S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Le 17 octobre 1961, une manifestation a eu lieu à Paris, dans le contexte d’une guerre avec l’Algérie. Elle a été organisée principalement par des étudiants et des intellectuels pour protester contre la guerre et exiger le retrait des troupes françaises d’Algérie. La marche a dégénéré en émeutes et en affrontements avec la police, qui ont fait plusieurs morts et des dizaines de blessés. Major-Prépa te propose d’en analyser les principaux aspects dans cet article !
Un contexte troublé
La guerre d’Algérie
La guerre d’Algérie (de 1954 à 1962) oppose la France aux partisans de l’indépendance de l’Algérie, le Front de libération nationale (FLN). Cette guerre est très meurtrière, et les milieux intellectuels de gauche ainsi que les étudiants s’y opposent très nettement, marquant leur opinion à travers divers écrits et essais. Comme Albert Camus, qui publie L’Appel pour une trêve civile en 1956, ou le Manifeste des 121, qui titre « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », signés conjointement par de nombreux intellectuels, dont Jean-Paul Sartre.
Ces productions renforcent le climat de mésentente. Une partie de la population est pour la présence française en Algérie, une autre réclame son départ et l’indépendance de la colonie.
Que s’est-il passé le 17 octobre 1961 ?
Une manifestation a eu lieu à Paris. Des milliers de personnes ont défilé dans les rues de la ville. Cela pour protester contre l’expulsion de plusieurs centaines de travailleurs immigrés algériens de la région parisienne.
La manifestation a été organisée par le FLN, qui lutte pour l’indépendance de l’Algérie. La manifestation a été réprimée de manière très violente par les forces de l’ordre et a entraîné la mort de plusieurs personnes. Des dizaines de milliers de personnes sont emprisonnées dans des centres de détention provisoires à la suite d’arrestations massives entre le 17 et le 24 octobre 1961.
Prémices de la manifestation
L’escalade des violences entre le FLN et la préfecture de police de Paris conduisent Maurice Papon, préfet de police à Paris, à durcir très largement sa politique anti-FLN. Dès le 5 septembre 1961, il fixe des quotas d’arrestation, de détention, voire de déportation en Algérie. Il appelle le FLN un « groupe de choc », coupable d’attentat. En effet, l’organisation est responsable de plusieurs attaques très sanglantes à l’été 1961, tuant au total treize policiers.
Les policiers parisiens deviennent alors extrêmement méfiants envers la population algérienne de Paris, se rendant coupables de violences outrepassant largement le cadre légal. Néanmoins, un cap est passé lors de la mise en place d’un couvre-feu dans les rues parisiennes le 5 octobre, qui concerne seulement les Algériens. Cet ordre concerne des citoyens français qui, selon la Constitution, ne peuvent pas être soumis à une quelconque discrimination que ce soit.
Ce couvre-feu est déclaré sous le prétexte d’éviter de nouvelles attaques. Le Comité fédéral du FLN se réunit le 10 octobre et décide de riposter. Deux manifestations sont organisées, les ouvriers algériens entrent en grève et les femmes seront appelées à protester devant les lieux d’enfermement des manifestants.
Cette manifestation devait concerner tous les Algériens de Paris et aucun ne devait manquer à l’appel. Sans quoi il s’exposait à de très graves sanctions. Ainsi, le FLN s’emploie à mobiliser les ressortissants de ce qui est encore un département français et n’hésite pas à user de la violence. La police de Paris, ne sachant pas quelle serait l’ampleur de la manifestation, ne mobilise pas plus d’hommes qu’à l’accoutumée. Elle les prépare toutefois avec l’ordre de rendre dix coups pour un coup donné. La police parisienne est également prête à en découdre avec ceux qu’elle considère comme les assassins de ses collègues, tués pendant les attaques.
La manifestation du 17 octobre 1961
Événements du pont de Neuilly
Dans ce contexte de tensions prégnantes, le 17 octobre 1961 s’annonce avec une certitude pour les deux camps : la manifestation sera le théâtre de terribles affrontements. Trois manifestations sont prévues, et la plus importante passe par le pont de Neuilly pour rejoindre l’Arc de Triomphe. L’itinéraire était connu des policiers, qui mettent en place un barrage sur le pont. Trois vagues successives d’Algériens défilent sur le pont ce soir-là. La première vague, composée de 1 000 personnes, permet à environ cinquante manifestants de franchir le pont.
La deuxième vague est plus dense, plus violente et est réprimée dans le sang par les forces de l’ordre, dépassées par le flot. Ce sont deux mille hommes qui viennent se jeter contre le barrage de police. Finalement, une troisième vague, dont les premières lignes sont composées de femmes et d’enfants, arrive moins d’un quart d’heure plus tard. Les policiers laissent passer femmes et enfants, avant d’ouvrir le feu sur la foule d’hommes. Deux morts et trois blessés graves sont à déplorer.
Quelques coups sont également tirés depuis le camp algérien, mais ne blessent personne. Quelque temps après, dans un véhicule appartenant à la police parisienne, on retrouve le corps tabassé d’un manifestant algérien. Lorsque le calme revient sur le pont, vers vingt-deux heures, on comptait déjà a minima une quinzaine de blessés par balle.
Le cortège des Boulevards
Deux autres cortèges sont prévus ce jour. L’un partant de la place de l’Opéra jusqu’à la place de la République et un autre empruntant le boulevard du Palais. Le premier entraîne la mort de deux hommes, dont l’un d’entre eux n’est pas manifestant et souhaitait simplement se rendre au cinéma.
Sur cet axe, un car rempli d’Algériens est entouré de manifestants et ne peut démarrer. Le chauffeur, souhaitant s’éloigner de l’endroit, tire un coup de feu en l’air afin de disperser les manifestants. Les forces de l’ordre, effrayées par ce coup et persuadées qu’il venait d’un manifestant, répondent par l’ouverture du feu. Certains témoignages rapportent que douze corps ont été aperçus, tandis que les rapports de police ne font état que de deux morts.
Le cortège du pont Saint-Michel
Le dernier cortège, composé selon les témoins de plusieurs milliers d’Algériens, présente l’événement le plus marquant de cette révolte. Le cortège, arrivé sur le pont Saint-Michel, dépasse de très loin la capacité de gestion des policiers, qui en viennent donc rapidement à la violence. Afin d’échapper à la bastonnade, un manifestant doit escalader la rambarde du pont, mais plusieurs policiers se précipitent sur lui et le tabassent afin de lui faire lâcher prise.
Son corps est repêché plus tard dans la Seine. L’homme s’est noyé, et les policiers affirment que l’état d’ébriété de l’homme est à l’origine de cette noyade. Si l’autopsie avère l’ébriété, rien n’explique les coups et blessures qui marquent son corps, si ce n’est la violence des policiers. D’autre part, si les manifestants s’en tiennent à l’ordre de ne pas ouvrir le feu, les policiers ne s’en privent en revanche pas. On dénombre trois blessés par balle.
Conséquences de la manifestation
Dégâts humains et matériels
Les manifestants étaient 20 000, peut-être 25 000, et les dégâts matériels sont en comparaison minimes. Le nombre de policiers blessés étant également dérisoire face au nombre de manifestants, alors même que les forces de l’ordre étaient en minorité numérique.
Il est possible que les manifestants se soient laissés frapper, probablement pour s’attirer la sympathie de l’opinion publique. Selon le témoignage de policiers présents ce jour, les colonnes étaient équilibrées, les membres du FLN défilaient sur les côtés, à l’avant et à l’arrière du cortège, afin d’encadrer les manifestants, de les empêcher de s’en prendre au matériel public et de maintenir le silence.
