommes qui ont cru qu’il était possible de nationaliser le pétrole et le rendre à son propriétaire ? Et ceux qui ont cru qu’il était possible de traiter le minerai de l’Ouenza ici, à El-Hadjar. Et le complexe est encore là, produisant cet acier dont nous avons tant besoin pour bâtir et bâtir encore !
Comment traiter ceux qui ont eu l’idée folle de liquéfier le gaz et le mettre dans de beaux et grands méthaniers qui sillonnent le monde ?
Comment qualifier ceux qui ont osé présenter un film algérien au festival de Cannes et cru en ses chances jusqu’au bout ? Et ceux qui ont introduit la réforme sportive dont les fruits avaient pour noms Madjer, Belloumi, Assad et tant d’autres ?
Comment appeler ces fous qui ont placé quelques camions de la Sonacome dans la prestigieuse course du Paris-Dakar ? J’étais là et, sur les pistes brûlantes du désert, dans les forêts sénégalaises, la brousse nigérienne et les plateaux de ce qui s’appelait alors Haute-Volta (le Burkina actuel), j’ai vu notre véhicule national damer le pion à Saviem, Lan, Mercedes et tant d’autres marques prestigieuses. De petits chauffeurs du Grand Sud, nourris aux pois chiches, chauffés par quelques verres de thé à la menthe sirotés après les prières matinales : j’ai vu ces gars au cœur grand comme ça, mais sans étoiles, battre les plus prestigieux des pilotes de course !
Comment appeler ceux qui avaient planifié la construction d’un réacteur nucléaire à Draria ? Et ceux qui en firent autant à Aïn Oussera, avec un centre beaucoup plus important, que les impérialistes voulaient bombarder à une époque où ils voyaient d’un mauvais œil les efforts d’émancipation de notre pays ? Je peux citer à l’infini la liste des « folies » qui ont permis à ce pays de se hisser au firmament de la légende tiers-mondiste, avant qu’un ouragan de force six n’emporte tous nos espoirs !
Avant que la néo-bourgeoisie, fabriquée à l’usine de la contrefaçon, revancharde, égoïste, ne vienne détruire ce beau rêve. Par l’importation, option devenue stratégique après la destruction programmée de notre tissu industriel, cette nouvelle bourgeoisie parasitaire pille nos ressources financières et agit par tous les moyens pour retarder la nécessaire réindustrialisation du pays. Certains, consciemment ou inconsciemment, nous ressortent le disque rayé d’un prétendu mauvais virage que nous aurions raté en négligeant l’agriculture et le tourisme au profit de l’industrie ! L’agriculture socialiste envoyait, vers l’Europe, l’URSS et l’Amérique, des bateaux entiers d’agrumes, de dattes et de vin ! Et les premiers complexes touristiques algériens étaient les plus beaux du Maghreb. Notre pays recevait, à la fin des années 60, début 70, autant de touristes que le Maroc et la Tunisie. Par ailleurs, pour un pays qui compte autant de richesses naturelles, ce serait un crime de continuer à les exporter et l’option de les transformer ici est l’une des plus grandes batailles menées et gagnées par l’Algérie de Boumediène.
Et quelle Algérie nous propose-t-on à la place de celle qui bâtissait et espérait ? Regardez autour de vous : une Algérie saignée par l’importation tous azimuts et la course folle à l’enrichissement par tous les moyens ; l’Algérie de l’agriculture des copains renflouée, sans résultats probants, à coups de milliards ; l’Algérie où les plus riches et les plus puissants s’envolent pour se faire soigner à l’étranger, alors que la majorité du peuple n’a droit qu’à des hôpitaux surchargés et sous-équipés ; l’Algérie du désespoir, du terrorisme, du grand banditisme, l’Algérie des harraga et des chômeurs qui s’immolent, une Algérie qui n’a même pas su prendre les devants pour détruire quelques nids de djihadistes à ses frontières méridionales, laissant cette tâche à l’armée française ! Pour une fois, je suis d’accord avec le Président Bouteflika qui aurait dit, s’adressant à M. Ayrault : « Soyez fiers de ce que vous avez fait au Nord-Mali. » Grâce à cette intervention, il y a moins de danger à nos frontières sud.
Alors, cessez d’insulter les braves qui voulaient offrir autre chose à l’Algérien que des bagnoles importées, des gadgets importés, des joueurs importés et des... ouvriers importés !
« La vie culturelle au temps du royaume Zeiyyanide », ouvrage de Fatima Zohra Bouzina Oufriha est le deuxième livre d’une trilogie consacrée à ce royaume des siècles de la transition au Maghreb central qui correspond en gros aux assises territoriales de notre Algérie actuelle.
Il engage donc avec les deux autres tomes, « L’histoire politique » et « la vie économique » des éléments décisifs dans les actuels débats sur l’existence ou non d’un socle historique qui permettrait d’affirmer que sous un nom ou un autre existait une réalité humaine et politique qui correspond à l’Algérie actuelle. L’enjeu de cette question est ancien puisqu’elle est au centre des mythes coloniaux français qui ont avancé avec force que notre pays était une «Terra nullius», toujours gouvernée par des puissances étrangères.
La longévité de ce royaume berbère, un peu plus de trois siècles, court de 1236 à 1554, date de l’arrivée des ottomans sous la pression de facteurs et de confrontations externes. Il succède à celui des Muwaḥḥidun (Almohades) né en 1120 et éteint à la naissance du royaume Zeiyyanide. Un trait fondamental distingue les deux royaumes. Les Zeiyyanide n’imposent pas la marque d’une école religieuse à leur Etat et acceptent le penchant populaire vers l’Ecole Malékite. Cet écart d’avec la mission de réforme puritaine des Muwaḥḥidun jouera un rôle important dans l’épanouissement des institutions culturelles et académiques sur ces trois siècles. On oublie souvent, qu’Ibn Khaldoun est né un siècle après le royaume et que sa théorie historique et lui-même doivent beaucoup à la politique culturelle des Zeiyyanide. Ces derniers ont favorisé la création des institutions académiques et universitaires, dotées d’œuvres universitaires, que sont les madrasas, bâties, financées, et entretenues à leurs frais. Cette politique a permis de mobiliser auprès de l’Etat les plus hautes compétences de l’époque dans les disciplines qui restent encore définies par le classement aristotélicien de sciences théorétiques dont l’organon (la logique) reste encore considéré comme le critère de validité.
Les savants qui ont porté et gardé vivant l’apport philosophique et scientifique des grecs ne furent pas qu’andalous. Ces madrasas ont cependant porté les sciences bien plus loin que l’héritage grec, lui-même donné en dotation par les civilisations égyptienne et mésopotamiennes. La somme réalisée par Oufriha montre combien ces sciences bien qu’encadrées encore par l’aristotélisme ont connu un développement considérable par leurs interpénétrations avec les besoins de l’Etat Zeiyyanide. Cela est frappant pour les mathématiques et leurs liens avec le cadastre, les échanges commerciaux, les taxes etc. Mais Oufriha nous montre que c’est tout aussi vrai pour les sciences morales, juridiques, théologiques ou philosophiques sur lesquels rayonnent de grands noms qu’opposent des disputations. Aussi bien qu’à notre époque, les madrasas sont objet de polémiques autour de la question de l’indépendance des maîtres à l’égard des princes qui les financent. Ethique et pouvoir scientifique sont déjà en débat dans une sphère culturelle bien plus en avance dans ses exigences de ce que nous pouvons voir parfois à notre époque.
L’autre trait caractéristique majeur de cet épanouissement académique et scientifique est la migration, celle des savants à la recherche d’approfondissement et celle des étudiants à la recherche des plus grands maîtres. Ibn Khaldoun peut être désigné prince des migrants scientifiques.
Oufriha a recensé les noms des plus grands savants et leurs apports dans leurs différentes disciplines, en signalant leurs divergences d’opinions pour les sciences morales ou pour la philosophie.
C’est fascinant de voir à travers et dans le déroulement du texte d’Oufriha comment pour les sciences juridiques, philosophiques, politiques naissait le besoin d’un dépassement de l’aristotélisme comme cadre théorique d’une doctrine de l’Etat. Celui des Zeiyyanide est nourri d’une économie marchande mais appuyé sur des tribus et des routes commerciales. Les Etats grecs, également marchands s’appuyaient sur une organisation esclavagiste de la société. Nous voyons littéralement sous la plume d’Oufriha s’accumuler les réponses partielles que donnaient les intellectuels aux développements partiels de l’Etat Zeiyyanide et comment cette accumulation a permis à Ibn Khaldoun de fonder une nouvelle vision que fut sa science historique.
Oufriha nous parle aussi dans ce tome de la vie artistique, des formes musicales, des poèmes, dont l’usage a persisté jusqu’à aujourd’hui dans la capitale Zeiyyanide, Tlemcen.
Non seulement l’Algérie n’était pas une « Terra nullius », elle était même une terre féconde. Oufriha a écrit cette trilogie pour détruire explicitement le mythe colonial. Elle réussit un travail extraordinaire que Mohamed Cherif Sahli appelait de ses vœux, décoloniser l’écriture de l’histoire en réalisant une révolution copernicienne. Pour nous, pour notre histoire, Oufriha vient de la faire ou de contribuer grandement à la faire. Oui, l’Algérie actuelle correspond bien à une continuité historique stable sur un territoire aux contours similaires selon les époques. Non, l’Algérie n’est pas une création coloniale et le sud était bien relié au nord par un maillage de routes commerciales qui aboutissait aux ports méditerranéens dont Honein. Oui, l’économie du Maghreb a permis d’établir des Etats berbères disposant de suffisamment de finances pour entretenir un Etat et ses institutions. Oui, le développement de ces Etats berbères s’est déroulé à travers des crises successives qui ont obligé les savants maghrébins à le penser différemment et offert à Ibn Khaldoun les matériaux qui lui ont servi pour fonder l’histoire comme science. Oui sur ces deux Etats ont pesé des circonstances internationales qui ont permis leur naissance ou déterminé leur mort.
Ces ouvrages sont des livres scientifiques destinés aux travailleurs de la science. Il reste aux philosophes de traduire l’extraordinaire dimension de cette trilogie dans une compréhension des chemins historiques de notre Nation et de notre histoire. Il reste surtout à encourager romanciers, bédéistes, cinéastes, documentaristes à puiser dans le foisonnement des informations fournis par cette trilogie pour en livrer les histoires individuelles parlantes et significatives en fonction des catégories d’âges ou des catégories sociales.
Bref, il faut faire en sorte que la science de ces livres soit transformée en culture. Alors notre jeunesse saura que notre histoire n’a pas été une longue parenthèse scientifiquement et culturellement muette entre les deux colonisations romaines et françaises, Ibn Khaldoun, au moins, en faisant foi bien plus haut que ce qu’elles ont pu produire.
Fatima Zohra Bouzina Oufriha
Publié le par bouhamidi mohamed
La vie culturelle au temps du royaume Zeiyyanide - Fatima Zohra Bouzina Oufriha –ENAG Editions – Alger 2017 – 289 pages.600 da.
Donc, le 14 juin 1830, les troupes françaises débarquèrent à Sidi Ferruch, plage de sable située à une vingtaine de kilomètres d’Alger, et quelques jours après, Alger attaqué à revers, tombait ; le 5 juillet, le dey capitulait. Le « coup d’éventail » était donc « vengé » ; le blé que le dey avait fourni à la France n’aurait plus à lui être payé, ni les fortifications de la Calle à être démolies.
Il restait à conquérir l’Algérie.
Cela allait demander quarante ans, près d’un demi siècle.
De 1830 à 1871, sous cinq régimes différents, depuis la restauration jusqu’à la Troisième République, en passant par Louis-Philippe, la République et l’Empire, la bourgeoisie française va poursuivre la conquête de ce territoire à peine peuplé de cinq millions d’habitants.
Quarante ans de combats, de meurtres et de pillages, quarante ans pendant lesquels, à chaque moment, telle région qu’on avait hier « pacifiée » se soulevait à nouveau et devait être « pacifiée » à nouveau, à coup de « razzia » et de massacres. Quarante ans pour cinq millions d’habitants ! Quarante ans de guerre entre, d’un côté, un peuple dépourvu de toute organisation matérielle moderne, et, de l’autre côté, l’armée française, alors, sans conteste, la première armée d’Europe, l’armée qui était, hier, celle de Napoléon et qui sera encore celle de Sébastopol et de Magenta.
La conquête de l’Algérie ne s’est pas effectuée, comme on pourrait le croire, progressivement du Nord au Sud, par tranches successives partant du littoral et finissant aux confins sahariens. Tout au contraire, les régions méridionales, Hauts-Plateaux et zone saharienne, on été plus facilement conquises et les premières « pacifiées » ; c’est la région la plus proche du littoral, le Tell, cet ensemble montagneux qui sépare la mer des Hauts-Plateaux, qui a offert le plus de résistance et n’a été occupé, réellement qu’en dernier lieu.
Le centre de la première grande résistance à laquelle se heurte la conquête française, celle que va personnifier pendant onze ans le marabout Abd el Kader, c’est le Tell du centre et de l’ouest. Les villes d’Abd-el-Kader, Mascara, Boghar, etc., sont en plein Atlas tellien, et le dernier massif d’où Abd el Kader conduira ses dernières grandes luttes sera celui de l’Ouarsenis, qui commence à 50 kilomètres de la mer. Après la chute d’Abd el Kader, le dernier bastion de la résistance sera la Kabylie, Tell de l’est. La grande Kabylie, qui borde la mer, et qui est à moins de cent kilomètres d’Alger, ne sera occupée pour la première fois en 1857, et définitivement qu’après 71, alors que les oasis de biskra et de Laghouat, en bordure du Sahara, à 400 kilomètres de la mer, seront conquises, la première dès 1844, et la seconde définitivement, en 1852.
La raison en est que les Hauts-Plateaux, le Sahara, et même , l’Atlas saharien, vieille montagne qui n’est plus guère constituée que de légères ondulations coupées de larges couloirs, ne sont que des plaines. Le Tell, au contraire, c’est la montagne. La plaine, assez peu peuplée d’ailleurs, et peuplée presque exclusivement d’Arabes plus ou moins nomades, n’a pas pu résister ; c’est la montagne qui a résisté, la montagne qui, en Algérie, est plus peuplée que la plaine, peuplée de paysans cultivateurs, la plupart de langue berbère. Cela est conforme à la règle de toujours et de partout : c’est toujours la montagne qui résiste au conquérant ; la montagne est partout le dernier asile de l’indépendance. Ce massif kabyle qui résista le dernier à la conquête française, est celui qui avait aussi le mieux résisté à la conquête arabe, puisque si il a accepté la religion de l’Islam, il a gardé sa langue et son Droit.
Ce que fut cette guerre ? Une guerre atroce qui n’eut de la guerre que le nom, j’entend de la véritable guerre, celle que justifie Proudhon dans La Guerre et la Paix, c’est-à-dire un combat loyal entre adversaires de force équivalente. Ce ne fut pas une guerre, ce fut une « expédition coloniale », une expédition coloniale de quarante années. Une expédition coloniale ça ne se raconte pas, et on n’ose la décrire ; on laisse MM. les assassins la décrire eux-mêmes.« La flamme à la main ! »
Saint-Arnaud, qui devait finir maréchal de France, fit, jusqu’au 2 décembre », à peu près toute sa carrière en Algérie. Il y était arrivé lieutenant en 1837 ; il en partit général de division en 1851 ; durant ces quinze années il ne cessa d’être en colonne, tantôt à l’ouest, tantôt à l’est ; pendant tout ce temps il écrivit régulièrement à son frère, le tenant presque jour par jour au courant de ses faits et gestes. Ces lettres ont été publiées. Nous en donnons ci-dessous des extraits, sans autre commentaire que l’indication de la date et du lieu .
( On trouvera les lettres dont sont extraites ces citations dans Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, tome I, pages 141, 313, 325, 379,381, 390, 392, 1472, 474, 549, 556, tome II, pages 83, 331, 340.)
« Le pillage exercé d’abord par les soldats, s’étendit ensuite aux officiers, et quand on évacua Constantine, il s’est trouvé comme toujours, que la part la plus riche et la plus abondante était échouée à la tète de l’armée et aux officiers de l’état-major. » (Prise de Constantine, octobre 1837.)
« Nous resterons jusqu’à la fin de juin à nous battre dans la province d’Oran, et à y ruiner toutes les villes, toutes les possessions de l’émir. Partout, il trouvera l’armée française, la flamme à la main. » (Mai 1841.)
« Mascara, ainsi que je l’ai déjà dit, a dû être une ville belle et importante. Brulée en partie et saccagée par le marechal Clauzel en 1855. »
« Nous sommes dans le centre des montagnes entre Miliana et Cherchell. Nous tirons peu de coup de fusil, nous brûlons tous les douars, tous les villages, toutes les cahutes. L’ennemi fuit partout en emmenant ses troupeaux » (avril 1842)
« Le pays des Beni-Menasser est superbe et l’un des plus riches que j’ai vu en Afrique. Les villages et les habitants sont très rapprochés. Nous avons tout brûlé, tout détruit. Oh la guerre, la guerre ! Que de femmes et d’enfants, réfugiés dans les neiges de l’Atlas, y sont morts de froid et de misère !... Il n’y a pas dans l’armée cinq tués et quarante blessés. » (Région de Cherchell, avril 1842)
« Deux belles armées... se donnant la main fraternellement au milieu de l’Afrique, l’une partie de Mostaganem le 14, l’autre de Blidah le 22 mai, rasant, brûlant, chassant tout devant elles. » (mai 1842 ; de Mostaganem à Blidah il y a 250 kilomètres.)
« On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. Des combats : peu ou pas. » ( Région de Miliana, juin 1842)
« ... Entouré d’ un horizon de flammes et de fumées qui me rappellent un petit Palatinat en miniature, je pense à vous tous et je t’écris. Tu m’a laissé chez les Brazes, je les ai brûlés et dévastés. Me voici chez les Sindgad, même répétition en grand, c’est un vrai grenier d’abondance... Quelques-uns sont venus pour m’amener le cheval de soumission. Je l’ai refusé parce que je voulais une soumission générale, et j’ai commencé à brûler. » (Ouarsenis, Octobre 1842)
« Le lendemain 4, je descendais à Haimda, je brûlais tout sur mon passage et détruisais ce beau village...Il était deux heures, le gouverneur (Bugeaud) était parti. Les feux qui brûlaient encore dans la montagne, m’indiquaient la marche de la colonne. » (Région de Miliana, février 1843.)
« Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres et morts gelés pendant la nuit ! C’était la malheureuse population des Beni-Naâsseur, c’étaient ceux dont je brûlais les villages, les gourbis et que je chassais devant moi. » (Région de Miliana, février 1843.)
« Les beaux orangers que mon vandalisme va abattre !... je brûle aujourd’hui les propriétés et les villages de Ben-Salem et de Bel-Cassem-ou-Kassi. » (Région de Bougie, 2 octobre 1844.)
« J’ai brûlé plus de dix villages magnifiques. » (Kabylie, 28 octobre 1844.)
« II y avait encore des groupes nombreux d’ennemis sur les pitons, j’espérais un second combat. Ils ne sont pas descendus et j’ai commencé à couper de beaux vergers et à brûler de superbes villages sous les yeux de l’ennemi. » (Dahra, mars 1846.)
« J’ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux cents, ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés. » (Petite Kabylie, mai 1851.)
« Nous leur avons fait bien du mal, brûlé plus de cent maisons couvertes en tuile, coupé plus de mille oliviers. » (Petite Kabylie, juin 1851.)
Tel est le témoignage de Saint-Arnaud. Témoignage décisif, mais qui est loin d’être unique. Tous les officiers d’Afrique, qui ont écrit ce qu’ils ont vu, disent la même chose.
La vente des femmes et le massacre des enfants
Officier d’Afrique non moins typique que Saint-Arnaud, ce colonel Pein, issu du rang qui resta vingt-trois ans en Algérie (de 1840 à 1863), et qui occupa les loisirs de sa retraite à composer un petit ouvrage sur l’Afrique. A la différence de Saint-Arnaud, ce fut surtout dans le Sud qu’il eut à opérer.
