S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
En guerre pour l’Algérie, c’est une série en 6 volets présentée par Éric Bataillon dans « Orient Hebdo » Du dimanche 31 juillet au dimanche 4 septembre à 21h40 (heure de Paris) sur RFI.
60 ans après la fin de la guerre d’indépendance algérienne, « Orient Hebdo » propose à ses auditrices et auditeurs de se replonger cet été dans l’histoire d’un conflit qui a marqué durablement plusieurs générations de Français et d’Algériens.
A travers des récits et témoignages et en compagnie d’historiens, Éric Bataillon interroge les différentes perceptions d’une guerre aux mémoires plurielles, bien souvent douloureuses. Au programme :
Dimanche 31 juillet : Épisode 1 En juin 1957, une violente explosion détruit partiellement une villa d’un médecin français, Louis Tonellot, dans le centre de la ville marocaine d’Oujda. Les archives diplomatiques ainsi que celles de l’armée ont révélé plus tard que cet attentat aurait été commis par les services secrets français. Qui était Louis Tonellot et pourquoi a-t-il été visé ? Avec Jacques Follorou, journaliste au Monde
Dimanche 7 août : Épisode 2 La guerre d’Algérie s’est terminée il y a maintenant soixante ans et celle-ci a marqué durablement les sociétés française et algérienne. L’historienne Raphaëlle Branche a notamment interrogé les mémoires plurielles de ce conflit au travers de ses deux ouvrages. Qu’ils soient Algériens, Français d’Algérie, appelés du contingent, engagés, militaires de carrière, militants du FLN ou de l’OAS, l’historienne a confronté les perceptions de ces différents acteurs au regard des événements survenus au cours du conflit. Avec Raphaëlle Branche, historienne et auteure notamment de Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? (Editions La Découverte, 2020), et de En guerre(s) pour l’Algérie: Témoignages (Editions Tallandier, 2022).
Dimanche 14 août : Épisode 3 Des centaines de milliers de jeunes hommes français ont été appelés par le contingent militaire français en Algérie. A leur retour, ils sont nombreux à s’être murés dans le silence sur les circonstances de leur long service militaire. « Orient Hebdo » a recueilli le témoignage de Bernard, envoyé en Algérie comme sous-lieutenant en 1958. Aujourd’hui âgé de plus de quatre-vingts ans, il témoigne au micro d’Eric Bataillon.
Dimanche 21 août : Épisode 4 Jeune agrégé de géographie, Yves Lacoste est nommé professeur d’histoire-géographie au lycée Bugeaud d’Alger en 1952. Trois ans plus tard, ce dernier est rappelé en métropole en raison de ses prises de position anticolonialistes. Yves Lacoste, figure académique reconnue de la géopolitique moderne et fondateur de l’Institut français de géopolitique, revient sur cet épisode particulier de sa jeunesse et de son engagement en faveur de l’émancipation des peuples.
Dimanche 28 août : Épisode 5 Alors qu’il était officier du contingent français et chef de harka en petite Kabylie, l’historien et écrivain Jean-Pierre Gaildraud a été en contact étroit avec les soldats harkis. Depuis soixante ans, il se rend dans les lycées et collèges de France pour témoigner de ses liens avec ses soldats ainsi que du sort réservé aux harkis à la fin de la guerre.
Dimanche 4 septembre : Épisode 6 Nicole Guidicelli est née en Algérie et rapatriée en métropole à l’âge de deux ans. Fille de pieds noirs, elle témoigne de son histoire mais raconte aussi la vie et les souvenirs de nombreux autres Français d’Algérie qui ont tout quitté au moment de l’indépendance.
Rappelons-nous cette interview d’Emmanuel MACRON en février 2017 qu’il donna à Echourouk News, alors candidat à la présidentielle : « La colonisation fait partie de l'histoire française. C'est un crime, c'est un crime contre l'humanité, c'est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face eOn présentant aussi nos excuses à l'égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes », puis « Oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l'émergence d'un État, de richesses, de classes moyennes, c'est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie » avant d'enchaîner : « En même temps, il ne faut pas balayer tout ce passé, et je ne regrette pas cela parce qu’il y a une jolie formule qui vaut pour l’Algérie : la France a installé les droits de l’homme en Algérie, simplement elle a oublié de les lire. »
Les médias n’avaient généralement retenu qu’une partie « choc » de cette interview, mais il y avait déjà cette ambiguïté ce « en même temps » qui lui est si cher.
Avec ce 60ème anniversaire de la fin de la Guerre de Libération de l’Algérie on assiste de la part du Président Macron à la multiplication de gestes envers cette mouvance de l’OAS, de la colonisation : une démarche électoraliste pour tenter de « récupérer » un électorat nostalgique de cette Algérie Française.
Le rapport de Benjamin Stora, remis à l’Elysée en janvier 2021, démontrait que cette commande, qui certes évoquait de façon intéressante en particulier le colonialisme et préconisait certes quelques gestes positifs, gommait le rôle fascisant, raciste, d’extrême droite de l’OAS, comme l’ampleur de l’utilisation du napalm, des gaz VX et Sarin, comme aussi les camps d’internement pudiquement alors camps de regroupement. Et il n’est pas préconisé, de façon claire la reconnaissance et la condamnation des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre, des crims d’état commis au nom de la France dans cette période
Le 26 mars 2021, il fait déposer une gerbe, pour commémorer la fusillade du 26 mars 1961 à la rue d’Isly à Alger, au pied du Mémorial du Quai Branly honorant ainsi l’OAS qui a une terrible responsabilité dans cette tragédie. Sa ministre des anciens combattants, Me Geneviève Darrieussecq était également présente et elle a déposé une gerbe, s’est entretenue avec les nostalgiques de l’OAS, organisateurs de cette initiative.
En recevant à l’Elysée, le jeudi 30 septembre 2021 18 jeunes - des descendants d’acteurs de la Guerre de Libération de l’Algérie (dont l’arrière-petit fils du Général Salan, ce Général qui tenta un putsch pour tenter de renverser la République, l’un des responsables des Cercles Algérianistes) mais en oubliant les victimes de l’OAS on voit bien le sens de la démarche.
Le 26 janvier 2022, en recevant à l’Elysée une délégation des organisations de rapatriés, majoritairement pro-Algérie Française. Dans son discours relatif à la manifestation du 26 mars 1962 il falsifia la réalité historique en « oubliant » le rôle du commando de l’OAS qui a provoqué les militaires du 4ème RTA. En consultant les archives de Vincennes j’ai pu relever le positionnement et l’armement des membres de ce commando. Ses conseillers n’ont pas trouvé cette information ? Pourtant, dans ce discours il était dit : « Toutes les archives françaises sur cette tragédie pourront être consultées et étudiées librement. » Dans ce même discours, au sujet de la tragédie du 5 juillet 1962 à Oran, on ne sait pas qui est responsable du massacre, il semble sous-entendu que ce soit l’Algérie, mais la responsabilité de l’OAS entre mars 1962 et juillet 1962, et tout particulièrement de ce 5 juillet est totalement occultée.
Le 26 mars 2022, le Président de la République et sa ministre Geneviève Darrieussecq ont fait déposer une gerbe, mais ils n’étaient pas présents, à la surprise des organisateurs, ces nostalgiques, qui les attendaient, et n’ont pas été informés à ce moment là de la raison de cette absence pourtant annoncée.
Le 30 avril 2022, c’et la remise de la décoration de Commandeur de la Légion d’Honneur à l’ex-capitaine de la Légion étrangère Joseph ESTOUP. Celui-ci avait participé activement au putsch du 21 avril 1961 qui tentait de renverser la République pour mettre en place une dictature militaire. Il avait alors été condamné à de la prison avec sursis et déchu de ses décorations. Quelle insulte aux valeurs de la République !!!
Le 4 juillet 2022, c’est la désignation de Mme Patricia Mirallès comme ministre des anciens combattants et de la Mémoire, fille de rapatriés, qui ne cache pas ses liens, et les revendique, avec les nostalgiques de l’Algérie Française.
Le 5 juillet 2022, Le Président de la République a fait déposer une gerbe au pied du Mémorial du Quai Branly. Sa nouvelle Ministre était présente, elle y a déposé elle-même aussi une gerbe. Sur sa page facebook elle publie des photos la montrant en train de discuter, avec le sourire, avec ces nostalgiques de l’OAS.
Or lorsqu’on se souvient des actions de l’OAS entre 1961 et 1962, en particulier, le combat des nostalgiques depuis cette période, on ne peut que s’inquiéter. Ce sont plusieurs milliers de victimes civiles et militaires tuées lors d’attentats en Algérie et en Métropole. N’oublions pas les gestes forts, symboliques qu’elle a organisés :
Le putsch militaire du 21 avril 1961pour mettre en place un gouvernement militaire. Il a été mis en échec pour une bonne part grâce à la résistance des appelés.
Les assassinats des maires d’Alençon et d’Evian
Les 2 attentats contre le Président de la République d’alors le Général De Gaulle.
