Aucun peuple ne peut s’arroger le droit de dire que Tipasa est à lui car cette terre est faite des sédiments de chacun d’eux. C’est ce qui ressort de la conférence faite par François Colinet, jeudi 10 février 2011, intitulée "Tipasa de Maurétanie Césarienne", dont on dresse ici un résumé sommaire
« Ici reposent anonymement des familles d’agriculteurs, d’artisans d’une petite bourgade africaine avec ceux qui ont navigué sur la mer romaine et les soldats venus de tous les horizons d’un immense empire. Ils ont travaillé avec ardeur, ils ont défendu avec acharnement leur cité, ils ont lutté sans se laisser abattre. Leur œuvre doit rester pour nous une leçon et un exemple. » Serge Lancel
Cette visite "virtuelle " est accompagnée d'abondants détails archéologiques, architecturaux, historiques savamment énoncés par le conférencier.
Après cet exposé historique, François Colinet nous guide à travers la cité antique, en illustrant son propos de nombreuses vues de Tipasa.
Nous suivons la visite dans l’ordre où elle se pratique, le jardin du Parc archéologique, l’amphithéâtre, les 2 Temples, le Forum, la villa des Fresques, les Thermes, une fabrique artisanale de sauce de poissons, la Basilique chrétienne, le Martyrium chrétien circulaire, les Nécropoles, la Basilique d’Alexandre, le Nymphée, les Grands Thermes, pour aboutir au Musée.
La stèle d'Albert Camus, face à la Méditerranée, n'a pas été oubliée.
La visite de Tipasa ne peut s’achever sans la visite à l’Eglise Sainte Salsa, du nom de la petite martyre chrétienne du IVè siècle qui brava le paganisme en jetant dans les flots l’idole à tête dorée, au péril de sa vie.
Les phéniciens firent de Tipasa un lieu d’escale et une ville importante d'abord soumise à Carthage, puis aux royaumes de Siphax et de Massinia, pour constituer plus tard avec Iol et d'autres villes, le noyau du royaume maurétanien.
Quand Carthage fut détruite en 146 av. J.C par Rome, suite à la trahison de Bocchus Ier vis-à-vis de son gendre Jugurtha lors d'une guerre contre Rome, la Maurétanie unifiée fut placée sous le protectorat romain. Après le meurtre de Ptolémée, fils de Juba II par Caligula, elle sera définitivement annexée à l’Empire Romain au milieu du I siècle ap J.C, gouvernée par des fonctionnaires du « cru ».
».
Rome contrôlait ainsi toutes les côtes méditerranéennes. C’est l’époque où Tipasa connut son apogée.
Le christianisme prit lentement la place des cultes païens à partir du III è siècle ap. JC, avec son lot de martyrs, dont la célèbre Sainte Salsa.
Plus tard, tandis que Tipasa vivait dans la prospérité, éloignée des malheurs de Rome, avançaient depuis l’autre rive du Rhin, puis traversaient le détroit de Gibraltar, les Vandales, armée de 15 000 hommes, accompagnés de 65 000 femmes et enfants chassés eux-mêmes de leurs terres par Attila. Tipasa comme toute l'Afrique fut conquise vers l’an 450 par Genséric, roi des Vandales et des Alains.
La religion catholique fut interdite, les églises livrées au clergé arien et c’est ici que se situe l’épisode douloureux des langues et des mains coupées. Le culte catholique ayant été rétabli en 523, une partie de ceux qui avaient fui en Espagne rentrèrent à Tipasa, mais ce ne fut que pour lutter cette fois contre leshordes barbares déchaînées par l’effondrement de l’empire romain.
Les Byzantins reprirent Césarée en 534 sans pour autant extraire la Maurétanie de l’anarchie.
Après les attaques musulmanes, où « les arabes s’acharnèrent pendant 3 siècles et demi» selon l’historien Ibn Khaldoun, Tipasa ne fut plus qu’un champ de ruines, réduite à n’être plus qu’une carrière de pierres et de marbre pour faire de la chaux.
Lors de la présence française, M. Trémaux protégea le site en créant un parc archéologique, avec l’aide des familles Altérac, Borgeaud, Outin et Angelvy.
Stéphane Gsell, archéologue, Inspecteur des Antiquités de l’Algérie, Directeur du Musée d’Alger et Professeur au Collège de France dont l’action en faveur du site est reconnue par tous, peut être considéré comme « l’inventeur » du site.
M. Cintas, quant à lui, fut spécialisé dans la prospection des sites phéniciens.
Le Colonel aviateur Jean Baradez, spécialiste des photos aériennes des sites archéologiques, fut Inspecteur des fouilles dans les années 50 et regroupa les premières collections du Musée.
Après l’indépendance, l’historien et archéologue, membre de l’Institut, Professeur à l’Université de Grenoble, Serge Lancel poursuivit les fouilles en Algérie mais dut quitter l’Algérie en 1993.
En 2001, pour empêcher le trafic des vestiges archéologiques, les principaux sites antiques d’Algérie furent classés au Patrimoine Mondial de l’Humanité, sous l’égide de l’UNESCO.
Cependant, un rapport récent présente un indice de progression de dégradation alarmant : de 10% en 2000, il est passé à 65% en 2009 !
http://congraix.over-blog.com/article-tipasa-de-mauretanie-cesarienne-resume-par-f-colinet-67043183.html
Je parle souvent de Tipasa dans ces pages, et c'est normal car c'est à Tipasa que j'ai découvert Rome ! Tipasa (ou Tipaza, on rencontre également les deux orthographes, et le z est bien sûr plus proche du zay arabe(1)), c'est plus qu'une ville romaine, c'est un rêve à 60 km à l'Ouest d'Alger, c'est à dire une bonne heure de route quand on connaît les bons chemins, juste assez loin pour se faire désirer et assez près pour pouvoir y aller juste comme ça, sans raison particulière, comme on boirait un verre de Sélecto.
Tipasa, c'est d'abord un village "
de colonisation", c'est à dire un village d'agriculteurs, construit un peu au-dessus de la mer, à un endroit qui devait être propice à l'établissement des hommes puisque les Romains y avaient bâti une ville, et avant eux les Carthaginois et avant eux des hommes des cavernes ; un village de colonisation, c'est à peu près ce que l'on appellera plus tard un "
village agricole socialiste", ça veut dire qu'on installe des gens là où il n'y a rien, et s'ils savent travailler et qu'ils ont de la chance, longtemps après vous avez un charmant village où les gens de la ville viennent avec plaisir se reposer et dire "
oh là là comme c'est beau !".
Mais Tipasa, c'est aussi un village qui a eu de la chance, la chance qu'un propriétaire plus instruit que les autres décide de consacrer une partie de sa propriété à découvrir les vestiges anciens qui s'y trouvaient, plutôt que de construire des maisons ou planter de la vigne ou des arbres fruitiers. Cet homme instruit, c'est Monsieur Trémaux, le premier d'une grande famille dont j'ai eu le plaisir de connaître ceux de ma génération et de celle de mon père.
Grâce à Monsieur Trémaux, donc, le village de Tipasa est encadré par deux champs de fouilles : quand on arrive d'Alger, on passe d'abord devant la basilique Sainte-Salsa et la nécropole (le cimetière) chrétienne de l'Est, qui dominent la mer du haut de la falaise ; la basilique tient son nom (et ma petite sœur aussi, et Mademoiselle la Conservatrice du Site archéologique de Tipasa son adresse Internet) d'une jeune berbère chrétienne qui pendant des persécutions préféra se jeter du haut des falaises plutôt que d'abjurer sa foi ; aujourd'hui, Sainte Salsa doit passer son temps à jouer aux osselets ou à la marelle avec Sainte Blandine, jeune vierge parisienne que les Romains donnèrent comme petit-déjeuner aux lions pour les mêmes raisons, mais les lions se couchèrent à ses pieds au lieu de la dévorer.
Cette colline de Sainte-Salsa est un endroit très calme, en dehors du village, et seuls les connaisseurs (je suis un connaisseur !) s'y arrêtent, et comme il y a peu de connaisseurs, nous sommes tranquilles ; lorsque nous allions à Sainte-Salsa, nous avions toujours l'occasion de discuter avec le vieux gardien (vous avez remarqué que les gardiens sont toujours vieux ?), et nous savions si des gamins se promenaient dans les ruines la nuit, si le poisson était bon sous les tombants de la falaise, si la Direction des Antiquités projetait de nouvelles fouilles, et plein de choses passionnantes de ce genre ; et il nous laissait déballer notre pique-nique sur un chapiteau , et déjeuner moitié à l'ombre moitié au soleil, à l'abri du vent, en regardant la mer et le mont Chenoua dans le fond. Ah bon, vous n'avez jamais fait ça ? Eh bien vous devriez essayer au moins une fois, moi rien que de l'écrire je m'y revois, mais il faut dire que je me suis entraîné pendant des années !
Si on regarde vers le village, quand on est sur la colline, on a une vue splendide sur le port romain ; oh, il n'est pas bien grand, et on n'y ferait pas accoster les méthaniers de la CNAN, mais il est amusant à regarder, comme ça d'en haut, avec le peu qui reste du tombeau punique tout penché comme s'il se prenait pour la tour de Pise, et un petit bassin dans lequel mouillent encore quelques bateaux de pêche. Quand on compare ce petit port romain au port moderne de Tipasa, où il n'est vraiment pas facile d'entrer quand la mer est grosse, on se dit que les pêcheurs de l'époque étaient drôlement gonflés, c'étaient pas des feignants !