Voici comment il décrit la prise de Laghouat, à laquelle il assista (2 décembre 1852.) :
« Le carnage fut affreux ; les habitations, les tentes des étrangers dressées sur les places, les rues, les cours furent jonchées de cadavres. Une statistique faite à tête reposée et d’après les meilleurs renseignements, après la prise, constate le chiffre de 2 300 hommes, femmes ou enfants tués ; mais le chiffre de blessés fut insignifiant, cela se conçoit. Les soldats, furieux d’être canardés par une lucarne, une porte entrebâillée, un trou de la terrasse, se ruaient dans l’intérieur et y lardaient impitoyablement tout ce qui s’y trouvait ; vous comprenez que, dans le désordre, souvent dans l’ombre, ils ne s’attardaient pas à établir de distinction d’âge ni de sexe : ils frappaient partout et sans crier gare ! » ( Pein, Lettres familières sur l’Algérie, 2e édit, p. 393)
C’est tellement l’habitude de massacrer femmes et enfants qu’une fois que le colonel Pein ne put le faire, il éprouva le besoin de s’en excuser dans une lettre :
« Les Ouled Saad avaient abandonné femmes et enfants dans les buissons, j’aurais pu en faire un massacre, mais nous n’étions pas assez nombreux pour nous amuser aux bagatelles de la porte : il fallait garder une position avantageuse et décrocher ceux qui tiraient sur nous. »
(Pein. Lettres familières sur l’Algérie, 2e édit., p. 26.)
Ainsi, si les femmes et les enfants des Ouled Saad n’ont pas été « massacrés », c’est uniquement pour raison stratégique ! Si on avait été plus nombreux, toutes et tous y auraient passé, on se serait « amusé aux bagatelles de la porte ! »
Certains généraux cependant préféraient qu’on ne massacre pas les femmes, mais qu’on s’en empare... et qu’on les vendent. Telle était la méthode préférée de Lamoricière. Dans les lettres qu’il écrivait à sa famille, l’un des subordonnés de Lamoricière, le colonel de Montagnac, décrit ainsi le système
( De Montagnac, Lettres d’un soldat, p. 141,142,195,203,311, 225. )
« Vive Lamoricière ! Voilà ce qui s’appelle mener la chasse avec intelligence et bonheur !... Ce jeune général qu’aucune difficulté n’arrête, qui franchit les espaces en un rien de temps, va dénicher les Arabes dans leurs repaires, à vingt-cinq lieues à la ronde, leur prend tout ce qu’ils possèdent : femmes, enfants, troupeaux, bestiaux, etc. » (1er février 1841).
Dans la région de Mascara, le 17 janvier 1842 :
« Nous poursuivons l’ennemi, nous lui enlevons femmes, enfants, bestiaux, blé, orge, etc. »
Le 11 février 1842 :
« Pendant que nous rasons de ce côté, le général Bedeau, autre perruquier de première qualité, châtie une tribu des bords du Chélif... leurs enlève force femmes, enfants et bestiaux... »
Plus tard, étant cette fois en Petite-Kabylie, de Montagnac appliquera à nouveau le système Lamoricière :
« Nous nous sommes établis au centre du pays...brûlant, tuant, saccageant tout... Quelques tribus pourtant résistent encore, mais nous les traquons de tous côtés, pour leur prendre leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux. » (2 mai 1843).
Pourquoi prenait-on ces femmes ? Qu’en faisait-on ?
« Vous me demandez, dans un paragraphe de votre lettre, ce que nous faisons des femmes que nous prenons. On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l’enchère comme bêtes de somme. » (Lettre datée de Mascara, 31 mars 1842.)« Apportez des têtes, des têtes ! Bouchez les conduits crevés avec la tête du premier Bédouin que vous rencontrerez. »
(Harangue citée par le baron Pichon : Alger sous la domination française, p.109.)
Voici maintenant que le témoignage d’un quatrième officier de l’armée d’Afrique, parti en Algérie, tout frais émoulu de Saint-Cyr, le comte d’Hérisson ; bien que très patriote, celui-ci, à la différence des précédents, semble avoir été quelque peu écœuré par ce qu’il vit ; son témoignage est identique.
Voici comment il décrit une colonne à laquelle il participa : (D’Hérisson : La Chasse à l’Homme, p. 133 et suivantes.)
« II est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées paires à paires sur les prisonniers, amis ou ennemis. » « ... Des cruautés inouïes, des exécutions froidement ordonnées, froidement exécutées à coups de fusil, à coups de sabre, sur des malheureux dont le plus grand crime était quelquefois de nous avoir indiqué des silos vides. »
« Les villages que nous avons rencontrés, abandonnés par leurs habitants, ont été brûlés et saccagés ; ... on a coupé leurs palmiers, leurs abricotiers parce que les propriétaires n’avaient pas eu la force nécessaire pour résister à leurs émirs et lui fermer un passage ouvert à tout le monde chez ces tribus nomades. Toutes ces barbaries ont été commises sans tirer un coup de fusil, car les populations s’enfuyaient devant nous, chassant leurs troupeaux et leurs femmes, délaissant leurs villages. »
Cette colonne était commandée par le général Yusuf. Sur ce même général, le même auteur rappelle le fait suivant, si militaire (D’Hérisson : La Chasse à l’Homme, p. 349.)
« En 1857, le maréchal Randon, que les lauriers de Saint-Arnaud empêchaient de dormir, monte à l’assaut de la Kabylie pour exercer ses 25 000 hommes et y recommencer les incendies de ses prédécesseurs. C’est dans cette expédition qu’on vient dire au général Yussuf : "Encore une tribu, mon général, qui en a assez et qui demande l’aman (le pardon)." - Non, répondit Yussuf, il y a là, sur notre gauche, ce brave colonel qui n’a encore rien eu. Laissons-lui cette tribu à éreinter ; cela lui fera un bulletin ; on donnera ensuite l’aman »
( Cela n’a, il est vrai, rien de spécifiquement algérien. Voir dans « Comment j’ai nommé Foch et Pétain » comment Painlevé l’« humanitaire » laissa se produire, quinze jours durant, après le 17 avril 1917, des attaques terriblement meurtrières et complètement inutiles, à seule fin de sauver l’« amour propre » du général Nivelle.)
A cette époque, Napoléons III avait eu beau venir en Algérie assurer les Arabes de sa sympathie : « les oreilles indigènes valurent longtemps encore 10 francs la paire, et leurs femmes demeurèrent, comme aux, d’ailleurs, un gibier parfait » (D’Hérisson : La Chasse à l’Homme, p. 349.)
Si le général Yusuf faisait couper les oreilles, le colonel de Montagnac, déjà cité, qui, lui, est un Français, fils, petit-fils, arrière petit-fils de soldat, et qui devait devenir le « héros » de Sidi-Brahim, préfère la méthode qui consiste à faire couper les têtes ( De Montagnac : Lettres d’un soldat, p. 297 et 299.)
« Je lui fis couper la tête et le poignet gauche (il s’agit d’un marabout de la province de Constantine) et j’arrivai au camp avec sa tête piquée au bout d’une baïonnette et son poignet accroché à la baguette d’un fusil. On les envoya au général Baraguay d’Hilliers qui campait près de là, et qui fut enchanté, comme tu le penses... »
« On ne se fait pas l’idée de l’effet que produit sur les Arabes une décollation de la main des chrétiens... Il y a déjà pas mal de temps que j’ai compris cela, et je t’assure qu’il ne m’en sort guère d’entre les griffes qui n’aient subi la douce opération. Qui veut la fin veut les moyens, quoiqu’en disent nos philanthropes. Tous les bons militaires que j’ai l’honneur de commander sont prévenus par moi-même que s’il leur arrive de m’amener un Arabe vivant, ils recevront une volée de coups de plat de sabre... Quant à l’opération de la décollation, cela se passe coram populo. »
Le massacre par « erreur »
« Frappez, frappez toujours ! Dieu reconnaîtra les siens ! » Vieux précepte que les représentants de la bourgeoisie française en Algérie ne manquèrent pas d’appliquer. L’important était de tuer ; qu’on tue amis ou ennemis, innocents ou coupables, cela n’avait guère d’importance. Péra a déjà raconté aux lecteurs de la Révolution prolétarienne ( R.P. du 1er mars 1928 : L’insurrection algérienne de 1871.) comment, en 1871, un détachement français rencontrant un groupe d’indigène, s’en empara et mit tout le monde à mort sans autre forme de procès, sur la simple supposition que ces indigènes avaient participé à l’affaire de Palestre, ce qui fut reconnu entièrement faux, dès qu’on eut fait le moindre brin d’enquête.
Voici deux autres faits du même ordre, mais d’une envergure plus grande encore, et dont la responsabilité remonte beaucoup plus haut.
Au printemps de 1832, des envoyés d’une tribu du Sud avaient été dépouillés par des maraudeurs, à quelque distance d’Alger ; le fait s’était passé sur le territoire où était campée la tribu des El-Ouffia ; alors :
« En vertu des instructions du général en chef de Rovigo, un corps de troupe sorti d’Alger, pendant la nuit du 6 avril 1832, surprit au point du jours la tribu endormie sous ses tentes, et égorgea tous les malheureux El-Ouffia sans qu’un seul chercha même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; on ne fit aucune distinction d’âge ni de sexe. Au retour de cette honteuse expédition, nos cavaliers portaient des têtes au bout des lances. » (Christian : L’Afrique française, p. 143.)
« Tout le bétail fut vendu à l’agent consulaire du Danemark. Le reste du butin fut exposé au marché de la porte Bab-Azoun (à Alger). On y voyait des bracelets de femme qui entouraient encore des poignets coupés, et des boucles d’oreilles pendant à des lambeaux de chair. Le produit des ventes fut partagé entre les égorgeurs. Dans l’ordre du jour du 8 avril, qui atteignit les dernières limites de l’infamie, le général en chef eut l’impudence de féliciter les troupes de l’ardeur et de l’intelligence qu’elles avaient déployées. Le soir de cette journée à jamais néfaste, la police ordonna aux Maures d’Alger d’illuminer leurs boutiques, en signe de réjouissance. » ( Dieuzalde : Histoire de l’Algérie, tome I, p. 289.)
"Or, quelques jours après, ont sut que cette tribu n’avait été pour rien dans la mésaventure arrivée aux envoyés du Sud, ceux-ci ayant été victimes d’hommes appartenant à la tribu toute différente des Krechnas. Ce qui n’empêcha pas, bien que l’innocence des El-Ouffia fût déjà connue, de condamner à mort le cheik des El-Ouffia, qu’on avait soigneusement épargné lors du massacre et de l’exécuter, ainsi qu’un autre notable aussi innocent que lui." ( Baron Pichon : Alger sous la domination française, p. 186.)
L’auteur de ces assassinats, le général en chef duc de Rovigo, a maintenant son village, un village de colonisation portant son nom, à quelques kilomètres du lieu où furent assassinés les El-Ouffia ! A Bône, le futur général Yusuf, alors capitaine, opérait pareillement. Voici ce qu’en disent les notes du baron Pichon, alors intendant civil de l’Algérie :
« Le 7 mai 1832, des Arabes d’une tribu inconnue vinrent, sous les murs de la ville, s’emparer de quelques bœufs. Le capitaine Yusuf décida que les maraudeurs appartenaient à la tribu des Kharejas ; le même soir il partit avec les Turcs, fut s’embusquer de nuit dans les environs, et lorsque le jour commençait à paraître, il massacra femmes, enfants et vieillards. Une réflexion bien triste suivit cette victoire, lorsqu’on apprit que cette même tribu était la seule qui, depuis notre occupation de Bône, approvisionnait notre marché. » ( Christian : L’Afrique française, pp. 148 et 149.)
« Meurtre consommé avec préméditation sur un ennemi vaincu, sur un ennemi sans défense »
Prince de la Moskova. (Discours à la Chambre des Pairs)
Le massacre est toujours le massacre, mais certaines circonstances ajoutent encore à son horreur.
La région du Dahra, à mi-chemin entre Alger et Oran, présente la particularité de posséder, en plusieurs points, d’immenses grottes pouvant contenir plusieurs centaines de personnes. De temps immémoriaux, ces grottes servaient de refuge aux tribus de la contrée, refuge qui avait toujours été respecté ;
les hommes réfugiés là n’étaient plus à craindre ; de ce fait là ils s’avouaient vaincus ; jamais tribu « barbare », jamais « sectateurs de Mahomet » n’avaient eut l’idée d’y massacrer. L’armée de la bourgeoisie française allait rompre avec cette tradition.
En un an, sur trois points différents, trois colonels français, Cavaignac, Pélissier, Saint-Arnaud, firent périr trois tribus réfugiées dans des grottes en les brûlant et les asphyxiant vives. Trois tribus complètes : hommes, femmes, enfants.
De ces trois « enfumades », la plus connue, longtemps la seule connue, est la seconde, celle commise par Pélissier, parce qu’elle donna lieu à une interpellation du prince de la Moskowa, le fils de Ney, à la Chambre des Pairs.
Le 19 juin 1845, la tribu des Oued-Riah, chassée de ses villages par l’une de ces colonnes incendiaires dont nous avons vu la description chez Saint-Arnaud, se réfugie dans les grottes, toute la tribu, troupeaux compris. La colonne commandée par Pélissier l’y poursuit et la somme de sortir. Celle-ci accepte : elle est même prête à verser comme rançon une importante somme d’argent, mais elle ne veut pas, lorsqu’elle sortira, être massacrée ; elle pose donc une seule condition : que les troupes françaises se retirent.
Pélissier refuse. Puis, à trois heures de l’après-midi, il fait allumer, à chaque entrée des grottes, de vastes feux, qu’on alimentera et attisera sans répit tout le restant de la journée et toute la nuit, jusqu’à une heure avant le lever du jour.
Au matin, on entre.
Un soldat a donné, dans une lettre, le récit de ce qu’il vit la nuit et le matin.
« Quelle plume saurait rendre ce tableau ? Voir au milieu de la nuit, à la faveur de la lune, un corps de troupes français occupé à entretenir un feu infernal ! Entendre les sourds gémissements des hommes, des femmes, des enfants et des animaux ; le craquement des rochers calcinés s’écroulant, et les continuelles détonations des armes ! Dans cette nuit, il y eut une terrible lutte d’hommes et d’animaux !
« Le matin, quand on chercha à dégager l’entrée des cavernes, un hideux spectacle frappa des yeux les assaillants.
« J’ai visité les trois grottes, voici ce que j’y ai vu :
« A l’entrée, gisaient des bœufs, des ânes, des moutons ; leur instinct les avait conduits à l’ouverture de la grotte pour respirer l’air qui manquait à l’intérieur. Parmi ces animaux, et entassés sous eux, on trouvait des hommes, des femmes et des enfants. J’ai vu un homme mort, le genou à terre, la main crispée sur la corne d’un bœuf. Devant lui était une femme tenant son enfant dans ses bras. Cet homme, il était facile de le reconnaître, avait été asphyxié, ainsi que la femme, l’enfant et le bœuf, au moment où il cherchait à préserver sa famille de la rage de cet animal.
« Les grottes sont immenses ; on a compté 760 cadavres ; une soixantaine d’individus seulement sont sortis, aux trois quart morts ; quarante n’ont pu survivre ; dix sont à l’ambulance, dangereusement malades ; les dix derniers, qui peuvent se traîner encore, ont été mis en liberté pour retourner dans leurs tribus ; ils n’ont plus qu’à pleurer sur des ruines. » ( Christian, L’Afrique française, p. 142.)
Crime de soudard subalterne ?
Bugeaud
Non ! Pélissier, qui en a porté jusqu’ici la responsabilité devant l’histoire, n’a été qu’un exécutant. La responsabilité remontait plus haut ; elle remonte directement au plus haut représentant de la France en Algérie, à celui qui, pendant sept années, fut, au nom de « la France », le maître à peu près absolu de l’Algérie, le gouverneur général Bugeaud, duc d’Isly ; celui-ci avait en effet envoyé à Pélissier l’ordre suivant ( Revue hebdomadaire, juillet 1911, article du général Derrécagaix.)
« Orléansville, 11 juin 1845
« Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Fumez-les à outrance comme des renards.
« Duc d’Isly »
« Imitez Cavaignac » ordonnait Bugeaud.
En effet, l’année précédente, Cavaignac, futur gouverneur général de la République en Algérie, futur emprisonné du 2 décembre, avait, lui aussi, le premier, enfumé « comme des renards » des Sbéhas réfugiés dans des grottes, « tribu vaincu », « tribu sans défense ».
Et deux mois après Pélissier, le 12 août 1845, Saint-Arnaud à son tour, près de Ténès, transformait d’autres grottes en « un vaste cimetière » ; « 500 brigands » y furent enterrés. Le seul résultat de l’interpellation à la Chambre des Pairs fut que Saint-Arnaud tint, à la différence de Pélissier, soigneusement caché son exploit : « personne n’est descendu dans les cavernes ; personne... que moi... Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal (Bugeaud), simplement, sans poésie terrible ni images. » ( Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, tome II, p. 37.)
Ainsi, depuis le républicain Cavaignac, jusqu’aux futurs bonapartistes Pélissier et Saint-Arnaud, en passant par le monarchiste Bugeaud, les hommes les plus représentatifs de tous les clans de la bourgeoisie française ont trempé directement dans ces actes où culminent les deux caractères dominants de la conquête de l’Algérie : la lâcheté et la férocité.
Aucune des catégories de la bourgeoisie ne peut en rejeter la responsabilité sur les autres. Le colonialisme étant un produit spécifique du capitalisme, tout le capitalisme avait à se vautrer dans ses horreurs.
L’Honneur kabyle
Devant cette barbarie, on se sent poussé à rechercher quelques gestes qui fassent exception, quelques gestes de générosité, quelques gestes d’honneur.
On les trouve.
Mais on les trouve de l’autre côté de la barricade ; on les trouve chez les « barbares », chez ceux qui étaient en état de légitime défense, chez ceux qui étaient à la fois les plus faibles et les moins « civilisés ».
Un seul acte de cruauté a pu être reproché à Abd el Kader, commis non pas par lui, mais par un de ses lieutenants.
Le 24 avril 1846, un an à peine avant la reddition d’Abd el Kader, alors que celui-ci était aux abois, qu’il n’avait plus rien à donner à manger aux prisonniers, ni même suffisamment d’hommes pour les garder, alors qu’Abd el Kader avait écrit lettres sur lettres pour négocier l’échange des prisonniers et qu’on ne lui avait répondu qu’en jetant en prison celui qu’il avait envoyé pour traiter de cet échange, et alors qu’il était personnellement à plusieurs centaines de kilomètres du lieu où étaient gardés les prisonniers, l’un des deux khalifas chargé de leur garde, Mustapha ben Thamin, ne pouvant plus nourrir les prisonniers (l’autre voulant, au contraire, les relâcher), les fit tuer (Colonel Paul Azan : L’Emir Abd el Kader, p. 221 et suivantes, et aussi p.295..)
C’était la réplique aux enfumades du Dahra. Mais, jusque-là, durant quinze années pendant lesquelles il s’opposa à la France, la manière dont Abd el Kader avait traité les prisonniers avait toujours été empreinte de la plus grande générosité ; il les échangeait quand il le pouvait ; sinon, il les libérait sans condition le jour où il ne pouvait plus les nourrir. Nos soudards en étaient tout éberlués :
« Abd el Kader, écrit Saint-Arnaud, le 14 mai 1842, nous a renvoyé sans condition, sans échange, tous nos prisonniers. Il leur a dit : "Je n’ai plus de quoi vous nourrir, je ne veux pas vous tuer, je vous renvoie". Le trait est beau pour un barbare » (Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, tome I, p. 385.)
Saint-Arnaud, évidemment, n’en aurait point fait autant. La « civilisation » bourgeoise est, par définition, exclusive de toute générosité.