Une violence prégnante
Les violences policières sont largement présentes pendant cette manifestation. 337 Algériens sont évacués vers des hôpitaux. Des témoignages marquants racontent que certains policiers s’acharnent sur des manifestants qui ne manifestent aucune violence ou résistance.
Arrestations et détentions
On estime qu’environ 12 000 manifestants sont arrêtés à l’issue de la protestation. Sans pour autant que la police ne parvienne à arrêter les membres principaux du FLN qui étaient pourtant présents. Les conditions de détention sont particulièrement difficiles. 24 heures après leur arrivée dans les centres de détention (ou lieux aménagés comme tels), les manifestants n’avaient reçu ni eau ni nourriture.
Enfin, les blessés ne reçoivent pas de soins. Certains doivent être évacués d’urgence après des malaises dus aux produits détergents utilisés pour pallier les conditions sanitaires déplorables.
Idéologie ou vérité ?
Une historiographie difficile
La véracité des sources traitant de cet événement est difficile à établir, car les deux camps en opposition ont eu tout intérêt à falsifier les chiffres. Plusieurs historiens s’attachent à cette question, dont Jean-Luc Einaudi, dans son ouvrage La Bataille de Paris, le 17 octobre 1961 , paru en 1991. Les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster ont dit qu’il s’agissait du meilleur travail traitant de la question.
Néanmoins, Jean-Paul Brunet, un autre historien travaillant sur le sujet, trouve l’étude d’Einaudi largement maximaliste. Ce dernier compte en effet 200 à 300 morts durant la manifestation du 17 octobre 1961, tandis que Jean-Paul Brunet en recense 14.
Des meurtres dissimulés ?
Il ressort de cette manifestation de nombreuses légendes urbaines, avérées ou non, et notamment celle des Algériens jetés dans la Seine. Si la justice n’a pu affirmer avec certitude le contraire, on pense en revanche que les quelques témoignages de manifestants ayant observé des groupes de policiers jeter des cadavres d’Algériens dans la Seine afin de les dissimuler sont pour la plupart faux.
En effet, les cadavres retrouvés dans la Seine après le 17 octobre ne sont pas des personnes algériennes.
En outre, le 17 octobre, aucun cadavre n’est repêché dans la Seine, à l’exception du manifestant passé à tabac par la police sur le pont Saint-Michel. Néanmoins, le 19 octobre, l’Institut médico-légal de Paris examine 14 cadavres de personnes nord-africaines, mais on ne sait pas s’il s’agit de manifestants ou non. Reste à savoir si les chiffres n’ont pas été manipulés par la préfecture de police, et si d’autres cadavres n’ont pas été dissimulés par les forces de l’ordre.
Selon les écrits de House et MacMaster, le silence du gouvernement français autour de cette affaire pendant plusieurs dizaines d’années témoigne en soi d’une volonté de cacher et de faire silence autour d’un événement gênant.
Le Point de cette semaine a réussi un scoop : un long entretien du Président Macron avec l’un de ses éditorialiste, l’écrivain Kamel Daoud, auteur, notamment de « Meursault contre-enquête », un roman voulu comme une suite de « L’étranger » d’Albert Camus.
Dans ce long article, Kamel Daoud revient sur le voyage en Algérie, à Oran plus précisément, d’Emmanuel Macron où celui-ci avait invité quelques intellectuels qui, par leurs prises de position politique ou leur fonction n’étaient pas en mesure de contester la politique « mémorielle » de la France.
On rappelle que ce voyage a avait, entre autres, pour objectif d’effacer la désastreuse impression laissée en Algérie par les déclarations d’Emmanuel Macron qualifiant, dans le jour,al Le Monde, le régime algérien de « politico-militaire » et l’accusant d’entretenir « une rente mémorielle » pour maintenir sa légitimité. Les deux pays avaient alors été au bord de la rupture diplomatique.
Jusque là guidé par Bruno Roger-Petit, « conseiller mémoire » de l’Élysée, assez peu, c’est le moins que l’on puisse dire, arabophile, et qui s’était employé à ruiner toute tentative de rapprochement culturel entre les deux pays, Emmanuel Macron avait demandé à l’historie, Benjamin Stora de rédiger un rapport, assez diversement reçu, sur cette fameuse question mémorielle.
C’est autour de Benjamin Stora que se sont donc pressées des personnalités comme Jack Lang, Jean-Pierre Chevènement, Ghaleb Bencheikh, qui représentait la communauté musulmane française, en remplacement du recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, qui n’avait pas été agréé par les autorités algériennes, de crainte sans doute que sa présence ne soit perçue comme une caution de la communauté musulmane aux positions du gouvernement français. Le grand rabbin de France, Haïm Korsia, dont la présence annoncée avait soulevé quelques réactions hostiles avait préféré annuler sa visite au dernier moment, en raison d’un test opportun au Covid-19.
Le choix de s’entretenir avec Kamel Daoud n’est pas le fruit du hasard. Le prix Goncourt 2015 du premier roman a en effet toujours soutenu les thèses du pouvoir politique français à l’égard de « l’islamisme » et a soutenu la publication des caricatures de Charlie Hebdo.
La chèvre et le chou
Au cours de cet entretien, Emmanuel Macron a confié à Kamel Daoud sa perception des relations franco-algérienne et de la guerre d’Algérie.
D’entrée, le Président français fait part de son hésitation à se positionner sur la question algérienne : « Prendre la parole sur l’Algérie est potentiellement périlleux […] parce que c’est un sujet intime pour chacun. […] Et que parler de l’Algérie c’est à la fois parler à la France et parler de son histoire, parler aux Français qui ont été militaires ou appelés du contingent, parler à celles et ceux qui sont issus de l’immigration algérienne, parler aux binationaux, aux harkis, aux rapatriés et à leurs enfants et parler à l’Algérie d’aujourd’hui. Autant de mémoires qui ne sont pas synchronisées. »
On a du mal à comprendre en quoi il est difficile de reconnaître que la France a, pendant 130 ans, placé sous son joug un pays situé au-delà de la Méditerranée, s’est rendu coupable de discriminations, de tortures et d’exécutions sommaires, d’atrocités comme les enfumades de Sbehas et Dahra, sinon pour ne pas froisser les nostalgiques du colonialisme et les afficionados du suprémacisme blanc. A moins d’attribuer cette hésitation à une sorte de pleutrerie institutionnelle, liée à l’effroi de devoir assumer l’inqualifiable. « Ce n’est pas au président de la République de prétendre au bilan du colonialisme, par ailleurs déjà largement fait, mais cela participe justement de cette manière dont chacun joue cette symphonie, interprète l’Histoire, les faits, les récits. »
Une symphonie, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata ? Et qu’y a t-il à interpréter dans les tortures préalables à la décolonisation ? Dans la communauté des Français d’origine algérienne, ces paroles sonnent comme un déni de la souffrance vécue par leurs parents, et dont ils portent encore aujourd’hui les stigmates. Un déni dans lequel le chef de l’État français persiste et signe : « Ce qui me frappe, y compris chez les générations qui n’ont jamais vécu le fait colonial, qui sont originaires de pays où la décolonisation s’est faite presque sans conflits, c’est que la guerre d’Algérie constitue une référence du traumatisme. »
C’est oublier que le traumatisme de la colonisation remonte à beaucoup plus loin : de la trahison des Français à l’égard de l’Émir Abdel Kader aux exactions de Bugeaud.
