La Révolution manquée de Boumediene
Le système engendré par Boumediène et qui continue de façonner la vie politique en Algérie est plus que jamais source d’instabilité.
En juillet 1962, l’Algérie arrache son indépendance après 132 années d’un colonialisme des plus violents et destructeurs. Le bonheur de sortir d’un tel joug a été grand, mais il ne put être complet. Un coup d’Etat contre la souveraineté populaire est opéré par l’armée des frontières, qui arrache la victoire au GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) et s’approprie les commandes de l’Algérie indépendante.
Ce fut le premier acte d’une tragédie algérienne qui a hissé la suprématie du militaire sur le politique. Après avoir placé un Ahmed Ben Bella obnubilé par le pouvoir, la junte militaire sous le commandement du colonel Houari Boumediène détourne le cours de l’histoire voulu par la Révolution et instaure un régime despotique, incarné par la pensée et le parti uniques. Les bases du système prétorien sont lancées avec une façade de fausse légitimité révolutionnaire incarnée par un Président «maoïsé». Après avoir écarté la volonté populaire du pouvoir de décision, vint le temps pour la junte de prendre directement et franchement les rênes du pays.
Et le deuxième acte de la tragédie algérienne — ou le deuxième rapt de l’indépendance — est opéré un certain 19 juin 1965. «La fin de la comédie», comme l’a dit le chef d’état-major de l’époque, Tahar Zbiri, venu déposer le président Ben Bella, avait sonné. La facilité avec laquelle le putsch est organisé et commis renseigne sur la mainmise du pouvoir militaire sur les leviers du pouvoir dès 1962.
Le coup d’Etat de 1965 vient consolider la logique du fait accompli et la primauté du militaire sur le politique. La route est ouverte à toutes les dérives. C’est de ce départ chaotique et fascisant que le jeune état indépendant prend son destin, l’armée s’empare de tous les leviers du pouvoir politique et économique. Le choix des présidents successifs est du seul ressort de la junte. Un demi-siècle s’est écoulé depuis ce 19 juin 1965 et le même système autoritaire demeure avec les mêmes serviteurs.
La souveraineté du peuple algérien subit viol après viol à chaque rendez-vous électoral. Les coups de force se succèdent et l’implication du militaire dans le politique s’impose comme une évidence. En 1999, Abdelaziz Bouteflika — qui avait pris part en 1965 au coup d’Etat intronisant le militaire Houari Boumediène à la tête de l’Etat — est lui aussi installé par l’armée au palais d’El Mouradia. Même s’il jurait de réduire de l’influence du pouvoir militaire dès son arrivée, force est de constater qu’à chacun des mandats présidentiels qu’il a obtenus, l’armée a été le principal garant de ses réélections.
La lettre de soutien du chef d’état-major de l’armée, adressée au secrétaire général du FLN il y a à peine deux semaines, illustre si besoin que la survie du système en place tient à l’arbitrage de l’armée. Non pas à l’institution militaire en tant que telle, mais à des hommes qui ont fait du pouvoir militaire un outil de pression politique et de marchandage d’intérêts. Les colonels qui ont refusé de retourner aux casernes en 1962 ont ouvert la voie à une génération de quelques généraux qui ont fait et défait le jeu politique et imposé une sorte de paternalisme ou de tutorat sur le peuple algérien, décidant et choisissant à sa place.
Aujourd’hui, alors que la crise politique a atteint un point de non-retour, que la crise financière pointe à cause de la dégringolade des prix du pétrole, que la désintégration guette nos voisins, le régime prétorien s’obstine à rééditer les coups de force. La logique du jusqu’auboutisme a pourtant montré qu’elle était porteuse de dangereux périls. Il suffit d’ailleurs de voir les exemples de l’Irak, de la Syrie et de la Libye. Le monde n’est plus ce qu’il était en 1965. Le système engendré par Boumediène et qui continue de façonner la vie politique en Algérie est plus que jamais source d’instabilité.