Quant à la manière dont les prisonniers étaient traités pendant leur détention, rien n’en témoigne mieux que ce trait de l’un des prisonniers faits à Sidi-Brahim. Celui-ci termine ses mémoires en rappelant que lorsqu’ Abd el, quelques années après sa reddition, vint à Paris, il offrit, lui, pendant trois jours, dans sa propre famille, l’hospitalité à trois domestiques d’Abd el, qui avaient été ses geôliers, puis, ses fonctions de surveillant aux Tuileries l’ayant mis, quelque temps plus tard, en présence d’Abd el et de deux de ses principaux lieutenants, le khalifa Sidi Kadour ben Allel et l’intendant Kara Mohammed, ces deux hommes et leur ancien prisonnier se serrèrent affectueusement les mains, car, dit Testard, « l’un et l’autre avaient été bons pour moi et j’eus du plaisir à les revoir. » ( Hippolyte Langlois : Souvenirs d’un prisonnier d’Abd el Kader, p. 350.)
Combien d’Arabes prisonniers des Français en auraient pu dire autant ?
Mais ceux dont l’attitude marqua l’antithèse la plus frappante avec la manière dont la bourgeoisie comprend la guerre, furent les Kabyles.
Les Kabyles sont des guerriers. Ils sont traditionnellement habitués à se battre pour l’honneur, non pour le butin ou la conquête. Lorsqu’un dommage avait été causé à un habitant d’un village par un habitant d’un autre village, on vengeait l’honneur par un combat, mais combat qui ne se terminait jamais par l’expropriation des vaincus. De telles guerres étaient donc aussi différentes d’une expédition coloniale que d’un duel l’est d’un assassinat.
Ces guerres, dès lors, étaient soumises, tout comme l’est le duel, à des règles, à un véritable Code d’honneur. Ce code, les Kabyles continuèrent à l’appliquer, même contre leurs envahisseurs.
C’est ainsi que lors du soulèvement de 1871, les Kabyles prévinrent les colons avant de les attaquer ( Rinn : L’insurrection de 1871 en Algérie, p. 203.). Et ceux des colons qui, au lieu de partir ou de résister, se mirent sous la protection d’un kabyle, sous son « anaia », purent vivre en pleine sécurité durant toute l’insurrection, en plein pays insurgé.
Ce fut notamment le cas de 39 habitants de Bordj Menaïel, auxquels le marabout Si Moussa ben Ahmed avait proposé lui-même de se mettre sous son « anaia » ; ce fut également le cas du maire de Bordj Menaïel qui alla se mettre sous la protection des habitants du douar Rouaffa ; et aussi le cas de 30 voyageurs de la diligence de Dellys qui, sur le conseil de l’amine Omar Benzaman allèrent se réfugier dans le caravansérail, et sous la protection d’Azib Zamoun
(Rinn : L’insurrection de 1871 en Algérie, pp. 243 et 245.)
Or, ce qui est remarquable, c’est que ces Kabyles, sous la protection desquels vécurent les Français, n’étaient nullement traîtres à leurs compatriotes, ni même des partisans tièdes de la cause kabyle, ils étaient au contraire au premier rang des combattants, s’opposant avec l’extraordinaire courage de leur race, à l’avance des troupes françaises.
Ce qui n’empêcha pas le gouvernement de la République de commettre à l’égard des insurgés kabyles la même monstruosité que celle qu’il commettait, au même moment, à l’égard des insurgés parisiens : faire poursuivre, condamner et exécuter les chefs de l’insurrection comme coupables de crimes de droit commun ! Comme Ferré, Boumezrag, frère de Mokrani et successeur de celui-ci à la tête de l’insurrection, fut condamné à mort pour pillage et assassinat ! Thiers ne se contentait pas de tuer ; en Afrique comme à Paris, il lui fallait déshonorer.
L’expropriation
« La liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, leur industrie ne recevront aucune atteinte... Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. »
Général de Bourmont (5 juillet 1830)
La bourgeoisie tue, mais il faut lui rendre cette justice qu’elle ne tue pas pour le plaisir ; elle tue pour que ça lui rapporte.
Le fer de Lorraine et le coke de la Ruhr furent l’enjeu de la guerre aux millions de cadavres ; l’expropriation des indigènes, la réduction des indigènes à l’état de prolétaires, de producteurs travaillant pour la plus-value sur les terres que jusque-là ils cultivaient librement, tel est le but de toute conquête coloniale ; tel fut le but de la conquête de l’Algérie.
« Les propriétés des habitants ne recevront aucune atteinte... » Tel était l’engagement solennel qu’avait pris la France, le 5 juillet 1830, en entrant à Alger.
Le 24 janvier 1845 en Algérie : « Je brûlerai vos villages et vos moissons » (Bugeaud)
La conquête de l’Algérie fut une guerre atroce. Ainsi en témoignent les lettres de Saint-Arnaud, qui devait devenir Maréchal de France. Extraits...
« Nous resterons jusqu’à la fin juin nous battre dans la province d’Oran, et à y ruiner toutes les villes, toutes les possessions de l’émir. Partout il trouvera l’armée française, la flamme à la main (mai 1841) ».
Le maréchal Saint-Arnaud
« Mascara, ainsi que je te l’ai dit, a dû être une ville belle et importante. Brûlée en partie et saccagée par le Maréchal Chauzel en 1855 ».
« Nous sommes dans le centre des montagnes entre Miliana et Cherchell. Nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons tous les douars, tous les villages, toutes les cahutes. L’ennemi fuit partout en emmenant ses troupeaux ».
« Entouré d’un horizon de flammes et de fumée qui me rappelle une petit Palatinat en miniature, je pense à vous tous et je t’écris. Tu m’a laissé chez les Brazes, je les ai brûlés et dévastés. Me voici chez les Sindgads, même répétition en grand, c’est un vrai grenier d’abondance... Quelques-uns sont venus pour m’amener le cheval de soumission. Je l’ai refusé parce que je voulais une soumission générale, et j’ai commencé à brûler (Ouarsenis, octobre 1842) ».
« Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres et morts gelés pendant la nuit ! C’était la malheureuse population des Beni-Naâsseur, c’était ceux dont je brûlais les villages, les gourbis et que je chassais devant moi (région de Miliana, 1843) ».
« J’ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux cents, ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés (Petite Kabylie, mai 1851) ».
L’émir Abd El Kader
Le général Bugeaud écrit le 18 janvier 1843 au Général de la Moricière : « Plus d’indulgence, plus de crédulité dans les promesses. Dévastations, poursuite acharnée jusqu’à ce qu’on me livre les arsenaux, les chevaux et même quelques otages de marque... Les otages sont un moyen de plus, nous l’emploierons, mais je compte avant tout sur la guerre active et la destruction des récoltes et des vergers... Nous attaquerons aussi souvent que nous le pourrons pour empêcher Abdelkader de faire des progrès et ruiner quelques-unes des tribus les plus hostiles ou les plus félonnes ».
Le 24 janvier, il écrit au même : « J’espère qu’après votre heureuse razzia le temps, quoique souvent mauvais, vous aura permis de pousser en avant et de tomber sur ces populations que vous avez si souvent mises en fuite et que vous finirez par détruire, sinon par la force du moins par la famine et les autres misères ».
Le maréchal Bugeaud
Thomas Bugeaud déclare dans un discours à la Chambre le 24 janvier 1845 : « J’entrerai dans vos montagnes ; je brûlerai vos villages et vos moissons ; je couperai vos arbres fruitiers, et alors ne vous en prenez qu’à vous seuls ».
Les colonnes infernales de Thomas Bugeaudet de ses adjoints mettent largement à exécution ces menaces à l’égard des populations insoumises ou en révolte. L’objectif n’était-il pas de vider l’Algérie de ses habitants, de n’y tolérer tout au moins que des esclaves ?
Après la défaite de Thapsus, en avril 46 avant J.C, Juba I avait tenté de regagner sa capitale, Zama mais, les Romains l’ayant devancé, il ne put accéder à la ville où était restée sa famille. Sur le point d’être capturé, le roi numide préféra se donner la mort. Son fils, le jeune Juba, fut pris et envoyé à Rome.
En septembre de la même année, César le fit figurer à son triomphe, aux côtés des chefs qu’il avait vaincu, dont Vercingétorix. L’enfant, qui avait tout juste cinq ans, suivit le char du vainqueur, à la place de son père.
Le même César prit sous sa protection le jeune Numide. A sa mort, ce dernier passa sous la protection d’Octave qui se chargea de son éducation. Intelligent et doté d’une grande mémoire, Juba s’initia à toutes les disciplines qu’on apprenait alors. Il parlait, avec la même aisance, le latin et le Grec, ce qui fit dire à Plutarque que " le Barbare numide était devenu le plus fin des lettrés grecs ". Le destin du petit captif ne devait pas s’arrêter là. Octave, qui était devenu son ami, lui fit obtenir la citoyenneté romaine et l’associa à ses campagnes d’Egypte, dans la guerre contre Antoine et Cléopâtre (31-29 avant J.C). Le même Octave, devenu Auguste, le rétablit dans ses droits de souverain et lui tailla un royaume sur le territoire de la Maurétanie dont Rome s’était emparé après la mort du roi Bocchus. En fait, Auguste avait trouvé en Juba la personne qu’il fallait pour administrer un pays réfractaire à la domination étrangère mais peut-être prêt à accepter un souverain d’origine africaine. Bien que numide, Juba fut, en effet, accepté par ses sujets auxquels il apporta, il est vrai, la stabilité.
Sur ordre d’Auguste, sans doute, Juba épousa quelques années plus tard Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre d’Egypte et du triumvir Antoine. La jeune princesse avait été, elle aussi, enlevée à sa patrie, après la défaite et la mort de ses parents et élevée à Rome. Auguste voulait, par cette union, montrer au monde la grandeur et la magnanimité de Rome qui, après avoir vaincu ses ennemis, s’alliait leurs enfants, allant jusqu’à les faire gouverner pour son compte. Conformément à la tradition égyptienne, Cléopâtre fut associée au règne de son époux : les monnaies frappées en son nom, entre 20 et 19 avant J.C., ainsi que les symboles égyptiens qui y figurent, le prouvent. Nous ne savons rien de la vie du couple sauf que Cléopâtre donna à Juba un fils, Ptolémée, appelé ainsi du nom d’un de ses aïeux égyptiens, et qui devait lui succéder. Cléopâtre Séléné mourut vers 6 ou 5 avant J.C. et, selon la tradition, Juba lui aurait élevé le fameux Mausolée Royal de Maurétanie (Tombeau de la Chrétienne), aux environs de Tipaza, à l’Est d’Alger
Le règne de Juba II, long d’une cinquantaine d’année, fut plutôt calme, même s’il fut traversé par des révoltes, comme celle des Gétules, en l’an 6 de l’ère chrétienne.
Jusqu’à sa mort, en 23 ou 24 après J.C, il fut un fidèle vassal de Rome et ne manqua pas de mettre à sa disposition, comme dans la guerre menée contre Tacfarinas, son armée et ses biens.
Son royaume connut, grâce à la stabilité dont il jouissait, une certaine prospérité. Sa capitale, Iol (l’actuelle Cherchell), rebaptisée Caesarea, en l’honneur d’Auguste, connut, sous son règne, un grand essor. Il l’agrandit, la dota d’un port et l’embellit de monuments et de statues de style grec.
Robert ANTOINE
Portrait en marbre du roi Juba II découvert
Un homme de science et de lettres
Royaume de Maurétanie, Denier à l'effigie de Juba II. Date : c. 20 AC. - AD. 20. Nom de l'atelier/ville : Maurétanie, Césarée
Juba II consacra les loisirs que lui laissait l'administration de son royaume à l'étude et acquit une réputation de lettré dans le domaine des sciences et des lettres .
Toujours désireux de prouver l'ancienneté de ses origines, il fit remonter sa généalogie à Hercule qui épousa la Libyenne Tingis (à l'origine de l'étymologie de la ville de Tanger), fille d'Atlas et veuve d'Antée dans la mythologie grecque.
Il fit construire de nombreux édifices publics, des places ou forums, des théâtres, des thermes, des temples, des jardins publics… Beaucoup de ces vestiges confirment la grandeur de Juba II qui possédait une grande puissance de travail et d'assimilation (sculpture, architecture…)
Juba II était considéré par les écrivains de l’Antiquité pour un lettré et un érudit. Malheureusement, son abondante oeuvre ne nous est parvenue que sous forme de fragments3. Il est très souvent cité dans les sources anciennes, en particulier par Pline l’Ancien (Historia Naturalis, L.V, 16, 2) qui considérait que « sa réputation de savant est encore plus mémorable que son règne » et Plutarque (César, 55) qui voit en lui un très grand historien grec. Juba II avait lui-même réuni une bibliothèque dans la tradition des rois hellénistiques et envoyé des copistes dans les plus grandes bibliothèques de son temps. On sait même que des escrocs lui vendirent de faux livres de Pythagore4. Il écrivait, semble-t-il, exclusivement en grec, la langue de la culture en son temps, et ses sujets d’intérêts étaient très variés : philologie, théâtre, poésie, peinture, botanique (il nomma l'euphorbe du nom de son médecin personnel grec Euphorbos). Il rédigea aussi une Histoire de Rome, une autre sur les Assyriens, ainsi que des Arabica qu’il dédia au jeune prince Caius, le petit-fils d’Auguste. Il traita des réalités africaines dans deux ouvrages, les Libyca et un traité sur les Errances d’Hannon. Pour ces derniers, il puisa ses informations sans doute dans des documents anciens, les libri punici, hérités de son grand-père Hiempsal II (Salluste, Guerre de Jugurtha, 17,7 ; Pline, Historia Naturalis, XVIII, 22 : le sénat les confie aux rois africains après la chute de Carthage) et peut-être rédigés par lui (ou traduits en grec) à partir d’une tradition ancienne. Il s’appuyait aussi sur le résultat d’explorations aux îles Canaries (Pline, Historia Naturalis, V, 51-53 et VI, 202) et en quête des sources du Nil. De l’une de ces expéditions, il ramena un crocodile, signe à ses yeux que le Nil prenait bien sa source en Maurétanie.
De 1962, année de son indépendance, et jusqu'en 1974, "Alger la rouge" offrait asile et assistance aux opposants et exilés du monde entier. Un pan méconnu de la politique internationale algérienne, revisité en archives. De 1962, année de son indépendance, et jusqu'en 1974, l’Algérie aide activement les mouvements anticoloniaux et les révolutionnaires du monde entier. Avec son sens de la formule, Amilcar Cabral, le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) qualifiera le pays de "Mecque des révolutionnaires". Dirigée par le tandem Ahmed Ben Bella (à la présidence) et Houari Boumediene (au stratégique ministère de la Défense), l’Algérie jouit alors du prestige d’une indépendance acquise par les armes. Suivant l'inspiration de Fidel Castro et du Che, qui réserveront à Cuba un accueil triomphal à Ahmed Ben Bella, le pays s’impose comme le leader des aspirations des peuples du tiers-monde. Le régime apporte un soutien total aux opposants qui viennent à lui, aussi bien moral que diplomatique et financier. Du Che aux Black Panthers Grâce à un habile montage d'archives, ce film revisite la décennie prodigieuse, et méconnue, au cours de laquelle la plupart des opposants à la colonisation et au racisme, du Che aux Black Panthers – en passant par les indépendantistes bretons ! –, feront escale dans une capitale algérienne effervescente, rebaptisée "Alger la rouge". Même après le coup d'État de Boumediene en 1965, le pays poursuivra sur cette lancée. Si cette politique finira par évoluer au mitan des années 1970, elle restera un sujet de fierté pour le peuple algérien. Après sa libération, en 1990, près de trente ans après s'être entraîné avec les fellagas, Nelson Mandela leur rendra un vibrant hommage et déclarera : "L'Algérie est mon pays."
TRÈS BELLE CHANSON (N. Cardone: Comandante Che Guevara)
Est-ce qu'il reste encore des Hommes fi bladi aujourd’hui ? -_- That is the question ! -_-
James McDougall, A History of Algeria, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, 448 p.
Un ouvrage sur cinq siècles d’histoire de l’Algérie
Dans son livre, "A History of Algeria", publié à Cambridge en 2017, James McDougall retrace l’histoire des Algériens de 1516 à 2012. Il met à jour des continuités à travers les périodes ottomane, française et indépendante, ce qui permet de remettre à sa place la période coloniale. Et l’ouvrage débouche sur une question : pourquoi n’y a-t-il pas eu de Printemps arabe en Algérie ? Nous reproduisons un article de Arthur Asseraf analysant cet ouvrage, intitulé « Le temps long de l’Algérie », et publié le 5 février 2018 par "La Vie des idées".
« Le temps long de l’Algérie » par Arthur Asseraf
« Les problèmes viennent d’Algérie » (al mashakil jayya min al-jaza’ir). Selon l’historienne états-unienne Julia Clancy-Smith, les Tunisiens frontaliers de l’Algérie utilisaient cette expression dans le trouble des années 1990. L’Algérie est souvent présentée comme une machine à engendrer des problèmes — pour les autres. Problèmes politiques et sécuritaires, tout d’abord. Dans les programmes scolaires français, par exemple, l’Algérie n’apparaît que lorsque sa guerre d’indépendance vient troubler la constitution métropolitaine, disparaissant ensuite sous les flots une fois qu’elle a abattu la Quatrième République.
Mais l’Algérie est aussi grande génératrice de problèmes théoriques. Qui peut réfléchir à la colonisation sans lire Fanon à Blida, ou à la distinction sociale sans lire Bourdieu en Kabylie ? Tour à tour phare du Tiers-monde révolutionnaire et leçon de morale d’une transition démocratique ratée dans le monde arabe, l’Algérie n’apparaît trop souvent que comme modèle ou contre-modèle pour d’autres.
Le rapport entre État et société
Et si l’on essayait de comprendre l’Algérie non pas comme un problème, mais comme un territoire où vivent des gens, en somme, comme un pays avec une histoire ? Tel est le pari relevé par le nouvel ouvrage de l’historien britannique James McDougall, maître de conférences à l’université d’Oxford, qui retrace l’histoire des Algériens de 1516 à 2012.
Avec cette période longue, on aurait pu s’attendre à une synthèse, dont l’historiographie algérienne, en pleine expansion depuis le début des années 2000, a d’ailleurs cruellement besoin. Le cinquantenaire de l’indépendance en 2012 a vu la publication d’un important ouvrage collectif franco-algérien, mais celui-ci se limite à la période coloniale [1]. Or, alliant travail d’archives et de terrain, J. McDougall offre les fruits d’une recherche massive qui va bien au delà de la simple synthèse.
Son fil rouge est le rapport entre État et société. J. McDougall s’inscrit contre ce qu’il voit comme le stéréotype d’une société algérienne atomisée face au « pouvoir », pour montrer la persistance d’institutions sociales et de communautés locales. Il croise des éléments de narration politique avec des plongées dans des localités et des personnages précis, autant de vignettes qui brossent un portrait pluriel de la société algérienne.
Comme toute œuvre sur une période longue, les choix les plus intéressants se font au niveau de la chronologie, et c’est donc sur cet aspect qu’on se concentrera ici. Car le parti pris de se déployer de 1516 à 2012 permet surtout de dépeindre des continuités longues à travers les périodes ottomane, française et indépendante, ce qui constitue la force principale de l’ouvrage.
Remettre le colonial à sa place
Il est d’usage de commencer l’histoire de l’Algérie moderne en 1830, avec la prise d’Alger par les Français. J. McDougall commence en 1516, avec l’arrivée des Ottomans, montrant que c’est la période ottomane qui crée véritablement une structure étatique sur le territoire algérien. De nos jours encore, le dialecte arabe algérien désigne l’État par un mot turc : le beylik. Ce qu’on réduit trop souvent à une période « précoloniale » monochrome est ici dépeint comme une mosaïque où la « profondeur » de l’État varie considérablement selon les régions et les modes de vie.