« Je me souviens par exemple » reprend Emmanuel Macron, « que, pendant la campagne présidentielle en 2017, lors d’un rassemblement à Toulon, après mon retour d’Algérie et mes déclarations sur la colonisation, la violence des militants d’extrême droite mais aussi de plusieurs personnes montrait combien ce sujet touche à une intimité qui fait mal maintenant, qui n’est pas seulement de l’ ordre de la mémoire ou de l’Histoire mais du vécu présent. […] Certes, il y a une volonté d’avancer de la part des Algériens et du président Tebboune, mais cette volonté algérienne, parallèle à ce qui s’accomplit en France, suit son propre chemin et son propre rythme. «
En d’autres termes, le candidat a le droit d’être courageux, et reconnaître les crimes de l’armée française, mais le Président se doit de ne froisser personne et de ménager la chèvre et le chou. Sauf qu’il est rare que le chou mange la chèvre…
Une stratégie d’évitement
Finalement, loin d’exprimer la volonté d’exposer les faits, clairement et sans tabou, le projet d’Emmanuel Macron relève d’une stratégie d’évitement.
« Lors de mon voyage en Algérie, cet été, j’ai évoqué, lors d’un discours à l’ambassade française, une histoire d’amour entre l’Algérie et la France. Pas entre colonisés et colonisateurs, comme certains ont voulu le comprendre pour relancer de vieilles et blessantes polémiques. […] D’où l’extrême prudence que j’ai à vous répondre. A chaque mot, on serait suspecté d’être d’un côté ou de l’autre. » plaide le Président français, en évitant soigneusement de reconnaître qu’il ne s’agit pas, pour que la vérité soit dite, de considérer qu’il s’agit de deux camps qui s’affrontent, avec des vécus différents. Il s’agit simplement d’exposer les faits, et les faits ne relèvent pas de la perception. Ils sont les faits. L’asservissement d’un peuple, le droit de vie et de mort exercé sur lui, le pillage des ressources, il n’est d’autres faits que ceux-là.
Mais Emmanuel Macron tient à entretenir l’idée que les événements liés à la colonisation souffriraient d’une ambiguïté narrative : « Je crois beaucoup à l’idée d’une commission d’historiens, à un travail d’histoire et d’historiographie commun, partagé, car il faut quand même des faits, de l’objectivité sur ce passé. Le récit scientifique qui en sortira peut servir de référence et conjurer les fantasmes. Ce rapport à la vérité va libérer des récits, des imaginaires, de l’appropriation, car je pense qu’il y a un immense potentiel narratif dans la relation. Ces histoires, entre la France et l’Algérie, ne se sont pas conjuguées avec les mêmes verbes, ne se sont pas écrites ensemble depuis 1962. Et la question est de savoir comment provoquer du récit commun et comment encourager son appropriation par les nouvelles générations. »
Créer une commission… « Quand on veut enterrer un problème, on crée une commission » persiflait Georges Clémenceau… Sauf qu’ici l’idée est de construire un récit qui, à défaut de refléter la réalité, serait tout du moins « acceptable ».
« Je ne demande pas pardon à l’Algérie«
« Je n’ai pas à demander pardon » se défend ensuite Emmanuel Macron, « ce n’est pas le sujet, le mot romprait tous les liens. Je ne demande pas pardon à l’Algérie et j’explique pourquoi. Le seul pardon collectif que j’ai demandé, c’est aux harkis. Parce qu’une parole avait été donnée par la République qu’elle avait trahie plusieurs fois. Celle de les protéger, de les accueillir. Là, oui. J’ai demandé pardon… »
Ce refus de la contrition a une double origine : d’une part la crainte d’avoir à régler d’éventuelles compensations financières, et d’autre part la volonté de ne pas froisser l’électorat et les élus de droite français sur lequel Macron cherche toujours à s’appuyer. On se souvient de la réaction de l’extrême droite à la visite d’Oran qui avait accusé le Président de s’être « fait humilier » par les Algériens.
C’est encore la politique interne qui guide le reste de l’entretien, où le Président français aborde pêle-même le voile, l’islamisme, le « séparatisme », et la francophonie, dans un Gloubi-boulga indigeste où on devine la patte de ses conseillers bureaucrates si éloignés des réalités de ce monde.
Durant sa jeunesse, Enrico Macias a vu l'Algérie, son pays natal, frappé par la guerre. Une période difficile qu'il a vécue à côté de son cousin, un célèbre présentateur de télévision.
En novembre 1986 — dans le premier gouvernement de cohabitation, où Jacques Chirac a été nommé premier ministre par François Mitterrand —, le projet de loi Devaquet, qui introduit une sélection à l’entrée et à la sortie des universités, met des centaines de milliers de lycéens et d’étudiants dans la rue. La mobilisation va monter en puissance jusqu’au défilé historique du 4 décembre qui draine entre la Bastille et les Invalides près d’un million de personnes. Le 5 décembre, nouvelle manifestation. Les brigades de « voltigeurs » (policiers se déplaçant à moto, armés de longs bâtons inspirés des « bidules » de la guerre d’Algérie) ont été mobilisées et ratissent le Quartier latin jusque tard dans la nuit. La suite, la mort de Malik Oussekine, dans la nuit du 5 au 6 décembre, est connue. Le jeune étudiant franco-algérien qui rentrait chez lui est pris dans des affrontements et tabassé à mort lorsqu’il tente de se réfugier dans un immeuble. Ce qui en revanche est moins connu, sinon des militants des luttes contre les crimes racistes et les violences policières, c’est la mort, la même nuit, d’Abdelouahab Benyahia, dit Abdel, un autre jeune Français d’origine algérienne, dans un café de Pantin, tué à bout portant, alors qu’il tentait de s’interposer dans une bagarre, par un policier pleinement alcoolisé, en dehors de son service.
C’est autour de cette trame que se tisse le nouveau film de Rachid Bouchareb, Nos frangins, sorti en salle le 7 décembre, qu’il présente comme « une fiction inspirée de faits réels », et qui aligne, selon la formule convenue, « une partie des meilleurs acteurs du moment » : Reda Kateb (Mohamed, le frère aîné de Malik Oussekine), Lyna Khoudri (sa soeur Sarah), Raphaël Personnaz (Daniel Mattei, de l’Inspection générale de la police nationale), et Samir Guesmi (le père d’Abdel), etc. Une fiction inspirée de faits réels donc, qui prétend reconstituer les faits sur trois jours : un des éléments clef, c’est que la mort de Malik Oussekine est connue dès la nuit du 6 décembre, tandis que celle d’Abdel est volontairement dissimulée sur près de 48 heures, les autorités politiques redoutant des réactions violentes devant ce double meurtre. Le premier provoquera la démission immédiate du ministre Devaquet et le retrait de sa loi, le 8 décembre. En revanche, des trois voltigeurs incriminés, l’un sera simplement mis à la retraite et les deux autres condamnés, en janvier 1990, à deux et cinq ans de prison avec sursis pour « homicide involontaire ». Le deuxième homicide, il faudra l’engagement sans faille de la famille d’Abdel pour le faire reconnaître et juger. Ses parents et ses huit frères, avec le comité Justice pour Abdel, et leurs avocats — dont Jacques Vergès, puis Léon Forster —, parviendront à ce que les faits soient requalifiés en « homicide volontaire » et que son assassin soit condamné à sept ans de prison ferme par le tribunal de Bobigny en 1988.
Rachid Bouchareb connaît bien l’histoire de Malik Oussekine dont SOS racisme fit son étendard : « Je suis parti avec ce mouvement de SOS racisme, et l’espoir qu’on allait changer la société car on y croyait beaucoup », indique-t-il dans le dossier de presse du film (SOS racisme en est partenaire, aux côtés de la Licra, de la LDH, d’Amnesty International et du Mrap). Il va finement reconstituer son environnement familial et mettre l’accent sur les éléments témoignant de son « intégration ». Le frère de Malik est un brillant entrepreneur qui connaît ses droits et ne se laisse pas intimider par la police. Sa sœur est en couple avec un policier et ne se range pas dans la catégorie de ceux qui détestent les forces de l’ordre. Malik avait sur lui une bible (utilisée pour le présenter dans un premier temps comme un phalangiste libanais — la période est aussi aux attentats liés à la situation au Proche-Orient...), il voulait devenir prêtre. Pour lui, la fiction va chercher à coller au plus près des faits.
