Louisette IGHILAHIRIZ(Militante Nationaliste), auteure de l’ouvrage avec Anne Nivat, « Algérienne », Editions Calman-Levy, 2001.
Henri POUILLOT (Militant Anticolonialiste-Antiraciste) « La Villa Sesini », Editions Tirésias, 2001.
Olivier LE COUR GRAND MAISON (Universitaire français), auteur de l’ouvrage « Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Editions La Découverte, 2019.
Seddik LARKECHE (intellectuel franco algérien), auteur de l’ouvrage, auteur de l’ouvrage « Le Poison français, lettre à Mr Le Président de la République », Editions Ena, 2017.
1. La reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie.
La France est aujourd’hui à la croisée des chemins avec la question de savoir si elle sera capable de passer un pallier dans la gestion apaisée de ses démons mémoriels en particulier celui avec l’Algérie qui fut une des guerres les plus tragiques du 20e siècle. La problématique centrale n’est pas la repentance, les excuses ou le ni niavec une reconnaissance générique mais la question de la reconnaissance de la responsabilité française en Algérie, notion juridique, politique et philosophique.
Cette question de la responsabilité unilatérale de la France colonialeest centrale au même titre que la déclaration du Président Chirac en 1995 sur la responsabilité de l’Etat Français concernant la déportation des juifs durant la seconde guerre mondiale. Cette reconnaissance qui ouvra la voie à l’indemnisation de ces victimes.
La barbarie coloniale française en Algérie ne peut être édulcorée par quelques rapports fantasmés d’auteurs qui flirtent avec les pouvoirs politiques de droite comme de gauche depuis 40 ans. La question des massacres, crimes et autres dommages impose inéluctablement une dette incompressible de la France vis à vis de l’Algérie.
La stratégie développéedepuis toujours est de faire table rase du passé, une offense à la dignité des algériens. Cette responsabilité est impérative car elle peut sauver l’âme de la France qui est fracturée par ses démons du passé.
La reconnaissance de la responsabilité c’est admettre que la France s’est mal comportée en Algérie et qu’elle a créé de nombreux dommages avec des centaines de milliers de victimes et des dégâts écologiques incommensurables avec ses nombreuses expériences nucléaires et chimiques.
Que s’est-il réellement passé en Algérie durant près de cent-trente-deux années d’occupation ? La colonisation et la guerre d’Algérie sont considérées et classées comme les événements les plus terribles et les plus effroyables du XIXe et XXe siècle. La révolution algérienne est aussi caractérisée comme l’une des plus emblématiques, celle d’un peuple contre un autre pour recouvrer son indépendance avec des millions de victimes.
L’ignominie française en Algérie se traduit par les massacres qui se sont étalés sur près de cent-trente années, avec une évolution passant des enfumades au moment de la conquête, aux massacres successifs de villages entiers comme Beni Oudjehane, pour aller vers les crimes contre l’Humanité du 8 mai 45 sans oublier les attentats tels celui de la rue de Thèbes à Alger. La violence était inouïe à l’encontre des indigènes algériens. Entre 600 et 800 villages ont été détruits au napalm. L’utilisation par la France des gaz sarin et vx était courante en Algérie.La torture à grande échelle et les exécutions sommaires étaient très proches des pratiques nazies.
La France sait qu’elle a perdu son âme en Algérie en impliquant son armée dans les plus sales besognes. Ces militaires devaient terroriser pour que ces indigènes ne puissent à jamais relever la tête. Plus ils massacraient, plus ils avaient de chance de gravir les échelons.
La colonisation, c’est aussi la dépossession des Algériens de leurs terres où ces indigènes sont devenus étrangers sur leurs propres terres.
Le poison racisme est le socle fondateur de tout colonialisme. Sous couvert d’une mission civilisatrice, le colonisateur s’octroie par la force et en bonne conscience le droit de massacrer, torturer et spolier les territoires des colonisés. La colonisation française de l’Algérie a reposé sur l’exploitation de tout un peuple, les Algériens, considérés comme des êtres inférieurs de par leur religion, l’islam.
Il suffit de relire les illustres personnages français, Jules Ferry, Jean Jaurès, Léon Blum et tous les autres que l’on nous vante souvent dans les manuels scolaires.