Mais c’est bien dans la période coloniale, à laquelle il consacre trois chapitres, que l’ouvrage déploie sa force. Celle-ci est découpée de manière originale, mettant de côté une chronologie classique qui ne fait que reprendre celle des régimes métropolitains (1830, 1848, 1870, 1940, etc.), déjà sévèrement critiquée par Sylvie Thénault, parmi d’autres. J. McDougall distingue d’abord une longue phase de bouleversements de la conquête de 1830 à 1912, suivie d’une nouvelle phase d’invention de nouvelles formes politiques au contact des institutions françaises.
Chaotique et dévastatrice, la conquête n’est pas pour autant un « rouleau compresseur » qui aurait anéanti les structures sociales algériennes. Malgré la guerre, les expropriations et les épidémies de la conquête, J. McDougall montre la continuité de certaines familles de notables depuis la période ottomane jusqu’au XXe siècle. En 1831, Ahmed Bouderba, marchand algérois marié à une Française, propose aux Français un gouvernement municipal d’Alger sur des principes libéraux. En 1914, ses petits-fils, Omar, Ahmed et Ali, sont avocats, conseillers municipaux ou médecins à Alger, partisans eux aussi d’une conciliation entre la France et les élites algériennes.
Mais, dans cette continuité, quelle est la place d’une histoire des colons ? Si J. McDougall montre avec finesse à la fois la proximité et les limites des rapports hégémoniques entre colonisateurs et colonisés, cet argumentaire est desservi par un découpage qui place l’histoire des communautés européennes et juives dans un chapitre à part sur l’élaboration de l’État colonial. Plutôt que de les cloisonner et de redoubler ainsi la narration sur la même période, il aurait été intéressant de traiter les rapports de ces communautés avec un État colonial avec lequel elles sont trop souvent confondues.
Née dans la guerre
Les découpages portent en revanche tous leurs fruits quand J. McDougall se tourne vers la période charnière de la longue guerre d’indépendance, de 1942 à 1962. Celle-ci est enfin envisagée à juste titre, non pas comme le réveil inévitable d’une nation ou le résultat d’une malheureuse crise politique française, mais comme une transformation profonde de la société et du territoire algérien.
J. McDougall finit de démolir deux mythes déjà bien égratignés par ses travaux précédents : d’un côté, une vision tragique de la guerre, qui y voit la fin d’une suite d’« occasions manquées » d’intégrer les Algériens à la France ; de l’autre, une vision héroïque qui positionne le FLN comme acteur unique et inéluctable d’un système colonial qui ne pouvait que mourir d’une seule manière. Ici, l’histoire intérieure du FLN montre des hommes divisés et en proie à des contradictions internes multiples, mais capables de les sublimer pour atteindre des objectifs externes.
Surtout, la guerre d’indépendance fait paradoxalement pénétrer l’État français là où il n’a jamais été auparavant, entraînant des déplacements massifs, une urbanisation accélérée et des recompositions sociales brutales. À deux, l’insurrection du FLN et la contre-insurrection française engendrent une nouvelle société dont l’Algérie indépendante est l’héritière.
Les chapitres les plus originaux et les plus importants portent justement sur cette histoire de l’Algérie indépendante après 1962, période qui manque cruellement d’analyses historiques. Sur ce terrain moins défriché, J. McDougall cède à une chronologie politique plus classique, suivant les présidents algériens successifs. Il réussit cependant à établir des tensions-clés entre, d’une part, un imaginaire politique moniste où l’État, le parti et le peuple ne font qu’un et, d’autre part, des luttes de pouvoir factionnelles et une économie politique inégalitaire.
Si l’équilibre est maintenu sous la présidence Boumediene, la crise des années 1980 vient révéler ce qui a en partie toujours été là : crise de l’économie politique, avec la diminution de la rentre des hydrocarbures, et crise de légitimité d’un FLN menacé par des contestations islamistes et berbéristes, débouchant sur une crise ouverte du régime qui voit la fin du parti unique du FLN au tournant des années 1990. Le coup d’État militaire de janvier 1992, interrompant le processus électoral, vient s’inscrire dans la longue durée d’un État dominé par les militaires depuis 1962 et jamais vraiment contenu par l’État de droit.
De la « décennie noire » à la non-révolution
C’est ce profond ancrage chronologique qui rend légitime le pari (assez osé) de pousser l’analyse jusqu’à la « décennie noire » de 1992 à 2002. Comme J. McDougall le reconnaît lui-même, il est impossible d’écrire « une histoire satisfaisante de ce qui s’est passé en Algérie au milieu des années 1990, vingt ans plus tard » (p. 292), malgré un important travail d’entretiens avec des acteurs de l’époque. En effet, l’impossibilité de produire une connaissance scientifique sur ce conflit est l’une des conséquences les plus durables de sa violence. Celle-ci, multiforme et diffuse, provoque un effondrement des liens sociaux et donc des liens de confiance qui sont indispensables à la transmission de faits historiques.
Vu l’actualité brûlante de cette période en Algérie, ce dernier chapitre ne manquera pas de susciter des controverses. Par exemple, J. McDougall reprend à son compte la polémique algéro-algérienne sur l’usage de l’expression « guerre civile » pour décrire la violence des années 1990. Pour certains Algériens critiques du régime, il n’y aurait pas eu de guerre civile en Algérie, car il n’y a eu ni effondrement de l’État ni camps opposés, d’où le terme de « décennie noire » pour désigner une violence diffuse.
Mais, insérée dans un contexte mondial, celle-ci semble moins pertinente. Les guerres civiles guatémaltèque, libanaise ou encore syrienne, pour n’en citer que quelques-unes, partagent bien des caractéristiques avec ce qui se passe en Algérie dans les années 1990. D’autres politistes pourront se demander si, à force d’opposer l’État et la société, J. McDougall ne finit pas par surestimer rétrospectivement le niveau d’organisation du régime face à la crise de 1988-1992.
Mais son analyse reste convaincante, car elle refuse la tentation de ne voir la décennie noire que comme rupture. La thématique répétée de rapports contrastés entre un État pas si fort et une société plutôt résistante permet donc de tirer l’ouvrage jusqu’à un épilogue sur la situation en Algérie depuis 2011. La question obsédante chez les spécialistes et pseudo spécialistes de la région est la suivante : pourquoi n’y a-t-il pas eu de Printemps arabe en Algérie ?
En fait, selon J. McDougall, l’Algérie ne vit pas tellement dans l’ombre des révolutions des autres voisins arabes, mais dans l’ombre de sa propre révolution. Les luttes factionnelles au sein du pouvoir entachent depuis le début la promesse du 1er novembre 1954 d’une révolution lancée pour la dignité nationale et l’égalité sociale. Loin d’être une anomalie, la situation algérienne actuelle serait donc à replacer dans les contradictions de la révolution algérienne et, plus loin encore, dans les tensions constitutives de la construction étatique depuis les périodes ottomanes et françaises.
Il y aurait bien d’autres choses à résumer et à discuter, tant il s’agit d’un ouvrage dense, parfois trop dense. Mais le pari central est hautement relevé, celui d’une histoire qui place les Algériens au centre, qui dépeint une société complexe parcourue de ses propres dynamiques, caractérisée autant par sa stabilité et ses continuités que par les ruptures violentes qui attirent souvent l’attention des chercheurs étrangers.
Dans une période de prolifération de polémiques des deux côtés de la Méditerranée sur l’histoire coloniale, les usages politiques de la violence ou l’avenir du régime algérien, il est donc à espérer que des traductions en arabe et en français viennent donner à ce travail le public et l’impact qu’il mérite — surtout en Algérie.
Le chercheur britannique James Mc Dougall travaille sur l’Algérie depuis plus de 10 ans. En 2006, sa thèse de doctorat portait sur l’histoire et la culture du nationalisme en Algérie et a été publiée aux Presses universitaires de Cambridge. En mars 2017, il a publié un nouvel ouvrage, ou plutôt une « somme », sur l’histoire de l’Algérie.
Couvrant une période de 500 ans, de l’arrivée des Ottomans aux conséquences des « printemps arabes », le livre de Mc Dougall s’appuie sur les toutes dernières recherches historiques. Il place la société algérienne au coeur de l’histoire, et en dessine les continuités et les ruptures à travers les tournants et les crises que le pays a connu, du beylicat ottoman à la « décennie noire » en passant par les 130 ans de colonisation française et la construction de la nation algérienne.
Covering a period of five hundred years, from the arrival of the Ottomans to the aftermath of the Arab uprisings, James McDougall presents an expansive new account of the modern history of Africa's largest country. Drawing on substantial new scholarship and over a decade of research, McDougall places Algerian society at the centre of the story, tracing the continuities and the resilience of Algeria's people and their cultures through the dramatic changes and crises that have marked the country. Whether examining the emergence of the Ottoman viceroyalty in the early modern Mediterranean, the 130 years of French colonial rule and the revolutionary war of independence, the Third World nation-building of the 1960s and 1970s, or the terrible violence of the 1990s, this book will appeal to a wide variety of readers in African and Middle Eastern history and politics, as well as those concerned with the wider affairs of the Mediterranean.
James McDougall, History and the Culture of Nationalism in Algeria (New York, Cambridge University Press, 2006)
Introduction
James McDougall1 est Research Associate au département d’histoire de l’université de Londres (School of Oriental and African Studies) en même temps que Laithwaite Fellow et tutor en histoire moderne à Trinity College (Université d’Oxford)2. Son domaine de recherche se concentre sur l’histoire sociale de l’Islam depuis le xviiie siècle, en particulier sur l’empire colonial français en Afrique du Nord et de l’Ouest. En 2006, sa thèse de doctorat a été publiée chez Cambridge University Press sous le titre : History and the Culture of Nationalism in Algeria. Elle nous propose de découvrir la genèse des discours nationalistes algériens pendant la période coloniale, ainsi que les débuts de l’historiographie algérienne moderne. L’objectif est de dévoiler les différents discours concurrents qui ont émergé à partir de la fin du xixesiècle.
Rompant avec une historiographie algérienne contemporaine qui a une lecture téléologique et unifiante du mouvement national, McDougall entreprend de mettre à jour les discours effacés ou condamnés par l’historiographie officielle. Il démantèle les dogmes qui fondent le discours nationaliste actuel et s’attarde sur des acteurs sociaux oubliés ou marginalisés par le récit national officiel. Il nous propose de sortir de la clôture idéologique qui entoure l’histoire officielle du destin national algérien en rompant avec l’histoire univoque d’une destinée algérienne où la nation représenterait les Algériens d’hier et d’aujourd’hui ainsi que leurs prétendus ancêtres, créant ainsi une continuité dans le temps et l’espace de la nation. Il attaque aussi un courant dominant dans l’historiographie algérienne contemporaine qui affirme l’émergence d’un mouvement national unifié qui aurait fédéré autour de lui l’ensemble de la population algérienne, en l’occurrence le FLN. L’auteur propose donc de comprendre quel sens a pu avoir la notion de nationalgérienne durant l’époque coloniale, quelles ont été les alternatives potentielles à la définition actuelle de la nation, et aussi quelles sont celles qui ont été écartées ou oubliées. Plutôt que de chercher à répondre à la question « qu’est ce qu’une nation nord-africaine/algérienne ? » comme l’avaient fait jusqu’à présent les historiens3 avec le postulat que celle-ci existe d’une manière ontologique et qu’il est donc possible de la retrouver dans un passé indéterminé, McDougall juge plus pertinent d’analyser les modalités de création de la nation.
L’introduction de son livre rappelle qu’une nation « n’est pas une entité que l’on peut formellement et objectivement identifier ou définir, il n’est pas possible de décrire une fois pour toutes ses frontières et ses caractéristiques internes, elle est plutôt un domaine où différentes représentations se disputent l’authenticité de sa définition4 ». La nation n’a pas de réalité transhistorique, sa définition est tributaire du contexte socio-historique. Celle-ci existe tout simplement du fait qu’elle est invoquée par des acteurs humains qui font parler la nation à travers leurs propres opinions5. De la sorte, McDougall nous invite à abandonner la prétention à définir à tout prix la nation et à nous consacrer à comprendre comment celle-ci fonctionne.
Afin de problématiser les notions de nation et d’identité, et pour dévoiler les processus de production, d’institutionnalisation et de contestation de leurs représentations6, McDougall s’appuie sur les travaux de Prasenjit Duara, qui a travaillé sur le nationalisme chinois et ses rapports avec l’histoire de la Chine7, d’Andrew J. Shyrock, qui a analysé le nationalisme jordanien8 ou de James L. Gelvin qui a étudié le nationalisme syrien9. Il note que, comme dans d’autres mouvements nationalistes en contexte colonial, le projet social et culturel promu par le discours nationaliste algérien se voulait un rétablissement, une réaffirmation et une renaissance de la nation. Cependant, ce projet ne correspond pas en réalité au rétablissement d’un passé national glorieux débarrassé des falsifications du colonialisme. Il est plutôt le résultat d’une relecture et d’une recréation du passé à partir de préoccupations contemporaines et d’une confrontation politique avec le pouvoir colonial. Cet affrontement a nécessité tout d’abord la création d’un domaine de souveraineté à l’intérieur de la société coloniale, puis une réappropriation du discours colonial dans le but de le subvertir.
En se fondant sur les travaux menés par Partha Chatterjee (qui s’inscrit dans le courant des subaltern studies) sur le nationalisme en contexte colonial, l’auteur rappelle en effet que le nationalisme doit créer ce propre domaine de souveraineté avant de pouvoir commencer sa bataille politique avec la puissance coloniale. C’est à travers un discours innovant, qui est le résultat d’un processus historique issu de l’expérience coloniale, que le nationalisme va façonner une culture nationale moderne qui cependant ne se confond pas avec l’Occident : « dans ce domaine culturel, inédit, la nation est déjà souveraine, même si l’Etat est entre les mains du pouvoir colonial10 ».
Toutefois, ce nouveau champ de souveraineté culturel est le produit d’une lutte entre différents groupes ou acteurs sociaux qui cherchent à assurer leur domination sur lui11. Ainsi, McDougall juge nécessaire de repérer ceux qui se sont affrontés pour en devenir les représentants légitimes et officiels. Il propose donc de réexaminer l’histoire culturelle du nationalisme algérien à travers le mouvement réformiste des ‘ulamâ’ algériens qui s’est formé à partir des années 1920. Quel était réellement leur projet ? Quelle définition ont-ils donné de la nation ? Que nous apprend leur production historiographique sur ce que signifie être algérien en contexte colonial ? Quels sont les groupes ou acteurs qui leur ont disputé la légitimité de représenter les indigènes algériens et de parler en leur nom ? Comment un certain discours sur l’islam et sur le passé algérien a cherché à s’instaurer comme la seule véritable représentation de l’Algérie12 ? Comment une nouvelle compréhension du passé historique de la région a-t-elle été inventée et présentée comme une restauration de l’identité algérienne ? C’est à l’ensemble de ces questions que ce livre entend répondre.
Pour mener à bien son enquête, James McDougall a pris comme fil conducteur Ahmed Tawfîq al-Madanî. Né à Tunis vers 1899 dans une famille algérienne13, intellectuel proche de l’association des ‘ulamâ’ algériens, il est l’auteur du plus vaste corpus historiographique en arabe qui a été composé sur l’Algérie pendant la période coloniale14. McDougall n’entend pas proposer une biographie d’al-Madanî. Il le choisit comme un indicateur à partir duquel il sera possible de se déplacer d’un contexte particulier à un autre, de façon à mettre en lumière les rapports entre histoire, culture et nationalisme en Algérie. C’est donc sur l’immigration de la famille d’Ahmed Tawfîq al-Madanî en Tunisie que s’ouvre le premier chapitre du livre.
L’itinéraire nationaliste de Salah al-Sharif : comment devient-on porte-parole des Algériens au début du XXe siècle ?
Le point de départ de ce chapitre est un constat concernant l’historiographie algérienne moderne : alors qu’aujourd’hui les chercheurs admettent que le nationalisme et sa vision de l’histoire sont des constructions idéologiques produites par le contexte socio-historique qui leur est contemporain, l’histoire moderne de l’Algérie continue d’être retracée dans des termes évolutionnistes15, comme un mouvement à travers le temps de la nation algérienne16 : à la résistance à la conquête française aurait succédé une période de passivité, avant un réveil aboutissant à des réformes politiques et débouchant finalement sur une révolution armée17. Cette historiographie emprisonne les acteurs dans des catégories coloniales de domination qui figent les positions et les stratégies en termes de la loyauté ou de trahison à la nation. Elle n’envisage les populations qu’en fonction de l’espace qu’elles occupent et de leur administration: métropole/colonie, centre/périphérie18.
James McDougall présente des individus qui échappent à cette vision continue et stable de l’histoire coloniale. Il souhaite sortir du modèle (pattern) instauré par l’historiographie nationaliste algérienne afin de déconstruire ce sujet singulier qu’est la nation, mais aussi de remettre en cause le nationalisme en tant que mouvement unitaire, « force irrésistible, lancée dans un mouvement progressif et linéaire19 ». Il décide donc de nous présenter une série de personnalités issues de la communauté algérienne installée à Tunis. Il s’attarde en particulier sur le shaykh Salah ibn al-Mukhtâr ibn al-‘Arabî al-Sharîf, né à Tunis, dont la famille émigra en Tunisie en 1830, et sur son associé le shaykh Muhammad al-Khidr ibn al-Husayn, petit-fils d’une éminente figure religieuse algérienne qui s’établit à Tunis en 1844. C’est là que ces deux hommes côtoient la famille d’Ahmed Tawfîq al-Madanî, en particulier son oncle qui s’associe à leurs activités anticoloniales. Tawfîq al-Madanî semble avoir été marqué par cet oncle qui aurait été à l’origine de sa vocation militante en faveur du monde islamique.
L’itinéraire du shaykh Sâlah ibn al-Mukhtâr ibn al-‘Arabî al-Sharîf est représentatif de ce qu’aurait pu être une autre histoire du nationalisme algérien. James McDougall présente avec détails et finesse ce personnage, ce qui permet de le situer dans le contexte socio-politique de l’époque. Le contraste avec le parcours d’autres figures telles que Messali Hadj ou l’émir Khaled est dès lors saisissant.
Après avoir achevé ses études à la Zaytûna de Tunis, Sâlah al-Sharîf y devint professeur. De rite malékite, il défendit le monopole de la mosquée-université comme seul lieu légitime de science, s’opposant à la fois au réformiste égyptien Muhammad Abdûh et au gouvernement colonial français. Il se présenta comme guide et porte-parole du peuple tunisien. L’invasion de la Tripolitaine par l’Italie en 1911, puis la Première Guerre mondiale, propulsent Sâlah al-Sharîf et ses associés sur la scène politique internationale. En 1906, Sâlah al-Sharîf quitte Tunis pour Tripoli, avant de gagner Istanbul. À partir de 1909, il enseigne à la mosquée umayyade de Damas où il développe des liens étroits avec des cercles liés au pouvoir ottoman. Il devient proche du leader des jeunes turcs Enver Pasha qu’il accompagne en 1911 pour prêcher le jihâd contre les Italiens en Tripolitaine. En 1914, il se rapproche des services secrets ottomans et participe activement aux efforts de propagande germano-ottomane, créant un comité pour l’indépendance de la Tunisie et de l’Algérie. Il serait l’auteur d’un pamphlet destiné à être diffusé en Tunisie où il aurait affirmé l’obligation du jihâd ainsi que de tracts destinés à être lancés sur les tranchées françaises où combattaient des soldats maghrébins.
En 1914, Sâlah al-Sharîf s’est rendu à Berlin : représentant le ministère turc de la guerre, il fut reçu par le Kaiser. Dans un nouveau texte appelant au jihâd, il le définit comme un combat contre les ennemis de la Turquie et de l’islam. Il se serait rendu en personne sur le front pour haranguer les soldats musulmans combattant dans les rangs français. Debout sur le parapet d’une tranchée allemande, en turban et burnûs, il aurait fait un long discours en arabe classique pour appeler ses compatriotes et coreligionnaires à déserter20.