Mais en ce qui concerne Abdel, c’est autre chose. Le réalisateur se targue d’avoir fait, avec sa co-scénariste l’écrivaine Kaouther Adimi, des recherches approfondies auprès de témoins et d’archives. Il n’hésite pas à affirmer — toujours dans le dossier de presse - : « Le père d’Abdel obéit et croit à tout ce qu’on lui dit (il est blessé, interdiction de voir le corps) tandis que le frère de Malik n’écoute pas ce que lui dit l’inspecteur Mattei : il veut voir le corps sans se contenter de rester derrière la vitre. Ce sont deux générations différentes. Le père d’Abdel, interprété par Samir Guesmi, représente ceci : j’accepte la situation, j’accepte mon statut dans ce pays, je me fais le plus invisible possible. Je connais les risques qui peuvent m’arriver et je veux protéger ma famille. Il ne veut pas que ses fils aillent à l’affrontement car il sait qu’ils ne gagneront pas et que la justice, ce n’est pas pour eux. Ce n’est pas dit comme cela mais je peux le dire car j’ai grandi dans cette réalité à l’époque. » Il a même grandi à deux pas de la famille d’Abdel, dit-il en interview avec Léa Salamé sur France Inter le 1er décembre après qu’elle a jugé le film « puissant, engagé et très réussi ». Mais il n’a pas cherché à la contacter, hormis un coup de fil bref et énigmatique à l’un des frères, ni surtout à reconstituer les faits qui ont pourtant été documentés : notamment dans « Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire, des années 1970 à aujourd’hui », de Mogniss H. Abdallah, (Libertalia, 2012), et dans le documentaire de 20 minutes, du même auteur, Abdel pour Mémoire, monté en 1988, la veille du procès à Bobigny, avec l’Agence IM’média, et le Comité Justice pour Abdel.
On y voit l’inverse de ce qu’il montre. Au lieu d’un père hagard, qui rase les murs, Monsieur Benyahia est en première ligne et sera de toutes les manifestations et réunions publiques. Avec son épouse et ses fils, soudés. Il est en tête de la marche silencieuse du 9 décembre, qui va de la cité des 4000 jusqu’aux Quatre-Chemins à Pantin, et rassemble deux mille personnes. Il est à celle du 10 décembre à Paris où les portraits d’Abdel et Malik sont alignés côte à côte. Il participe à un meeting décisif à La Courneuve, le 9 janvier, avec le soutien total de la Ville pour dénoncer un racisme structurel et l’impunité des violences policières qui sont le lot de la jeunesse des banlieues. C’est cette dynamique qui permettra d’obtenir l’une des premières condamnations à la prison ferme pour un crime policier. On a du mal à croire que Bouchareb l’ignore.
Il n’a pourtant pas lésiné sur l’utilisation de l’archive. Les images sont nombreuses et saisissantes des manifestations et de la violence de leur répression, des déclarations politiques et médiatiques du moment, dont celle très remarquée du ministre délégué à la Sécurité, Robert Pandraud, à propos de Malik Oussékine : « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con dans la nuit. » Ou encore le témoignage édifiant de Paul Bayzelon, fonctionnaire au ministère des Finances, qui laisse le jeune homme entrer dans son immeuble pour le protéger et assiste à son lynchage.
L’abondance en est telle que certains plans de fiction ont parfois l’air de documents d’archives brouillant alors un peu plus le propos. De même, le parti-pris musical où des scènes de répression brutale sont rythmées par l’énergie électro de la Mano negra ou des Rita Mitsouko peut laisser dubitatif... Mais c’est cette représentation manichéenne d’une famille intégrée et éduquée, ayant réussi socialement, et d’une autre déclassée, soumise, apeurée qui heurte, d’autant plus qu’elle est contraire à la vérité. Il en ressort un film qui accumule les clichés et les caricatures, et reproduit une vision de classe et de surplomb.
Nos frangins a, en dépit de tout cela, été sélectionné pour représenter l’Algérie aux Oscars, et reçu un accueil médiatique enthousiaste qui reprend en chœur sans la vérifier, la thèse de « Deux bavures, deux assassinats. Le pouvoir ne veut pas de vague. Au frère de Malik, Mohamed (Reda Kateb) et à sa sœur Sarah (Lyna Khoudri), on tente aussi de maquiller les faits. Eux, contrairement au père d’Abdel, ne se laisseront pas endormir, exigeront la vérité, mèneront combat pour que justice soit faite et rendue. (Véronique Cauhapé, Le Monde, 7 décembre 2022). Comme si rendre compte de la mort d’Abdel Benyahia suffisait et que l’on pouvait mépriser son histoire. Au micro de Rebecca Manzoni, toujours sur France Inter, le 7 décembre, Reda Kateb affirmait pourtant : « On a une responsabilité quand on interprète une personne réelle. » Exactement...
Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Nos frangins ait blessé la famille qui a rendu public un communiqué où elle cingle : « Alors certes, il s’agit d’une fiction cinématographique, mais le cinéma ne permet pas tout et n’importe quoi, surtout lorsqu’il s’agit de faits et de personnages réels cités en nom propre. » Et elle s’insurge contre les propos du réalisateur, qui prétend que la rencontre entre les deux familles « n’a pas existé » mais qu’il la suscite grâce à sa fiction. Alors que « différents membres des deux familles se sont bien rencontrés à plusieurs reprises » et que « dès nos premières manifs, nous avions une grande banderole qui disait « Abdel, Malik, plus jamais ça ! ».
Aussi demande-t-elle, pour rétablir la vérité, que Nos frangins soit précédé de la projection du documentaire Abdel pour Mémoire, que nul ne rappelle plus, ou a minima du communiqué. Ce qui a été fait, le 2 décembre, avant la sortie en salle, au cinéma L’Etoile de la Courneuve, où était également organisée une exposition, et dont a rendu compte l’Humanité, déclenchant la lutte du pot de terre contre le pot de fer.
Le président français Emmanuel Macron reçu par Abdelmadjid Tebboune
Je n’ai pas à demander pardon, ce n’est pas le sujet, le mot romprait tous les liens», affirme-t-il dans un long entretien avec l'écrivain Kamel Daoud publié mercredi soir dernier dans l’hebdomadaire Le Point. «Le pire serait de conclure : ‘‘On s’excuse et chacun reprend son chemin’’», dit-il. «Le travail de mémoire et d’histoire n’est pas un solde de tout compte», poursuit-il. «C’est, bien au contraire, soutenir que dedans il y a de l’inqualifiable, de l’incompris, de l’indécidable peut-être, de l’impardonnable», souligne-t-il. Ajoutant : «J’espère d’ailleurs que le président Tebboune pourra venir en 2023 en France.» Interrogé sur la possibilité d’une cérémonie de recueillement du président algérien sur les sépultures des membres de la suite de Abdelkader, héros de la résistance à la colonisation française, enterrés à Amboise, il a estimé que ce serait «un très beau et très fort moment» et qu’il le «souhaitait». «Je crois que cela fera sens dans l’histoire du peuple algérien. Pour le peuple français, ce sera l’occasion de comprendre des réalités souvent cachées», dit-il encore. Abdelkader (1808-1883) a été détenu à Amboise avec toute sa famille de 1848 à 1842.
Le contentieux historique entre l’Algérie et la France reste donc entier. Macron a tenté plusieurs gestes depuis le début de sa présidence. Il avait estimé que la colonisation française est un crime contre l’humanité, une barbarie et avait rendu hommage aux victimes de la répression par la police française de la marche pacifique des Algériens à Paris en Octobre 1961. Il a reconnu l’assassinat de Ali Boumendjel. Mais il a rétropédalé lorsqu’il s’était interrogé sur l’existence d’une nation algérienne construite, à ses yeux, sur une rente mémorielle, ce qui avait suscité une crise diplomatique entre Alger et Paris. Le rapport de l’historien Benjamin Stora a été jugé incomplet par l’Algérie en n’évoquant ni la question des excuses ni celle de la repentance des autorités françaises. Actuellement, une commission d’historiens français et algériens travaille sur cette problématique de la mémoire et de la réconciliation. Afin de l’éclairer, nous avons jugé utile de rappeler les grandes idées développées dans un appel – toujours d’actualité – intitulé France-Algérie : dépasser le contentieux historique. Il a été rédigé à l’initiative d’historiens français et algériens et signé par les personnalités qui avaient lancé le 31 octobre 2000 «L’Appel des douze» pour la reconnaissance par la France de la torture pratiquée durant la Guerre d’Algérie. Signée par diverses personnalités françaises et algériennes, elle a été rendue publique le 30 novembre 2007. C’est une adresse «aux plus hautes autorités de la République française» pour «faire advenir une ère d’échanges et d’amitié entre les deux pays et, au-delà, entre la France et les pays indépendants issus de son ancien empire colonial». Il est dit dans ce texte que «quelles qu’aient été les responsabilités de la société, c’est bien la puissance publique française qui, de la Restauration en 1830 à la Ve République en 1962, a conduit les politiques coloniales à l’origine de ces drames. Sans omettre la complexité des phénomènes historiques considérés, c’est bien la France qui a envahi l’Algérie en 1830, puis l’a occupée et dominée, et non l’inverse : c’est bien le principe des conquêtes et des dominations coloniales qui est en cause. En même temps, nous sommes attentifs aux pièges des nationalismes et autres communautarismes qui instrumentalisent ce passé ainsi qu’aux pièges d’une histoire officielle qui utilise les mémoires meurtries à des fins de pouvoir, figeant pour l’éternité la France en puissance coloniale et l’Algérie en pays colonisé. Et c’est précisément pour les déjouer – comme pour déjouer les multiples formes de retour du refoulé – que nous voulons que la souffrance de toutes les victimes soit reconnue et qu’on se tourne enfin vers l’avenir. Cela peut être accompli non par des entreprises mémorielles unilatérales privilégiant une catégorie de victimes, mais par un travail historique rigoureux, conçu notamment en partenariat franco-algérien. Plus fondamentalement, dépasser le contentieux franco-algérien implique une décision politique, qui ne peut relever du terme religieux de ''repentance''. Et des ''excuses officielles'' seraient dérisoires.» Le texte ajoute : «Nous demandons donc aux plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie. Une reconnaissance nécessaire pour faire advenir une ère d’échanges et de dialogue entre les deux rives et, au-delà, entre la France et les nations indépendantes issues de son ancien empire colonial.»
«La providence nous teste mes frères, soyons dignes de la situation ».
Ce dire attribué a Amirouche, au détour d’un bombardement sur les monts d’Akfadou résume toute la sagesse de l’homme et le sang-froid qui le caractérisait. Ce texte commence par une expression que nous a légué Amirouche, ce grand homme qui a donné son sang pour que l’Algérie retrouve sa place au concert des nations.
De l’homme, nous pouvons également ne pas oublier la bleuite, cette tache noire, ce coup de maitre des services de renseignements français qui ont pu purger les éléments les plus brillants de l’ALN sans tirer une balle. Des milliers de morts, torturés et exécutés par leurs frères.
En réussissant à faire croire qu’un pan important des cadres de l’ALN étaient des agents infiltrés qui travaillaient pour la solde de la France, le capitaine Leger, l’architecte de cette sordide opération, avait à lui seul réussi ce que l’armée française toute entière n’avait pas pu réaliser. En réponse à l’opération Oiseau bleu, qui fut un fiasco pour l’Armée française, le génie du renseignement travaillait sur le terrain pour mettre un coup à l’ALN.
Du dire des spécialistes, les effets de la bleuite, qui priva l’Algérie indépendante de ses médecins, cadres, ingénieurs et lettrés se font ressentir jusqu’à nos jours. Tant il fallait attendre pour re-former toute une génération.
Mais le propos n’est pas de nous apitoyer ou pleurer nos morts. Nous avons, nous et nos anciens fait notre deuil. La question est de nous pencher sur ce cas d’école et en tirer toutes les conséquences pour ne pas y tomber une seconde fois si une situation similaire s y présentait.
Les cadres de l’ALN étaient des paysans, peu formés et naïfs. Ils étaient peu instruits des ruses et des techniques de propagande dont étaient capables les chefs militaires français. La lettre écrite, d’ailleurs par Amirouche au capitaine Léger témoigne d’une vision obsolète et rudimentaire. Il ne pouvait pas visualiser qu’un gradé français pouvait tomber en bassesse et utiliser ainsi des éléments autochtones comme infiltrés. Bien tardivement, qu’on se rendit compte de la vrai nature de ce complot. Sordide.
Mais à la guerre comme à la guerre…
Tous les moyens sont permis… c’est de bonne guerre
Ce qui n’est pas de bonne guerre, aujourd’hui
C’est de croire comme le prétend le journal EL Moudjahid, que sous le ciel Algérie, tout va bien et que nous n’avons jamais été aussi heureux que sous le règne de fakhamate Tebboune. L’ex-ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, dresse dans les colonnes du Figaro un portrait noir de l’Algérie d’aujourd’hui.
En homme averti et informé, il peint une Algérie aux abois. Non pas par mépris pour enfoncer davantage nos responsables. Il dit des vérités que nous connaissons tous. Oui l’Algérie est aux abois.
Ce qui la maintient encore debout est la classe moyenne qui la soutient grâce à l’arrosage en millions de dinars, classe qui se sont l’obligé d’un système qu’elle pense la nourrir alors que c’est le contraire qui se passe. C’est cette classe d’obligés, de petits fonctionnaires qui trime le jour et jouant sur tous les fronts pour arrondir les fins de mois qui maintient encore le système en place.
Qui dicte la loi à Sidi M’hamed ? Tribunal honni par les Algériens ?
Qui fait la loi ? Est-ce le juge qui comme le prince dit et fait la loi au même temps, à l’instant même, tel un énoncé performatif. Le droit algérien, s’il est respecté peut-il mettre des enfants en prison parce qu’ils ont gribouillé leur colère sur le net ?
Le Droit algérien a-t-il prévu qu’on enferme des hommes parce qu’ils veulent se réunir et discuter ensemble de leur destin et de l’avenir de leurs enfants ?
Le Droit algérien dit-il qu’il est interdit de penser, de rêver, de vouloir changer les choses, de vouloir changer ceux qui sont aux commandes ?
Le droit algérien est-il inscrit sur papier ou c’est le juge du Tribunal de Sidi M’hamed qui le dit en fonction de son humeur, en fonction des intérêts du moment et des chefs aux commandes ?
Quelle image pouvons-nous avoir de notre pays à l’instant t ?
Au vu de ce qui se passe dans le monde, nous sommes une réserve d’énergie. Il est possible de faire jouer cette carte pour faire taire les observateurs étrangers qui voudraient mettre le nez dans nos affaires internes.
Si nous sommes clairvoyants, nous pouvons faire fructifier cette énergie en faisant ramener des investisseurs étrangers pour produire chez nous. Nous aurons des emplois, et développerons notre industrie.