Rééditer les erreurs du passé est se faire hara-kiri en risquant d’impacter négativement la tranquillité du pays. Si les demi-siècles sont historiquement des moments de changement de cap, il serait opportun, aujourd’hui, de tirer les leçons du passé et surtout de penser à remettre l’Algérie sur les rails de la véritable légitimité, celle du peuple, de la justice et de la démocratie. Le moment est venu de restituer l’autodétermination au peuple algérien et de compléter l’indépendance du territoire, acquise en 1962 par la libération du citoyen algérien. A bon entendeur…
Nadjia Bouaricha
Boumediène d’hier et d’aujourd’hui
Trente-huit ans après sa mort, l’empreinte du président Boumediène est toujours vivace dans le pays, bien que ses successeurs aient tous, chacun à sa manière, tenté de le faire oublier de la mémoire collective : pour l’essentiel ce qui a été réalisé au plan économique a été démantelé, notamment les tissus industriel et agricole et les réseaux de services : complexes industriels, villages agricoles, structures de distribution (souk el fellah, CAPCS…).
L’entrée de l’Algérie dans l’ère du multipartisme a définitivement remis en cause la «conception socialiste» de Boumediène, bien que quelques ingrédients aient pu survivre, et à ce jour, noyés dans la jungle créée par l’anarchie de l’ouverture tous azimuts du marché. La population garde un souvenir mitigé de cette époque : elle a souffert des immenses restrictions en matière d’approvisionnement en biens essentiels, mais elle regrette le plein-emploi permis dans presque tous les domaines ainsi que la stabilité des prix correspondant à peu près aux niveaux des salaires versés.
Mais ce qui est le plus regretté, c’est la perte du capital immense en matière de politique étrangère engrangée par Boumediène dans le sillon de la guerre de Libération nationale et des actions initiées par Ben Bella aux premières années de l’indépendance.
L’Algérie a bel et bien été dans les années 1970 «la Mecque» des révolutionnaires et une des têtes de file du mouvement des Non-Alignés. Le summum a été la présidence algérienne de l’Assemblée générale de l’ONU, qui a permis l’exclusion de l’Afrique du Sud alors sous régime de l’apartheid. Mais Boumediène déçut par sa politique intérieure, qui reposa sur un parti unique omnipotent et un appareil militaro-policier répressif.
La Sécurité militaire de l’époque était particulièrement crainte comme les nervis du FLN qui traquaient les opposants politiques et les mécontents du régime.
Un grand nombre d’opposants, souvent des leaders de la Révolution, furent emprisonnés ou assassinés durant cette décennie 1970 dans l’impunité la plus totale. La société souffrit de restrictions des libertés tant en matière de circulation des personnes (la fameuse autorisation de sortie) que d’expression (monopole du parti unique). Les partisans de Boumediène affirment qu’il était porteur d’un projet de réforme de la vie politique mais que sa mort prématurée contraria. Ses détracteurs rétorquent qu’il n’a jamais eu en tête de débarrasser l’Algérie du parti unique et d’installer le multipartisme.
Son projet, s’il existait, était de permettre seulement l’émergence de «sensibilités politiques» au sein du FLN. Il aimait le pouvoir, n’ayant pas hésité à faire un coup d’Etat, trois ans seulement après la fin de la guerre de Libération. Ils ajoutent que lui-même n’a jamais envisagé une alternance à la présidence de la République, ressemblant en cela à son ami Fidel Castro. La conséquence immédiate a été la désignation par les militaires de Chadli Bendjedid, son successeur en 1978, sur la seule base de l’ancienneté dans le grade.
Le choix se révéla désastreux pour le pays qui affronta les militaires le 5 Octobre 1988. Abdelaziz Bouteflika, son dauphin au Conseil de la Révolution, s’inspira de cette «fascination du pouvoir» en arrachant quatre mandats coûte que coûte, y compris en triturant la Constitution. On voit donc que le règne de Boumediène n’a pas été une parenthèse vite fermée dans l’histoire du pays. L’homme, qui ne laisse pas indifférent, eut des réussites et des errements qui ont pesé sur la suite des événements dans le pays. Il faut en évaluer aujourd’hui l’impact et surtout le coût politique.
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Ali Bahmane
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