La résistance algérienne sera continue, de 1830 jusqu’à l’Indépendance en 1962, même si de longues périodes d’étouffement, de plusieurs années, seront observées. Sans excès, on peut affirmer que la colonisation a abouti à un développement du racisme sans précédent et nourri la rancœur des colonisés.
Etrangement, plus on martyrisait la population algérienne, plus sa ténacité à devenir libre était grande. Sur le papier, l’Algérie était condamnée à capituler devant la cinquième puissance mondiale. Le bilan tragique n’a pas empêché les Algériens de gagner cette guerre d’indépendance avec une étrange dialectique. Les enfants des ex colonisés deviendront français par le droit du sol et continueront d’hanter la mémoire collective française.
On tente aujourd’hui de manipuler l’Histoire avec un déni d’une rare violence en continuant de présenter cette colonisation comme une œuvre positive, un monde de contact où les populations se mélangeaient et les victimes étaient symétriques. Une supercherie grossière pour ne pas assumer ses responsabilités historiques.
Colons et colonisés n’étaient pas sur un pied d’égalité, il y avait une puissance coloniale et des européens et de l’autre coté des indigènes avec des victimes principalement du côté des colonisés algériens. Cette population indigène a été décimé de 1830 à 1962 faisant des centaines de milliers de victimes, morts, torturées, violées, déplacées, spoliées et clochardisées, devenant des sujets sur leurs propres terres. Cette réalité est indiscutable et vouloir la noyer par quelques rapports dans un traitement symétrique c’est prolonger une nouvelle forme de déni et de domination sous couvert de paternalisme inacceptable.
Le monde fantasmé du Professeur Stora est une insulte à la réalité historique, d’autant plus grave qu’il la connaît parfaitement. Son rapport répond à un objectif politique qu’il a bien voulu réaliser pour des raisons étranges mais certaines : édulcorer les responsabilitésavec un entre deux savamment orchestré laissant supposer l’égalité de traitement des protagonistes pour neutraliser la reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie. Le rapport est mort né car il n’a pas su répondre aux véritables enjeux de la responsabilité de la France coloniale en Algérie. Le jeu d’équilibriste pour endormir les algériens n’a pas pu s’opérer car les consciences des deux côtés de la méditerranée sont alertes. Personne n’est dupe sauf ceux qui ne veulent pas assumer les démons de la barbarie coloniale française en Algérie.
2. La France face à son démon colonial où le syndrome de l’ardoise magique.
Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, la France a déployé une batterie de stratagèmes pour ne pas être inquiété sur son passé colonial. La France sait précisément ce qu’elle a commis durant 132 années comme crimes, viols, tortures, famine des populations et autres.Pour se prémunir contre tous risques de poursuites, elle a exigé aux algériens d’approuver une clause d’amnistie lors du cessez le feu. D’autres lois d’amnisties furent promulguées par la suite pour tenter d’effacer toute trace de cette barbarie coloniale. La suffisance de certains est allée jusqu’a obtenir la promulgation d’une loi en 2005 vantant les mérites de la colonisation française en Algérie. Ultime insulte aux victimes algériennes qu’on torturait symboliquement à nouveau.
3. Pourquoi la Francea peur de reconnaître ses responsabilités.
Reconnaître les responsabilitésdes crimes et dommages coloniaux c’est inéluctablement accepter l’idée d’une réparation politique et financière ce que la France ne peut admettre aujourd’hui face à une certaine opinion pro Algérie française encore vivace sur ce sujet.
Mais c’est aussi accepter de revoir la nature de la relation franco algérienne ou la rente permet toujours à la France de préserver sa position monopolistique sur ce marché qui est toujours sa chasse gardée.
C’est bien sûr également la peur de perdre une seconde fois l’Algérie française mythifiée, celle du monde du contact largement développée dans le rapport Stora.
Enfin,la crainte de devoir rendre des comptes d’une manière singulière aux enfants de colonisés qui constituent le principal des populations habitant les banlieues populaires françaises où le poison racisme est omniprésent. Il suffit de lire le dernier rapport du Défenseur des droits sur les discriminations pour s’en convaincre.