Nous pouvons la vendre à ceux qu’ont besoin (l’Europe). En contrepartie, nous achèterons la paix sociale en fermant le bec à toute contestation. Nous louerons les services des barbouzes pour liquider la diaspora pensante, parce que c’est elle le danger aujourd’hui. Elle est celle qui dit et corrobore les dires du diplomate français.
Les milieux avisés ont lancé l’alerte, d’ailleurs. Les services de renseignements seraient sur le point de commettre des attentats à l’encontre de la diaspora établie à l’étranger pour la faire taire.
Est-ce que l’Algérie va bien ? Non.
Qui va prendre le relais demain ? Qui succédera à cette classe mourante ? Les jeunes ? Quel jeune croit-il à un avenir en Algérie ?
Etes-vous sérieux ?
Même Dieu, pour rendre son narratif sérieux a créé un ennemi, le diable qu’il faut combattre, lui le grand fauteur de trouble.
Mais chez nous, aux dire du journal El Moudjahid, tout va bien Madame la Marquise. A part que le feu dans la maison Algérie a presque tout consumé, tout va bien. Pourvu qu’on continue à brader nos ressources. Pourvu que le peuple ne dit rien. La terreur et la peur des emprisonnements arbitraires a eu raison de la fierté algérienne. La terreur a fermé les yeux devant l’injustice. La terreur a oublié nos racines berbères.la terreur a vendu notre voisin pour un plat de lentilles parce qu’il a esquissé une critique. La terreur nous fait faire offrandes et prières pour ne pas croiser un homme de loi ou son représentant. La terreur peint un tableau idyllique de l’Algérie de 2023. La terreur, de son linceul entrave l’Algérie. Mais telles les céréales, le printemps reviendra. Germeront sur les plaines Algérie des millions d’espoirs, des millions de révoltes.
Un collectif animé par Yoann Sportouch et Linda Torche, comprenant des historiens, des chercheurs, des politiques, des artistes, des étudiants et des responsables de la société civile, demande, dans une tribune au « Monde », au gouvernement de ne pas abandonner ce projet lancé il y a deux ans et que la ville de Montpellier est prête à accueillir.
Il y a deux ans, le 20 janvier 2021, Benjamin Stora remettait son rapport au président de la République française, Emmanuel Macron, dans lequel une des préconisations concernait la relance du projet de musée de la France et de l’Algérie à Montpellier, qui avait été abandonné en 2014 (« Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie »).
Cette préconisation s’inscrit dans un travail de long terme mené par différentes organisations, associations et personnalités de la société civile pour l’émergence d’un institut de la France et de l’Algérie.
En octobre 2021, le groupe Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes a appuyé à nouveau cette demande auprès du président de la République, pour la création de cet institut de la France et de l’Algérie : un lieu muséal où histoire, mémoires, art, dialogue et coopération pourraient coexister. Emmanuel Macron s’y était alors engagé.
Lors de son voyage en Algérie fin août 2022, il a renouvelé sa volonté de mener ce projet d’institut de manière conjointe et d’en faire, selon ses mots, un lieu « où la mémoire (…) projette un espace à la fois de recherche, de vérité, sans doute de reconnaissance, mais aussi de création, de culture, de partage ». Michaël Delafosse, maire (PS) de Montpellier, a également réaffirmé en août la légitimité de la ville, terre d’accueil de nombreux rapatriés et harkis, afin d’y construire cet institut « pour regarder courageusement le passé, mais aussi tracer des lignes d’avenir ».
Un futur commun
Aujourd’hui, nous, associations, historiens, artistes, chercheurs, acteurs de l’écosystème culturel et de la société civile, rappelons que la concrétisation de ce projet est plus qu’essentielle au dialogue des mémoires. Nous y voyons un outil pour les réconcilier mais aussi mettre en lumière la vérité historique et construire un futur commun pour les nouvelles générations.
Avec « Les Harkis » (au cinéma le 12 octobre), Philippe Faucon revient en Algérie une quinzaine d'années après « La Trahison ». Un nouveau film qui imprime une page importante dans la longue, complexe et secrète filmographie française sur la guerre d'indépendance algérienne.
Philippe Faucon avait 4 ans en 1962. À cet âge-là, que retient notre mémoire ? En évoquant son enfance algérienne et la guerre qui n'avait pas de nom, le cinéaste a cette belle expression : « J'ai l'impression de me souvenir. » Souvenir obscur d'une nuit de peur. Son père, militaire, n'est pas là. Des ombres tambourinent aux portes du village, on tente de forcer les maisons barricadées. Dans un réflexe désespéré, la mère de Philippe cache son enfant dans un placard : « Cet épisode a eu lieu, ma mère me l'a raconté. Je me suis demandé par la suite si j'en avais réellement le souvenir ou si ce souvenir était celui d'un récit préalable qu'en aurait fait ma mère. »
Flash-back
Au Bowdoin College de Brunswick, dans le Maine, Meryem Belkaïd dirige un séminaire intitulé « Représentations de la guerre d'indépendance algérienne ». Selon la chercheuse, le cinéma français relate volontiers ce conflit en flash-back. C'est par exemple le cas dans Des hommes , de Lucas Belvaux (2021) ou encore Mon colonel , de Laurent Herbiet (2006). Autant qu'à la guerre, ces projets s'intéressent au traumatisme, à ces cicatrices françaises. Philippe Faucon, lui, conjugue ce passé au présent. Dans ses films, il n'est plus question d'« impressions de souvenirs » : le spectateur regarde la guerre en face. En 2005, La Trahison marque une date importante dans la représentation du conflit. Ce sera sans doute aussi le cas des Harkis qui sort le 12 octobre.
Dans La Trahison , le lieutenant Roque (Vincent Martinez), commande aussi bien des appelés français que des soldats algériens. Sa patrouille paraît soudée… jusqu'à ce que sa hiérarchie lui apprenne que certains de ses hommes ont pour projet de l'assassiner. Récit plus ample, Les Harkis parcourt plusieurs années avant d'atteindre le carrefour de 1962. A la veille des accords d'Evian, la France s'engage à protéger tous ses soldats. Or, lors de la démobilisation, il s'avère que la nation compte abandonner les Algériens engagés à ses côtés. Les harkis vont découvrir qu'ils ont cru servir un pays qui s'est servi d'eux.
Selon Meryem Belkaïd, La Trahison montrait à quel point la société coloniale était « fondamentalement ségréguée et Philippe Faucon tentait de dépasser ce que l'on croyait savoir du conflit ». L'enseignante observe aussi la façon dont la politique française et cinéma se répondent. La Trahison, comme L'Ennemi intime (2007) de Florian-Emilio Siri, appartient à une série de titres sortis après 1999, lorsque l'Assemblée nationale adopte une loi qui efface des documents de la République le terme d'« opération de maintien de l'ordre en Afrique du Nord » pour imposer celui de guerre d'Algérie. La même année, Abdelaziz Bouteflika accède au pouvoir à Alger et affiche sa volonté de réhabiliter des figures du nationalisme algérien comme Ferhat Abbas et Messali Hadj. « Ces deux événements concomitants, même s'ils ne sont pas révolutionnaires, permettaient de dépasser des silences. Et ils ont eu une résonance dans le cinéma. »
Les ciseaux de la censure
Pourtant, plus de quinze ans après La Trahison, Philippe Faucon aura bien du mal à monter Les Harkis. Le sujet autrefois réputé « compliqué » est désormais « lointain ». À vrai dire, la production d'un film sur la guerre d'Algérie aura toujours représenté une ascension longue et incertaine. À tel point que le cinéma français donne le sentiment de fuir son propre passé. Dans son discours célébrant l'anniversaire des accords d'Evian, Emmanuel Macron lui-même évoquait plus largement « le silence » de la France : « Il ne fallait pas en parler. Quelques-unes de ces mémoires étaient reconnues, mais elles étaient irréconciliables, le travail ne pouvait être fait. Et donc, le caractère irréconciliable a d'abord triomphé par le déni, par les silences… »
La France n'a jamais produit son grand film emblématique: pas de 'Full Metal Jacket' ou 'Apocalypse Now' sur l'Algérie.
Meryem Belkaïd, Bowdoin College de Brunswick (Maine)
On dénombre pourtant plus de 50 films de fiction tournés sur le sujet entre les années 1960 et le début 2000. À cela s'ajoute une bonne centaine de documentaires. D'où vient alors cette étrange et tenace impression de béance dans le patrimoine ? Si les films sont nombreux, aucun n'a su s'élever en un monument : « La France n'a jamais produit son grand film emblématique. Il n'y a pas d''Apocalypse Now ' ou de 'Full Metal Jacket' sur l'Algérie », constate Meryem Belkaïd. Ce n'est pas faute d'avoir tardé. Plusieurs films sur la guerre voient le jour pendant la guerre même. En 1962, Alain Cavalier tourne Le Combat dans l'île et Jacques Rozier Adieu Philippine . L'année suivante, Alain Resnais réalise Muriel, ou le temps retour et Jean-Luc Godard Le Petit Soldat. Puis Cavalier récidive en 1964 avec L'Insoumis.
Si le cinéma n'est pas silencieux, la censure se charge volontiers de le faire taire. Au couperet étatique viendra s'ajouter celui, parfois tout aussi arbitraire, de la postérité : « On cite souvent les films de Godard ou Resnais. On revoit beaucoup moins 'Avoir 20 ans dans les Aurès ' (1961) qui est un film capital, car René Vautier est un cinéaste plus oublié », déplore Meryem Belkaïd. Enfin, s'étend l'autocensure du monde du cinéma lui-même et d'un public qui ne veut pas toujours voir ces films, même s'ils existent.
En 1966, lorsque le cinéaste italien Gillo Pontecorvo présente La Bataille d'Alger à la biennale de Venise, la délégation française claque la porte du festival avant la projection. « Parmi eux, il y avait des officiels mais aussi des professionnels du cinéma », rappelle Meryem Belkaïd. Le film n'en remporte pas moins le Lion d'or. Il ne sortira en France qu'en 1971, furtivement, avant d'être retiré de l'affiche à la suite de des menaces de bombes. La Bataille d'Alger ne connaît une véritable exploitation qu'à partir de 2004.
La gégène et le chalumeau
En filmant sans détour la gégène et le chalumeau, Pontecorvo touche un point crucial dans le refoulé français. Dès 1957, le préfet Paul Teitgen présente sa démission en révélant les exactions des troupes françaises. L'année suivante, les Editions de Minuit publient La Question d'Henri Alleg, livre rapidement interdit qui continuera à circuler sous le manteau. Il est adapté au cinéma par Laurent Heynemann avec Jacques Denis, Nicole Garcia et Jean Benguigui et le film sort en 1977, assorti d'une interdiction aux moins de 18 ans. Le livre d'Alleg apparaît dans Le Petit Soldat et c'est encore autour de la torture que les ciseaux de la censure s'agitent au-dessus de Godard, tandis que le député Jean-Marie Le Pen réclame son expulsion vers la Suisse. Le Petit Soldat ne sortira qu'après la guerre, en 1963.
Dans La Trahison, la torture n'est présente que sous forme d'allusion dans un dialogue. Avec Les Harkis, Philippe Faucon attaque le sujet de front : des Français torturent des Algériens ; des Algériens torturent d'autres Algériens… et si ce n'est pas le sujet de son film, Faucon ajoute que « la torture a été pratiquée aussi par certains éléments du FLN ». Autant de scènes, puissantes et pudiques, tournées à juste distance, à tel point que la barbarie devient une évidence. « Ces séquences posent des questions de sens, précise le cinéaste. Que s'agit-il de dire ? Et comment le dire ou le montrer ? Il ne s'agit pas d'occulter ou de minimiser les violences générées par la guerre d'Algérie, elles y ont été très présentes. Mais il s'agit encore moins de faire de ces violences un spectacle, une démonstration d'effets spéciaux, quelque chose de l'ordre de l'hypnose consumériste ou de la fascination trouble. Il s'agit au contraire d'évoquer des comportements générés par le fait d'une guerre contemporaine qui fut particulièrement révélatrice de multiples parts sombres de l'humain. »
L'Algérie, en effet, ne représente en rien une exception. D'Abou Ghraib en Irak à Izioum en Ukraine, aucune armée ne trimballe pas dans la postérité le boulet de ses crimes… Or la torture aura constitué un élément particulièrement central dans la mise en récit de la guerre d'Algérie : « L'Algérie a révélé que nous pouvions nous aussi avoir des pratiques que jusque-là on associait plutôt à d'autres, à la Gestapo ou à un vieux fond de brutalité propre aux Allemands, poursuit Philippe Faucon. Ces pratiques, nous en avions nous-mêmes été les victimes peu de temps auparavant et il n'était pas imaginable que nous puissions les reproduire. » La torture révèle aussi la nature de cette filmographie : vaste et secrète ; indispensable et dérangeante. Ces films ressemblent à cette guerre. Ils sont nos miroirs. Ni flatteurs, ni sévères, leurs reflets renvoient les Français vers un épisode de leur passé, mais aussi vers une facette de leur identité.
Entre La Trahison et Les Harkis, Philippe Faucon a tourné plusieurs films contemporains. Parmi eux, La Désintégration retraçait le parcours d'un jeune français d'origine maghrébine vers le djihadisme. Dans Fatima, il suivait une femme émigrée qui peine à apprendre le français tandis que ses deux filles parlent difficilement l'arabe. Le cinéaste ne sépare pas ces travaux-là de ses reconstitutions historiques : « Des questions qui traversent des films comme 'La Trahison' ou 'La Désintégration sont, à travers les deux époques, tout à fait en miroir. Dans 'La Trahison', l'un des jeunes Algériens impliqué côté français dit qu'il veut être considéré comme un « Français total ». Une question qui est aussi à l'oeuvre dans 'La Désintégration'. »
Cependant, si les images des films restent à jamais figées, le regard que nous posons sur elles évolue : « Au moment de la sortie de 'La Trahison', la génération qui a vécu la guerre est encore présente dans les salles, se souvient Faucon. Aujourd'hui, elle l'est moins. Les générations nées après la guerre ont pris la suite, mêlées à un public plus général. Les positions très sectaires ou très rigides sont moins nombreuses. Á l'époque de « La Trahison, il y a eu quelques échanges en forme de dialogues de sourds, où on refaisait la guerre ou le film de manière complètement fermée à la parole opposée. Aujourd'hui, des blessures ou des clivages demeurent, bien évidemment, mais il me semble que quelque chose a quand même un peu évolué. Hier, un spectateur dont les parents ont été engagés dans un soutien au FLN a dit ne plus considérer l'histoire des harkis de la même façon. »
Ainsi, sans se presser, s'éloigne le XXe siècle. Dans la Méditerranée, un sillon se referme. Un jour, de cette guerre qu'on nomme enfin, ne restera que des « impressions de souvenirs ». Puis des films de cinéma qui, pour les meilleurs, témoigneront de la douleur mais aussi de la complexité d'un lointain passé.