N’oublions pas le passé de Jean-Marie Le PEN, ce député poujadiste qui démissionna de son mandat pour se rengager dans l’armée et selon son propos d’alors « pour casser du bougnoule ». Il fut responsable du centre de torture de la Villa Susini pendant la Bataille d’Alger, et se dit fier de ses exploits en Algérie alors. Il fondât le Front National avec de nombreux ex-responsables de l’OAS à la fin de cette Guerre de Libération de l’Algérie, l’ADN de ce mouvement : on le voit avec le discours à l’Assemblée Nationale de José Gonzalès.
Cette banalisation, cette réhabilitation de fait, de cette organisation fascisante, raciste, anti-républicaine, élaborée au plus haut niveau de l’Etat est plus que préoccupante, inquiétante. C’est une caution à l’extrême droite.
C'est ce qu'on dit toujours de l'Algérie : quel beau pays! Avec un point d'exclamation et bien sûr un verbe au passé, même s'il est sous-entendu ! Cette phrase, elle l'entend partout, depuis si longtemps, dite sur un ton de regret pendant les premières années qui ont suivi l'indépendance, mais teintée à présent de commisération. Oui, les plages, le désert, le sable chaud, le soleil, la lumière ...
Mais dans ce pays il y a des hommes. Dans tous les pays, il y a des hommes. Ce sont eux qui en font une patrie. Qui en font un enfer. Ou un pays où il fait bon vivre. Maïssa Bey, Entendez-vous dans les montagnes…
Soixante ans après la signature des accords d'Evian, qui ont officiellement mis fin à la guerre d'indépendance algérienne, le souvenir des sept ans et demi de conflit entre la France et l'Algérie, et avant cela de la période de domination coloniale commencée en 1830, continue de représenter un noeud problématique des deux côtés de la Méditerranée, tant au niveau collectif qu'individuel. Si d'une part, en effet, il s’agit de sujets fortement clivants sur le plan politique, idéologique et socioculturel, d'autre part ils constituent le résidu d'un traumatisme qui n'a jamais été pleinement élaboré et qui, se transmettant de parent à enfant, a conditionné les subjectivités, nourri le ressentiment identitaire, se plaçant à l'origine de malaises et de souffrances psychiques.
Dans l'éventail de causes qui, pendant des décennies, ont entravé l'élaboration d'une histoire commune, les historiens ont mis en évidence non seulement les éléments de contraste entre les deux pays, mais aussi les contradictions au sein de chaque côté. Durant les premières années du conflit, la guerre d'Algérie en France n'a pas été nommée en tant que telle mais par le biais d'un vaste répertoire de périphrases, dont certaines sonnent désormais trop familières à nos oreilles de spectateurs de guerres justes : « événements d'Algérie », « opération de police », « opérations de rétablissement de la paix civile » ou « entreprise de pacification ». L’absence d’un vrai débat public après 1962 a été remplacée par un flot de publications (autobiographies, mémoires, récits de vie) qui, au lieu de contribuer à reconstruire une vision intelligible de l'histoire, n’ont fait qu'accentuer le risque d'une communautarisation des mémoires. Aujourd’hui, comme le constate l'historien Benjamin Stora dans le rapport remis au président de la République française en janvier 2021: « en France, plus de sept millions de résidents sont toujours concernés par […] la mémoire de l’Algérie, [et] celle-ci fait l’objet d’une concurrence de plus en plus grande. Pour les grands groupes porteurs de cette mémoire, comme les soldats, les pieds-noirs, les harkis ou les immigrés algériens en France, l’enjeu quelquefois n’est pas de comprendre ce qui s’est passé, mais d’avoir eu raison dans le passé ».
Cette même guerre, en Algérie, a été célébrée comme l'acte fondateur d'une nation qui s'est battue pour reconquérir sa souveraineté. Guerre de libération, mais encore plus souvent rebaptisée révolution, le récit qui en a été fait rétrospectivement par les élites politiques a masqué bientôt tout ce qui pouvait porter atteinte au portrait d'un mouvement populaire compact derrière le drapeau du FLN, y compris les milliers de victimes des rivalités internes au camp algérien. Cette version officielle, qui consiste à « ostraciser ou à diaboliser » selon les mots de l'historien algérien Mohammed Harbi, n'est pas une véritable histoire, mais l’ « expression d'actes politiques ». Et cette tendance du politique à supprimer ou à transfigurer, selon la convenance, des pans entiers de l'histoire, n'est pas sans impact sur les consciences et les vécus de ceux qui, de manière plus ou moins directe, en sont les héritiers.
Karima Lazali, qui exerce depuis des années le métier de psychanalyste entre Alger et Paris, montre qu’à des prémisses opposées (un trop peu ou un trop plein d’histoire) correspondent des effets convergents. En France elle a remarqué un nombre « incroyable » de « patients français, issus le plus souvent de la troisième génération postcoloniale, [qui] se disent encombrés par une histoire coloniale vécue souvent au niveau des grands-parents impliqués dans la colonisation ou la guerre d’indépendance, […] une histoire qu’ils n’ont pas connue et qui, le plus souvent, leur a été transmise dans un épais silence » (K. Lazali, Le trauma colonial, 2018). Le résultat est un sentiment aigu de malaise qui ne cesse de travailler ces personnes, hantées par des questions relatives à la honte et à la responsabilité.
En Algérie, au contraire, la question coloniale ne cesse d'occuper le discours public. Cependant, comme il s'agit d'une version « figée, univoque et donc privée d’épaisseur », le résultat est le même, à savoir une compréhension du fait colonial assise sur « l’impensé »: condition indispensable, en Algérie comme en France, pour éviter le risque de mettre en question la responsabilité de chacun face à l’Histoire et à son interprétation. Une paralysie qui empêche les sujets – aussi bien les ex-colons que les ex-colonisés – « de visiter les recoins de leurs histoires familiales, souvent complexes », rendant ainsi difficile de « poursuivre un travail clinique précis de recensement des problématiques et de décryptage des résidus sourds de la violence coloniale ».
Dans ce cadre de censures politiques, d’interdits plus ou moins explicites et intériorisés, de blocages psychiques, la littérature – poursuit Lazali – a un rôle majeur à jouer, dans la mesure où elle tente d’écrire les silences, les espaces blancs, les impensés du fait historique. Cette définition semble s’appliquer à la perfection à l’oeuvre de l’écrivaine Maïssa Bey, dont on pourrait dire qu’elle a toujours conçu son activité comme un labeur pour faire sortir du silence les voix des victimes oubliées, tout comme de leurs bourreaux, de l’histoire de l’Algérie. Plus précisément, l'oeuvre qu'elle compose depuis ses débuts en 1996 avec Au commencement était la mer apparaît comme une longue enquête, menée en composant une mosaïque de témoignages, sur les circonstances qui ont fait de l'Algérie le pays qu’il est devenu aujourd'hui. Son récit Entendez-vous dans les montagnes… (2002) a presque l’allure d’un diagnostic sur les conséquences du silence qui a enveloppé la guerre d’indépendance : remplir les blancs (de l’histoire familiale tout comme de celle de son pays) s’avère condition nécessaire pour essayer de sortir de la longue nuit faite de refoulements, de souffrances réprimées, de malentendus et d’ignorance qui, transmis de génération en génération, ne font que nourrir le cercle de la haine réciproque. Avec Bleu blanc vert (2006) le regard se concentre sur l’enchaînement de circonstances qui ont conduit le pays, en trente ans, des promesses de l’Indépendance au gouffre de la décennie noire (période douloureusement évoquée dans Puisque mon coeur est mort, 2010), avec pour fil rouge l’encombrant souvenir des martyrs de la révolution qui impose aux enfants de se montrer dignes du sacrifice des pères ; tandis que dans Cette fille-là (2001) le voile est levé « sur les silences des femmes et de la société, […], sur des tabous, des principes si arriérés, si rigides parfois qu’ils n’engendrent que mensonges, fourberies, violence et malheurs ». Chaque texte de Maïssa Bey peut en somme être lu comme un effort pour se mettre, et mettre en même temps le lecteur, en condition de comprendre, de déchiffrer les signes du « réseau invisible » dans lequel les personnages ont le sentiment d’être pris (Surtout ne te retourne pas, 2005). C’est à partir de ces prémisses que nous souhaitons organiser un moment de rencontre, de réflexion et d’échange autour de l’oeuvre de Maïssa Bey, aussi dans une perspective de comparaison avec d'autres écrivain.e.s, en posant une simple question : comment arrive-t-elle à écrire les blancs de l’histoire de l’Algérie ? Notre but est de faire dialoguer des chercheurs et chercheuses qui s’inscrivent dans une pluralité d’approches en sciences humaines et sociales (historiens, littéraires, sociologues, anthropologues, psychanalystes, etc.).
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Nous encourageons les chercheur.e.s postdoctorant.e.s, les enseignant.e.s-chercheur.e.s en début de carrière, et les doctorant.e.s avancé.e.s à envoyer des propositions. Nous invitons les candidat.e.s à envoyer un résumé de 500 mots ainsi que 5 mots-clés et l’affectation institutionnelle à l’adresse suivante : [email protected] au plus tard le 15 septembre 2022.
Langues du colloque: français et/ou italien.
Les frais d’inscription au colloque s’élèvent à € 75,00 et sont gratuits pour les étudiant.e.s, les doctorant.e.s et post-doctorant.e.s.
Les frais d’hébergement et de transport sont en revanche à la charge de chaque participant.e.