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Ces dernières années, un nouveau palier s’est opéré avec l’idée que ces citoyens musulmans où les algériens sont majoritaires, sont devenus en France les ennemis de la République car ils sont souvent accusés d’être les nouveaux porteurs de l’antisémitisme français. Aujourd’hui, la majorité de cette population subit une triple peine. La première est d’être souvent considérée comme étranger dans le regard de l’autre, car enfant de la colonisation, enfants de parents qui se sont battus pour ne pas être français.
Ensuite, le fait d’être musulman dans la cité française se confronte à l’image séculaire de cette religion qui est maltraitée depuis au moins mille ans.
Enfin, cette population est suspectée d’être porteuse du nouvel antisémitisme français car solidaire du peuple palestinien. Ces palestiniens qui sont aujourd’hui parmi les derniers colonisés de la planète. Les Algériens ont connu la même colonisation et sont unis à jamais à ce peuple opprimé par un lien indicible qui s’exprime dans les tripes et le cœur. Entre Algériens et Palestiniens demeure une identité commune avec un combat similaire contre la colonisation. Dans une continuité idéologique, la France est depuis toujours l’un des plus fervents défenseurs de l’État d’Israël. En Algérie, le peuple dans sa grande majorité est palestinien de cœur car ce que subissent les Palestiniens dans le présent, il l’a subi dans le passé par la puissance coloniale française. Ce lien fraternel est aussi visible dans la diaspora algérienne qui est presque toujours pro-palestinienne, sans forcément connaître l’origine de ce lien profond.
Ce sont ces constituants qui enferment cette population comme les supposés porteurs du nouvel antisémitisme, faisant d’elle, la cible privilégiée du poison français alors que l’on aurait pu croire que le système les en aurait protégés un peu plus du fait d’un racisme démultiplié à leur encontre.Les musulmans où les algériens sont majoritaires sontsilencieux comme s’ils avaient été frappés par la foudre. Ils sont perdus dans cette société française, égaux en droit et rejetés dans les faits par un racisme structurel aggravé par une mémoire non apaisée.
À quelques très rares exceptions, les intellectuels et relais d’opinion abondent dans le sens du vent assimilationniste. Ils espèrent en tirer profit et acceptent d’être utilisés comme des « Arabes de service » faisant le sale boulot en s’acharnant à être « plus blanc que blanc ». Leurs missions sont de vanter à outrance le système assimilationniste ou le déni de mémoire est fortement présent. Ces partisans du modèle assimilationniste savent au fond d’eux-mêmes qu’ils ont vendu leurs âmes en étant du côté de l’amnésie imposée du plus fort. Leur réveil se fait souvent douloureusement lorsqu’on les relève de leur poste en politique ou dans les sphères où ils avaient été placés en tant que porte-drapeaux du modèle assimilationniste. Ils se retrouvent soudainement animés par un nouvel élan de solidarité envers leur communauté d’origine, ou perdus dans les limbes de la République qui les renvoie à leur triste condition de « musulmans » où d’enfants d »indigènes ».
La faiblesse de cette population toujours en quête d’identité et de mémoire apaisée est peut être liée à l’absence d’intellectuels capables de les éclairer pour réveiller un peu leur conscience et leur courage face à une bien-pensance très active en particulier sur ces questions mémorielles.
4. L’inéluctable réparation des crimes et dommages de la colonisation française en Algérie.
La France, via son Conseil Constitutionnel, a évolué dans sa décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, en reconnaissant une égalité de traitement des victimes de la guerre d’Algérie permettant le droit à pension aux victimes civiles algériennes. Nous nous en félicitons mais la mise en œuvre a été détournée par des subterfuges juridiques rendant forclos quasi toutes les demandes des victimes algériennes. Comme si la France faisait un pas en avant et deux en arrière car elle ne savait pas affronter courageusement les démons de son passé colonial, pour apaiser les mémoires qui continuent de saigner.
Il ne peut y avoir une reconnaissance des crimes contre l’humanité commis en Algérie par la France et dans le même temps tourner le dos aux réparations des préjudices subis y compris sur le plan environnemental. La première marche du chemin de la réparation financière c’est de nettoyer les nombreux sites nucléaires et chimiques pollués par la France en Algérie ainsi que les nombreuses victimes comme le confirme l’observatoire de l’Armement. C’est une question de droit et de justice universelle car tout dommage ouvre droit à réparation lorsqu’il est certain, ce qui est le cas en Algérie. Sauf si on considère la colonisation française en Algérie comme une œuvre positive comme la France tente de le faire croire depuis la promulgation de la loi du 23 février 2005 qui est un outrage supplémentaire à la dignité des algériens.
