Quand je vois ces bambins bien habillés qui descendent des voitures neuves ou des cars jaunes du ramassage scolaire pour s’engouffrer dans des écoles où l’enseignement est toujours gratuit, je pense inévitablement aux enfants de la colonisation ; je pense aux poux dans les cheveux, aux pieds nus pataugeant dans la boue, aux maladies, à la faim, à l’ignorance, au gourbi, au dénuement...
Il faut dire à tous ceux qui s’évertuent à nous rappeler que nous avions raté le coche en 1962 qu’à cette date, l’espérance de vie des Algériens ne dépassait pas les 48 ans ! Elle était déjà, il y a quelques années, de 75 ans ! Ce résultat n’est pas le fruit d’une baguette magique ou d’une politique datant de quelques années seulement ! Pour en arriver là, il a fallu prémunir cet Algérien de toutes les épidémies mortelles. Il a fallu lui offrir une bonne prise en charge sanitaire, des médicaments gratuits, des produits de première nécessité à bas prix… Et ce n’était pas rien, au moment où les caisses de l’Etat étaient pratiquement vides et que le pays ne comptait que quelques ingénieurs et techniciens !
Il a fallu tout créer ! En gommant tout ce qui a été fait depuis 1962, et malgré les insuffisances que nous sommes les premiers à relever dans ces colonnes, certains insultent la mémoire de ceux qui ne sont plus là et qui ont cru que le rêve était possible, qui ont bâti des écoles partout, des usines, des centres de santé dans les coins les plus reculés, qui ont tracé des routes et introduit le progrès aux quatre coins du pays ; n’insultons pas la mémoire de ceux qui ont consacré leur vie à planifier, étudier, réfléchir pour que le gaz de ville, privilège de deux ou trois centres, aille partout ; que l’électricité, totalement absente des foyers algériens, pénètre les cités populaires et les douars ; que l’eau potable, qu’on allait chercher dans les fontaines publiques, devienne un élément incontournable du milieu domestique ; que les fosses septiques soient bourrées de mortier et oubliées, au profit de réseaux d’assainissement modernes, que les salles de bains remplacent le hammam, que la télévision, captée par une infime minorité d’Algériens à Oran, Alger et Constantine, étende son réseau à tout le territoire national, à travers la diffusion hertzienne, puis par satellite. Dès 1975, l’Algérie utilisait le satellite pour porter le faisceau du programme national jusqu’au Hoggar et Tassili, devenant l’un des premiers pays au monde à avoir accès à cette technologie, utilisée, à l’époque, seulement par quelques opérateurs aux Etats-Unis, au Canada et en URSS ! Il a fallu former des enseignants, des ingénieurs agronomes, des techniciens dans le bâtiment et le génie civil, des pilotes, des gendarmes, des médecins, des infirmières, des chercheurs, des pétroliers, des urbanistes, et j’en passe.
Je rêve souvent d’une Algérie qui produit tout ce dont elle a besoin ; je rêve d’une Algérie qui lance des fusées à partir de notre Sahara. Un ami m’a traité de fou ! Alors, comment devrais-je désigner ces visionnaires qui ont dressé le Barrage Vert, muraille d’arbres allant de Tébessa à El-Bayadh et que j’ai parcourue de long en large, rencontrant des jeunes, appelés sous les drapeaux, fiers de participer à une gigantesque œuvre d’édification nationale à l’heure où l’ANP plantait des arbres aussi ?
Comment devrais-je appeler ces pionniers qui ont porté le goudron jusqu’à Tamanrasset, et bien au-delà, et tous ceux qui ont bâti des centaines de villages agricoles ?
Comment devrais-je traiter ces bâtisseurs au long cours qui ont cru qu’il était possible de convoquer les deux génies japonais et brésilien de l’architecture mondiale pour leur confier les plans de deux bijoux universitaires trop souvent oubliés : Constantine et Bab Ezzouar et de cette soucoupe volante blanche posée sur le gazon du parc omnisports Mohamed-Boudiaf ?
Comment qualifier ces promoteurs qui ont ouvert le pays à l’informatique, à une époque où cette science échappait encore au tiers-monde, faisant du CERI la première grande école supérieure d’Afrique formant des ingénieurs dans cette spécialité ?
