Avec «In fine mundi», Andrès Serrano nous transporte à Oran, au temps de l’exode des Français d’Algérie, sur les traces d’enfants traqués par un tueur.
Juillet 1962. Oran. «11 heures du matin, le soleil grillait déjà la ville». Andrès Serrano a connu l’exode cette année-là, et il nous plonge, tête la première, dans tout ce que les hommes savent commettre de pire. Leurs turpitudes, leurs exactions, leurs saloperies. Son histoire tourne et retourne autour de trois garçons pris pour cible par un tueur. Ils ont quasiment l’âge d’Andrès à l’époque, et se livrent à des jeux qui ne sont pas de leur âge. «Sur ces bâtisses sans ardoises et sans tuiles, les vastes terrasses brûlantes offraient de magnifiques terrains de jeux aux enfants pauvres», écrit l’auteur. Qui précise, un peu plus tard : «ce qu’il y avait découvert désavouait la peinture qu’en avait faite l’auteur de La Peste : les arbres et le parfum de rose des jardins publics ou des cours d’école égayaient ces faubourgs».
«Les gens méprisent ceux qui les traitent bien»
L’inspecteur Abel Helme, pourtant sur le point de regagner la France, comme beaucoup d’autres, va vite se retrouver «hanté par sa mission» de sauver l’un des enfants que le tueur n’a pas atteints. Le policier est confronté «aux perdants de l’OAS», aux rapports «ambigus de l’Eglise avec les deux camps», et surtout «à la vie du petit peuple des quartiers de la cité des Lions». On y entend les oiseaux élevés dans des cages, on y sent l’odeur des plats préparés pour midi, on y voit les gens qui peuplent les immeubles. «A lire les noms sur les boîtes à lettres désarticulées, il pensa à ces grands remuements de peuples qui parcourent la Terre pour exorciser la misère ou conquérir leurs libertés sur des terres nouvelles. Ici, les patronymes résonnaient surtout sur des musiques andalouses : les Baena, Para, Reig ou Garcia.»
Au-delà d’une description très fine de la société d’alors, Andrès Serrano, musicien de profession devenu historien, détaille les «relations humaines» qui président à l’époque. «Pour ce qui concerne la direction d’un pays, les gens méprisent ceux qui les traitent bien et respectent ceux qui ne leur font aucune concession. C’est vrai chez nous, dans les pays occidentaux où pourtant les règles démocratiques devraient tempérer l’esprit de domination. Mais alors dans les pays arabo-musulmans cette loi s’applique avec une telle férocité qu’on est amenés à plaindre les gouvernés… Croyez-moi, l’Algérie sera gouvernée d’une main de fer !»
Pour mener à bien son enquête, Helme est assisté d’un «civil» croisé dans une cage d’escalier qui connaît le quartier comme sa poche et le guidera tel un frère. Ensemble, ils croiseront la route de Léon Mignoni, entrepreneur prospère, doublé d’un authentique salaud. Mignoni avait su «tirer profit de l’accroissement formidable de la production viticole en Algérie, laquelle était indispensable dans le processus de bonification des vins languedociens trop faibles en alcool». Mignoni s’était battu pour que l’Algérie «demeurât dans le giron français», et avait même été «un des exécuteurs les plus zélés de la cause nationaliste, allant jusqu’à […] devenir le plus cruel des assassins».
«Le monde des gosses qui vivaient dans les rues»
L’histoire de ces enfants, c’est la sienne, explique Serrano à Libération. «Tous ces gamins, ces jeux auxquels ils participent, j’y ai participé. L’assassinat du vieil homme, une manière de décrire les quartiers populaires, et le monde des gosses qui vivaient dans les rues, jusqu’à Mignoni, qui a vraiment existé…» Cette culture espagnole dans laquelle il baignait lui interdisait d’approcher les fillettes. C’était un tabou. «Notre initiation se passait entre garçons. On a été influencés par la guerre. Dans ces quartiers périphériques, nous, gosses de pauvres, on collait les tracts de l’OAS, et, en même temps, on cachait des armes pour le FLN.»
Guitariste, chanteur… Andrès Serrano a longtemps vécu de la musique. Il a passé son bac à 30 ans puis il est devenu professeur d’histoire. Les personnages qu’il décrit sont plus vrais que nature. Comme ce curé qui va «taper» l’argent d’un riche voleur de banques acquis à l’OAS afin de le reverser aux familles qui prennent le bateau pour la France. Il a assisté au massacre d’Oran, épisode rarement documenté, et il insiste : «les choses ne sont pas blanches ou noires. En écrivant, j’ai ressenti des souvenirs enfouis à l’époque où j’étais enfant, comment les gens devenaient des loups féroces…» Féroce, c’est un bon mot pour résumer ce roman noir.
par Didier Arnaud
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