La France ne peut échapper à cette réparation intégrale car sa responsabilité est pleinement engagée.D’une part c’est une question de dignitéet d’identité des algériens qui ne s’effacera jamais de la mémoire collective de cette nation.
C’est pourquoi les jeunes générations contrairement à l’espérance de certains ne cesseront d’interpeler la France et l’Algérie sur cette question mémorielle.
Sur la nature de cette réparation, la France devra suivre le chemin parcouru par les grandes nations démocratiques comme l’Italie qui, en 2008, a indemnisé la Lybie à hauteur de 3.4 milliards d’euros pour l’avoir colonisé de 1911 à 1942, mais aussi : l’Angleterre avec le Kenya, les Etats unis et le Canada avec les amérindiens ou encore l’Australie avec les aborigènes. L’Allemagne a accepté, depuis 2015, le principe de responsabilité et de réparation de ses crimes coloniaux avec les Namibiens mais butte sur le montant de l’indemnisation. Avec le risque pour l’Allemagne d’une action en justice devant la Cour Pénale Internationale du gouvernement Namibien, avec l’assistance d’un groupe d’avocats britanniques et la demande de 30 milliards de dollars de réparations pour le génocide des Ovahéréro et des Nama.
La France elle même s’est fait indemniser de l’occupation allemande durant la première et seconde guerre mondiale à hauteurs de plusieurs milliards d’euros d’aujourd’hui. Au même titre, l’Algérie indépendante doit pouvoir être réparée des crimes contre l’humanité et dommages qu’elle a subi de 1830 à 1962.
Cette dimension historique a un lien direct avec le présent car les évènements semblent se répéter, les banlieusards d’aujourd’hui sont en grande partie les fils des ex-colonisés. On continue à leur donner, sous une autre forme, des miettes avec comme point culminant cette nouvelle forme de discrimination,poison ou racisme invisible, matérialisé dans toutes les strates de la société.
L’Histoire ne doit pas se répéter dans l’hexagone, les miettes accordées ici et là sont révélatrices d’un malaise profond de la République française. En particulier, son incapacité à fédérer tous ses citoyens, poussant certains à la résignation, au retranchement et parfois aux extrémismes.
Paradoxalement, c’est le modèle français qui produit le communautarisme alors qu’il souhaite le combattre.
Comme un exercice contre-productif, il lui explose au visage car il ne sait pas comment l’aborder. C’est aussi ce modèle qui pousse un grand nombre de ces citoyens franco algériens à ne pas être fier d’être français. Cette révolution algérienne fait partie de l’Histoire de France à la fois comme un traumatisme à plus d’un titre, mais aussi comme un lien sensible entre les Français quelles que soient leurs origines. Le cœur de cette double lecture est lié à cette singularité algérienne qui n’a jamais démenti ses attaches à l’islam. Cet islam a été utilisé par la France comme porte d’entrée pour coloniser l’Algérie et soumettre sa population. Il a aussi donné la force à cette population algérienne de faire face au colonialisme français, comme porte de sortie de la soumission.
En France et ailleurs, cette religion semble interpeller les sociétés dans lesquelles elle s’exprime. A l’heure d’une promulgation d’une loi sur le séparatisme qui risque de stigmatiser un peu plus cette population musulmane ou les algériens sont nombreux, l’enlisement semble se perpétuer comme si l’apaisement des mémoires tant voulue était un peu plus affaibli car nous sommes toujours incapable d’expliquer à nos enfants le traitement différencié à l’égard des victimes de cette tragédie historique.