Vues d'Algérie
Selon Meryem Belkaïd, les spectateurs Algériens abordent ces films avec la conscience qu'ils s'adressent avant tout à un public français. « C'est la France qui fait son travail de mémoire. Or les traumatismes de la société française ne sont pas ceux de la société algérienne. » Le cinéma algérien, lui, nous offre une perspective tout autre. Après La Bataille d'Alger, il va plus volontiers représenter le peuple ordinaire, notamment dans les classiques Mohammed Lakkhdar-Hamina : Le Vent des Aurès (1967) et Chronique des années de braise, sa Palme d'or de 1975.
À partir des années 2010, l'Etat encourage la production de biopics autour de grandes figures comme Zabana ! (2012) de Saïd Ould Khelifa ou Krim Belkacem (2014) d'Ahmed Rached.
Parallèlement, de façon plus discrète mais plus intéressante, un cinéma indépendant s'empare du sujet. Des documentaires comme La Chine est encore loin (2010) de Malek Bensmaïl ou Fidaï de Damien Ounouri interrogent la mémoire du pays et les témoins d'aujourd'hui. L'étonnant Loubia Hamra (2013) de Marimane Mari fait rejouer la guerre à des enfants. Autant de films qui « posent des questions plus qu'ils ne déroulent des discours ».
Adrien Gombeaud
Publié le 7 oct. 2022 à 6:03Mis à jour le 10 oct. 2022 à 9:39
Complexe, méconnue et souvent censurée, la filmographie concernant la guerre d'indépendance algérienne est pourtant plus riche qu'on ne pourrait le penser. Du « Petit Soldat » de Jean-Luc Godard aux « Harkis » de Philippe Faucon, voici 7 visions cinématographiques de la guerre d'Algérie.
Comment la France aborde-t-elle la question de la Guerre d'Algérie au cinéma ? Comment l'Algérie filme-t-elle son indépendance ? Longtemps ignoré ou évacué, ce pan de l'histoire retrouve le chemin des salles obscures sous la forme de récits complexes et variés. De près ou de loin, du côté des harkis ou des soldats français, ancré dans le passé ou conjugué au présent, le conflit gagne aujourd'hui en reconnaissance. Ces six films, tournés au crépuscule de la guerre jusqu'à nos jours, servent un important devoir de mémoire.
« Le Petit Soldat » de Jean-Luc Godard (1963)
Fruit de la tentative de production cinématographique sur la Guerre d'Algérie des années 1960, « Le Petit Soldat » connaît le même sort que les autres films. Censuré, ce long-métrage ne sortira qu'après la guerre en 1963, et sera critiqué autant par la gauche que par la droite.
Le film suit un déserteur naïf devenu agent secret, Bruno (Michel Subor), recruté par un parti anti-FLN suisse pour fomenter un assassinat. Réflexion sur la liberté et le désenchantement de l'engagement, cette fiction met en perspective cet individu désillusionné qui « aime la France » mais s'oppose au nationalisme et une jeune femme engagée au Front de Libération Nationale (FLN), Veronica (Anna Karina dont c'est la première collaboration avec Godard), porteuse d'un idéal anticolonial.
« Muriel ou le temps d'un retour » d'Alain Resnais (1963
Le troisième film d'Alain Resnais se situe dans la lignée de ces productions qui entretiennent un rapport flou à la Guerre d'Algérie. L'action se passe en France mais les souvenirs de l'Algérie imprègnent les mémoires collectives et individuelles des personnages qui ont chacun une vision distordue du conflit et du pays, la confusion progressant au fur et à mesure que le récit avance, comme des épisodes impossibles à réconcilier.
Muriel, le personnage qui donne son nom au film, n'apparaît pas une seule fois dans le long-métrage. Pourtant le souvenir de la jeune femme torturée hante Bernard (Jean Baptiste Thierrée) qui revient d'Algérie.
« La Bataille d'Alger » de Gillo Pontecorvo (1970)
Le long-métrage connaît une naissance compliquée. Présenté à la Biennale de Venise en 1966, il suscite l'indignation de la délégation française qui refuse d'assister à la projection mais remporte le Lion d'Or. Récit du conflit relativement équilibré, « La Bataille d'Alger » met en lumière la réalité de la torture perpétrée par l'armée française, ce qui lui vaut une censure jusqu'en 2004. A sa sortie officielle, en 1970, les pressions et les menaces à la bombe visant les cinémas pariant sur la production sont trop fortes pour pouvoir continuer à projeter le film en salles en toute sécurité.
Sur un scénario tiré des mémoires de Yacef Saâdi, ancien cadre de la FLN à Alger, qui joue son propre rôle, « La Bataille d'Alger » se situe au coeur des événements. Les assistants techniques sont des survivants de la bataille.
« Avoir 20 ans dans les Aurès » de René Vautier (1972)
Cinéaste militant, René Vautier ne cesse tout au long de sa carrière de dénoncer le racisme et le colonialisme malgré de nombreuses censures, inculpations et des conditions de tournage et de montage souvent entravées par les gouvernements et les institutions. Il est notamment l'auteur du premier film anticolonialiste français, « Afrique 50 », mais c'est dans « Avoir 20 ans dans les Aurès » qu'il s'empare de la question coloniale algérienne. Méconnu et souvent oublié, ce film reçoit pourtant le Prix de la critique au Festival de Cannes en 1972.
Centré sur un groupe de Bretons envoyés en Algérie, ce long-métrage dépeint la transformation d'individus pacifistes et réfractaires, envoyés dans un camp pour insoumis, en véritables machines de guerre.
Loubia Hamra de Narimane Mari (2013)
Du côté algérien, les cinéastes tentent également de se réapproprier leurs vécus par la fiction. Pour son premier film, la réalisatrice Narimane Mari, qui était auparavant productrice, fait le choix de traiter ce conflit à hauteur d'enfants. Dans « Loubia Hamra », des enfants algériens qui « jouent » à la guerre capturent un jeune soldat français et finissent par renoncer à l'idée de le torturer.
Avec ces jeunes enfants devenus acteurs, la réalisatrice donne un nouveau point de vue sur le conflit et les rapports de force. Son exploration par le prisme de l'innocence et de l'imaginaire enfantin est celle des traumatismes des Algériens, bien différents de ceux des Français qui n'ont pas vécu les dernières heures de l'OAS de la même manière.
« Des Hommes » de Lucas Belvaux (2020)
Le film n'aborde pas, contrairement à d'autres, le conflit de manière frontale, mais lui préfère le flash-back. De cette manière Lucas Belvaux parvient à mettre ce sujet peu exploité à distance et à donner à voir les cicatrices et les traumatismes de deux cousins, appelés de la guerre d'Algérie : Bernard (Gérard Depardieu) et Rahut (Jean-Pierre Darroussin) qui entretiennent une relation pour le moins conflictuelle.
« Les Harkis » de Philippe Faucon (2022)
Film le plus récent parmi ceux qui composent cette liste, « Les Harkis » n'a pas peur de regarder la complexité de la Guerre d'Algérie en face. Retraçant les années qui précèdent les Accords d'Evian, le film fait le récit de la manière dont la France a abandonné les Harkis après s'être servie d'eux.
« Les Harkis » n'est pas le premier film sur la Guerre d'Algérie du réalisateur, familier de la thématique en tant que fils de militaire qui a vécu entre le Maroc et l'Algérie et dont les parents ont vécu la fin du conflit. En 2005, il réalise « La Trahison » sur les désillusions d'un jeune officier français qui a sous ses ordres près de 400 hommes. Avec toujours le même regard sur la complexité de la société, ses deux films communiquent et nous donnent à voir des récits oubliés d'un conflit qui a marqué les deux pays et toutes les populations qui s'y croisent et s'y entremêlent.
Par Léa Colombo
Publié le 12 oct. 2022 à 15:34Mis à jour le 12 oct. 2022 à 18:13
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