La figure de Sâlah al-Sharîf telle que la présente James McDougall rompt avec l’histoire officielle de l’indépendance algérienne. Alors qu’il est convenu de dire que la première énonciation de l’indépendance de l’Algérie aurait été proclamée par Messali Hadj en février 1927 au congrès de Bruxelles21, on constate que, dès novembre 1914, des notables religieux maghrébins ont demandé l’indépendance de l’Algérie et de la Tunisie. Pourquoi la déclaration de Sâlah al-Sharîf est-elle restée marginale ? Pourquoi n’a-t-elle pas trouvé sa place dans le récit national après l’indépendance ? Peut-on aujourd’hui qualifier Sâlah al-Sharîf de premier nationaliste maghrébin, voire de premier nationaliste algérien ?
Pour James McDougall, chercher à désigner des figures fondatrices du nationalisme maghrébin est une quête stérile. Elle ne ferait qu’avaliser le besoin d’attribuer une paternité légitime confirmant une généalogie nationaliste et une linéarité dans le récit. Il est pour lui plus fructueux de se demandercomment et où différentes énonciations nationalistes ont été produites : la figure de Sâlah al-Sharîf « mérite qu’on s’y attarde car elle révèle la pluralité des tentatives de création d’une autorité qui soit représentative dans un monde qui est disloqué ». Elle permet de déplacer le centre du récit nationaliste dominant et d’écarter toute vision prédéterminée du processus de légitimation en contexte colonial22. Il n’y a pas qu’une seule façon d’être le porte-parole du peuple algérien.
D'après McDougall, il faut sans doute chercher la raison de l’échec d’une telle figure dans le fait que sa trajectoire s’inscrit dans une continuité avec les formes de résistances qui ont amené ses grands-parents à quitter l’Algérie en 183023, à l’inverse de personnages tels que Messali Hadj et l’émir Khaled qui étaient à la fois implantés dans le système colonial et dans la société algérienne. Messali Hadj était en effet un capitaine retraité de l’armée française, militant du PCF, et son épouse était française. L’émir Khaled était quant à lui un officier de l’armée française diplômé de Saint-Cyr et décoré de la Légion d’honneur. Ces deux figures ont utilisé des institutions internationales modernes pour promouvoir l’émancipation et l’indépendance de l’Algérie : le congrès international communiste de Bruxelles pour Messali ; la Société des Nations pour l’émir Khaled. Ils ont tout deux su implanter leur mouvement en Algérie, l’émir Khaled ayant par exemple connu le succès aux élections municipales de 1919.
Après avoir décrit les possibles dynamiques de légitimation hors du Maghreb, James McDougall consacre son deuxième chapitre à illustrer quelles ont été les stratégies qui ont permis à des individus ou des groupes d’établir au sein de la société coloniale algérienne des espaces représentatifs des indigènes algériens qui soient cohérents et clairement identifiables.
Opposition à travers le dialogue avec l’état colonial
Le deuxième chapitre (The conquest conquered ? Natural and unnatural histories of Algéria), se concentre sur deux points qui ont été pour les Algériens des sujets de négociation avec la société coloniale triomphante :
- La signification de l’histoire algérienne, objets d’âpres débats sous la forme de discours publics ou d’écrits tout au long des années 1920 et 1930.
- La constitution légale et discursive d’une identité musulmane algérienne investie par l’espace symbolique du statut personnel musulman, lui-même création de la législation coloniale, et que rend la formule shakhsiyatunâ l-islâmiyya (« notre personnalité musulmane24 »).
Pour illustrer les négociations des ‘ulamâ’ avec le système colonial, James McDougall analyse la protestation de ‘Abd al-Hamîd Ibn Bâdis, fondateur et président de l’Association des ‘ulamâ’ algériens, lors de la commémoration en 1937 du centenaire de la prise de la ville par les troupes françaises ou, pour reprendre la formulation de McDougall, de « l’arrivée de la civilisation moderne dans l’ancienne capitale numide25 ». En effet, Ben Bâdis aurait fait circuler dans la ville un pamphlet demandant le boycott des célébrations.
L’analyse fine du pamphlet en question conclut que celui-ci n’était pas une riposte contre le triomphalisme colonial, mais plutôt un appel à reconnaître une égale dignité des parties en conflit (Français/Algériens) dans la mort26. Ben Bâdis déplorait ainsi l’incapacité du colonisateur et du système colonial à passer d’un principe de conquête à un principe de partenariat27. La page de la conquête n’a pu être tournée ni le passé être pacifié. Il est resté vivant à travers les injustices du conquérant envers les populations conquises, identifiées avec leurs ancêtres vaincus28.
Le texte de Ben Bâdis résumerait le projet de l’association salafî à sa création, c’est-à-dire d’obtenir avant tout une reconnaissance, en s’efforçant de composer avec la réalité de l’occupation française, avec le sentiment qu’il était nécessaire de trouver une solution viable de partenariat avec l’autorité coloniale. Le slogan de la première revue de l’association salafî, al-Muntaqid, était en effet le suivant : « Pour le bonheur de la nation algérienne avec l’aide et le soutien de la France démocratique » (li-sa‘âdat al-ummat al-jazâ’iriyya bi-musâ‘adat al-firânsa al-dimuqrâtiyya’29). Toutefois, McDougall souligne que Ben Bâdis ne reprend pas pour sien le discours colonial sur la mission civilisatrice de la France : ce discours offre plutôt un terrain de contestation autorisant les Algériens à occuper une place digne dans la société coloniale.
L’auteur rappelle qu’à côté des ‘ulamâ’ qui se sont engagés dans une négociation avec l’autorité coloniale ou ont contesté sa domination, d’autres personnalités appartenant aux notables de la ville de Constantine ont adopté des stratégies opposées. Ainsi, le père et le frère de ‘Abd al-Hamîd ben Bâdis, Si Muhammad ben Mustafâ ben Bâdis et Mouloud Zoubir, qui représentaient la classe urbaine des notables de la ville de Constantine, s’affichaient avec la Légion d’honneur et travaillaient au sein de la branche musulmane de l’administration judiciaire coloniale. Ces personnalités s’étaient engagées dans une stratégie qui permettait d’atténuer autant que possible les inconvénients du système colonial. Ils s’opposèrent aux positions de ‘Abd al-Hamîd et des membres de son association. Membre du conseil général de Constantine et responsable du journal L’Echo indigène, Mouloud Zoubir fut un adversaire virulent de l’Association et dont il tenta de réduire l’action et de détruire l’influence30.
D’autres acteurs sociaux ont prétendu représenter les Algériens et développer un langage sophistiqué assimilant le vocabulaire du système colonial et le légitimant31. Ces Algériens passés par le système d’éducation français ont été désignés comme nationalistes par leurs adversaires coloniaux, tandis qu’ils étaient qualifiés de bourgeois aliénés, voire de collaborateurs, par le mouvement nationaliste messaliste. McDougall distingue deux générations parmi ces francophiles : la première, à partir de 1914, comprend le Dr Benthami Ould Hamid, Chérif Benhabylès et l’émir Khaled. La seconde, dans les années 1930, le Dr Bendjelloul, Ferhat Abbas et Ahmed Boumendjel.
Pour McDougall, leur stratégie était de résister « à travers le dialogue avec l’État colonial32 ». A leurs yeux, la seule perspective pour le peuple algérien était d’accéder à l’égalité civique. McDougall démontre que ces acteurs, et en particulier Ferhat Abbas, partageaient avec Ben Bâdis les mêmes revendications concernant le passé. Ferhat Abbas souhaitait lui aussi la résurrection de l’Algérie musulmane, c'est-à-dire en finir avec une longue période de décadence et tourner la page de la défaite face à la conquête coloniale. Il désirait un partenariat avec une France idéalisée afin d’améliorer le statut des Algériens. McDougall souligne qu’il ne faut pas considérer ce type de discours comme un simple rêve superficiel formé par des élites déconnectées des réalités du peuple. Il rappelle que le prestige de Bendjelloul et de Abbas était considérable : jusqu’aux années 1970, la mémoire populaire voit en ce dernier un porte-parole légitime du peuple algérien33.
McDougall rappelle aussi l’existence d’un autre groupe d’intellectuels qui s’écarte considérablement de l’itinéraire de Ferhat Abbas. « Ce sont Si Amar Boulifa, Chérif Benhabylès, Hocine Hesnay-Lahmek et bien d’autres qui ont voulu donner un sens nouveau à l’histoire de l’Algérie à travers une relecture du passé de l’Afrique du Nord34». Eux aussi demandaient que « l’histoire de la conquête soit transcendée par un futur fraternel et émancipateur ».
Il analyse finement comment le passé de l’Algérie devient un terrain de conflit idéologique et de compétition entre ces différents acteurs. Boulifa, par exemple, reprend le mythe kabyle tel qu’il a été construit par les orientalistes français, pour le mettre au service d’une valorisation du passé de l’Algérie et d’un futur libéré d’une décadence attribuée à l’empire ottoman. Le Djurdjura à travers l’histoire, publié en 1925, est façonné par une littérature coloniale portant l’idéologie d’une Afrique latine telle que l’ont formulée les écrits de Louis Bertrand35. C’est un plaidoyer en faveur d’un partenariat loyal entre le colonisateur et le colonisé afin que le potentiel de chacun puisse se réaliser36, quitte à rejeter la composante arabe et islamique de l’héritage du Maghreb37. Pour d’autres auteurs tels que Rabah Zenati et Hesnay-Lahmek, l’islam fait partie du passé : il est temps que les Algériens se libèrent des griffes du cléricalisme qui les emprisonnent dans la cage de la théologie. Dans sesLettres algériennes (1930), Hesnay-Lehmak consacre un chapitre au passé de l’Algérie. Il y réfute la conception d’une Algérie arabe et musulmane et y défend une histoire nord-africaine purement berbère et méditerranéenne. Le livre se termine par un discours sur la fin de l’oppression et la perspective d’un futur méditerranéen pour l’Algérie unie avec la puissance européenne. McDougall y observe une aspiration à transcender une France tyrannique et impérialiste par une France progressiste et juste qui rappelle celle de Ben Bâdis, sinon qu’elle se fonde sur une référence historique qui exclut l’arabité et l’islam du passé algérien.
Bien que ces auteurs appartiennent à des courants de pensée qui s’opposent, il y a donc une parenté dans leurs propos. Il y a des liens plus que des oppositions dans leurs rapports au système colonial : les Algériens doivent se mettre au travail et exploiter la force de la modernité en vue de leur émancipation et cela dans un partenariat avec le pouvoir colonial.
C’est en partant de ce constat que James McDougall nous propose d’analyser la polémique qui opposa en 1936 les‘ulamâ’ à Ferhat Abbas après la publication par ce dernier d’un article intitulé « La France c’est moi ! » dans L’Entente franco-musulmane, l’organe de la Fédération des élus musulmans. Le texte de Ferhat Abbas et la réponse des ‘ulamâ’ ont été le plus souvent présentés par les commentateurs comme l’illustration d’une vision aliénée de l’histoire de l’Algérie opposée à une vision naturelle, authentique de celle-ci38. McDougall démontre que la polémique ne réside pas dans la définition de la nation, ni dans la manière d’interagir avec la puissance coloniale39. En effet, pour Abbas, il n’était pas question d’abandonner l’islam. Les ‘ulamâ’ et Abbas partageaient les mêmes idées sur les solutions à adopter pour un accommodement avec la France. En réalité, et c’est là toute la force de la démonstration de McDougall, la querelle concerne clairement la question de la représentativité des Algériens en contexte colonial et la lutte pour s’en assurer le monopole. Qui est légitime pour représenter la communauté/la nation ? Qui a le droit et l’autorité suffisante pour parler au nom du peuple ? Mais pour parler au nom d’un groupe, d’une communauté, d’un peuple, il est nécessaire de l’identifier, d’en donner une définition. Pour McDougall, ni Ferhat Abbas, ni les ‘ulamâ’, encore moins le PPA n’ont réussi à proposer en 1936 une réponse satisfaisante à cette question : « Existe-t-il une nation algérienne40 ? »
La construction de l’identité algérienne indigène entre-deux-guerres
Le symbole clé qui permettait d’identifier les Algériens musulmans pendant la période coloniale était le cadre juridique mis en place par le système colonial à travers le statut personnel musulman. Les musulmans algériens ne pouvaient accéder à une pleine citoyenneté française qu’à condition d’abandonner ce statut, ce que la plupart ne feront jamais. Les réformistes et Ferhat Abbas souhaitaient donc supprimer cet obstacle à l’obtention d’une pleine citoyenneté. Toutefois, McDougall observe que ce n’est pas la suppression du statut en lui-même dont il était question, au contraire. Pour un réformiste comme Lamine Lamoudi (l’un des fondateurs et leader de l’Association des ‘ulamâ’)41, le statut personnel représentait les traditions, les coutumes et les croyances des musulmans algériens. Le point de tension concernait le rôle de ce statut en tant qu’espace de cloisonnement empêchant des « non-français français » de jouir de tous leurs droits civiques.
McDougall voit ici l’exemple même du pouvoir brutal de la modernité en contexte colonial. Une modernité qui permet de réordonner le monde et de produire une vérité selon sa propre volonté. Ainsi, la redéfinition en masse de la population juive algérienne en tant que Français à part entière par le décret Crémieux de 1870 est représentative de la force de la puissance coloniale à remodeler le monde qui l’entoure42. La création du statut personnel musulmanl’est aussi. McDougall rappelle que « les musulmans ont vécu des siècles aux cotés de leurs voisins juifs, partageant avec eux la même langue et plusieurs aspects culturels, se définissant avant tout à travers des croyances et des pratiques religieuse ». C’est donc en tant que communauté musulmane, al-ummat al-jazâ’iriyyat al-muslima, définie par sa foi, que des conflits pouvaient se cristalliser. Cette situation fut transformée par la colonisation. C’est dans un contexte historique spécifique de rationalisation du monde et de ré-ordonnancement de la société, et à travers le pouvoir d’ordonnances légales, que la modernité coloniale française a reconstituécette umma en tant que catégorie objective de « Français par nationalité » d’une part, et en tant que « Non-Français d’un point de vue civique » d’autre part, et cela du fait que les membres de cette « communauté » étaient gouvernés par un code civil spécial. Le statut personnel devint le symbole de la discrimination et de l’exclusion des musulmans de la société civique. Il représentait la réalité de leur condition de sujet colonisé.
Cependant, ce même statut personnel était défini par certains Algériens comme l’espace qui représente « nos traditions, nos coutumes, nos croyances. Il fait partie du patrimoine de nos ancêtres43 ». Cet espace devenu strictement sacré délimitait la frontière entre l’apostasie et le fait d’être musulman44. McDougall note que, même si ce n’avait pas été l’intention du législateur colonial, les Algériens ne pouvaient et ne souhaitaient pas échapper au statut personnel.
Ainsi, le statut personnel musulman, lieu d’exclusion de la citoyenneté française, devint le lieu par excellence où ’émerge une citoyenneté alternative, c’est-à-dire une citoyenneté algérienne45. Des Algériens s’approprient ce statut et l’enrichissent de leur propre interprétation. Devenu « notre personnalité islamique » (shakhsiyyatunâ al-islâmiyya), le statut personnel prend une signification que le système colonial ne pouvait admettre : il définit les Algériens musulmans en tant que communauté politique. On ne peut dire que les Algériens se sont définis comme musulmans du fait que l’État colonial français les a identifiés de cette manière. Mais la centralité politique de l’identité arabo-musulmane, en tant que cadre exclusif qui définit la communauté, n’avait rien de prédestiné. D’autres définitions plus séculières auraient pu émerger46.
Les ‘ulamâ’ investissent tout particulièrement la question du statut personnel. Ils reformulent sa définition en tant que lieu d’expression du génie, de l’âme de l’Algérie arabo-musulmane. Pour McDougall, leurs préoccupations n’étaient pas politiques. Elles concernaient avant tout la question de l’autorité culturelle et religieuse et les moyens à mettre en œuvre pour en avoir le monopole. C’est à cette lutte pour le monopole du discours sur l’identité culturelle et religieuse des Algériens, et au sens de l’« être musulman » que sont consacrés les chapitres 3 et 4 du livre.
L’unicité de l’identité algérienne : les ‘ulamâ’, docteurs d’une nouvelle religion
Après nous avoir offert un aperçu de l’espace de contestation et des conditions politiques à partir desquelles les ‘ulamâ’ ont produit leur représentation de la nation algérienne, James McDougall nous invite à explorer comment ils ont mis en œuvre leur action en tant qu’autorité religieuse et culturelle en matière d’éducation et de pratiques.
C’est à travers des événements à première vue de peu d’importance qui se sont produit au cours de l’année 1936 à Constantine, que McDougall dégage les tensions à l’œuvre entre différents groupes qui se disputent le monopole du discours sur la vérité de l’identité religieuse algérienne. Il décrit de quelle manière des activités religieuses populaires préexistant à la conquête coloniale perdurent jusqu’aux années 1950. Ces activités, inscrites dans une représentation du monde régie par un ordre divin, permirent d’interpréter le chaos et les transformations que connut le Maghreb suite à la conquête et de les concilier avec une conception religieuse de l'organisation du monde vivant. L’auteur cite par exemple des pamphlets annonçant l’arrivée du Mahdi qui sauvera l’Algérie du joug de la colonisation française. Ce type de manifestation populaire sera condamné par les ‘ulamâ’ et des intellectuels proches de l’association salafî, en l’occurrence Tawfiq al-Madanî.
Tout un ensemble de pratiques religieuses, à travers lesquelles les Algériens ont cherché durant plusieurs siècles à comprendre le monde et la place qu’ils y tenaient, sont ainsi qualifiées par les ‘ulamâ’ d’actes impies et anarchiques47. En se fondant en particulier sur les travaux de Fanny Colonna48, McDougall rappelle que le projet des ‘ulamâ’ se voulait une révolution contre l’ignorance des Algériens et non contre l’autorité coloniale. Cette mission civilisatrice et salutaire aurait été une nécessité devant l’ignorance (jâhiliyya) des Algériens, leur anarchie religieuse, leurs pratiques illicites et leurs croyances archaïques49.
C’est donc un renouvellement de l’islam que souhaitaient les ‘ulamâ’. Ces derniers proposaient un nouveau type de réponse qui permette d’intégrer les transformations apportées par la modernité. Ils se présentaient comme les seuls capables d’énoncer un discours scientifique et progressiste sur l’islam. Ils refusaient toute autorité religieuse aux représentants de la religion ordinaire, confréries religieuses, marabouts, présentant les pratiques de la religion quotidienne et les modes de vie des paysans comme autant de manifestations de l’ignorance. De la sorte, les‘ulamâ’ ont inventé de la décadence et de l’anarchie là où elle n’existait pas. Ils ont proposé de nouveaux rituels pour remplacer les anciens et une nouvelle façon de comprendre le passé et le présent. Le désordre devait être neutralisé par la vertu d’une société unie sous la protection d’un islam reformé et purifié50. Il était donc nécessaire pour les membres de l’association salafî de disqualifier ceux qui leur disputaient la définition de l’islam authentique, et aussi d’investir et de contrôler les sites et les espaces symboliques religieux tels que les mosquées. La tâche des ‘ulamâ’ ne fut pas simple : elle rencontra une opposition de la part de notables appartenant aux confréries soufies. McDougall souligne à quel point le conflit fut intense, les ‘ulamâ’ étant loin de dominer le champ religieux en 1936.
Il n’analyse pas seulement la manière dont les ‘ulamâ’ ont défini « l’islam authentique » et leurs polémiques avec les confréries soufies, les intellectuels laïques ou encore le pouvoir colonial, mais aussi la façon dont l’association salafî a abordé l’histoire antique de l’Algérie. Il étudie en particulier les écrits d’Ahmed Tawfîq al-Madanî pour montrer comment l’histoire antique de l’Algérie, et en particulier celle des Berbères, a été réappropriée par l’association des ‘ulamâ’. Comment cela pouvait-il être conciliable avec un projet qui affirmait que l’identité du peuple algérien était essentiellement arabo-musulmane ?