Ce colloque international respecte le principe horizontal de l'égalité des chances hommes/femmes et de non discrimination, établi par le Comitato Unico di Garanzia de l’Université de Pise.
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Comité scientifique :
Benjamin Stora (Paris 13, Sorbonne Paris Nord)
Barbara Sommovigo (Université de Pise)
Veronic Algeri (Université de Rome « Roma Tre »)
Francesco Attruia (Université de Pise)
Alexandre Calvanese (Université de Pise)
Houda Hamdi (Université 08 Mai 1945 Guelma, Algérie)
Renata Pepicelli (Université de Pise)
Valeria Sperti (Université de Naples « Federico II »)
Emmanuel Macron se rendra « prochainement » en Algérie à l’invitation de son homologue Abdelmadjid Tebboune, a dit le président français dans un message de félicitations à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, rendu public jeudi par la présidence algérienne.
« Monsieur le Président et mon cher ami, j’ai l’immense plaisir, en ce 5 juillet 2022 où l’Algérie commémore son 60e anniversaire de l’indépendance, de vous adresser, au nom de la France et en mon nom propre, à vous, l’Algérie et son peuple, un message d’amitié et de solidarité, accompagné des félicitations les plus sincères à votre pays », lit-on dans la lettre.
« Nouvel agenda »
Dans ce document qui augure la fin de la brouille qui a pourrit les relations entre les deux capitales il y a quelques mois, Emmanuel Macron évoque une prochaine visite en Algérie sans donner de dates.
« En réponse à votre invitation, je serai heureux de venir en Algérie prochainement pour lancer ensemble ce nouvel agenda bilatéral, construit en confiance et dans le respect mutuel de nos souverainetés. Je souhaite que nous puissions y travailler dès maintenant pour appuyer cette ambition sur des fondations solides et l’inscrire dans un calendrier partagé », a-t-il ajouté.
Le président français a ajouté souhaiter que « nous puissions y travailler dès maintenant pour appuyer cette ambition sur des fondations solides et l’inscrire dans un calendrier partagé ».
En dépit du passage de six décennies après l’indépendance, les relations entre les deux pays sont régulièrement ponctuées de pics de tension. La question de la guerre d’indépendance et la mémoire qui en découle reste très vive. La crispation sur ce passé commun n’est pas sans gros coup de froid.
Le dernier remonte à octobre 2021 lorsque Emmanuel Macron a affirmé que l’Algérie s’était construite après son indépendance sur « une rente mémorielle », entretenue par « le système politico-militaire », suscitant l’ire d’Alger. Il est vrai que le régime instrumentalise la question de la mémoire à outrance.
Mais les relations se sont progressivement réchauffées ces derniers mois et le président français et son homologue algérien ont exprimé leur volonté de les « approfondir » lors d’un entretien téléphonique le 18 juin.
Lundi, la présidence française a annoncé l’envoi d’une lettre par M. Macron à M. Tebboune à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance, où le président français appelait, selon l’Elysée, au « renforcement des liens déjà forts » entre les deux pays.
Fin avril, M. Tebboune avait félicité M. Macron lors de sa réélection et l’avait invité à se rendre en Algérie. Emmanuel Macron a effectué une seule visite en Algérie, au début de son premier mandat présidentiel en décembre 2017.
Avec «In fine mundi», Andrès Serrano nous transporte à Oran, au temps de l’exode des Français d’Algérie, sur les traces d’enfants traqués par un tueur.
A Oran, un inspecteur mène l'enquête pour sauver trois enfants ciblés par un tueur. (-/AFP)
Juillet 1962. Oran. «11 heures du matin, le soleil grillait déjà la ville». Andrès Serrano a connu l’exode cette année-là, et il nous plonge, tête la première, dans tout ce que les hommes savent commettre de pire. Leurs turpitudes, leurs exactions, leurs saloperies. Son histoire tourne et retourne autour de trois garçons pris pour cible par un tueur. Ils ont quasiment l’âge d’Andrès à l’époque, et se livrent à des jeux qui ne sont pas de leur âge. «Sur ces bâtisses sans ardoises et sans tuiles, les vastes terrasses brûlantes offraient de magnifiques terrains de jeux aux enfants pauvres», écrit l’auteur. Qui précise, un peu plus tard : «ce qu’il y avait découvert désavouait la peinture qu’en avait faite l’auteur de La Peste : les arbres et le parfum de rose des jardins publics ou des cours d’école égayaient ces faubourgs».
«Les gens méprisent ceux qui les traitent bien»
L’inspecteur Abel Helme, pourtant sur le point de regagner la France, comme beaucoup d’autres, va vite se retrouver «hanté par sa mission» de sauver l’un des enfants que le tueur n’a pas atteints. Le policier est confronté «aux perdants de l’OAS», aux rapports «ambigus de l’Eglise avec les deux camps», et surtout «à la vie du petit peuple des quartiers de la cité des Lions». On y entend les oiseaux élevés dans des cages, on y sent l’odeur des plats préparés pour midi, on y voit les gens qui peuplent les immeubles. «A lire les noms sur les boîtes à lettres désarticulées, il pensa à ces grands remuements de peuples qui parcourent la Terre pour exorciser la misère ou conquérir leurs libertés sur des terres nouvelles. Ici, les patronymes résonnaient surtout sur des musiques andalouses : les Baena, Para, Reig ou Garcia.»
Au-delà d’une description très fine de la société d’alors, Andrès Serrano, musicien de profession devenu historien, détaille les «relations humaines» qui président à l’époque. «Pour ce qui concerne la direction d’un pays, les gens méprisent ceux qui les traitent bien et respectent ceux qui ne leur font aucune concession. C’est vrai chez nous, dans les pays occidentaux où pourtant les règles démocratiques devraient tempérer l’esprit de domination. Mais alors dans les pays arabo-musulmans cette loi s’applique avec une telle férocité qu’on est amenés à plaindre les gouvernés… Croyez-moi, l’Algérie sera gouvernée d’une main de fer !»
Pour mener à bien son enquête, Helme est assisté d’un «civil» croisé dans une cage d’escalier qui connaît le quartier comme sa poche et le guidera tel un frère. Ensemble, ils croiseront la route de Léon Mignoni, entrepreneur prospère, doublé d’un authentique salaud. Mignoni avait su «tirer profit de l’accroissement formidable de la production viticole en Algérie, laquelle était indispensable dans le processus de bonification des vins languedociens trop faibles en alcool». Mignoni s’était battu pour que l’Algérie «demeurât dans le giron français», et avait même été «un des exécuteurs les plus zélés de la cause nationaliste, allant jusqu’à […] devenir le plus cruel des assassins».
«Le monde des gosses qui vivaient dans les rues»
L’histoire de ces enfants, c’est la sienne, explique Serrano à Libération. «Tous ces gamins, ces jeux auxquels ils participent, j’y ai participé. L’assassinat du vieil homme, une manière de décrire les quartiers populaires, et le monde des gosses qui vivaient dans les rues, jusqu’à Mignoni, qui a vraiment existé…» Cette culture espagnole dans laquelle il baignait lui interdisait d’approcher les fillettes. C’était un tabou. «Notre initiation se passait entre garçons. On a été influencés par la guerre. Dans ces quartiers périphériques, nous, gosses de pauvres, on collait les tracts de l’OAS, et, en même temps, on cachait des armes pour le FLN.»
Guitariste, chanteur… Andrès Serrano a longtemps vécu de la musique. Il a passé son bac à 30 ans puis il est devenu professeur d’histoire. Les personnages qu’il décrit sont plus vrais que nature. Comme ce curé qui va «taper» l’argent d’un riche voleur de banques acquis à l’OAS afin de le reverser aux familles qui prennent le bateau pour la France. Il a assisté au massacre d’Oran, épisode rarement documenté, et il insiste : «les choses ne sont pas blanches ou noires. En écrivant, j’ai ressenti des souvenirs enfouis à l’époque où j’étais enfant, comment les gens devenaient des loups féroces…» Féroce, c’est un bon mot pour résumer ce roman noir.
Nom : Benmoufouk, prénom : Abdelmadjid. Droit dans ses bottes, décidé à titiller le monde, l’enfant débarque en France en septembre 1954 après avoir cassé la tirelire que lui gardait jalousement le Dr Amrane de Seddouk, à Béjaïa.
L'enfant décroche une bourse d'études de 25 000 francs par mois au collège Colbert à Toulouse, mais son cousin Larbi décide autrement et donne une tout autre direction à la trajectoire de Abdelmadjid. Il l'emmène à Tourcoing, à Lille, au nord de la France « Et puis, que vas-tu faire à l'école, pense plutôt à travailler pour aider tes parents». Il travaille comme apprenti dans une usine de textiles. Ainsi, le destin du jeune Abdelmadjid est scellé. Il avait 15 ans. La guerre éclate et de file en aiguille, il est intié à la cause nationale en se frottant aux militants. «C'était un café appartenant à mon cousin Larbi Benmouffok qui s'est réfugié en France fuyant le MNA». Le jeune Abdelmadjid assiste à une attaque, dans ce même café. Un groupe de messalistes tire deux coups de revolver et assassine Hocine, le patron du café. Le lendemain de l'attentat «la femme de mon cousin est venue me prendre à Paris, j'avais 16 ans». La greffe du militantisme a déjà pris. Une fois à Paris, il prend contact avec des militants, amis de son cousin Larbi. «Je distribuais des lettres, je transportais le courrier, je remettais des tracts dans les boîttes aux lettres des Européens. «C'était le début de mon action de militantisme et parallèlement je rentre dans une école professionnelle pour apprendre un métier». «J'étais avec Ali Belloucif devenu plus tard commissaire de police à Alger au 8ème arrondissement». Doté d'une mémoire phénoménale, Da L'madjid se rappelle encore de ce que ses premiers responsables avaient pour noms de guerre. Actif et aguerri, il passe vite de chef de groupe à responsable de section , celle du 13eme arrondissement, rue de Tolbiac, 10 rue Toussaint-Ferrand, avant d'être promu responsable de district militant en 1959. Il sillonne la France et l'activité militante est à son apogée. En 1957, il échappe à un guet-apens monté par trois messalistes. À la sortie de mon hôtel où je venais de terminer les rapports financiers du FLN, trois individus du MNA m'attaquent au couteau, il en garde encore les cicatrices au cou. «J'avais sur moi un revolver». «Avez-vous titré?»...vous devinez la suite.. «Non, réplique-t-il, il fallait préserver les documents». En 1959 il a été envoyé à Chamonix, en Haute Savoie, pour sensibiliser et intégrer les Algériens qui résidaient dans cette région de France.
Mon travail était de convaincre les militants à mener des attaques contre des cibles françaises militaires, policières ou économiques et par la suite d'entraimer ces mêmes personnes La prison est une étape incontournable dans la vie militante. Le premier contact de Da L'Madjid avec les geôles françaises a été en 1959. Il a été remis en liberté après 8 jours de détention pour manque de preuves. Sa deuxième arrestation, vendu par des harkis, est intervenue le 7 décembre 1960 à 3 heures du matin. «La police est venue me chercher à l'hôtel, rue des Tanneries, c'était mon père qu'elle a retrouvé. Il est sorti en courant pieds nus dans le Tout-Paris pour venir m'alerter. Trop tard, la police m'avait arrêté». Interne d'abord à la prions de Saint-Maurice en France, dans des pavillons de 50 à 60 personnes, il a été ensuite transféré à Alger, enchaîné dans la cale d'un bateau à bétail. D'Alger il a été conduit à Beni Messous, un mois de torture comme formalité, car le plus dur n'a pas commencé. Dans ses bagages, il avait des document ultrasecrêts du FLN. À la fouille des parachutistes. L'oeil vif, doigt sur la gâchette...ils ouvrent la valise et miracle.. ils n'ont rien vu! Les document ont-ils disparu? « Non: c'est la baraka de Sidi El Moufak», confie Da L'Madjid avec la foi innombrable d'un marabout convaincu.. « Oui, Sidi El Mofak leur a fermé les yeux!), appuie-t-il encore. De Beni Messous, direction Paul-Cazelles (l'actuelle Aïn Ouessara). Il rejoint 1500 prisonniers. «Je me rappelle de beaucoup de monde: le comédiens Kaci Tizi Ouzou, les frères Jojo...». Il ne manque pas de rendre hommage aux anciens responables du FLN: Meziani Mokrane, responable du groupe de choc, Boudraïa H'mimi, Boudraïa M'hend, Bourouba Boudjemaâ, Malek Boughriou, Arezki Tigrine, Slimane Airouche, Si Lakhdar dit Sputnik, Si Abderrahmane ancien maire d'Ouzellaguen.
Et vint la libération: une dauphine d'un Algérois est venue nous chercher pour nous déposer au quartier de Leveilley...c'était la fête, la joie, mais aussi l'OAS qui plastiquait tout. Je repars au bled et reprends la vie civile. Infirmier à l'hôpital Mustapha? on commençait à oublier les affres de la guerre et voilà qu'en 1967, on est venu nous chercher pour aller en Syrie. C''était la première guerre arabo-israélienne. Pendant un mois, parqués dans un lycée aménagé en hôpital à Damas où l'on soignait les blessées. Fin de la guerre de 1967, on reprend la vie et voilà que pointe 1973 et re-guerre israélo- arabe. On les rappelle une seconde fois pour la guerre, une troisième de son parcours. Un homme, des combats et une fierté. Telle a été l'histoire fabuleuse de ce maquisard de la Fédération du FLN en France. Ils étaient une véritable armée de l'ombre, des soldats au front sans uniformes. Des hommes chez qui le respect de la parole donnée et le sens de l'honneur n'étaient pas que du folklore. Des hommes de cette trempe ne font jamais les choses à moitié.
La collection d’entretiens patrimoniaux « En guerre(s) pour l’Algérie » rassemble 66 témoignages d’hommes et de femmes qui ont vécu la guerre d’Algérie (1954-1962).
Ces récits individuels ont été recueillis en France et en Algérie de 2019 à 2021 par une équipe d’historiens, de journalistes et de documentaristes, sous la direction du réalisateur Rafael Lewandowski et de l’historienne Raphaëlle Branche. Ils constituent un corpus représentatif de la diversité des expériences vécues pendant cette guerre : appelés du contingent, engagés et militaires de carrière français, militants indépendantistes (du Front de libération nationale et du Mouvement national algérien) en métropole et en Algérie, combattants de l’Armée de libération nationale, civils algériens, Français d’Algérie, intellectuels et étudiants, réfractaires, personnels de l’administration française en Algérie, membres de l’OAS, supplétifs de l’armée française, porteurs de valise…
Cette collecte de témoignages est inédite. Pour beaucoup, il s’agissait pour la première fois de raconter leur histoire, leur perception des événements et leurs émotions. En les écoutant, on est instantanément immergé dans une dimension profondément humaine de ces expériences de guerre.
En préambule de cette série de témoignages, un entretien avec les auteurs, d’une durée de 17 minutes, est proposé pour permettre de bien cerner le projet, la méthode et l’intention.
Ce mercredi 5 juillet, l’Algérie fête le 55e anniversaire de son indépendance. Une indépendance communément admise comme inéluctable, alors que les archives montrent combien le contexte dans lequel l’État algérien a vu le jour était chaotique.
ans ses mémoires صورة الفتى بالآحمر (Portrait du jeune homme en rouge), le militant communiste libanais Fawwaz Trabulsi raconte « son » indépendance de l’Algérie. En 1962, il vivait, étudiait et militait en Angleterre. La révolution algérienne avait été au cœur de son activité, à tel point qu’on le prenait parfois pour un Algérien, raconte-t-il.
D’ailleurs, depuis le lycée, il était amoureux de Djamila Bouhired, la célèbre moudjahida (combattante). À l’indépendance, il avait reçu une délégation de militants irakiens. Ensemble, ils s’étaient congratulés et avait célébré la naissance de ce pays comme leur propre victoire.
Bien d’autres que lui dans le monde, tiers-mondistes, anticolonialistes, anti-impérialistes, socialistes, panafricanistes, en Amérique, en Asie, partout en Afrique et même en Europe, considéraient le 5 juillet 1962 et la fin de 132 ans de colonisation française comme une victoire.
Cinquante-cinq ans plus tard, cette indépendance a la force de l’évidence. Au cœur de la grande vague de décolonisation qui balayait alors le monde, de l’Égypte aux Philippines et de l’Inde à l’Angola, l’Algérie a servi de modèle, et a soutenu matériellement d’autres combats libérateurs.
Longtemps il m’a semblé que ceux qui minimisaient le caractère inéluctable de cette indépendance pratiquaient une forme de négationnisme : ils niaient que les colonies doivent accéder à l’indépendance quels que soient les aléas du chemin pour y parvenir.
Une plongée récente dans les archives de l’année 1962 m’a fait voir la question sous un angle différent. Car la mécanique chronologique de l’année de l’indépendance était toute particulière. Elle tourne autour de deux dates : la signature d’un accord de cessez-le-feu à Évian et appliqué en Algérie le 19 mars 1962 ; et le référendum d’autodétermination prévu par les accords d’Évian, qui aboutit à l’indépendance effective début juillet 1962.
Lors du référendum du 1er juillet, les habitants de l’Algérie devaient répondre par un oui massif à la question : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclaration du 19 mars 1962 ? »
Entre ces deux dates, une période transitoire était prévue pour organiser le transfert d’autorité. Ce dispositif créait la fiction que l’on pouvait faire dérailler le processus menant à l’indépendance ; il ouvrait la voie à l’Organisation armée secrète (OAS), pour développer un terrorisme européen nourri du désespoir de ceux qui voyaient leur monde s’écrouler.
Par ailleurs, les accords d’Évian retardaient l’entrée sur le territoire des autorités algériennes, du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et de l’Armée de libération nationale (ALN) jusqu’à l’indépendance effective.
Un processus de paix qui peut échouer à tout moment
Ils prévoyaient une autorité nouvelle à l’intérieur, l’Exécutif provisoire. Dotée de sa propre police, elle s’ajoutait aux maquisards survivants — certes peu nombreux — qui redescendaient des maquis où ils avaient combattu la guerre durant, et à l’armée française toujours présente.