Au dessus du port moderne commence, encore sur une falaise, la seconde partie des ruines. En fait, il y a deux façons d'aborder cette partie de la ville : on peut entrer par la porte principale du champ de fouilles, en haut de la rue après le musée, les thermes et la maison Angelvi ; dans ce cas, on marche un peu le long de la route nationale, avant de tourner à droite vers le Capitole et la mer, et quand on arrive à la mer juste en-dessous du quartier des villas, on peut prendre encore à droite et remonter sur la falaise vers le phare de Tipasa ; à un moment, on passe devant une tombe de la famille Angelvi, cachée au milieu des lentisques et des arbousiers, et alors on se tait pour ne pas réveiller celle ou celui qui dort en dessous sans savoir toutes les horreurs qui se sont passées au dessus. Mais quand on connaît le chemin inverse, on peut commencer par le phare et on arrive au quartier des villas en longeant la mer, mon Dieu que c'est beau ! Ce quartier aussi est paisible, ça n'est pas l'endroit le plus facile ni le plus visité des ruines, mais c'est rempli de choses intéressantes qui permettent de comprendre comment les villes romaines ont périclité à partir du 4ème siècle après Jésus-Christ.
Si, à la fin actuelle du Cardo, vous tournez à gauche, vous dirigez vos pas vers le nymphée, vers le théâtre, vers le Tipasa des touristes pressés. Pourquoi "fin actuelle" ? tout simplement parce que depuis les Romains la mer a mangé un peu de Tipasa, et que les ruines s'avancent de 50 m environ (dans ma mémoire) dans l'eau; je regrette de n'avoir jamais pu ou osé me mettre à l'eau avec masque et palmes pour aller y faire un tour ; ça n'est pas profond, et certainement intéressant. A gauche, au bord de l'eau, on passe devant une usine, oui une usine romaine, pourquoi pas ? Tipasa était un "site de production" - comme on dit maintenant - de garum, c'est à dire de condiment à base de jus de poisson, c'est à dire de nuoc-man, vous savez ce qu'on trouve dans les restaurants vietnamiens ; on voit encore quelques débris des citernes dans lesquelles on faisait macérer les sardines dans l'eau salée, à 50 m des quartiers chics les matrones de Tipasa n'avaient pas besoin de ploum-ploum !
Allez, on grimpe un peu pour arriver à la basilique chrétienne, je passe vite car vous avez déjà vu les photos partout. Si vous repartez par la gauche, vous allez arriver directement au théâtre ; passez plutôt à droite, longez à nouveau la mer et plongez dans les bouquets de lentisques vers la nécropole de l'ouest, que vous traversez pour arriver à la chapelle de l'évêque Alexandre :
vous ne croyez pas que j'aurais passé le plaisir de vous parler de ce saint dont je porte le nom ? Les ruines s'arrêtent juste après, dans un petit jardin qui va jusqu'à l'aplomb de la falaise, dans lequel on trouve une stèle dédiée à Albert Camus, vous avez celui qui a écrit "Noces à Tipasa", et d'ailleurs sur la stèle vous pouvez lire la première phrase de "Noces" : "
Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil". De la falaise la vue s'étend jusqu'au Chenoua par dessus les plages de Tipasa-Matarès et du Chenoua ; quand ma femme et moi étions au lycée, la plage de Matarès était libre, il y avait des cabanons de bois sur pilotis où elle venait passer le week-end et dont elle garde un souvenir ému ; et puis dans les années 1970-1974, Fernand Pouillon a construit l'ensemble balnéaire de Tipasa-Matarès à cet endroit, avec un hôtel, des restaurants, des piscines, des magasins, des appartements, et quand j'ai amené ma femme ici juste avant notre mariage ça lui a fait tout drôle.
Je ne vous raconte pas le théâtre non plus, ouvrez un guide touristique ; remarquez quand même comme il est beau, tout couvert de végétation, et puis prenez la voie romaine d'Alger à Cherchell (pardon de
Icosium à
Iol Cesarea), et regardez le Nymphée, fontaine monumentale, le plus beau d'Afrique Romaine, où buvaient les animaux, et les rainures des roues des chars dans les pierres de la chaussée. Ce sont des souvenirs d'enfant comme ceux là qui font que plus tard on aime se promener le nez au vent et découvrir de beaux paysages.
Tipasa, c'est aussi le musée, j'aimerais que ma fille puisse le visiter, elle qui fait des études d'archéologie, elle verrait comment on organisait un musée il y a 40 ans, c'est vraiment différent des musées actuels ; entre les sarcophages et les flacons en verre il y a de belles choses dans ce petit musée, et Mademoiselle la Conservatrice a bien de la chance ; et le musée se continue à l'extérieur avec les statues et les sarcophages du jardin Angelvi.
Mais Tipasa, c'est aussi le village, traversé par la route d'Alger ; quand nous avions un cabanon (une belle villa bien solide plutôt) au Chenoua, Tipasa était notre base d'approvisionnement, et pas de pénurie : le premier levé filait chez le boulanger acheter pains et croissants, pendant que le suivant préparait le café et le troisième mettait la table sur la terrasse pour un petit-déjeuner de luxe ; et plus tard dans la matinée, nous remettions ça chez le boucher et le marchand de légumes, au port pour les poissons, chez le pâtissier pour les gâteaux, nous n'étions pas au régime et vidions également notre porte-monnaie chez nos commerçants favoris.
Au centre de Tipasa, au dessus de la route nationale, il y a un petit jardin public en terrasses et escaliers blanc "Légion étrangère" (c'est à dire blanchi à la chaux directement sur la pierre), tout encadré et ombragé de bellombras, ces arbres splendides dont les plus beaux se trouvent sur la Place Romaine de Cherchell ou au Square Bresson à Alger ; ils ont un tronc court et noueux et portent suffisamment de feuillage pour faire de l'ombre par le plus chaud des soleils. Du haut de ce jardin, la petite église de Tipasa surveillait le calme et la tranquillité du village ; j'y suis allé à la messe quand nous étions à la villa du Chenoua, le curé de Marengo (Hadjout) venait le dimanche voir la mer !
Moitié par tradition locale, moitié à cause des touristes, Tipasa est aussi un endroit ou on trouve de jolies poteries, une jolie vaisselle ; je me sers tous les jours de plats à légumes en terre vernissée que j'y ai achetés il y a 25 ans, et tous les jours je me dis que si j'en casse un je ne pourrai jamais le remplacer ; alors je les traite avec douceur.
A Tipasa, la pierre est belle, elle a la couleur du soleil, elle se laisse tailler facilement, on y trouve souvent des fossiles inclus dans la roche. Tout autour de Tipasa, les Romains ont laissé des carrières bien visibles, et en particulier dans une série de criques avant Sainte-Salsa ; lorsque les carrières sont envahies par le mer, elles deviennent piscines, viviers, réservoir à oursins, et aussi terribles pour les pieds nus car la roche sous l'effet de l'eau salée s'use en pointes acérées et cassantes, et malheur à qui oublie ses sandales ; je l'ai fait une fois, j'en ai encore les pieds pleins de trous !
En 1970, Fernand Pouillon a construit dans ces criques un splendide village de vacances entre la mer et les pins parasol, qui fut géré un an par le Club-Méditerranée. C'était dommage d'avoir supprimé les endroits sauvages qui existaient avant, mais l'architecte avait cette fois vraiment réussi son projet. J'y ai séjourné une semaine du temps du Club-Méd', et c'était un kif pas possible, entre la beauté du paysage, que je connaissais par coeur et qui mettait tellement en valeur les bungalows du village, et tout ce qu'apportait le Club : confort, buffets somptueux, repas de poissons sans fin ni début, etc. Hélas, l'Algérie (
mon beau pays, je ne sais pas si je vous l'ai dit) de Boumediène était fâchée avec le tourisme et avec l'entretien ; à la fin de l'été le Club-Méd' a été brutalement remercié, et le village aussitôt
confié à la Sonatour, qui put faire la preuve de son impréparation à le gérer; et donc l'année suivante, nous eûmes tous l'immense déception de constater que l'air marin de l'hiver algérois avait beaucoup dégradé les constructions, et que le service offert par la Sonatour n'arrivait pas à la cheville de celui du Club-Med'. Dommage, ce village aurait pu attirer beaucoup de touristes pleins d'argent !
Maintenant, Tipasa est un chef-lieu de wilaya (les Français disent "Préfecture"), et ce que j'ai lu dans les journaux me laisse penser que cette promotion administrative et la crise des dernières années n'ont pas fait que du bien au village. Mais Tipasa est toujours à 60 km à l'ouest d'Alger, toujours la première ville romaine que j'ai visitée, toujours cet endroit charmant où nous nous promenions au milieu des lentisques et des genêts. Alors, si Dieu veut que je retourne bientôt à Alger, j'irai passer une journée à Tipasa, et j'écrirai une suite à cette page. Inch' Allah, hab' rabbi !
Pour vous faire rêver, ou soupirer, ou même pleurer encore un peu, regardez ici dessous ce que, par pure malice, je vous ai rapporté comme cadeau ! Ce plan, comme les photos en noir et blanc de cette page, est tiré de "Tipasa, Ville antique de Maurétanie", de Jean Bardez, Directeur des fouilles de Tipasa, édité par le Service des Antiquités de l'Algérie en 1952 ; un beau cadeau, non ?
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