L’histoire antique de l’Algérie : généalogie, ethnicité et histoire en contexte colonial
La question berbère a été et reste l’objet de débats passionnés dans l’Algérie contemporaine. La plupart des mouvements berbéristes du Maghreb préfèrent utiliser le terme Amazigh pour désigner les populations berbérophones de l’Afrique du Nord. Toutefois, McDougall souligne l’aspect essentialiste de cette désignation et problématise sa signification en accentuant sa spécificité régionale51.
On sait peu de choses sur l’histoire ancienne de l’Afrique du Nord. La culture et l’origine des populations des époques préhistorique et ancienne restent l’objet de débats entre spécialistes. McDougall cherche à situer, au sein de l’œuvre de Tawfîq al-Madanî, les lieux ou les récits qui témoignent d’une volonté de s’approprier la réalité historique ou de s’y opposer. Pour cela, il part d’une analyse de la production scientifique coloniale sur le sujet. Elle lui permet de comprendre le contexte dans lequel Tawfîq al-Madanî formule son discours et de constater que ce dernier répond le plus souvent à une certaine idéologie coloniale sur le passé ancien du Maghreb.
Ainsi, l’ethnologie et l’anthropologie coloniales présentaient le Berbère comme le premier habitant de l’Afrique du Nord, l’authentique autochtone et peut-être un cousin lointain de « nos ancêtres les Gaulois », partageant peu de traits communs avec ses voisins arabes52. Cette définition sociologique de la réalité du Maghreb sera remise en cause par une histoire nationaliste décidée à réfuter l’affirmation coloniale d’une « opposition générale, dans l’organisation, les habitudes, la législation, qui séparait les Arabes de la race Kabyle53 » et par conséquent d’autres berbères dans l’Aurès, le Mzab et le Sahara.
Ainsi, l’historiographie nationaliste se réapproprie les Berbères de façon à remettre en cause les théories les assimilant à l’Europe et les opposant aux Arabes. Pour McDougall, il était nécessaire de les unir aux Arabes pour construire une identité nationale ancrée dans une histoire ancienne et permettre la formation d’une seule nation fondée sur l’arabité et l’islam.
Alors que l’idéologie coloniale comparait les vertus des Kabyles et des Châouia à celles de la Grèce antique, l’historiographie nationaliste souligne les racines moyen-orientales des Berbères. Tawfîq al-Madanî affirme que « la race Berbère est arrivée par migration du Moyen-Orient, en traversant l’Egypte et la Libye ; ils sont de la descendance de Mâzîgh, fils de Canaan fils de Ham, fils de Noé, et de la sorte les Berbères sont les cousins des Arabes et des Phéniciens54 ». Il considère que l’origine des Berbères est sémite : « c’est faire un outrage à l’histoire… que de dire qu’ils sont d’origine germaine ou latine, qu’ils ont émigré d’Europe vers l’Afrique55 ».
James McDougall déconstruit avec finesse le discours d’al-Madanî, et met en lumière son obsession d’une origine orientale des Berbères, émigrés de l’Est vers le Maghreb. Cette obsession est à l’origine d’une tension : à la permanence d’une notion d’autochtonie s’oppose une perpétuelle référence à l’Orient. Les coutumes berbères en seraient originaires, bien qu’on présente le Maghreb comme isolé du reste du monde. Dans un passé lointain, ces descendants des Cananéens se seraient installés et enracinés en Afrique du Nord, mais sans rompre avec leurs origines et leur attachement à l’Orient56.
Cette tension s’exacerbe quand il faut concilier l’idée d’une pérennité indigène avec l’arrivée par l’Est de nouvelles populations, ces fameux Berbères descendants des Cananéens. Que faire des aborigènes (‘unsur aslî) qui habitaient déjà en Afrique du Nord ? Al-Madanî résout le problème en deux phrases rapides : « Toute la race berbère… s’installa en Afrique du Nord, et submergea les populations aborigènes, qui nous sont aujourd’hui totalement inconnues. Elle est ainsi devenue la véritable race autochtone dans l’histoire de l’Afrique du Nord57 ». D’un point de vue culturel, les Berbères sont pour al-Madanî des gens de grande vertu, ce qui les rapproche de leurs cousins arabes : « la moralité des Berbères et des Bédouins les unit dans une vie de simplicité et de vertus… elle les unit dans le caractère bédouin58 ». Il considère que Berbères et Arabes sont proches d’un point de vue culturel et généalogique. La notion de généalogie, en tant que principe d’organisation et d’explication de l’histoire des peuples, joue un rôle central dans sa pensée : « le Berbère se mélange à d’autres populations, mais n’est pas de sang mêlé ». Cela permet à al-Madanî de faire des Berbères et des Arabes, non pas des peuples qui s’opposent ou se complètent, mais des peuples ayant une commune identité sémite59.
Ainsi, l’antiquité nord-africaine est réinventée au regard du discours historiographique colonial. L’antiquité classique et tardive est présentée comme une histoire purement berbère et par conséquent déconnectée de l’Afrique romaine latine. Les Phéniciens, eux aussi descendants des Cananéens, auraient initié les Berbères à la civilisation. Carthage est ainsi opposée à Rome et à la Grèce. Les vertus berbères célébrées par une ethnologie coloniale qui les rapprochaient de la Grèce sont pour al-Madanî l’héritage de Carthage. Cependant, l’influence phénicienne sur les Berbères trouve chez al-Madanî ses limites au seuil de la religion, Carthage s’étant disqualifiée en pratiquant des sacrifices d’enfants. Les Berbères seraient donc restés idolâtres jusqu’au salut venu de l’Est qu’a été l’arrivée de l’islam.
Du point de vue de Tawfîq al-Madanî, la conquête arabe (al-fath) « n’est pas comme on pourrait le penser le début de l’histoire du Maghreb, mais plutôt la fin de son histoire, un telos dans lequel la perfection de la Nation maghrébine est achevée, en conséquence, aucun changement significatif n’est possible par la suite60 ». Néanmoins, la doctrine des ‘ulamâ’ a toujours nié la réalité berbère contemporaine en Afrique du Nord. Leur but était d’adopter les « irréductibles berbères », de les exalter et de les circonscrire dans un espace historique fermé, associés au Proche-Orient et à l’histoire de la civilisation islamique.
McDougall analyse ensuite l’impact des conceptions historiques d’Ahmad Tawfîq al-Madanî dans l’Algérie post-coloniale. On les retrouve dans les programmes scolaires, qui n’abordent la berbérité que pour la consigner dans un passé lointain. McDougall note cependant qu’une historiographie révisionniste quoique nationale a commencé à aborder d’une manière différente la question posée par les salafî dans les années 1920 et 1930. L’objectif est resté celui des ‘Ulamâ’ : retrouver l’histoire authentique du Maghreb, comme c’est par exemple le cas chez Mahieddine Djender61. De la sorte, réformistes et révisionnistes sont restés enfermés dans leur quête d’une vérité historique de l’Algérie, dans leur recherche d’une définition authentique, unique et générale de l’Algérie algérienne.
Ce dernier chapitre permet de mieux comprendre les tensions idéologiques de l’Algérie indépendante sur la question berbère. Il offre des clés pour saisir la stratégie de l’Etat algérien à ce sujet et permet de mieux appréhender les enjeux des questions identitaires qui sont réapparues au grand jour depuis le début des années 1980.
Conclusion
Les observations de McDougall nous offrent une lecture novatrice du système colonial en Algérie et de sa profonde influence sur l’Algérie indépendante. A travers une analyse de l’Association des ‘ulamâ’, il révèle que le débat dans les années 1920 et 1930 n’opposait pas la tradition/l’islam et la modernité, mais plutôt différents points de vue sur le type de modernité politique et culturelle à défendre, points de vue formulés et défendus par les ‘ulamâ’ et leurs concurrents. Le succès des ‘ulamâ’ à été limité. Comme l’indique McDougall dans son épilogue, « le mouvement révolutionnaire s’est construit, et en grande partie a fait sa révolution, sans les ‘ulamâ’. A l’intérieur de ce jeu violent, les réformistes se sont arrangés pour se préserver et ont rejoint la juste cause le moment opportun62 ». L’analyse de la production historiographique de Tawfîq al-Madanî ouvre des pistes de réflexions fécondes sur les tensions identitaires dans l’Algérie contemporaine.
Il faut signaler que, depuis la publication de ce livre, James McDougall a prolongé ses travaux sur les liens entre histoire et culture dans le nationalisme algérien, qu’il s’agisse du récit tenu par les réformistes/islâhistes algériens sur eux-mêmes et leur société63, de l’importance du statut personnel64ou dela question berbère65.
National Identity, Reno/Las Vegas/Londres, University of Nevada Press, 1993
The Antiquity of Nations, Cambridge, Polity Press, 2004
Notes
1 Cette note de lecture a été élaborée en 2012 dans le cadre du séminaire « Histoire du Maghreb. Savants, artistes, médiateurs : approches et connaissances du Maghreb » coordonné par Claire Fredj et Alain Messaoudi.
17 La chronologie qui est proposée fait se succéder une période de conquête et de premières résistances (1830-1870), un temps de passivité (1870-1919), un temps de réveil (1919-1945) puis une révolution armée dont le premier coup de feu aurait été tiré en mai 1945 lors de l’insurrection de Guelma et Sétif (id., p. 29).
24Id., p. 66 : « The meaning of Algerian History as it was fought over, in speeches and inprint, through the 1920s and 1930s between proponents of dramatically differents visions of the Algerian past and future ; and the legal discursive constitution of ‘Algerian Muslim Identity’ itself, invested in the key symbolic space of the statut personnel musulman, a creation of colonial legislation translated in Arabic as shakhsiyatuna ‘l-islamiyya, ‘our Islamic personnality’ ».
35 Si Amar Boulifa, Le Djurdjura à travers l’histoire (depuis l’Antiquité jusqu’en 1830). Organisation et indépendance des Zouaoua (Grande Kabylie), 2e éd., Alger, Berti Editions, 1999.
63Id., « Etat, société et culture chez les intellectuels de l’islah maghrébin (Algérie et Tunisie, c. 1890-1940), ou, la réforme comme apprentissage de l’arriération » in Odile Moreau, La réforme de l’état dans le monde islamo-méditerranéen aux XIXème-XXème siècles, Paris, Maisonneuve et Larose, 2009.
64Id., « The Fetishism of Identity: Empire, Nation and the Politics of Subjectivity in Algeria », in Chalcraft, J. and Noorani, Y., Counterhegemony in the Colony and Postcolony, Houndmills, Basingstoke, Hampshire/New York, Palgrave Macmillan, 2007.
65Id., « Histories of heresy and salvation: Arabs/Berbers, community and the state », inKatherine E. Hoffman, and Susan Gilson Miller, Berbers and Others: Shifting parameters of ethnicity in the contemporary Maghrib, Bloomington, Indiana University Press, 2010.
L’image d’Épinal du coup d’éventail du dey d’Alger au consul de France Pierre Deval, les dettes de la France et l’explication factuelle de l’enchaînement d’événements diplomatiques conduisant à la prise d’Alger ne suffisent pas à l’expliquer. De même, l’idée que l’armée française aurait eu besoin de laver son honneur après les guerres napoléoniennes, comme celle que le roi Charles X pensait pouvoir ainsi détourner l’opinion publique des problèmes intérieurs, ne permettent pas de justifier à elles seules cette entreprise coloniale dont les commencements furent particulièrement hasardeux et peu planifiés. La longue durée de l’occupation coloniale a contribué à occulter a posteriori les doutes marquant les décennies 1830 et 1840. Pour tenter de comprendre ces premières années d’occupation, il faut pouvoir imaginer aussi que la colonisation de l’Algérie aurait très bien pu ne pas avoir lieu.
On a beaucoup écrit sur l’absence de projet colonial initial et sur le concours de circonstances aboutissant à la colonisation de l’Algérie. Mais alors, pourquoi l’Algérie, pourquoi la France, à ce moment-là ? Le débarquement d’un corps expéditionnaire de 35 000 hommes à Sidi-Ferruch, le 14 juin 1830, avait bien plus les apparences d’une énième opération de police méditerranéenne que celles d’une guerre de conquête coloniale. Les Européens, gênés par la course en Méditerranée [s p. 89], avaient forgé l’image d’Alger comme nid de pirates. L’attaquer, c’était alors déloger l’occupant ottoman et ébranler un empire trop puissant. Les Français étaient prêts, les autres puissances européennes consentantes. La monarchie de Juillet hérita de cette action entreprise sous la Restauration, sans avoir de projet politique sur la question algérienne. Rien n’était joué en 1830 – et sans doute pas en 1840 non plus. C’est autour des mots d’ordre du retrait, voire dans le registre rapidement plus émotionnel de l’« abandon », que se dessina peu à peu une politique coloniale et que fut prise la décision de « rester ».
Mais les premières années de l’occupation ont laissé d’autres voix émerger. Ainsi, en 1832, le marquis Frédéric Gaétan de la Rochefoucauld-Liancourt produisit un long plaidoyer dénonçant la violence de l’occupation française à Alger, les exactions du duc de Rovigo [s p. 19], les pillages et expéditions punitives ayant fait fuir les tribus, la destruction des mosquées et les autres attaques contre la religion musulmane. Il qualifia publiquement l’occupation d’Alger d’« illégale et despotique ». Il n’est d’ailleurs pas anodin que le mot « décolonisation », dont on date parfois l’apparition des années 1950, soit, comme l’a noté Charles-Robert Ageron, attesté dès 1836 dans un manifeste d’Henry Fonfrède
Hélène Blais
Chronologie 1830-1880
1830
16 juin. – L’armée française, forte de 37 000 hommes, débarque sur la plage de Sidi-Ferruch.
19 juin. – Bataille de Staoueli, près d’Alger : les troupes françaises l’emportent sur celles de la régence ottomane.
5 juillet. – Capitulation d’Alger et transfert du Trésor de la Casbah à Paris, aux termes de la convention signée par le général Louis-Auguste de Bourmont, le chef de l’expédition française, et le régent ottoman Hussein Dey.
10 juillet. – Hussein Dey est contraint par les occupants français d’embarquer pour Naples et les membres de la milice turque sont expulsés vers l’Asie Mineure.
26 juillet. – Le chef kabyle des Flitta, El-Hadj Mohammed Ben Zamoum, réunit les chefs de tribus de la Mitidja, à Tamentfoust, qui décident la résistance à l’envahisseur.
28-30 juillet. – Révolution de Juillet ; le 9 août, Louis-Philippe se fait proclamer « roi des Français ».
8 septembre. – Un arrêté du (récemment nommé) maréchal de Bourmont séquestre la propriété des Turcs expulsés et les biens habous.
17 novembre 1830-1er janvier 1831. – Première expédition du corps expéditionnaire à Médéa (10 000 hommes) ; saccage de Blida.
28 novembre. – En représailles, massacre de cinquante canonniers français.
14 décembre. – Les troupes françaises occupent Mers el-Kébir.
1831
1er janvier. – Évacuation de Médéa par les troupes françaises, suivie, le 4 janvier, par l’occupation d’Oran.
29 juin-5 juillet. – Deuxième expédition à Médéa.
14-29 septembre. – Nouvelle occupation et évacuation de Bône.
1832
27 mars. – Les capitaines d’Armandy et Yusuf occupent Bône ; négociations avec Ahmed Bey.
5 avril. – Le duc de Rovigo fait exterminer la tribu des Ouffia, accusée à tort d’un vol. Réunion des chefs de tribus avec Ben Zamoum à Souk-Ali (près de Boufarik). Rovigo met Blida à sac et fait exécuter deux cheikhs, munis pourtant d’un sauf-conduit.
21-23 novembre. – Révolte des canuts lyonnais.
24 novembre. – Les tribus des Hachem, des Beni Amer et des Gharaba proclament l’émir Abd el-Kader chef de la résistance.
1833
Dans les Antilles, révolte d’esclaves au nord de la Martinique. Abolition de l’esclavage par le Royaume-Uni.
29 septembre. – Occupation de Bougie.
2 septembre-19 novembre. – Une commission d’enquête envoyée en Algérie par le roi Louis-Philippe conclut notamment : « Nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser… »
1834
26 février. – Signature d’un traité de paix entre le général Louis Alexis Desmichels et l’émir Abd el-Kader, reconnaissant l’autorité de ce dernier sur l’Ouest algérien, à l’exception des places d’Oran, d’Arzew et de Mostaganem.
13-14 avril. – Insurrection des Parisiens réprimée par le général Bugeaud.
12 juillet. – À la bataille de Mahraz, Abd el-Kader défait le chef de la tribu makhzen des Douairs, Mustapha Ben Ismaël.
22 juillet. – Une ordonnance applique en Algérie le régime en vigueur dans les autres colonies françaises : elle institue les « possessions françaises dans le nord de l’Afrique » (ancienne régence d’Alger), dirigées par un gouverneur général avec un pouvoir proconsulaire.
1835
Janvier. – Expédition punitive contre les Hadjoutes.
9 avril. – À Bougie, signature d’un traité entre le général Jean-Baptiste Drouet d’Erlon, gouverneur général, et le chef kabyle Oulid Ou Rabah.
28 juin. – Dans le défilé de la Macta, les forces de l’émir Abd el-Kader infligent une sévère défaite aux troupes du général Camille Alphonse Trézel.
6 décembre. – Le maréchal Clauzel occupe Mascara, évacuée par l’émir Abd el-Kader.
1836
13 janvier. – Le maréchal Clauzel occupe Tlemcen et impose une forte contribution de guerre aux Koulouglis, qui avaient pourtant sollicité sa venue.
29 mars-9 avril. – Expédition de Clauzel contre Médéa, sans résultats.
25 avril. – Le général Joseph-Gaston d’Arlanges subit à l’embouchure de la Tafna une défaite aussi grave que celle de la Macta.
6 juillet. – Le général Bugeaud repousse les troupes d’Abd el-Kader sur les bords de la Sikkak.
8 novembre. – Le maréchal Clauzel engage, avec 8 700 hommes, une expédition pour la conquête de Constantine ; elle échoue et se termine, le 1er décembre, par une retraite sur Bône.
1837
30 mai. – Traité de la Tafna, signé entre Bugeaud et l’émir Abd el-Kader, qui reconnaît à ce dernier la souveraineté sur les deux tiers de l’Algérie.
1er-13 octobre. – Deuxième expédition française (réussie) contre Constantine, avec 20 400 hommes, dont 16 000 combattants ; les généraux Charles-Marie de Damrémont (gouverneur général) et Alexandre-Charles Perrégaux sont tués ; on compte des milliers de victimes algériennes.
1838
24 mars. – Occupation de Koléa.
3 mai. – Occupation de Blida.
25 juin. – Début du siège d’Aïn-Mahdi par Abd el-Kader.
8 octobre. – Occupation de Philippeville (Skikda) par l’armée française.
1839
Première guerre de l’opium entre le Royaume-Uni et la Chine.
9 janvier. – Formation d’un établissement français au Gabon.
10-20 janvier. – Occupation d’Aïn-Mahdi et destruction de la ville par Abd el-Kader.
13 mai. – Occupation de Djidjelli.
Juin-juillet. – Victoire de l’armée égyptienne sur l’armée ottomane ; le pacha d’Égypte exige la souveraineté héréditaire sur l’Égypte et sur les territoires ottomans jusqu’à Damas ; il a le soutien de la France, mais l’Angleterre s’y oppose. La question d’Orient entraîne un mouvement belliciste en France.
17 octobre-2 novembre. – Expédition française des Portes de fer (Kabylie).
3-18 novembre. – Abd el-Kader prévient le général en chef Sylvain Valée et annonce la reprise de la guerre.
Septembre. – Abd el-Kader châtie les tribus du Bas Chélif.
1843
Mai. – Inauguration des lignes de chemins de fer Paris-Rouen et Paris-Orléans.
16 mai. – Prise de la smala d’Abd el-Kader par les troupes du duc d’Aumale.
17 mai. – En Kabylie, Bugeaud chasse le lieutenant de l’émir, Ben Salem, du Bas Sebaou et détruit cinquante villages ; le 23 mai, Mustapha Ben Ismaël est tué.
11 novembre. – Ben Allel, le plus valeureux des lieutenants d’Abd el-Kader, est tué.
1844
26 février. – Établissement du protectorat français sur Tahiti.