Comment traiter ces hommes qui ont cru qu’il était possible de nationaliser le pétrole et le rendre à son propriétaire ? Et ceux qui ont cru qu’il était possible de traiter le minerai de l’Ouenza ici, à El-Hadjar. Et le complexe est encore là, produisant cet acier dont nous avons tant besoin pour bâtir et bâtir encore !
Comment traiter ceux qui ont eu l’idée folle de liquéfier le gaz et le mettre dans de beaux et grands méthaniers qui sillonnent le monde ?
Comment qualifier ceux qui ont osé présenter un film algérien au festival de Cannes et cru en ses chances jusqu’au bout ? Et ceux qui ont introduit la réforme sportive dont les fruits avaient pour noms Madjer, Belloumi, Assad et tant d’autres ?
Comment appeler ces fous qui ont placé quelques camions de la Sonacome dans la prestigieuse course du Paris-Dakar ? J’étais là et, sur les pistes brûlantes du désert, dans les forêts sénégalaises, la brousse nigérienne et les plateaux de ce qui s’appelait alors Haute-Volta (le Burkina actuel), j’ai vu notre véhicule national damer le pion à Saviem, Lan, Mercedes et tant d’autres marques prestigieuses. De petits chauffeurs du Grand Sud, nourris aux pois chiches, chauffés par quelques verres de thé à la menthe sirotés après les prières matinales : j’ai vu ces gars au cœur grand comme ça, mais sans étoiles, battre les plus prestigieux des pilotes de course !
Comment appeler ceux qui avaient planifié la construction d’un réacteur nucléaire à Draria ? Et ceux qui en firent autant à Aïn Oussera, avec un centre beaucoup plus important, que les impérialistes voulaient bombarder à une époque où ils voyaient d’un mauvais œil les efforts d’émancipation de notre pays ? Je peux citer à l’infini la liste des « folies » qui ont permis à ce pays de se hisser au firmament de la légende tiers-mondiste, avant qu’un ouragan de force six n’emporte tous nos espoirs !
Avant que la néo-bourgeoisie, fabriquée à l’usine de la contrefaçon, revancharde, égoïste, ne vienne détruire ce beau rêve. Par l’importation, option devenue stratégique après la destruction programmée de notre tissu industriel, cette nouvelle bourgeoisie parasitaire pille nos ressources financières et agit par tous les moyens pour retarder la nécessaire réindustrialisation du pays. Certains, consciemment ou inconsciemment, nous ressortent le disque rayé d’un prétendu mauvais virage que nous aurions raté en négligeant l’agriculture et le tourisme au profit de l’industrie ! L’agriculture socialiste envoyait, vers l’Europe, l’URSS et l’Amérique, des bateaux entiers d’agrumes, de dattes et de vin ! Et les premiers complexes touristiques algériens étaient les plus beaux du Maghreb. Notre pays recevait, à la fin des années 60, début 70, autant de touristes que le Maroc et la Tunisie. Par ailleurs, pour un pays qui compte autant de richesses naturelles, ce serait un crime de continuer à les exporter et l’option de les transformer ici est l’une des plus grandes batailles menées et gagnées par l’Algérie de Boumediène.
Et quelle Algérie nous propose-t-on à la place de celle qui bâtissait et espérait ? Regardez autour de vous : une Algérie saignée par l’importation tous azimuts et la course folle à l’enrichissement par tous les moyens ; l’Algérie de l’agriculture des copains renflouée, sans résultats probants, à coups de milliards ; l’Algérie où les plus riches et les plus puissants s’envolent pour se faire soigner à l’étranger, alors que la majorité du peuple n’a droit qu’à des hôpitaux surchargés et sous-équipés ; l’Algérie du désespoir, du terrorisme, du grand banditisme, l’Algérie des harraga et des chômeurs qui s’immolent, une Algérie qui n’a même pas su prendre les devants pour détruire quelques nids de djihadistes à ses frontières méridionales, laissant cette tâche à l’armée française ! Pour une fois, je suis d’accord avec le Président Bouteflika qui aurait dit, s’adressant à M. Ayrault : « Soyez fiers de ce que vous avez fait au Nord-Mali. » Grâce à cette intervention, il y a moins de danger à nos frontières sud.
Alors, cessez d’insulter les braves qui voulaient offrir autre chose à l’Algérien que des bagnoles importées, des gadgets importés, des joueurs importés et des... ouvriers importés !
par Maamar Farah Maâmar FARAH
jeudi, 22 février 2018 In Le Soir d'Algérie
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