5. L’Algérie face à ses responsabilités historiques.
Le silence de l’Algérie est lourd car elle n’a pas su appréhender la question de sa mémoire d’une manière énergique et l’illégitimité de ses gouvernances successives a maintenu des revendications peu soutenues à l’égard de la France. Pire, les problématiques algériennes ont trop souvent, surfé sur cette fibre mémorielle pour occulter leurs inefficiences à gérer d’une manière performante le pays.Aujourd’hui, L’Algérie ne peut plus faire table rase du passé colonial français et se contenter de quelques mesurettes ou gestes symboliques. L’Algérie au nom de ses chouadas doit assumer une revendication intégrale, celle de la reconnaissance pleine et entière de la responsabilité des crimes et dommage de la colonisation en Algérie.
L’objectif de cette réparation n’est pas de diaboliser l’ex-puissance coloniale, mais au contraire de lui permettre de se réconcilier avec elle-même afin d’entrer définitivement dans une ère d’amitié et de partenariat. L’Algérie a laissé perdurer une approche minimaliste comme si elle était tenue par son ex puissance coloniale, tenu par le poison corruption qui la gangrènede l’intérieur et qui la fragilise dans son rapport avec la France. Comme si l’Algérie enfermée dans une position toujours timorée avait peur de franchir la ligne de l’officialisation de sa demande de réparation alors que la France l’avait faite de son coté en légiférant en 2005 sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie. Aujourd’hui, au nom de la mémoire des chouadas, l’Algérie doit également assumer ses responsabilités historiques.
6. L’urgence d’agir.
Sur la question mémorielle, reconnaître la responsabilité de la France sur les crimes et les dommages coloniaux y compris écologiques et les réparer financièrement au même titre que les principales grandes puissances mondiales. Abroger la loi de 2005 sur les bienfaits de la colonisation, la loi Gayssot et la loi sur l’antisémitisme pour déboucher sur une seule loi générique contre tous les racismes permettant de rassembler au lieu de diviser. Nettoyer les sites pollués nucléaires et chimiques et indemniser les victimes. Restituer la totalité des archives algérienne. Signer un traité d’amitié avec l’Algérie et suppression des visas entre les deux pays.
O rivages aimés du soleil et des dieux ! Récifs rongés de sel où la mer vient s'abattre, Tremblants sous le ressac de ses flots furieux, Si blancs qu'on vous dirait d'albâtre. Grève de sable fin que rosit le couchant, Qui reçoit dans la paix les baisers de l'écume. Alors que vers l'azur s'envole un dernier chant Pour une étoile qui s'allume, Pampres verts des coteaux couronnés d'orangers Et de pins résineux ; vous, croupes Nonchalantes Que colore au printemps la fleur de ces vergers Qu'on voit escalader vos pentes ; Et toi, majestueux et troublant Chenoua Dont le front plein d'orgueil se cache dans la nue, Au flanc duquel pourrait dormir Antinéa En quelque retraite inconnue ! Splendeur ! Immensité de la mer et du ciel ! Rien ne peut surpasser vos soudaines colères Ou la sublimité d'un coucher de soleil Devant des ruines séculaires. C'est là Cherchell, que tu t'isoles dans l'oubli Ainsi qu'en ton musée une statue ancienne Que drape fièrement la tunique au long pli Moulant son corps de patricienne. Tuiles rouges des toits qui penchent vers le port, Parfums -musc ou jasmin -s'exhalant des ruelles, Balancelles que berce une brise à ton bord De caresses perpétuelles. Gazouillis des jardins, calices entrouverts, Fûts géants des dattiers dont les palmes s'inclinent Ainsi qu'une fusée éclate en bouquets verts Qui retombent sur la colline.... Place romaine au pied de qui les flots calmés Meurent dans la douceur d'un soir de clair de lune, Où la chaleur du jour ne pénètre jamais, Ni sa lumière inopportune ; Thermes d'où montaient la musique et les chœurs Aux applaudissements d'une foule en démence Qui tout en couronnant de lauriers ses acteurs Riait de Plaute ou de Térence ! Yol ! Yol ! Avais – tu fait ce rêve certains jours Où tirant leur trirème au sable de ta plage, Des marchands prirent pied sur ton sol, tour à tour. Venus de Tyr et de Carthage ? Pourtant la gloire vint sur ton front étonné Déposer le baiser de Rome protectrice, quand De Cléopâtre la fille Séléné Unit sa grâce à ton délice. Or, un vent de tempête et de sédition Balaya le sommet d'où on te vit descendre, