Avec « Les Harkis » (au cinéma le 12 octobre), Philippe Faucon revient en Algérie une quinzaine d'années après « La Trahison ». Un nouveau film qui imprime une page importante dans la longue, complexe et secrète filmographie française sur la guerre d'indépendance algérienne.
Philippe Faucon avait 4 ans en 1962. À cet âge-là, que retient notre mémoire ? En évoquant son enfance algérienne et la guerre qui n'avait pas de nom, le cinéaste a cette belle expression : « J'ai l'impression de me souvenir. » Souvenir obscur d'une nuit de peur. Son père, militaire, n'est pas là. Des ombres tambourinent aux portes du village, on tente de forcer les maisons barricadées. Dans un réflexe désespéré, la mère de Philippe cache son enfant dans un placard : « Cet épisode a eu lieu, ma mère me l'a raconté. Je me suis demandé par la suite si j'en avais réellement le souvenir ou si ce souvenir était celui d'un récit préalable qu'en aurait fait ma mère. »
Flash-back
Au Bowdoin College de Brunswick, dans le Maine, Meryem Belkaïd dirige un séminaire intitulé « Représentations de la guerre d'indépendance algérienne ». Selon la chercheuse, le cinéma français relate volontiers ce conflit en flash-back. C'est par exemple le cas dans Des hommes , de Lucas Belvaux (2021) ou encore Mon colonel , de Laurent Herbiet (2006). Autant qu'à la guerre, ces projets s'intéressent au traumatisme, à ces cicatrices françaises. Philippe Faucon, lui, conjugue ce passé au présent. Dans ses films, il n'est plus question d'« impressions de souvenirs » : le spectateur regarde la guerre en face. En 2005, La Trahison marque une date importante dans la représentation du conflit. Ce sera sans doute aussi le cas des Harkis qui sort le 12 octobre.
Dans La Trahison , le lieutenant Roque (Vincent Martinez), commande aussi bien des appelés français que des soldats algériens. Sa patrouille paraît soudée… jusqu'à ce que sa hiérarchie lui apprenne que certains de ses hommes ont pour projet de l'assassiner. Récit plus ample, Les Harkis parcourt plusieurs années avant d'atteindre le carrefour de 1962. A la veille des accords d'Evian, la France s'engage à protéger tous ses soldats. Or, lors de la démobilisation, il s'avère que la nation compte abandonner les Algériens engagés à ses côtés. Les harkis vont découvrir qu'ils ont cru servir un pays qui s'est servi d'eux.
Selon Meryem Belkaïd, La Trahison montrait à quel point la société coloniale était « fondamentalement ségréguée et Philippe Faucon tentait de dépasser ce que l'on croyait savoir du conflit ». L'enseignante observe aussi la façon dont la politique française et cinéma se répondent. La Trahison, comme L'Ennemi intime (2007) de Florian-Emilio Siri, appartient à une série de titres sortis après 1999, lorsque l'Assemblée nationale adopte une loi qui efface des documents de la République le terme d'« opération de maintien de l'ordre en Afrique du Nord » pour imposer celui de guerre d'Algérie. La même année, Abdelaziz Bouteflika accède au pouvoir à Alger et affiche sa volonté de réhabiliter des figures du nationalisme algérien comme Ferhat Abbas et Messali Hadj. « Ces deux événements concomitants, même s'ils ne sont pas révolutionnaires, permettaient de dépasser des silences. Et ils ont eu une résonance dans le cinéma. »
Les ciseaux de la censure
Pourtant, plus de quinze ans après La Trahison, Philippe Faucon aura bien du mal à monter Les Harkis. Le sujet autrefois réputé « compliqué » est désormais « lointain ». À vrai dire, la production d'un film sur la guerre d'Algérie aura toujours représenté une ascension longue et incertaine. À tel point que le cinéma français donne le sentiment de fuir son propre passé. Dans son discours célébrant l'anniversaire des accords d'Evian, Emmanuel Macron lui-même évoquait plus largement « le silence » de la France : « Il ne fallait pas en parler. Quelques-unes de ces mémoires étaient reconnues, mais elles étaient irréconciliables, le travail ne pouvait être fait. Et donc, le caractère irréconciliable a d'abord triomphé par le déni, par les silences… »
La France n'a jamais produit son grand film emblématique: pas de 'Full Metal Jacket' ou 'Apocalypse Now' sur l'Algérie.
Meryem Belkaïd, Bowdoin College de Brunswick (Maine)
On dénombre pourtant plus de 50 films de fiction tournés sur le sujet entre les années 1960 et le début 2000. À cela s'ajoute une bonne centaine de documentaires. D'où vient alors cette étrange et tenace impression de béance dans le patrimoine ? Si les films sont nombreux, aucun n'a su s'élever en un monument : « La France n'a jamais produit son grand film emblématique. Il n'y a pas d''Apocalypse Now ' ou de 'Full Metal Jacket' sur l'Algérie », constate Meryem Belkaïd. Ce n'est pas faute d'avoir tardé. Plusieurs films sur la guerre voient le jour pendant la guerre même. En 1962, Alain Cavalier tourne Le Combat dans l'île et Jacques Rozier Adieu Philippine . L'année suivante, Alain Resnais réalise Muriel, ou le temps retour et Jean-Luc Godard Le Petit Soldat. Puis Cavalier récidive en 1964 avec L'Insoumis.
Si le cinéma n'est pas silencieux, la censure se charge volontiers de le faire taire. Au couperet étatique viendra s'ajouter celui, parfois tout aussi arbitraire, de la postérité : « On cite souvent les films de Godard ou Resnais. On revoit beaucoup moins 'Avoir 20 ans dans les Aurès ' (1961) qui est un film capital, car René Vautier est un cinéaste plus oublié », déplore Meryem Belkaïd. Enfin, s'étend l'autocensure du monde du cinéma lui-même et d'un public qui ne veut pas toujours voir ces films, même s'ils existent.
En 1966, lorsque le cinéaste italien Gillo Pontecorvo présente La Bataille d'Alger à la biennale de Venise, la délégation française claque la porte du festival avant la projection. « Parmi eux, il y avait des officiels mais aussi des professionnels du cinéma », rappelle Meryem Belkaïd. Le film n'en remporte pas moins le Lion d'or. Il ne sortira en France qu'en 1971, furtivement, avant d'être retiré de l'affiche à la suite de des menaces de bombes. La Bataille d'Alger ne connaît une véritable exploitation qu'à partir de 2004.
La gégène et le chalumeau
En filmant sans détour la gégène et le chalumeau, Pontecorvo touche un point crucial dans le refoulé français. Dès 1957, le préfet Paul Teitgen présente sa démission en révélant les exactions des troupes françaises. L'année suivante, les Editions de Minuit publient La Question d'Henri Alleg, livre rapidement interdit qui continuera à circuler sous le manteau. Il est adapté au cinéma par Laurent Heynemann avec Jacques Denis, Nicole Garcia et Jean Benguigui et le film sort en 1977, assorti d'une interdiction aux moins de 18 ans. Le livre d'Alleg apparaît dans Le Petit Soldat et c'est encore autour de la torture que les ciseaux de la censure s'agitent au-dessus de Godard, tandis que le député Jean-Marie Le Pen réclame son expulsion vers la Suisse. Le Petit Soldat ne sortira qu'après la guerre, en 1963.
Dans La Trahison, la torture n'est présente que sous forme d'allusion dans un dialogue. Avec Les Harkis, Philippe Faucon attaque le sujet de front : des Français torturent des Algériens ; des Algériens torturent d'autres Algériens… et si ce n'est pas le sujet de son film, Faucon ajoute que « la torture a été pratiquée aussi par certains éléments du FLN ». Autant de scènes, puissantes et pudiques, tournées à juste distance, à tel point que la barbarie devient une évidence. « Ces séquences posent des questions de sens, précise le cinéaste. Que s'agit-il de dire ? Et comment le dire ou le montrer ? Il ne s'agit pas d'occulter ou de minimiser les violences générées par la guerre d'Algérie, elles y ont été très présentes. Mais il s'agit encore moins de faire de ces violences un spectacle, une démonstration d'effets spéciaux, quelque chose de l'ordre de l'hypnose consumériste ou de la fascination trouble. Il s'agit au contraire d'évoquer des comportements générés par le fait d'une guerre contemporaine qui fut particulièrement révélatrice de multiples parts sombres de l'humain. »
L'Algérie, en effet, ne représente en rien une exception. D'Abou Ghraib en Irak à Izioum en Ukraine, aucune armée ne trimballe pas dans la postérité le boulet de ses crimes… Or la torture aura constitué un élément particulièrement central dans la mise en récit de la guerre d'Algérie : « L'Algérie a révélé que nous pouvions nous aussi avoir des pratiques que jusque-là on associait plutôt à d'autres, à la Gestapo ou à un vieux fond de brutalité propre aux Allemands, poursuit Philippe Faucon. Ces pratiques, nous en avions nous-mêmes été les victimes peu de temps auparavant et il n'était pas imaginable que nous puissions les reproduire. » La torture révèle aussi la nature de cette filmographie : vaste et secrète ; indispensable et dérangeante. Ces films ressemblent à cette guerre. Ils sont nos miroirs. Ni flatteurs, ni sévères, leurs reflets renvoient les Français vers un épisode de leur passé, mais aussi vers une facette de leur identité.
Entre La Trahison et Les Harkis, Philippe Faucon a tourné plusieurs films contemporains. Parmi eux, La Désintégration retraçait le parcours d'un jeune français d'origine maghrébine vers le djihadisme. Dans Fatima, il suivait une femme émigrée qui peine à apprendre le français tandis que ses deux filles parlent difficilement l'arabe. Le cinéaste ne sépare pas ces travaux-là de ses reconstitutions historiques : « Des questions qui traversent des films comme 'La Trahison' ou 'La Désintégration sont, à travers les deux époques, tout à fait en miroir. Dans 'La Trahison', l'un des jeunes Algériens impliqué côté français dit qu'il veut être considéré comme un « Français total ». Une question qui est aussi à l'oeuvre dans 'La Désintégration'. »
Cependant, si les images des films restent à jamais figées, le regard que nous posons sur elles évolue : « Au moment de la sortie de 'La Trahison', la génération qui a vécu la guerre est encore présente dans les salles, se souvient Faucon. Aujourd'hui, elle l'est moins. Les générations nées après la guerre ont pris la suite, mêlées à un public plus général. Les positions très sectaires ou très rigides sont moins nombreuses. Á l'époque de « La Trahison, il y a eu quelques échanges en forme de dialogues de sourds, où on refaisait la guerre ou le film de manière complètement fermée à la parole opposée. Aujourd'hui, des blessures ou des clivages demeurent, bien évidemment, mais il me semble que quelque chose a quand même un peu évolué. Hier, un spectateur dont les parents ont été engagés dans un soutien au FLN a dit ne plus considérer l'histoire des harkis de la même façon. »
Ainsi, sans se presser, s'éloigne le XXe siècle. Dans la Méditerranée, un sillon se referme. Un jour, de cette guerre qu'on nomme enfin, ne restera que des « impressions de souvenirs ». Puis des films de cinéma qui, pour les meilleurs, témoigneront de la douleur mais aussi de la complexité d'un lointain passé.
Vues d'Algérie
Selon Meryem Belkaïd, les spectateurs Algériens abordent ces films avec la conscience qu'ils s'adressent avant tout à un public français. « C'est la France qui fait son travail de mémoire. Or les traumatismes de la société française ne sont pas ceux de la société algérienne. » Le cinéma algérien, lui, nous offre une perspective tout autre. Après La Bataille d'Alger, il va plus volontiers représenter le peuple ordinaire, notamment dans les classiques Mohammed Lakkhdar-Hamina : Le Vent des Aurès (1967) et Chronique des années de braise, sa Palme d'or de 1975.
À partir des années 2010, l'Etat encourage la production de biopics autour de grandes figures comme Zabana ! (2012) de Saïd Ould Khelifa ou Krim Belkacem (2014) d'Ahmed Rached.
Parallèlement, de façon plus discrète mais plus intéressante, un cinéma indépendant s'empare du sujet. Des documentaires comme La Chine est encore loin (2010) de Malek Bensmaïl ou Fidaï de Damien Ounouri interrogent la mémoire du pays et les témoins d'aujourd'hui. L'étonnant Loubia Hamra (2013) de Marimane Mari fait rejouer la guerre à des enfants. Autant de films qui « posent des questions plus qu'ils ne déroulent des discours ».
Adrien Gombeaud
Publié le 7 oct. 2022 à 6:03Mis à jour le 10 oct. 2022 à 9:39
https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/la-guerre-dalgerie-a-lecran-un-miroir-francais-1867030
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