10 septembre. – Le traité de Tanger met Abd el-Kader « hors la loi dans toute l’étendue du Maroc ou de l’Algérie ».
1er octobre. – Une ordonnance française supprime le caractère inaliénable des habous et donne pouvoir à l’administration de disposer des terres réputées vacantes ; s’engage alors une vaste entreprise d’expropriation au détriment des paysans algériens.
1845
18 mars. – La convention de Lalla Maghnia entre la France et le Maroc délimite les territoires à la frontière algéro-marocaine.
14 avril. – À Aïn-Meran, le colonel Achille de Saint-Arnaud met en déroute les troupes de Bou Maza.
15 avril. – L’ordonnance du 15 avril 1845 place le gouverneur général de l’Algérie sous les ordres directs du ministère de la Guerre.
20-21 avril. – Attaque par Bou Maza du camp des Gorges, près de Ténès et d’Orléansville ; soulèvement de l’Ouarsenis.
21 mai-1er juin. – Saint-Arnaud met en déroute les troupes de Bou Maza.
19 juin-12 août. – Enfumades des Ouled Riah par le colonel Pélissier (760 morts) et des Sbéah par le colonel de Saint-Arnaud dans les grottes du Dahra.
16 juillet. – Bou Maza attaque et détruit le convoi d’un agha rallié.
8 août. – Bou Maza est battu par Saint-Arnaud.
13 août. – Le lieutenant-colonel Armand d’Allonville surprend Bou Maza chez les Ouled Younès. Bou Maza parvient à se sauver, abandonnant sa smala. L’insurrection s’étend, préparée dans les tribus par des émissaires de Bou Maza qui avaient même pris son nom.
19-23 septembre. – Le général Jean-Alexandre de Bourjolly livre un combat acharné aux tribus insurgées et subit de graves pertes lors de sa retraite ; fin septembre, l’insurrection englobe une grande partie des provinces d’Alger et d’Oran.
30 septembre-5 octobre. – Le général de Bourjolly inflige des pertes à Bou Maza.
18 octobre. – Incursion de Bou Maza sous les murs de Mostaganem pour enlever une tribu soumise ; le lieutenant-colonel Émile Henry Mellinet (1798-1894) force Bou Maza à abandonner la tribu et à s’enfuir.
1846
Voyage du député et historien Alexis de Tocqueville en Algérie au sein d’une commission parlementaire ; favorable à une administration civile de l’Algérie et une colonisation au moyen de grandes concessions, il soutient le général Lamoricière contre le maréchal Bugeaud, partisan d’une administration militaire et d’une colonisation par des paysans soldats.
24-25 avril. – Ne pouvant subvenir à leurs besoins, Ben Thami fait exécuter, à l’insu de l’émir, deux cent soixante-dix prisonniers français dont l’échange avait été refusé par Bugeaud.
Septembre. – Bou Maza essaie d’entraîner les Beni Snassen ; il se sépare d’Abd el-Kader et se retire vers le Sud.
21-24 septembre. – Les forces d’Abd el-Kader écrasent les troupes françaises à Sidi-Brahim ; le lieutenant-colonel Lucien de Montagnac est tué.
1847
10 janvier. – Le général Émile Herbillon investit l’oasis de Sidi Khaled où s’était réfugié Bou Maza.
27 février. – Reddition de Ben Salem, lieutenant de l’émir Abd el-Kader en Kabylie.
13 avril. – Bou Maza se rend à Saint-Arnaud.
Mai-juin. – Bugeaud (avec 8 000 hommes) et Bedeau (avec 7 000 hommes) marchent sur les Beni Abbès et détruisent tous les villages.
23 décembre. – Abd el-Kader dépose les armes. Il est enfermé au Fort-Lamalgue.
1848
En Europe, le « printemps des peuples » renverse en quelques mois le système issu du Congrès de Vienne.
Février. – Révolution à Paris : fin de la monarchie de Juillet et avènement de la IIe République. Outre les territoires outre-mer de l’Ancien Régime, la république hérite de la Restauration et de la monarchie de Juillet l’Algérie, Mayotte et Tahiti.
27 avril. – Abolition de l’esclavage par le gouvernement provisoire de la IIe République.
Juin. – Répression des journées révolutionnaires à Paris par le général Cavaignac.
Avril-novembre. – Abd el-Kader et sa suite sont transférés à Pau.
1849
En Inde, l’Empire britannique annexe le Pendjab.
Abd el-Kader est assigné à résidence au château d’Amboise, où il restera quatre ans.
Mars-novembre. – Les habitants de la petite oasis Zaâtcha refusent de payer des impôts exorbitants et entrent en insurrection ; après 192 jours de siège, commandé par le général Émile Herbillon (1791-1866), le 26 novembre, les troupes françaises massacrent tous les habitants (800 au combat, 600 sous les décombres) ; avec 8 000 soldats engagés, l’armée française compte 3 000 morts.
1850
Au Brésil, le trafic d’esclaves cesse officiellement, par décret impérial.
5 janvier. – Les habitants de Nara (Aurès) sont exterminés.
1851
Février. – En Kabylie, début de l’insurrection de Bou Baghla (dit l’« homme à la mule »).
9 mai-18 juillet. – Campagne de Saint-Arnaud contre les tribus des cercles de Collo et de Djidjelli. Mohammed Ben Abdallah, de la tribu des Ouled Sidi Cheikh, entre en insurrection à Laghouat.
16 juin. – La loi foncière du 16 juin 1851 tend à affirmer l’inviolabilité de la propriété des paysans algériens et l’inaliénabilité des terres arch, face aux abus de la colonisation.
21 septembre. – La loi douanière du 21 septembre 1851 fait de l’Algérie une annexe commerciale de la France.
2 décembre. – Coup d’État du président de la République Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, qui marque de facto la fin de l’éphémère IIe République, avant l’avènement du Second Empire.
1852
16 octobre. – Abd el-Kader est libéré par Napoléon III.
2 décembre. – Napoléon III devient empereur des Français.
4 décembre. – Assaut des troupes françaises contre Laghouat : une boucherie.
21 décembre. – Abd el-Kader s’embarque pour Damas, via Constantinople.
1853
28 avril. – Prise de possession par la France de la Nouvelle-Calédonie ; en quelques dizaines d’années, les deux tiers de la population kanak disparaîtront et les cinq sixièmes de leurs terres agricoles leur seront confisqués.
Mai-juin. – Campagne de Kabylie : deux divisions (10 000 hommes) pénètrent dans les Babor.
Novembre. – Pour se débarrasser de Mohammed Ben Abdallah, qui parcourait librement le Mzab, le général Jacques Louis Randon lance contre lui le chef des Ouled Sidi Cheikh Cheraga, Si Hamza, qui bat l’insurgé à N’gouça.
1854
1854-1855. – Guerre de Crimée entre la France, le Royaume-Uni et l’Empire ottoman, d’une part, et la Russie impériale, d’autre part.
Mai-juin. – Randon occupe la région entre Dellys et Bougie et pénètre au cœur du massif kabyle.
3 juin-6 juillet. – Expédition dans le Haut Sebaou contre Bou Baghla.
29 novembre. – Le commandant Marmier écrase Mohammed Ben Abdallah à Meggarine.
30 novembre. – Ferdinand de Lesseps obtient les droits pour percer et exploiter le futur canal de Suez.
26 décembre. – Mort de Bou Baghla.
28 décembre. – Le colonel Desvaux entre à Touggourt et occupe le Souf dont El Oued.
1857
Avril. – Remise en cause du système colonial britannique ; révolte indienne des Cipayes.
24 juin. – Combat d’Icheriden en Kabylie, une des plus dures opérations de la conquête française.
1er juillet. – Soumission des Beni Yenni.
11 juillet. – Capture de Lalla Fatma N’Soumer. Les Kabyles sont frappés d’une indemnité de guerre de 2 millions de francs.
1858
20-21 juillet. – Accord de Plombières : alliance franco-piémontaise contre l’Autriche.
1859
Guerre hispano-marocaine ; les Espagnols occupent Tétouan.
Février. – Les Français s’emparent de Saigon ; début de la conquête et de la colonisation de l’Indochine.
Campagne des Beni Snassen : le mouvement insurrectionnel, parti du Maroc, gagne les tribus algériennes de la région de Tlemcen et de Nemours ; le général de Martimprey pénètre avec 15 000 hommes dans le massif des Beni Snassen et contraint les tribus à demander l’aman ; 3 549 Français meurent du choléra.
1860
23 janvier. – Traité de libre-échange entre la France et l’Angleterre.
Juillet. – Abd el-Kader sauve les chrétiens de Damas.
16 septembre. – L’armée française arrive au Liban pour protéger les chrétiens maronites massacrés en Syrie et au Liban.
17-20 septembre. – Voyage de Napoléon III à Alger ; à cette occasion, il évoque le « royaume arabe ».
Octobre. – Ouverture de seize ports chinois au commerce occidental après l’occupation de Pékin par la France et l’Angleterre.
1862
Mai. – Ouverture de la première ligne de chemin de fer algérienne, entre Alger et Blida.
5 juin. – Traité de Saigon : l’empereur d’Annam Tu Duc est contraint de céder à la France trois provinces orientales de la Cochinchine.
1863
22 avril. – Un sénatus-consulte définit pour la première fois depuis la conquête les formes de propriété des paysans algériens détenteurs de terres melk (propriété familiale privative) ou occupant des terres arch, ouvrant ainsi en pratique la voie à une plus large colonisation foncière.
23 avril. – Instauration du protectorat français sur le Cambodge.
1864
Mars. – Début de la révolte des Ouled Sidi Cheikh dans le Sud-Oranais.
8 avril. – Combat d’Aouïnet bou Bekr ; le colonel Alexandre Beauprêtre est tué et sa colonne décimée ; Si Mohammed prend la tête de l’insurrection, qui s’étendra du djebel Amour au Titteri, gagnant vers l’est le pays des Flitta agité par le marabout Si Lazreg, jusqu’en Kabylie orientale.
3 juin. – Si Lazreg, qui avait pillé Zemmora et brûlé Ammi Moussa, est tué par l’armée française.
1865
Avril. – L’insurrection des Ouled Sidi Cheikh persiste dans le Sud-Oranais.
14 juillet. – Un sénatus-consulte fixe le statut juridique des indigènes musulmans.
1866-1869
À partir de 1866, les calamités s’abattent sur l’Algérie : essaims de sauterelles ravageant les cultures, tremblement de terre à Blida le 2 janvier 1867, sécheresse, choléra et famines (en 1868, la moitié du cheptel périt). Le terrible bilan des pertes humaines de cette période, aggravé par la politique coloniale, ne sera jamais précisément établi ; il serait de 300 000 à 500 000 morts, soit de l’ordre du cinquième de la population algérienne de l’époque.
25 juin 1867. – Annexion complète de la Cochinchine par la France.
17 novembre 1869. – Ouverture du canal de Suez.
1870
10 août. – Le général François Durrieu, éphémère gouverneur de l’Algérie, instaure l’état de siège, mais l’armée d’occupation est réduite à 43 090 hommes, du fait de la mobilisation des troupes sur le front de la guerre avec l’Allemagne.
Septembre. – Insurrection dans le sud de la Martinique.
2 septembre. – Défaite de Napoléon III à Sedan contre la Prusse.
4 septembre. – Proclamation de la IIIe République.
Octobre-décembre. – Trois décrets des 24 et 30 décembre substituent pour le gouvernement de l’Algérie le « régime civil » au « régime militaire » qui prévalait depuis la conquête.
24 octobre. – Décret Crémieux prescrivant la naturalisation des Juifs indigènes.
1871
18 janvier. – Proclamation de l’Empire allemand dans la Galerie des glaces à Versailles (IIe Reich).
20 et 23 janvier. – Soulèvement des spahis à Moudjebeur et à Aïn-Guettar, qui refusent d’être envoyés en France. La mutinerie d’Aïn-Guettar tourne à l’insurrection, et les mutins cherchent appui auprès de la puissante famille des Resgui. Les Resgui donnent à la révolte le sens d’une lutte pour l’indépendance ; leur appel est entendu par les Hanencha.
26-28 janvier. – Souk-Ahras est assiégé. Les incidents insurrectionnels se multiplient. Certaines djemaa se constituent en chertya, sorte de comités de salut public.
14 février. – La tribu des Ouled-Aïdoun, à El Milia, entre en dissidence et assiège le bordj.
27 février. – Lettre de démission du bachaga kabyle Mohamed El-Mokrani, renouvelée le 9 mars.
16 mars. – Prise et incendie de Bordj-Bou-Arreridj ; El-Mokrani fait intervenir le cheikh Améziane El-Haddad de la confrérie Rahmaniyya, ce qui change le sens du conflit : la confrérie luttera pour l’indépendance du pays avec l’appui du peuple kabyle.
8 avril. – El-Haddad lance l’appel à la guerre sainte sur le marché de Seddouk. La révolte s’étend des environs d’Alger à Collo et de la mer au désert. Les insurgés saccagent les fermes, détruisent les villages et incendient les forêts ; ils pillent Bordj-Menaïel et Palestro (le 20 avril), attaquent Sétif, Dra-el-Mizan, Tizi Ouzou, Fort-National, Dellys, Batna, Bordj-Bou-Arreridj, Touggourt et Ouargla ; le 22 avril, ils s’avancent jusqu’à l’Alma, dans la Mitidja.
17 avril. – Une tentative des Ouled Sidi Cheikh dans le cercle de Sebdou est réduite en un seul combat.
5 mai. – El-Mokrani est tué ; son frère Boumezrag poursuit la lutte.
8 mai-10 juin. – Bougie résiste aux attaques des insurgés.
10 mai. – Signature du traité de Francfort qui oblige la France à céder l’Alsace et le nord de la Lorraine à l’Empire allemand.
11 mai. – La colonne Lallemand dégage Tizi Ouzou et Dellys ; un mois plus tard, le 11 juin, Fort-National est débloqué.
24 juin. – Les insurgés perdent la bataille d’Icheriden ; six jours plus tard, les fils du cheikh El-Haddad, Si Aziz et son frère, se rendent ; mais l’insurrection continue avec Boumezrag El-Mokrani.
13 septembre. – La reddition des Zouara sonne le glas de l’insurrection.
8 octobre. – Capture de la smala de Boumezrag (lui-même sera arrêté le 20 juin 1872).
25 novembre. – La France et l’Angleterre deviennent copropriétaires du canal de Suez.
1873
27 mars. – Boumezrag est condamné à mort, condamnation commuée en déportation en Nouvelle-Calédonie ; il reviendra le 13 juillet 1905 à Alger, où il mourra le 13 juillet 1906.
26 juillet. – Vote de la « loi Warnier », « relative à l’établissement et à la conservation de la propriété en Algérie » : elle vise à la francisation des terres en « les purgeant des droits réels musulmans », d’où spoliation ; elle autorise aussi une « procédure d’enquête partielle » qui permet d’acquérir de la terre arch. L’application de cette loi sera suspendue en 1891 en raison de ses résultats catastrophiques.
1876
La reine Victoria est couronnée impératrice de l’Empire des Indes.
11-29 avril. – Soulèvement de la tribu des Bou Azid, qui occupent l’oasis d’El Amri et livrent un premier combat à la colonne du général Carteret-Trécourt ; le chef des insurgés, Mohammed Ben Yahia, est tué. Après de durs combats, les insurgés capitulent le 29 avril.
1879
30 janvier. – Démission de Mac-Mahon ; Jules Grévy est élu président de la République.
15 mars. – Albert Grévy est le premier civil nommé gouverneur général. Jusqu’à la chute du Second Empire, l’Algérie dépendait du ministère de la Guerre et les gouverneurs généraux étaient systématiquement des officiers. La IIIe République inaugure le régime civil en mettant fin à cette gestion par le ministère de la Guerre. Mais la fonction de gouverneur a continué d’être exercée par des militaires, jusqu’à cette nomination d’Albert Grévy, frère du président de la République.
30 mai. – L’insurrection d’une partie de l’Aurès occidental débute par l’assassinat de trois caïds des Ouled-Daoud et des Beni Bou Slimane par les partisans d’un prédicateur, Mohammed Amziane Ben Abderrahmane.
6 juin. – Après la répression, Mohammed Amziane et quelques-uns des siens se jettent dans le désert ; arrêtés dans le Djérid par des agents du bey de Tunis, ils sont livrés aux Français.
25 septembre. – Jules Ferry devient président du Conseil. Outre la réforme de l’enseignement, il compte développer la politique coloniale française en Extrême-Orient et en Afrique.
20 octobre. – Ferdinand de Lesseps fonde une seconde Compagnie du canal interocéanique de Panama.
1880
En Espagne, abolition de l’esclavage.
10 septembre. – Le traité entre Pierre Savorgnan de Brazza et Makoko Ilôo, chef des Batéké, établit la souveraineté française au Congo.
Premier mensonge, l’attaque d’Alger en 1830 aurait été décidée suite à un incident diplomatique. Il est établi que la France ne voulait pas rembourser ses dettes envers l’Algérie et que c’est pour cette raison qu’elle a déclenché la guerre.
Deuxième mensonge, la conquête se fait sans résistance. C’est faux et cette version est d’ailleurs mise au point uniquement pour faire croire que la France était supérieure sur tous les plans à l’Algérie. C’est dans cette logique raciste qu’est sous-entendue comme normale et bienvenue l’arrivée de la France en tant que « civilisatrice » . En un mot, on ne repousse pas son bienfaiteur!
Troisième mensonge, les Algériens auraient été des sauvages alors que c’est Bugeot et ses sbires payés pas l’Etat français qui ont dévasté le pays et massacré hommes, femmes et enfants.
Émir Abdelkader
Une ville Américaine baptisée au nom du leader Algérien, Émir Abdelkader.
De novembre 1929 à janvier 1932, celui qui n'était encore que commandant, Charles de Gaulle, a vécu avec son épouse et ses enfants dans un appartement spacieux près du Grand Sérail, à Beyrouth.
Dans la rue du Chouf, tout près de la rue Mar Élias, à la lisière des quartiers de Mousseitbé et de Karakol Druze, à Beyrouth, s'élève une maison traditionnelle, jaune mais défraîchie. Elle a pourtant été classée monument historique sous le mandat du président Sleiman Frangié. Elle passerait presque inaperçue si, sur le fronton de l'entrée, n'était pas apposée une plaque en marbre gris sur laquelle sont gravés ces quelques mots en arabe et en français : « Ici a vécu le commandant de Gaulle, novembre 1929-janvier 1932 ». C'est en effet au premier étage de cette maison aux traits orientaux que Charles de Gaulle, son épouse Yvonne, son fils aîné Philippe ainsi que ses deux filles, Élisabeth et Anne, vivront pendant deux ans.
En novembre 1929, la nomenclature des rues est différente. La maison est située 268 rue Tadmor. Le commandant, alors âgé de 38 ans, qui vient d'être affecté à l'état-major des Troupes du Levant à Beyrouth, cherche un pied-à-terre près de son nouveau lieu de travail, au Grand Sérail, pour y loger sa famille. Il trouve cette maison appartenant à Élias Wehbé qui loue l'espace du premier étage pour un loyer annuel de 70 livres turques, la monnaie de l'époque. De Gaulle et sa famille sont conquis.
Dans son ouvrage Tante Yvonne, femme d'officier, Florence d'Harcourt explique que l'appartement comptait cinq pièces : le salon à colonnades qui donne sur une grande terrasse, une salle à manger agréable, trois chambres, une grande salle de bains qui comportait, dit-on, une baignoire en fonte à pattes de lion et une grande cuisine un peu sombre. Dans une lettre adressée à sa belle-mère, le chef de famille décrit une installation très convenable et un ensemble qui a de beaux volumes.
Une vie modeste
La vie des De Gaulle à Beyrouth est des plus modestes. À sept heures et demie précises, le commandant et ses enfants, Philippe et Élisabeth, quittent leur domicile. Tous les matins de la semaine, deux taxis attendent au carrefour Saint-Élie. L'un dépose le jeune garçon chez les pères jésuites, l'autre emmène la petite fille chez les Dames de Nazareth. Yvonne est une mère au foyer modèle, qui s'occupe de sa famille et de sa maison. Elle se rend souvent dans les petits commerces à proximité pour faire ses courses.
À midi, son mari rentre déjeuner avec elle. Une vie de famille tranquille en somme. Le soir, après le dîner en famille, le commandant de Gaulle lit et écrit beaucoup. C'est à Beyrouth qu'il écrira la majeure partie de son ouvrage Le Fil de l'épée, traitant de l'armée, de la politique et de la France. Il consacre aussi du temps à la plus jeune de ses filles, Anne, porteuse de trisomie 21. Il l'assoit tous les soirs sur ses genoux et lui chante ses comptines préférées. Le couple n'est pas mondain. Il reçoit et sort peu, sauf le dimanche pour la messe de 11 heures, en l'église Saint-Louis des Capucins, située en contrebas du Grand Sérail, à laquelle toute la famille assiste. Seule la chaleur étouffante semble affecter la famille mais elle coulera des jours heureux, au cœur de cet « Orient compliqué », selon la formule consacrée de celui qui deviendra le général de Gaulle. Durant l'été 1931, Yvonne et les enfants retournent en France. Le commandant de Gaulle, lui, restera encore quelques mois. Cette année-là, il soufflera ses quarante bougies.
Il laisse derrière lui une maison qui sera préservée tant bien que mal. La plaque commémorative est apposée le 18 juin 1974, juste avant la guerre civile libanaise. Durant cette période, la maison a été protégée par sa locatrice de l'époque, Marie Ingold, dont « la détermination et le courage avec lesquels elle s'est attachée à préserver des milices les lieux que la famille de Gaulle avait occupés à Beyrouth » ont été salués par le président français Jacques Chirac qui l'élèvera chevalier de la Légion d'honneur en 1997. La maison, qui appartient aujourd'hui à des membres de la famille Hoss, est inoccupée. Sans doute mériterait-elle une rénovation à la hauteur de l'empreinte laissée par de Gaulle au Liban.
Tahar Zbiri fut l'un des principaux putschistes de 1965 contre Ben Bella, qui venait pourtant de le désigner chef d'état-major
Cinquante ans après les faits, l'ancien chef d’état-major, Tahar Zbiri, revient sur cette fameuse nuit où il a déposé Ahmed Ben Bella. Il nous livre son témoignage sans regret ni amertume.
Le 19 juin 1965 à 1h30, le premier président de l’Algérie indépendante reçoit une visite qui marque d’une empreinte noire l’histoire du pays. Le chef d’état-major de l’armée vient lui signifier «la fin de la comédie», autrement dit sa destitution. Cinquante ans après les faits, ce chef d’état-major, Tahar Zbiri, revient sur cette fameuse nuit et nous livre son témoignage sans aucun regret ou amertume.
«Audacieux, Ben Bella s’est confondu avec l’Etat, il s’est imposé comme l’Etat et le pouvoir, il était Président, chef du gouvernement, ministre des Affaires étrangères, il lui restait à écarter Boumediène pour avoir la Défense. On lui a compté une vingtaine de responsabilités, c’était de la démesure, il fallait y mettre un terme», se rappelle notre interlocuteur du haut de ses 86 ans. Tahar Zbiri affirme que plusieurs réunions ont eu lieu avant le coup d’Etat, regroupant le colonel Boumediène, Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Medeghri, Cherif Belkacem, Kaïd Ahmed et Saïd Abid. «Je me rappelle comme si c’était hier de la crainte affichée par Boumediène, il avait une peur bleue que Ben Bella s’en prenne à lui.
En procédant à lui couper ses ailes, avec le limogeage de Ahmed Medeghri, de Kaïd Ahmed, puis arriva le tour de Bouteflika, Boumediène, qui était ministre de la Défense, se voyait le prochain sur la liste», témoigne Zbiri, qui se souvient d’une phrase que répétait Boumediène : «''Il viendra un temps où celui qui lèvera le petit doigt risquera de le perdre'', ça voulait dire qu’on n’aura plus le droit de donner un avis au risque d’être emprisonné, exilé ou même exécuté.»
Tahar Zbiri, qui fut l’exécutant de la mission du coup d’Etat contre celui qui le désigna comme chef d’état-major de l’armée en 1963, témoigne qu’il avait été convaincu de la «justesse» de cette option par Boumediène. «Ben Bella m’avait désigné chef d’état-major pour s’assurer mon soutien. Mais il a dévié et a fini par avoir trop de pouvoirs. Il était versatile et pouvait changer d’avis d’un moment à l’autre. Boumediène nous a transmis sa peur, le pouvoir exceptionnel que se donnait Ben Bella risquait de tout emporter…
Il prenait des décisions improvisées et incongrues, il fallait agir», nous confie Zbiri qui, même lors de sa désignation comme chef d’état-major à l’insu de Boumediène, ne voulait pas avoir ce dernier comme adversaire. «On était de la même région, on se connaissait bien, on était tous deux des enfants du peuple», note Zbiri, en se rappelant ce que Boumediène lui avait dit ironiquement le jour de sa désignation par Ben Bella comme chef d’état-major : «Tu peux même prendre mon poste de ministre, si Tahar.» «Moi je sentais que c’était un piège et j’ai dit que je n’en voulais pas», se rappelle-t-il.
Notre interlocuteur précise que même si le limogeage de Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, a été un des facteurs déclencheurs de l’action contre Ben Bella, les raisons du coup d’Etat sont un ensemble de facteurs. «Le pouvoir grandissant de Ben Bella est la principale raison. Boumediène se sentait de plus en plus écarté. Le limogeage des ministres qui étaient sous son aile, l’accord signé par Ben Bella avec Aït Ahmed sans l’en avoir informé montraient que Ben Bella préparait un coup contre Boumediène», note Tahar Zbiri, en précisant que même si l’on a toujours dit que les principaux instigateurs du coup d’Etat étaient Boumediène et Bouteflika, la décision a été prise de manière collégiale. Une seule personne ne pouvait rien faire.
«Pourquoi tous ces casques et ces masques ?»
«Connaissant mon caractère de fonceur, Boumediène me charge de mener la mission. Il fait appel au responsable des unités de la sécurité, Ahmed Draïa, pour m’accompagner. J’emmène aussi avec moi, en ce fameux 19 juin, Saïd Abid et une quinzaine de soldats, des chefs de bataillon de l’Ecole de Cherchell.
Et je débarque à la Villa Joly dans la nuit.» Notre interlocuteur reprend son souffle, son regard se promène dans la pièce comme pour chercher dans ses souvenirs le déroulement de la scène. «La sécurité au niveau de la porte d’entrée de la villa était sous la responsabilité de Draïa. Tout a été fait pour mettre en place des hommes sûrs à l’heure du changement de brigade, vers 21h. Je connaissais bien les lieux. Nous montons à l’étage où se trouve Ben Bella. Je tape à la porte. Il me dit : ''Qui est-ce ?'', je lui dis : ''C’est Tahar Zbiri. Si Ahmed, tu n’es plus président de la République''.»
Notre hôte reprend encore une fois son souffle puis enchaîne : «Ben Bella entrouvre la porte, il est impassible. En regardant les soldats qui étaient avec moi, il me dit : ''Pourquoi tous ces casques et ces masques, tu aurais pu venir seul avec Saïd Abid et je vous aurais suivi où vous voulez''. J’ai dit : ''Si Ahmed ils sont là pour notre protection à tous''.
Il me dit alors : ''Laisse-moi me changer'', je dis : ''bien sûr, change-toi et viens avec nous fi amen Allah'' (en toute sécurité)… J ’ai dit cela sans savoir quel sort lui réservait Boumediène.» Tahar Zbiri et ses accompagnateurs descendent avec le président Ben Bella, l’installent sur une chaise dans le hall d’entrée. Les soldats qui attendaient en bas n'en croient pas leurs yeux. «Ils n’étaient pas au courant de l’objet de la mission. En fait, quand ils ont vu Ben Bella de si près, ils se disaient entre eux ''c’est Si Ahmed Ben Bella''...
Je m’interpose et leur ordonne de s’éloigner en leur disant : ''C’est un militaire, je vous fais savoir, s’il prend la mitraillette de l’un d’entre vous, il nous massacrera tous''», témoigne notre interlocuteur avec le sourire. Celui qui deviendra sous Boumediène patron de la police, Ahmed Draïa, fait emmener le Président dans un lieu de détention situé à Hydra. «Pendant ce temps, Boumediène, comme le dit l’expression populaire, tenait son ventre, ne sachant pas si ça allait marcher. Je fais vite de l’appeler pour lui dire : la mission est terminée. J’ordonne de placer quelques chars un peu partout dans la capitale.
On craignait un soulèvement, vu la popularité de Ben Bella. Mais il n’y a pas eu de gros incidents, si le peuple avait réagi, aucun de nous ne serait resté vivant.» La lune de miel de Tahar Zbiri avec Boumediène n'est pas longue. Le chef d’état-major reproche au nouveau Président qu’est devenu Boumediène après le putsch contre Ben Bella d’écarter les militaires issus de l’ALN et de trop se rapprocher des officiers de l’armée française qui ont rejoint dans le tard la Révolution.
«Boumediène était sous l’influence des officiers de l’armée française»
«Je ne faisais pas confiance à ces officiers, je me méfiais d’eux. L’intention de Boumediène était de compter sur eux pour professionnaliser l’armée, mais j’avais une trop grande méfiance d’eux, je sentais comme si la France dirigeait l’Algérie à travers eux», se rappelle notre interlocuteur, en citant les noms des officiers qui avaient l’écoute de Boumediène : Chabou, Hoffman, Zerguini, Boutella, Abdelmoumene...
L’ANP a été constituée en 1962 de trois catégories de soldats et de militaires : ceux issus de l’armée des frontières sous la direction de Boumediène ; ceux issus des maquis de l’ALN, qui ont combattu sur le terrain l’ennemi colonial ; ceux issus de l’armée française. Une lutte interne se fit jour au sein du corps militaire. Les militaires de l’ALN se sentaient de plus en plus écartés par les deux autres catégories. «Je m’entendais bien avec Boumediène, mais je n’ai pas apprécié qu’il préfère tendre l’oreille à des capitaines de l’armée française plutôt qu’éau colonel de l’ALN que j’étais… Il était trop influencé par eux», souligne son chef d’état-major de l’époque.
Tahar Zbiri ne tarde pas à tenter un coup d’Etat contre Boumediène. En 1967, il entreprit de marcher avec les chars sur Alger pour déposer le nouveau «roi». La tentative fut vaine et vite déjouée. «J’ai pris de gros risques pour déposer Ben Bella et malgré cela Boumediène a continué à écarter les colonels de l’ALN et à être sous l’influence de Chabou, Hoffman et autres. En constituant son gouvernement, il n’a pas voulu prendre en considération des noms que je lui avais proposés», indique Zbiri pour justifier sa tentative de putsch avortée. Tahar Zbiri prend la route de l’exil, d’abord en Tunisie, qu’il quitte vite de peur de figurer comme monnaie d’échange dans un deal entre Boumediène et Bourguiba.
Il décide, avec son compagnon Mohamed Chebila, de se rendre en Suisse, qu’il sera aussi prié de quitter par la police fédérale pour se retrouver à Rome. «Lors de mon séjour en Suisse, j’avais rencontré tous les opposants algériens, notamment Hocine Aït Ahmed et Krim Belkacem. Les deux m’ont aidé. Aït Ahmed avait demandé à une amie journaliste britannique de m’héberger et de m’aider. J’avais entrepris, avec elle, d’écrire des lettres à tous les chefs d’Etat et chefs d’état-major, leur demandant d’intervenir pour libérer mes compagnons arrêtés en Algérie et que la mort guettait.»
Une cinquantaine d’années après, Tahar Zbiri n’éprouve pas de regret d'avoir pris part au putsch de 1965 car «Ben Bella a été victime de son zaïmisme». Notre interlocuteur se dit toutefois peu confiant pour l’avenir du pays et souhaite qu’après Bouteflika, «un vrai nationaliste sera choisi pour prendre les rênes du pays et lui éviter le pire».
Nadjia Bouaricha
Tahar Zbiri fut l'un des principaux putschistes de 1965 contre Ben...
Le système engendré par Boumediène et qui continue de façonner la vie politique en Algérie est plus que jamais source d’instabilité.
En juillet 1962, l’Algérie arrache son indépendance après 132 années d’un colonialisme des plus violents et destructeurs. Le bonheur de sortir d’un tel joug a été grand, mais il ne put être complet. Un coup d’Etat contre la souveraineté populaire est opéré par l’armée des frontières, qui arrache la victoire au GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) et s’approprie les commandes de l’Algérie indépendante.
Ce fut le premier acte d’une tragédie algérienne qui a hissé la suprématie du militaire sur le politique. Après avoir placé un Ahmed Ben Bella obnubilé par le pouvoir, la junte militaire sous le commandement du colonel Houari Boumediène détourne le cours de l’histoire voulu par la Révolution et instaure un régime despotique, incarné par la pensée et le parti uniques. Les bases du système prétorien sont lancées avec une façade de fausse légitimité révolutionnaire incarnée par un Président «maoïsé». Après avoir écarté la volonté populaire du pouvoir de décision, vint le temps pour la junte de prendre directement et franchement les rênes du pays.
Et le deuxième acte de la tragédie algérienne — ou le deuxième rapt de l’indépendance — est opéré un certain 19 juin 1965. «La fin de la comédie», comme l’a dit le chef d’état-major de l’époque, Tahar Zbiri, venu déposer le président Ben Bella, avait sonné. La facilité avec laquelle le putsch est organisé et commis renseigne sur la mainmise du pouvoir militaire sur les leviers du pouvoir dès 1962.
Le coup d’Etat de 1965 vient consolider la logique du fait accompli et la primauté du militaire sur le politique. La route est ouverte à toutes les dérives. C’est de ce départ chaotique et fascisant que le jeune état indépendant prend son destin, l’armée s’empare de tous les leviers du pouvoir politique et économique. Le choix des présidents successifs est du seul ressort de la junte. Un demi-siècle s’est écoulé depuis ce 19 juin 1965 et le même système autoritaire demeure avec les mêmes serviteurs.
La souveraineté du peuple algérien subit viol après viol à chaque rendez-vous électoral. Les coups de force se succèdent et l’implication du militaire dans le politique s’impose comme une évidence. En 1999, Abdelaziz Bouteflika — qui avait pris part en 1965 au coup d’Etat intronisant le militaire Houari Boumediène à la tête de l’Etat — est lui aussi installé par l’armée au palais d’El Mouradia. Même s’il jurait de réduire de l’influence du pouvoir militaire dès son arrivée, force est de constater qu’à chacun des mandats présidentiels qu’il a obtenus, l’armée a été le principal garant de ses réélections.
La lettre de soutien du chef d’état-major de l’armée, adressée au secrétaire général du FLN il y a à peine deux semaines, illustre si besoin que la survie du système en place tient à l’arbitrage de l’armée. Non pas à l’institution militaire en tant que telle, mais à des hommes qui ont fait du pouvoir militaire un outil de pression politique et de marchandage d’intérêts. Les colonels qui ont refusé de retourner aux casernes en 1962 ont ouvert la voie à une génération de quelques généraux qui ont fait et défait le jeu politique et imposé une sorte de paternalisme ou de tutorat sur le peuple algérien, décidant et choisissant à sa place.
Aujourd’hui, alors que la crise politique a atteint un point de non-retour, que la crise financière pointe à cause de la dégringolade des prix du pétrole, que la désintégration guette nos voisins, le régime prétorien s’obstine à rééditer les coups de force. La logique du jusqu’auboutisme a pourtant montré qu’elle était porteuse de dangereux périls. Il suffit d’ailleurs de voir les exemples de l’Irak, de la Syrie et de la Libye. Le monde n’est plus ce qu’il était en 1965. Le système engendré par Boumediène et qui continue de façonner la vie politique en Algérie est plus que jamais source d’instabilité.
Rééditer les erreurs du passé est se faire hara-kiri en risquant d’impacter négativement la tranquillité du pays. Si les demi-siècles sont historiquement des moments de changement de cap, il serait opportun, aujourd’hui, de tirer les leçons du passé et surtout de penser à remettre l’Algérie sur les rails de la véritable légitimité, celle du peuple, de la justice et de la démocratie. Le moment est venu de restituer l’autodétermination au peuple algérien et de compléter l’indépendance du territoire, acquise en 1962 par la libération du citoyen algérien. A bon entendeur…
Nadjia Bouaricha
Boumediène d’hier et d’aujourd’hui
Trente-huit ans après sa mort, l’empreinte du président Boumediène est toujours vivace dans le pays, bien que ses successeurs aient tous, chacun à sa manière, tenté de le faire oublier de la mémoire collective : pour l’essentiel ce qui a été réalisé au plan économique a été démantelé, notamment les tissus industriel et agricole et les réseaux de services : complexes industriels, villages agricoles, structures de distribution (souk el fellah, CAPCS…).
L’entrée de l’Algérie dans l’ère du multipartisme a définitivement remis en cause la «conception socialiste» de Boumediène, bien que quelques ingrédients aient pu survivre, et à ce jour, noyés dans la jungle créée par l’anarchie de l’ouverture tous azimuts du marché. La population garde un souvenir mitigé de cette époque : elle a souffert des immenses restrictions en matière d’approvisionnement en biens essentiels, mais elle regrette le plein-emploi permis dans presque tous les domaines ainsi que la stabilité des prix correspondant à peu près aux niveaux des salaires versés.
Mais ce qui est le plus regretté, c’est la perte du capital immense en matière de politique étrangère engrangée par Boumediène dans le sillon de la guerre de Libération nationale et des actions initiées par Ben Bella aux premières années de l’indépendance.
L’Algérie a bel et bien été dans les années 1970 «la Mecque» des révolutionnaires et une des têtes de file du mouvement des Non-Alignés. Le summum a été la présidence algérienne de l’Assemblée générale de l’ONU, qui a permis l’exclusion de l’Afrique du Sud alors sous régime de l’apartheid. Mais Boumediène déçut par sa politique intérieure, qui reposa sur un parti unique omnipotent et un appareil militaro-policier répressif.
La Sécurité militaire de l’époque était particulièrement crainte comme les nervis du FLN qui traquaient les opposants politiques et les mécontents du régime.
Un grand nombre d’opposants, souvent des leaders de la Révolution, furent emprisonnés ou assassinés durant cette décennie 1970 dans l’impunité la plus totale. La société souffrit de restrictions des libertés tant en matière de circulation des personnes (la fameuse autorisation de sortie) que d’expression (monopole du parti unique). Les partisans de Boumediène affirment qu’il était porteur d’un projet de réforme de la vie politique mais que sa mort prématurée contraria. Ses détracteurs rétorquent qu’il n’a jamais eu en tête de débarrasser l’Algérie du parti unique et d’installer le multipartisme.
Son projet, s’il existait, était de permettre seulement l’émergence de «sensibilités politiques» au sein du FLN. Il aimait le pouvoir, n’ayant pas hésité à faire un coup d’Etat, trois ans seulement après la fin de la guerre de Libération. Ils ajoutent que lui-même n’a jamais envisagé une alternance à la présidence de la République, ressemblant en cela à son ami Fidel Castro. La conséquence immédiate a été la désignation par les militaires de Chadli Bendjedid, son successeur en 1978, sur la seule base de l’ancienneté dans le grade.
Le choix se révéla désastreux pour le pays qui affronta les militaires le 5 Octobre 1988. Abdelaziz Bouteflika, son dauphin au Conseil de la Révolution, s’inspira de cette «fascination du pouvoir» en arrachant quatre mandats coûte que coûte, y compris en triturant la Constitution. On voit donc que le règne de Boumediène n’a pas été une parenthèse vite fermée dans l’histoire du pays. L’homme, qui ne laisse pas indifférent, eut des réussites et des errements qui ont pesé sur la suite des événements dans le pays. Il faut en évaluer aujourd’hui l’impact et surtout le coût politique.
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