Bref, on ouvrait la voie au terrorisme de l’OAS, tout en multipliant les sources d’autorité. La recette semble, avec le recul, catastrophique.
Et les archives que j’ai pu consulter — archives consulaires étrangères, archives des ONG ou des fonds algériens d’archives privées, à défaut d’avoir accès aux archives publiques — véhiculent toutes le sentiment d’un imminent désastre.
Les consuls étrangers s’étonnent tous les jours que les Algériens ne cèdent pas au désir de vengeance
Les consuls étrangers observent les événements qu’ils analysent non comme une avancée vers l’inéluctable indépendance, mais comme un processus de paix qui peut échouer à tout moment.
Ils sont sidérés lorsqu’ils décrivent attentat après attentat de l’OAS, comme l’explosion d’une voiture piégée le 2 mai sur le port d’Alger, après laquelle les snipers de l’OAS cachés dans les immeubles voisins abattent les blessés et les sauveteurs.
Tous les jours, ils s’étonnent que les Algériens ne cèdent pas au désir de vengeance, et notent régulièrement l’autodiscipline de la population. Ils indiquent aussi qu’il n’y a pas que la violence de l’OAS : des colons sont attaqués, des Européens sont kidnappés, et puis le conflit entre le FLN et les partisans de Messali Hadj (père du nationalisme algérien) redouble pendant cette période.
Mais la violence de l’OAS est de loin la plus meurtrière. Le FLN doit évacuer les blessés algériens des hôpitaux français, car les commandos OAS viennent les y achever.
À Oran, les observateurs étrangers décrivent des « quartiers musulmans » désormais entourés de snipers de l’OAS, régulièrement arrosés de tirs de mortier, et dont les habitants ne peuvent se ravitailler, ni soigner les blessés, ni enterrer les morts. Parmi ceux qui parviennent à rentrer dans ces quartiers pour visiter les cliniques, l’expression revient à plusieurs reprises : c’est un ghetto.
C’est d’ailleurs à Oran que la violence tant crainte se déchaîne effectivement, lors des festivités de l’indépendance, le 5 juillet.
Un long rapport rédigé en 1963 par le Comité international de la Croix- Rouge raconte l’atmosphère électrique de la foule qui se presse le 5 juillet, et la rumeur — fausse mais tellement crédible au vu des semaines précédente — qui aurait mis le feu au poudre : « Vers 11 h on a vu des femmes musulmanes rentrer en courant chez elles en criant : ‘’L'OAS ! L'OAS veut vous tuer !’’, etc. Affolement général parmi elles. On apprit ensuite que le bruit avait été répandu que l'OAS avait tué 200 femmes musulmanes dans des autobus. »
Alors la foule se déchaîne. Les chefs locaux cherchant peut-être à se construire une réputation de dernière minute selon une mécanique courante des sorties de guerre, des personnes sont assassinées par la foule, certaines disparaissent et ne seront jamais retrouvées.
On s’affronte entre Algériens jusqu’à Alger
Quand on connaît bien la guerre d’indépendance, torture, viols, napalm, massacres et déplacements forcés, on se demande bien comment l’année 1962 pouvait être plus violente encore que les précédentes.
Même après le mois de juillet, personne n’est entièrement rassuré. D’abord parce que l’arrivée de l’Armée des frontières dans le pays ne se fait pas sans violence, les maquisard des wilayas n’étant pas prêts partout à laisser entrer ces soldats venus du dehors : on s’affronte entre Algériens jusqu’à Alger au mois de septembre.
Ensuite parce l’entrée en Algérie du GPRA et de l’ALN inaugure une lutte interne pour le pouvoir, cette « crise de l’été 1962 » qui permet à l’armée de Houari Boumediene et à son champion, Ahmed Ben Bella, de prendre le pouvoir.
Le spectre qui hante bien des sources algériennes de l’époque, c’est celui de la guerre civile qui pourrait faire s’effondrer l’État avant même sa naissance.
Environ un quart de la population algérienne a été déplacée, la majorité vivant dans des camps
Enfin, et c’est sans doute ce qui est le plus mal connu, l’inquiétude est causée par le risque d’une crise humanitaire majeure.
Avec une industrie désorganisée par le départ massif des Européens, le chômage explose. Dans les entreprises agricoles souvent privées de leurs propriétaires et de leurs cadres, l’activité doit à tout prix reprendre pour conjurer une famine d’ampleur nationale.
Par ailleurs, environ un quart de la population algérienne a été déplacée, la majorité vivant dans des camps. En mars, ce sont peut-être 200 à 300 000 personnes qui ont le statut de réfugiés en Tunisie et au Maroc et veulent rentrer.
Nous sommes passés si près de l’anéantissement
1962 voit donc un peuple se mettre en marche, parfois pour revenir vers des villages rendus inhabitables par les destructions, des champs rendus inexploitables par les quelques douze millions de mines antipersonnel posées par l’armée française durant le conflit.
Les ONG internationales travaillaient déjà en Algérie durant le conflit. Mais 1962 voit des interventions spectaculaires : le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU (HCR) s’associe à la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge pour rapatrier les réfugiés de l’extérieur, dans « l’opération de rapatriement la plus importante entreprise avec l’aide d’une organisation internationale depuis le temps de Nansen [le haut-commissaire aux réfugiés de 1920 à 1930], exception faite du retour dans leur pays des personnes déplacées de la Seconde Guerre mondiale », selon l’expression alambiquée du HCR.
Un film de Stanley Wright, « Comme la pierre est à la pierre » (1962) fait la promotion de cette intervention pour sensibiliser les donateurs du monde entier afin d’éviter une famine nationale.
Ce qui évite la famine et empêche l’effondrement du pays, c’est à la fois une extraordinaire solidarité internationale et la spectaculaire mobilisation interne qui permet d’organiser dans le chaos une rentrée scolaire en septembre 1962, et la reprise des opérations agricoles pour éviter une saison perdue.
Cette mobilisation ne s’appuie pas seulement sur l’énergie du temps de la guerre, mais sur les années de mobilisations culturelles, sportives, partisanes qui l’ont précédée : une partie de cette discipline et de cette organisation a par exemple été acquise dans le mouvement scout, ou dans les partis politiques qui existaient avant le déclenchement de l’insurrection en 1954.
Si près de la fin de la guerre, tout pouvait encore être perdu
S’y ajoute l’expérience de la guerre pour qu’en 1962 se mettent en place des cliniques clandestines et des systèmes de distribution de nourriture dans les lieux isolés pour assurer la survie. Dans les campagnes, des groupes scouts font des tournées pour noter les destructions, le nombre des morts, et aider à rechercher les disparus.
Dans les enterrements, ce sont parfois ces jeunes scouts en tenue qui font office de seule présence officielle, là où il n’existe pas encore d’administration algérienne.
Cinquante-cinq ans après, c’est ce qui me frappe lorsque je regarde l’indépendance : l’idée que si près de la fin de la guerre, tout pouvait encore être perdu.
L’indépendance aurait pu ne pas être, l’État algérien aurait pu ne pas naître, et nous sommes passés si près de l’anéantissement. C’est en ce sens que l’indépendance est, je crois, un miracle.
- Malika Rahal est historienne, elle travaille à l’Institut d’histoire du temps présent (Paris). Elle a beaucoup écrit sur l’histoire contemporaine de l’Algérie, avant et après son indépendance.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Les leaders du Front de libération nationale (FLN) Mohammed Boudiaf (deuxième à gauche derrière le soldat au garde-à-vous), Rabah Bitat (troisième à gauche), Ahmed Ben Bella (quatrième à gauche) et le commandant de l'armée des frontières, le colonel Houari Boumediene (sixième à gauche, au 1er rang, avec des moustaches) participent à un défilé d'unités de l'Armée de libération nationale (ALN) et se recueillent devant le drapeau de la willaya V, à Oujda, au Maroc, le 23 mars 1962, quelques jours après la signature des accords d'Évian sur l'indépendance de l'Algérie après plus de sept ans de combats entre l'armée française et les nationalistes algériens (AFP).
Avec 1962 : une histoire populaire, l’historienne Malika Rahal livre un panorama inédit de l’année de naissance de la République algérienne.
De jeunes Algériens accrochent un drapeau national sur un mur de la Casbah d’Alger, le 6 juillet 1962, au lendemain de la proclamation de l’indépendance (AFP)
L’année 1962, au cours de laquelle l’Algérie a obtenu son indépendance de la France, dont on fête ce mardi 5 juillet le 60e anniversaire, est un événement à part entière, constitué de plusieurs séquences.
Dans son ouvrage Algérie 1962 : une histoire populaire (La Découverte), l’historienne Malika Rahal explore, selon une approche originale, cette année-là et la naissance de l’État algérien.
En s’appuyant sur de nombreuses sources, l’historienne invite le lecteur à « déplier 1962 ». Car le calendrier de cette année-là est marqué par les accords d’Évian le 19 mars, les festivités de la fête d’indépendance du 5 juillet, mais aussi d’autres événements comme le massacre d’Oran ou la crise politique de l’été, qui marquent une accélération du temps et un enchaînement d’épisodes.
Et derrière l’histoire politique, se cachent des expériences vécues, que restitue l’auteure au fil d’une enquête mobilisant témoignages, autobiographies, photographies, mais aussi films, chansons et poèmes.
Ce livre décrit des expériences collectives fondatrices pour le pays qui naît à l’indépendance : la démobilisation et la reconversion de l’Armée de libération nationale (ALN), la recherche des morts et disparus par leurs proches, l’occupation des logements et terres laissés par ceux qui ont fui le pays.
Middle East Eye : Le 5 juillet, l’Algérie célèbre le soixantenaire de son indépendance. Une journée historique mal connue, de fête, mais aussi un événement très politique jusque dans son déroulement et l’itinéraire emprunté dans les rues d’Alger. Que raconte la dramaturgie du 5 juillet 1962 ?
Malika Rahal : C’est impressionnant de voir, sur les films et photographies, des personnes faire foule, s’approprier l’espace public, avec à la fois une certaine mise en scène et de l’improvisation populaire.
La date du 5 juillet a été choisie pour faire référence à la capitulation du dey [gouverneur ottoman] d’Alger en 1830. Elle intervient après le référendum d’autodétermination, le 1er, et après le transfert de souveraineté entre autorités françaises et algériennes, le 3.
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne [GPRA], présidé par Benyoucef Benkhedda, peut alors arriver à Alger en provenance de Tunisie, accueilli par une foule immense qui se presse tout le long du chemin séparant l’aéroport de la ville. Le 5 juillet, Benkhedda proclame l’indépendance.
Pour le 5 juillet, à Alger, le choix est fait d’un défilé regroupant les hommes de l’Armée de libération nationale [ALN] – notamment ceux de la zone autonome d’Alger – qui emprunterait les grands boulevards de la capitale puis continuerait jusqu’à Sidi-Fredj, lieu du débarquement des troupes françaises, le 14 juin 1830.
En chemin, au lieu d’aller tout droit, les habitants exigent des combattants qu’ils passent par Bab El Oued, le grand quartier européen d’Alger. Le cortège traverse donc le quartier en chantant « Bab el-Oued eddah el-oued » (Bab El Oued a été emporté par l’oued).
Mais le 5 juillet n’est qu’un des moments d’une série plus longue d’événements, qui relie le cessez-le-feu du 19 mars à la création de la République algérienne démocratique et populaire, le 25 septembre. C’est une année aux multiples significations : elle est à la fois la fin de la guerre, la fin de la colonisation et la naissance de l’État algérien moderne.
Toutefois, beaucoup de détails vécus durant cette année sont peu racontés, surtout dans l’espace public, comme s’ils avaient été rapidement éludés par la nécessité – au sortir de la guerre – de refermer une page douloureuse, de passer à autre chose, et de se remettre au travail.
Par ailleurs, pour beaucoup d’Algériens, les événements de l’année sont recouverts par les évocations d’un événement politique unique : la crise politique que connaît le Front de libération nationale [FLN], qui, durant l’été 1962, divise les Algériens et les conduit à des combats entre eux.
Cette crise est, jusqu’à aujourd’hui, utilisée à tort ou à raison pour expliquer toutes les frustrations politiques du présent. Mais elle tend aussi à gommer tous les autres moments pourtant essentiels de cette année.
Le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne Benyoucef Benkhedda prend la parole à Alger, le 10 juillet 1962, lors de la première réunion du GPRA depuis la proclamation de l'indépendance (AFP)
MEE : Comment avez-vous abordé et hiérarchisé les données foisonnantes (archives, témoignages, discussions) sur cette période finalement méconnue ?
MR : Je suis partie de plusieurs questions, nées de la comparaison avec d’autres sorties de guerre (la Seconde Guerre mondiale en Europe, la guerre de Sécession aux États-Unis) ou d’autres fins de colonisation (les indépendances du Mozambique ou de l’Angola, ou l’Inde, avec la partition).
À partir de là, je pouvais m’interroger : y avait-il eu des réfugiés durant la guerre d’indépendance et un retour des réfugiés ? Comment avait-on recherché les corps des personnes tuées pendant la guerre ? Comment les combattants avaient-ils vécu leur démobilisation ?
À partir de bonnes questions, je pouvais utiliser des sources très disparates pour apporter autant d’éléments de réponses que possible en reconstituant des histoires.
Par exemple, j’ai utilisé les mémoires des moudjahidine [anciens combattants] pour saisir comment chacun avait vécu la fin de la guerre. Certains racontent l’émotion qui les saisit au moment de l’annonce du cessez-le-feu : pour les uns, c’est une joie intense, mais pour d’autres, c’est tout à coup le chagrin de pouvoir enfin pleurer tous leurs camarades morts.
Certains racontent l’émotion qui les saisit au moment de l’annonce du cessez-le-feu : pour les uns, c’est une joie intense, mais pour d’autres, c’est tout à coup le chagrin de pouvoir enfin pleurer tous leurs camarades morts
MEE : À la question de savoir ce que 1962 fait au temps, avez-vous trouvé une réponse ?
MR : J’étais frappée par le fait que, tout au long de l’année, les événements sont nombreux. Or, à chaque nouvelle, les habitants ne cessent de réimaginer leur avenir. Lorsqu’ils sont dans des camps de concentration (dits « de regroupement »), vont-ils rester dans le camp ou retourner dans leur village d’origine pour tenter de le reconstruire ? Ou bien migrer vers la grande ville ?
De la même façon, au fur et à mesure de l’année, les autorités algériennes, françaises ou les différents courants politiques ne cessent d’adapter leurs projections d’avenir aux nouvelles qui arrivent. C’est le cas par exemple lorsqu’on réalise que ce sont finalement la majorité des Français d’Algérie qui quittent le pays en une seule année.
Tout à coup, il faut imaginer comment compenser l’absence des cadres ou des enseignants français pour organiser l’administration ou le système éducatif.
Mais la projection vers l’avenir est aussi liée au sentiment que l’indépendance réalise un rêve espéré par beaucoup de longue date et à la force de l’utopie. Autrement dit, 1962 rejette la guerre et la colonisation dans le passé, opère une coupure du temps, et projette bien des habitants de l’Algérie dans le futur.
Les troupes de l’Armée de libération nationale paradent devant le palais des sports à Oran, le 3 juillet 1962 (AFP)
MEE : Diriez-vous que l’Algérie et les Algériens d’aujourd’hui sont toujours dans ce futur ?
MR : C’est en effet remarquable, la puissance de cette rupture du temps. Avant même que la guerre ne soit complètement terminée, et alors que l’armée française n’a pas encore quitté le pays.
Face aux urgences de l’époque, la nécessité d’organiser la rentrée scolaire, d’organiser la sécurité, de créer les institutions de l’État, de remettre en route l’économie et d’éviter le risque de la famine, le passé ne peut avoir une grande place.
Or, jusqu’à aujourd’hui par exemple, pour les historiens notamment, le pays après 1962 n’appartient pas vraiment à l’histoire. Tout se passe comme si nous étions dans un présent permanent, et cela tient à la nature et à la puissance de 1962.
MEE : Dans l’introduction de votre ouvrage, vous appelez à « déplier 1962 » et donc à inscrire cette année charnière dans une temporalité plus longue, à la fois du passé et du futur. Est-ce que 1962 est un précipité historique ?
MR : Oui, c’est un précipité historique car c’est un moment de très grande concentration des événements. Le risque de mon approche était de faire croire que tout se passe en 1962, que la nation se forge à ce moment-là, ce qui serait inexact car ce qui s’y passe a des racines lointaines.
Par exemple, les quartiers algériens s’algérianisent face à la violence de l’OAS [Organisation de l’armée secrète, qui a combattu clandestinement entre 1961 et 1963 pour le maintien de l’Algérie française], au sens où leurs habitants dépendent de moins en moins des autorités françaises et s’auto-organisent pour leur sécurité, les soins ou le ravitaillement. Mais ce phénomène ne naît pas en 1962, comme le montrent par exemple les efforts – même limités – du FLN pour célébrer des mariages afin de créer un état civil.
Peut-on écrire l’histoire de l’Algérie contemporaine ?
À l’inverse, de nombreux phénomènes de 1962 continuent à avoir des conséquences pour les décennies suivantes. C’est le cas de l’appropriation des terres ou des logements par les Algériens, dont on voit encore les conséquences sur la propriété privée jusqu’à aujourd’hui.
MEE : Votre livre décortique 1962 à travers le prisme de l’histoire populaire. Dans quelle mesure cette approche populaire porte-t-elle un enjeu historique mais aussi politique dans une époque où la confusion entre histoire, mémoire, ceux qui l’écrivent ou la racontent, est une réalité ?
MR : Cette histoire est celle des couches populaires, des plus modestes de la société, de ceux qui sont sans voix. Parmi ces segments, la classe ouvrière, paysanne, les femmes souvent aussi sont ceux qui laissent le moins de traces.
Dans le contexte colonial, l’histoire populaire est aussi celle de la population colonisée, qui laisse toujours moins de traces que la population coloniale. L’histoire populaire consiste en cet effort visant à redonner voix à la population colonisée pour étudier la façon dont elle a vécu les événements.
L’histoire populaire consiste en cet effort visant à redonner voix à la population colonisée pour étudier la façon dont elle a vécu les événements
Étrangement, au moment même où les Algériens accèdent à l’indépendance, ils continuent à ne pas apparaître ou à apparaître de façon marginale, dans leur propre histoire.
Le but était de raconter la façon dont un peuple accède à son indépendance, dont un peuple gagne sa liberté et la façon dont cela se traduit dans les corps, dans l’espace et dans le temps.
MEE : 1962, dites-vous, est un temps durant lequel se forgent des histoires…
MR : Je prends un exemple avec les personnes mortes pendant la guerre. Certaines familles avaient pu l’apprendre, d’autres non. 1962 est le moment où les camarades de maquis, les camarades de prison peuvent rendre visite aux familles souvent pour annoncer la mort et présenter leurs condoléances, en donnant des détails parfois destinés davantage à réconforter qu’à informer.
D’autres choisissent de ne pas dire la mort et de garder le silence, au risque de condamner les familles à un deuil impossible. À partir de ces informations, vraies ou fausses, les familles commencent à se construire des récits concernant leurs morts.
Par ailleurs, comme lors de toutes sorties de guerre, c’est souvent en 1962 que des acteurs parviennent à faire valoir ce qu’ils ont fait durant la guerre, en mettant en valeur des récits héroïques, ou au contraire, n’y parviennent pas.
Certains collaborateurs de l’armée française parviennent à faire oublier leurs actions passées, d’autres au contraire sont accusés à tort d’avoir collaboré.
En matière de récit, 1962 est aussi un temps des possibles. Et jusqu’à aujourd’hui, c’est source de débats infinis que de savoir si ce qu’on sait sur l’engagement dans la guerre d’untel ou d’untel est vrai ou faux.
Une femme musulmane passe devant un camion de l’armée française avec des soldats patrouillant dans les rues de Bab El Oued, le 23 mars 1962, alors que l’armée française a fermé le quartier pour trouver des partisans de l’OAS (AFP)
MEE : Vous vous attardez sur la notion de « rumeur ». Vous décrivez 1962 comme un monde de « fausses nouvelles », « de rumeurs souvent terrifiantes, parfois pleines d’espoirs ». Dans quelle mesure cette « rumeur » empêche-t-elle d’aborder cette histoire avec recul et sérénité, des deux côtés d’ailleurs… ?
MR : Ce qui est spectaculaire en 1962, ce sont les grandes vagues de rumeurs. On est dans un temps intense où les événements sont très rapides. On entend beaucoup de choses et l’avenir qui se profile est rêvé pour les uns, attendu avec impatience pour ceux qui souhaitent l’indépendance. Il est terrifiant pour ceux qui n’en veulent pas. On a donc des rumeurs qui se répandent. Elles continuent, d’ailleurs, à nous intoxiquer jusque dans le présent.
C’est le cas des rumeurs du « sang volé » qui se propagent parmi les Français d’Algérie en 1962 et selon lesquelles les Algériens enlèveraient des Européens pour les vider de leur sang afin de soigner les blessés de l’OAS. Les rumeurs sont fausses, mais elles sont terrifiantes au point de précipiter la décision de partir de certaines familles françaises.
MEE : Parmi les rumeurs, l’exemple des « harkis », ces musulmans algériens restés fidèles à la France pendant la lutte pour l’indépendance, qui auraient été utilisés pour déminer les zones frontalières…
MR : Oui, ces harkis auraient été utilisés pour déminer les champs de mine. Il s’agit d’une affaire dramatique depuis 1962, avec 11 à 12 millions de mines antipersonnel posées et un déminage qui a duré jusqu’en 2017.
En 1962, on dit que des harkis ont été utilisés pour marcher sur ces champs de mine afin de les déminer. C’est quelque chose qui a été fait dans la France de 1945 par des prisonniers de guerre.
Or, la source utilisée toujours citée comme preuve est un rapport du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) concernant un lieu précis. Ils affirment eux-même quelques jours plus tard avoir été intoxiqués par une fausse rumeur.
MEE : Votre livre propose un éclairage inédit sur le fameux « massacre d’Oran », le 5 juillet, événement majeur de 1962. À cette époque, Oran est une ville cadenassée par l’OAS, le consul américain William J. Porter la compare au ghetto de Varsovie pour les populations autochtones. Pourquoi est-ce important de raccrocher ce massacre, durant lequel des Européens mais aussi des Algériens ont été tués, à un continuum colonial et non à un épisode de la violence de la guerre de libération ?
MR : C’est pratiquement l’événement le plus connu de 1962. En France, quand on évoque cette année, c’est l’une des deux choses qui viennent immédiatement à l’esprit avec le départ des harkis et des pieds-noirs.
Le massacre du 5 juillet 1962 est en apparence incompréhensible et donc il permet de dire n’importe quoi sur le fait que le FLN aurait voulu un pays sans Européens, et aurait orchestré le massacre pour les faire fuir. C’est faux.
Le massacre du 5 juillet 1962 est en apparence incompréhensible et donc il permet de dire n’importe quoi sur le fait que le FLN aurait voulu un pays sans Européens, et aurait orchestré le massacre pour les faire fuir. C’est faux
En réalité, l’événement est mal défini pour deux raisons. D’abord, ce n’est pas un massacre d’Européens uniquement. C’est un massacre plus large dans lequel des Européens sont visés et tués en même temps que des Algériens. Il semble donc que l’on ait affaire plus largement à une violence vengeresse.
Ensuite, ce qui se passe à Oran ne commence pas le 5 juillet 1962. Cela commence au moins en février 1962, lorsque l’on se rend compte que la violence de l’OAS est intraitable et plus meurtrière à Oran qu’ailleurs dans le pays. Elle est symbolisée par l’attentat à la voiture piégée de Mdina Jdida le 28 février 1962.
De plus, contrairement à Alger, cette violence dure plus longtemps, presque jusqu’au référendum d’autodétermination du 1er juillet. Dans la ville, la tension est forte, les quartiers algériens sont assiégés, des snipers abattent ceux qui sortent des quartiers mais font aussi « des cartons » au cœur même des quartiers depuis les immeubles voisins en tirant dans l’enfilade des rues. Les habitants ne sortent plus, ne vont plus travailler, ne vont plus à l’école.
Il n’y a pas de temps de pause entre la tension extrême et la ferveur du 5 juillet. Durant les festivités, les rumeurs se répandent selon lesquelles l’OAS tire. Plus facilement à Oran qu’ailleurs, l’effervescence festive se transforme en effervescence violente.
La foule encercle les soldats de l’Armée de libération nationale (ALN) de la Wilaya V (région d’Oran) arrivés à Alger durant l’été 1962 (AFP)
MEE : Est-ce que cet été-là, marqué par les festivités de l’indépendance mais aussi par les violences, va préfigurer ce jeune État, l’Algérie post-62, et donc le présent ?
MR : L’expérience algérienne de 1962 est bien sûr également marquée, douloureusement, par les conflits entre Algériens et notamment entre les hommes du GPRA et le groupe dit « de Tlemcen », formé par Ahmed Ben Bella [chef du gouvernement de 1962 à 1963] et Houari Boumédiène, chef de l’armée.
Cette violence est de faible intensité au regard de la guerre contre la France, mais elle provoque un grand désarroi. Elle est souvent décrite comme l’arrivée d’une armée des frontières presque étrangère, qui se confronte aux combattants survivants et peu nombreux de l’intérieur pour prendre le pouvoir.
L’une des questions posées par ce conflit est un conflit classique de sortie de guerre : celui de la démobilisation et du désarmement des soldats. Pour l’Algérie, la question est celle de la reconversion de l’armée révolutionnaire, l’Armée de libération nationale, en une armée de métier nationale, l’Armée nationale populaire (ANP).
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Ainsi, les négociations entre les arrivants de l’extérieur et les combattants de l’intérieur portent – on l’oublie – sur le devenir des combattants : pourront-ils adhérer à l’ANP ? Si oui, avec quel grade, quel solde ? Comment reconnaître les années de maquis ? Et s’ils ne veulent pas se réengager, comment pourront-il se réinsérer dans la vie civile ?
Par ailleurs, la question des conflits politiques et celle de la naissance de la politique dans l’Algérie des premières années de l’indépendance doivent être réétudiées en profondeur pour sortir d’une déploration trop facile.
Ce travail commence à être mené avec des historiens comme Amar Mohand-Amer ou Yassine Temlali, qui restituent les débats des premiers mois de l’indépendance.
Ils montrent ainsi que sur les questions de pluralité, de démobilisation, de langue, de place de l’armée, les postures sont bien plus nuancées et complexes qu’on ne l’imagine aujourd’hui.
MEE : L’Algérie serait restée coincée dans une espèce de « long 1962 » dont le hirak, vaste mouvement populaire ayant conduit à la démission d’Abdelaziz Bouteflika en 2019, serait un bégaiement. Qu’en pensez-vous ?
MR : L’idée d’être collectivement bloqués en 1962 – parfois exprimée pour critiquer le présent – n’est pas une idée d’historien. C’est au contraire la négation de toute l’histoire du pays, comme s’il n’y avait pas eu d’industrialisation, d’instruction massive, de développement culturel. Comme si le pays n’avait pas vécu le socialisme, la sortie du socialisme, la décennie noire [guerre entre l’armée au pouvoir et les islamistes armés] et n’avait pas été capable de s’en remettre.
L’idée d’être collectivement bloqués en 1962 – parfois exprimée pour critiquer le présent – n’est pas une idée d’historien. C’est au contraire la négation de toute l’histoire du pays
Bien sûr, les premières marches du hirak ont fait référence aux festivités de 1962, et certains ont chanté ensuite « Indépendance, Indépendance » ou « 1962 Indépendance de l’État, 2019 Indépendance du peuple ». D’autres n’ont pas apprécié ce slogan, qui minimisait la réalité de l’indépendance de 1962.
Mais les références historiques dans le hirak n’étaient pas seulement à la guerre et à la lutte pour l’indépendance.
Au contraire, les événements depuis le hirak du 22 février 2019 ont réveillé les souvenirs de toute l’épaisseur de l’histoire algérienne, et de décennies de discussions politiques. Même si c’est parfois difficile à accepter depuis la France, l’Algérie a une histoire qui ne se résume pas à la colonisation et au présent.
Cette nuit encore, comme toutes les nuits, seul dans son litson corps vieilli tremblant de rage et de douleurs, Vétéran Ya avait cherché refuge dans le sommeil ou dans la mort, sans pouvoir trouver ni l’un ni l’autre.
Il résolut alors de garder les yeux ouverts sur ses amertumes et de s’adresser à Dieu qui l’avait privé de la mort et qu’il implorait de ne pas le laisser davantage en face de ses impuissances, dans ce monde qui n’est déjà plus le sien, un monde qu’il ne reconnaît plus, où l’avidité et la trahison avaient remplacé la morale et la bravoure.
– Mon Dieu qui m’avez sauvé d’une guerre, ayez pitié de moi, ne me laissez pas mourir dans le désespoir d’une justice et d’un bonheur que je n’aurais pas su construire ! Il est trois heures du matin.
Il prend le journal de la veille. Il essaie de deviner ce qu’il y est écrit. Il n’y arrive pas. Il n’avait jamais appris à lire. Dans son hameau de Takhlijt Ath Atsou, sur le flanc du Djurdjura, il n’y avait pas d’école. Il fut éduqué par la vie, les légendes et l’histoire.
Très tôt, il entendait sa mère puis sa tante raconter l’épopée de Fadhma N’soumeur, la guerrière qui dirigea les batailles contre les troupes françaises conduites par le général Mac Mahon, futur maréchal de France et Président de la République.
« Ce fut ici, mon fils, dans notre hameau de Takhlijt Ath Atsou où tu es né, que Fadhma avait formé son noyau de résistance. Et c’est à Tazrout, où habite ta tante Tassadit, que les soldats français avaient été mis en déroute. On raconte même que parmi les plus valeureux combattants de Fadhma N’soumer figurait un Français qu’on appelait Cheikh Balthazar, évadé du bagne de Lambèse en 1853 et qui avait trouvé refuge dans les montagnes du Djurdjura.
Il savait travailler l’acier et fabriquait des armes à partir du minerai de fer du Zaccar, comme l’avait fait avant lui l’Emir Abdelkader…
Le chant du coq le ramène au présent. Le jour se lève. Encore une journée à profiter des siens, des petits enfants qui grandissent si vite et qui déclencheront en lui, ces spasmes d’amour qu’il pensait ne plus avoir l’occasion de connaître.
Il parle au colonel Cheikh Amar : « Je n’ai pas su nous éviter la meurtrissure de la trahison, mon colonel… ».
Il est trois heures. Dans la maison silencieuse, le vieux guerrier guette une voix qui lui annoncerait l’absolution, la voix de Cheikh Amar ou celle, plus paisible, de Saïd Babouche, mort guillotiné, peut-être celle d’Ali Mellah, ou la voix de stentor du colonel Sadek Dehilès, dit Si Sadek qui revenait de la Campagne d’Italie, enfin la voix d’un compagnon de guerre qui l’absoudrait de sa défaillance.
À tous ces martyrs tués au combat, Vétéran Ya décrit la forfaiture qui a suivi leur mort : « Mes amis, nous avons eu l’indépendance mais pas la délivrance. Des frères, comme nous les appelions, des frères se sont autoproclamés maréchaux de guerre, puis nouveaux maîtres et enfin, tout puissants monarques, imposant leur volonté, leurs hommes puis leur politique, puis leurs lois, puis leur dictature ! »
Il se mit à trembler, s’empara de la bouteille d’eau d’une main vacillante, but deux verres, fit une courte prière, puis regarda vers le plafond.
« Nous ne pensions qu’à tout donner, mon colonel ; eux, qu’à tout prendre », murmure-t-il.
Il a livré bataille aux voleurs de rêves. Il avait combattu l’Ordre du fusil, désespérément, douloureusement. Il avait 29 ans. Il rentrait de la guerre. D’une première guerre. Sept années à traquer l’ennemi et à essayer d’échapper à la mort. Ce n’était pas le plus dur.
Le plus dur, et il s’en rappelle encore, le plus dur c’était de se déshumaniser. Durcir son cœur afin d’entrer dans la peau du guerrier. Il n’avait plus droit à aucune faiblesse. Il s’était interdit de penser aux êtres chers, à la mère, à l’épouse, au père, aux enfants.. Il n’avait plus de mère, plus d’épouse, plus de père, plus d’enfants. Cela l’avait-il rendu plus fort ? Il ne sait pas.
Trop loin, tout ça, trop flou. Il se rappelle juste de sa douleur violemment humaine, sa douleur d’homme, de fils, d’époux, de père s’extirpant de ses amours pour ne devenir plus qu’une machine à tuer ou à traquer la mort. Non, il le sait en fait, cela ne l’avait pas rendu plus fort.
L’homme est né pour aimer. C’est par amour qu’il avait choisi de combattre l’armée de l’occupant puis celle des putschistes. Pas par haine. Par amour pour les siens d’abord, ces êtres chers, pour leur éviter de vivre dans l’humiliation et dans la servitude. C’est cela, rien que cela, les terribles raisons qui poussent un homme à choisir l’agonie à la vie.
Il avait retrouvé cette vérité auprès de ses petits-enfants, des bambins qu’il ne se lasse pas de prendre dans ses bras, de caresser, de gâter, de jouer à leurs jeux… Il se libérait un peu de cette frustration qu’il gardait en lui depuis l’indépendance : à son retour du maquis, il n’avait pas pris son fils dans ses bras, s’interdisant un privilège que les compagnons morts au combat n’auront plus jamais l’occasion de connaître.
Mais à qui dire cela ? A qui avouer qu’il n’était qu’un homme ? Un homme qui avait besoin de recevoir de l’amour et d’en donner.
Par bonheur, il retrouvait, au soir de sa vie, avec ses petits-enfants, toute son humanité nue, brute, apaisante. Il a besoin de leur pureté et de leur force. Il a besoin de leur amour. Il s’abandonne, depuis plusieurs mois, à retomber en enfance, lui qui n’avait connu ni l’insouciance de la jeunesse ni la quiétude de la vieillesse.
Cette nuit encore, seul dans son lit, tremblant de douleur et de dépit, ce soir encore le guerrier Vétéran Ya aura demandé pardon à son peuple. Il est six heures. On lui sert le café. Il tremble toujours. Sa femme lui tamponne le front avec une serviette humide.
Vétéran Ya crut entendre la fillette : « Grand-père, c’est vrai que tu vas mourir comme les vieux ? ».
Il ouvrit les yeux. Le bébé dormait toujours et sa petite-fille le tirait par la chemise : Hein, grand-père, c’est vrai que tu vas mourir ? Vétéran Ya prit sa petite fille par la main.
« Ah, ma petite fleur adorée, j’ai fréquenté des guerres et côtoyé toutes les morts, j’ai affronté les soldats français puis nos propres soldats, mais aujourd’hui il ne me reste que toi. Je ne me doutais pas que je terminerais ma vie comme ça, avec le parfum tardif de l’enfance. Tu vois cet arbre dans le jardin ? C’est un figuier, le figuier de mon enfance. Il est plus vieux que moi. J’y grimpais quand j’avais ton âge. Il n’est pourtant toujours pas mort parce qu’il se nourrit de la vie que lui donne chacun de nous. Tiens, voilà un bonbon au caramel. Mets-le vite dans ta bouche avant que ta mère ne nous voit, on risque de se faire engueuler. C’est bon, n’est-ce pas ? Tu veux garder ce bonbon le plus longtemps possible dans ta bouche ? Alors je vais te répondre. La vie, c’est comme ce bonbon, elle est si bonne et si belle qu’on a peur qu’elle se termine trop vite et qu’elle n’ait plus de miel. Mais rappelle-toi de ceci, ma fille : la vie ne s’arrête pas si on la remplit d’amour. L’amour est le miel la vie. Elle s’arrête seulement pour ceux qui n’ont pas ouvert leur cœur aux autres. Quand je ne serai plus là, je resterai dans ton cœur, et tu verras, je serai toujours avec toi… – Même les jours où j’aurai beaucoup de devoirs ? – Même les jours où tu auras beaucoup de devoirs à faire ! Tiens, voilà un autre bonbon. La voix de sa femme qui priait pour lui, lui parvient timidement. Il a une dernière pensée pour ses compagnons d’armes. Puis il ferma les yeux.
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