Appel à communications
Université de Pise - 15-17 décembre 2022
Quel beau pays...
C'est ce qu'on dit toujours de l'Algérie : quel beau pays! Avec un point d'exclamation et bien sûr un verbe au passé, même s'il est sous-entendu ! Cette phrase, elle l'entend partout, depuis si longtemps, dite sur un ton de regret pendant les premières années qui ont suivi l'indépendance, mais teintée à présent de commisération. Oui, les plages, le désert, le sable chaud, le soleil, la lumière ...
Mais dans ce pays il y a des hommes. Dans tous les pays, il y a des hommes. Ce sont eux qui en font une patrie. Qui en font un enfer. Ou un pays où il fait bon vivre.
Maïssa Bey, Entendez-vous dans les montagnes…
Soixante ans après la signature des accords d'Evian, qui ont officiellement mis fin à la guerre d'indépendance algérienne, le souvenir des sept ans et demi de conflit entre la France et l'Algérie, et avant cela de la période de domination coloniale commencée en 1830, continue de représenter un noeud problématique des deux côtés de la Méditerranée, tant au niveau collectif qu'individuel. Si d'une part, en effet, il s’agit de sujets fortement clivants sur le plan politique, idéologique et socioculturel, d'autre part ils constituent le résidu d'un traumatisme qui n'a jamais été pleinement élaboré et qui, se transmettant de parent à enfant, a conditionné les subjectivités, nourri le ressentiment identitaire, se plaçant à l'origine de malaises et de souffrances psychiques.
Dans l'éventail de causes qui, pendant des décennies, ont entravé l'élaboration d'une histoire commune, les historiens ont mis en évidence non seulement les éléments de contraste entre les deux pays, mais aussi les contradictions au sein de chaque côté. Durant les premières années du conflit, la guerre d'Algérie en France n'a pas été nommée en tant que telle mais par le biais d'un vaste répertoire de périphrases, dont certaines sonnent désormais trop familières à nos oreilles de spectateurs de guerres justes :
« événements d'Algérie », « opération de police », « opérations de rétablissement de la paix civile » ou « entreprise de pacification ». L’absence d’un vrai débat public après 1962 a été remplacée par un flot de publications (autobiographies, mémoires, récits de vie) qui, au lieu de contribuer à reconstruire une vision intelligible de l'histoire, n’ont fait qu'accentuer le risque d'une communautarisation des mémoires. Aujourd’hui, comme le constate l'historien Benjamin Stora dans le rapport remis au président de la République française en janvier 2021: « en France, plus de sept millions de résidents sont toujours concernés par […] la mémoire de l’Algérie, [et] celle-ci fait l’objet d’une concurrence de plus en plus grande. Pour les grands groupes porteurs de cette mémoire, comme les soldats, les pieds-noirs, les harkis ou les immigrés algériens en France, l’enjeu quelquefois n’est pas de comprendre ce qui s’est passé, mais d’avoir eu raison dans le passé ».
Cette même guerre, en Algérie, a été célébrée comme l'acte fondateur d'une nation qui s'est battue pour reconquérir sa souveraineté. Guerre de libération, mais encore plus souvent rebaptisée révolution, le récit qui en a été fait rétrospectivement par les élites politiques a masqué bientôt tout ce qui pouvait porter atteinte au portrait d'un mouvement populaire compact derrière le drapeau du FLN, y compris les milliers de victimes des rivalités internes au camp algérien. Cette version officielle, qui consiste à « ostraciser ou à diaboliser » selon les mots de l'historien algérien Mohammed Harbi, n'est pas une véritable histoire, mais l’ « expression d'actes politiques ». Et cette tendance du politique à supprimer ou à transfigurer, selon la convenance, des pans entiers de l'histoire, n'est pas sans impact sur les consciences et les vécus de ceux qui, de manière plus ou moins directe, en sont les héritiers.
Karima Lazali, qui exerce depuis des années le métier de psychanalyste entre Alger et Paris, montre qu’à des prémisses opposées (un trop peu ou un trop plein d’histoire) correspondent des effets convergents. En France elle a remarqué un nombre
« incroyable » de « patients français, issus le plus souvent de la troisième génération postcoloniale, [qui] se disent encombrés par une histoire coloniale vécue souvent au niveau des grands-parents impliqués dans la colonisation ou la guerre d’indépendance, […] une histoire qu’ils n’ont pas connue et qui, le plus souvent, leur a été transmise dans un épais silence » (K. Lazali, Le trauma colonial, 2018). Le résultat est un sentiment aigu de malaise qui ne cesse de travailler ces personnes, hantées par des questions relatives à la honte et à la responsabilité.
En Algérie, au contraire, la question coloniale ne cesse d'occuper le discours public. Cependant, comme il s'agit d'une version « figée, univoque et donc privée d’épaisseur », le résultat est le même, à savoir une compréhension du fait colonial assise sur « l’impensé »: condition indispensable, en Algérie comme en France, pour éviter le risque de mettre en question la responsabilité de chacun face à l’Histoire et à son interprétation. Une paralysie qui empêche les sujets – aussi bien les ex-colons que les ex-colonisés –
« de visiter les recoins de leurs histoires familiales, souvent complexes », rendant ainsi difficile de « poursuivre un travail clinique précis de recensement des problématiques et de décryptage des résidus sourds de la violence coloniale ».
Dans ce cadre de censures politiques, d’interdits plus ou moins explicites et intériorisés, de blocages psychiques, la littérature – poursuit Lazali – a un rôle majeur à jouer, dans la mesure où elle tente d’écrire les silences, les espaces blancs, les impensés du fait historique. Cette définition semble s’appliquer à la perfection à l’oeuvre de l’écrivaine Maïssa Bey, dont on pourrait dire qu’elle a toujours conçu son activité comme un labeur pour faire sortir du silence les voix des victimes oubliées, tout comme de leurs bourreaux, de l’histoire de l’Algérie. Plus précisément, l'oeuvre qu'elle compose depuis ses débuts en 1996 avec Au commencement était la mer apparaît comme une longue enquête, menée en composant une mosaïque de témoignages, sur les circonstances qui ont fait de l'Algérie le pays qu’il est devenu aujourd'hui. Son récit Entendez-vous dans les montagnes… (2002) a presque l’allure d’un diagnostic sur les conséquences du silence qui a enveloppé la guerre d’indépendance : remplir les blancs (de l’histoire familiale tout comme de celle de son pays) s’avère condition nécessaire pour essayer de sortir de la longue nuit faite de refoulements, de souffrances réprimées, de malentendus et d’ignorance qui, transmis de génération en génération, ne font que nourrir le cercle de la haine réciproque. Avec Bleu blanc vert (2006) le regard se concentre sur l’enchaînement de circonstances qui ont conduit le pays, en trente ans, des promesses de l’Indépendance au gouffre de la décennie noire (période douloureusement évoquée dans Puisque mon coeur est mort, 2010), avec pour fil rouge l’encombrant souvenir des martyrs de la révolution qui impose aux enfants de se montrer dignes du sacrifice des pères ; tandis que dans Cette fille-là (2001) le voile est levé « sur les silences des femmes et de la société, […], sur des tabous, des principes si arriérés, si rigides parfois qu’ils n’engendrent que mensonges, fourberies, violence et malheurs ». Chaque texte de Maïssa Bey peut en somme être lu comme un effort pour se mettre, et mettre en même temps le lecteur, en condition de comprendre, de déchiffrer les signes du « réseau invisible » dans lequel les personnages ont le sentiment d’être pris (Surtout ne te retourne pas, 2005).
C’est à partir de ces prémisses que nous souhaitons organiser un moment de rencontre, de réflexion et d’échange autour de l’oeuvre de Maïssa Bey, aussi dans une perspective de comparaison avec d'autres écrivain.e.s, en posant une simple question : comment arrive-t-elle à écrire les blancs de l’histoire de l’Algérie ? Notre but est de faire dialoguer des chercheurs et chercheuses qui s’inscrivent dans une pluralité d’approches en sciences humaines et sociales (historiens, littéraires, sociologues, anthropologues, psychanalystes, etc.).
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Nous encourageons les chercheur.e.s postdoctorant.e.s, les enseignant.e.s-chercheur.e.s en début de carrière, et les doctorant.e.s avancé.e.s à envoyer des propositions.
Nous invitons les candidat.e.s à envoyer un résumé de 500 mots ainsi que 5 mots-clés et l’affectation institutionnelle à l’adresse suivante : [email protected] au plus tard le 15 septembre 2022.
Langues du colloque: français et/ou italien.
Les frais d’inscription au colloque s’élèvent à € 75,00 et sont gratuits pour les étudiant.e.s, les doctorant.e.s et post-doctorant.e.s.
Les frais d’hébergement et de transport sont en revanche à la charge de chaque participant.e.
Ce colloque international respecte le principe horizontal de l'égalité des chances hommes/femmes et de non discrimination, établi par le Comitato Unico di Garanzia de l’Université de Pise.
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Comité scientifique :
Benjamin Stora (Paris 13, Sorbonne Paris Nord)
Barbara Sommovigo (Université de Pise)
Veronic Algeri (Université de Rome « Roma Tre »)
Francesco Attruia (Université de Pise)
Alexandre Calvanese (Université de Pise)
Houda Hamdi (Université 08 Mai 1945 Guelma, Algérie)
Renata Pepicelli (Université de Pise)
Valeria Sperti (Université de Naples « Federico II »)
Francesco Tamburini (Université de Pise)
Comité organisateur
Barbara Sommovigo
Veronic Algeri
Francesco Attruia
Alexandre Calvanese.
RESPONSABLE :
Barbara Sommovigo et Francesco Attruia
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