En novembre 1986 — dans le premier gouvernement de cohabitation, où Jacques Chirac a été nommé premier ministre par François Mitterrand —, le projet de loi Devaquet, qui introduit une sélection à l’entrée et à la sortie des universités, met des centaines de milliers de lycéens et d’étudiants dans la rue. La mobilisation va monter en puissance jusqu’au défilé historique du 4 décembre qui draine entre la Bastille et les Invalides près d’un million de personnes. Le 5 décembre, nouvelle manifestation. Les brigades de « voltigeurs » (policiers se déplaçant à moto, armés de longs bâtons inspirés des « bidules » de la guerre d’Algérie) ont été mobilisées et ratissent le Quartier latin jusque tard dans la nuit. La suite, la mort de Malik Oussekine, dans la nuit du 5 au 6 décembre, est connue. Le jeune étudiant franco-algérien qui rentrait chez lui est pris dans des affrontements et tabassé à mort lorsqu’il tente de se réfugier dans un immeuble. Ce qui en revanche est moins connu, sinon des militants des luttes contre les crimes racistes et les violences policières, c’est la mort, la même nuit, d’Abdelouahab Benyahia, dit Abdel, un autre jeune Français d’origine algérienne, dans un café de Pantin, tué à bout portant, alors qu’il tentait de s’interposer dans une bagarre, par un policier pleinement alcoolisé, en dehors de son service.
C’est autour de cette trame que se tisse le nouveau film de Rachid Bouchareb, Nos frangins, sorti en salle le 7 décembre, qu’il présente comme « une fiction inspirée de faits réels », et qui aligne, selon la formule convenue, « une partie des meilleurs acteurs du moment » : Reda Kateb (Mohamed, le frère aîné de Malik Oussekine), Lyna Khoudri (sa soeur Sarah), Raphaël Personnaz (Daniel Mattei, de l’Inspection générale de la police nationale), et Samir Guesmi (le père d’Abdel), etc. Une fiction inspirée de faits réels donc, qui prétend reconstituer les faits sur trois jours : un des éléments clef, c’est que la mort de Malik Oussekine est connue dès la nuit du 6 décembre, tandis que celle d’Abdel est volontairement dissimulée sur près de 48 heures, les autorités politiques redoutant des réactions violentes devant ce double meurtre. Le premier provoquera la démission immédiate du ministre Devaquet et le retrait de sa loi, le 8 décembre. En revanche, des trois voltigeurs incriminés, l’un sera simplement mis à la retraite et les deux autres condamnés, en janvier 1990, à deux et cinq ans de prison avec sursis pour « homicide involontaire ». Le deuxième homicide, il faudra l’engagement sans faille de la famille d’Abdel pour le faire reconnaître et juger. Ses parents et ses huit frères, avec le comité Justice pour Abdel, et leurs avocats — dont Jacques Vergès, puis Léon Forster —, parviendront à ce que les faits soient requalifiés en « homicide volontaire » et que son assassin soit condamné à sept ans de prison ferme par le tribunal de Bobigny en 1988.
Rachid Bouchareb connaît bien l’histoire de Malik Oussekine dont SOS racisme fit son étendard : « Je suis parti avec ce mouvement de SOS racisme, et l’espoir qu’on allait changer la société car on y croyait beaucoup », indique-t-il dans le dossier de presse du film (SOS racisme en est partenaire, aux côtés de la Licra, de la LDH, d’Amnesty International et du Mrap). Il va finement reconstituer son environnement familial et mettre l’accent sur les éléments témoignant de son « intégration ». Le frère de Malik est un brillant entrepreneur qui connaît ses droits et ne se laisse pas intimider par la police. Sa sœur est en couple avec un policier et ne se range pas dans la catégorie de ceux qui détestent les forces de l’ordre. Malik avait sur lui une bible (utilisée pour le présenter dans un premier temps comme un phalangiste libanais — la période est aussi aux attentats liés à la situation au Proche-Orient...), il voulait devenir prêtre. Pour lui, la fiction va chercher à coller au plus près des faits.
Mais en ce qui concerne Abdel, c’est autre chose. Le réalisateur se targue d’avoir fait, avec sa co-scénariste l’écrivaine Kaouther Adimi, des recherches approfondies auprès de témoins et d’archives. Il n’hésite pas à affirmer — toujours dans le dossier de presse - : « Le père d’Abdel obéit et croit à tout ce qu’on lui dit (il est blessé, interdiction de voir le corps) tandis que le frère de Malik n’écoute pas ce que lui dit l’inspecteur Mattei : il veut voir le corps sans se contenter de rester derrière la vitre. Ce sont deux générations différentes. Le père d’Abdel, interprété par Samir Guesmi, représente ceci : j’accepte la situation, j’accepte mon statut dans ce pays, je me fais le plus invisible possible. Je connais les risques qui peuvent m’arriver et je veux protéger ma famille. Il ne veut pas que ses fils aillent à l’affrontement car il sait qu’ils ne gagneront pas et que la justice, ce n’est pas pour eux. Ce n’est pas dit comme cela mais je peux le dire car j’ai grandi dans cette réalité à l’époque. » Il a même grandi à deux pas de la famille d’Abdel, dit-il en interview avec Léa Salamé sur France Inter le 1er décembre après qu’elle a jugé le film « puissant, engagé et très réussi ». Mais il n’a pas cherché à la contacter, hormis un coup de fil bref et énigmatique à l’un des frères, ni surtout à reconstituer les faits qui ont pourtant été documentés : notamment dans « Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire, des années 1970 à aujourd’hui », de Mogniss H. Abdallah, (Libertalia, 2012), et dans le documentaire de 20 minutes, du même auteur, Abdel pour Mémoire, monté en 1988, la veille du procès à Bobigny, avec l’Agence IM’média, et le Comité Justice pour Abdel.
On y voit l’inverse de ce qu’il montre. Au lieu d’un père hagard, qui rase les murs, Monsieur Benyahia est en première ligne et sera de toutes les manifestations et réunions publiques. Avec son épouse et ses fils, soudés. Il est en tête de la marche silencieuse du 9 décembre, qui va de la cité des 4000 jusqu’aux Quatre-Chemins à Pantin, et rassemble deux mille personnes. Il est à celle du 10 décembre à Paris où les portraits d’Abdel et Malik sont alignés côte à côte. Il participe à un meeting décisif à La Courneuve, le 9 janvier, avec le soutien total de la Ville pour dénoncer un racisme structurel et l’impunité des violences policières qui sont le lot de la jeunesse des banlieues. C’est cette dynamique qui permettra d’obtenir l’une des premières condamnations à la prison ferme pour un crime policier. On a du mal à croire que Bouchareb l’ignore.
Il n’a pourtant pas lésiné sur l’utilisation de l’archive. Les images sont nombreuses et saisissantes des manifestations et de la violence de leur répression, des déclarations politiques et médiatiques du moment, dont celle très remarquée du ministre délégué à la Sécurité, Robert Pandraud, à propos de Malik Oussékine : « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con dans la nuit. » Ou encore le témoignage édifiant de Paul Bayzelon, fonctionnaire au ministère des Finances, qui laisse le jeune homme entrer dans son immeuble pour le protéger et assiste à son lynchage.
L’abondance en est telle que certains plans de fiction ont parfois l’air de documents d’archives brouillant alors un peu plus le propos. De même, le parti-pris musical où des scènes de répression brutale sont rythmées par l’énergie électro de la Mano negra ou des Rita Mitsouko peut laisser dubitatif... Mais c’est cette représentation manichéenne d’une famille intégrée et éduquée, ayant réussi socialement, et d’une autre déclassée, soumise, apeurée qui heurte, d’autant plus qu’elle est contraire à la vérité. Il en ressort un film qui accumule les clichés et les caricatures, et reproduit une vision de classe et de surplomb.
Nos frangins a, en dépit de tout cela, été sélectionné pour représenter l’Algérie aux Oscars, et reçu un accueil médiatique enthousiaste qui reprend en chœur sans la vérifier, la thèse de « Deux bavures, deux assassinats. Le pouvoir ne veut pas de vague. Au frère de Malik, Mohamed (Reda Kateb) et à sa sœur Sarah (Lyna Khoudri), on tente aussi de maquiller les faits. Eux, contrairement au père d’Abdel, ne se laisseront pas endormir, exigeront la vérité, mèneront combat pour que justice soit faite et rendue. (Véronique Cauhapé, Le Monde, 7 décembre 2022). Comme si rendre compte de la mort d’Abdel Benyahia suffisait et que l’on pouvait mépriser son histoire. Au micro de Rebecca Manzoni, toujours sur France Inter, le 7 décembre, Reda Kateb affirmait pourtant : « On a une responsabilité quand on interprète une personne réelle. » Exactement...
Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Nos frangins ait blessé la famille qui a rendu public un communiqué où elle cingle : « Alors certes, il s’agit d’une fiction cinématographique, mais le cinéma ne permet pas tout et n’importe quoi, surtout lorsqu’il s’agit de faits et de personnages réels cités en nom propre. » Et elle s’insurge contre les propos du réalisateur, qui prétend que la rencontre entre les deux familles « n’a pas existé » mais qu’il la suscite grâce à sa fiction. Alors que « différents membres des deux familles se sont bien rencontrés à plusieurs reprises » et que « dès nos premières manifs, nous avions une grande banderole qui disait « Abdel, Malik, plus jamais ça ! ».
Aussi demande-t-elle, pour rétablir la vérité, que Nos frangins soit précédé de la projection du documentaire Abdel pour Mémoire, que nul ne rappelle plus, ou a minima du communiqué. Ce qui a été fait, le 2 décembre, avant la sortie en salle, au cinéma L’Etoile de la Courneuve, où était également organisée une exposition, et dont a rendu compte l’Humanité, déclenchant la lutte du pot de terre contre le pot de fer.
par Marina Da Silva, 15 décembre 2022
https://blog.mondediplo.net/nos-frangins-ou-comment-reecrire-l-histoire
.
Les commentaires récents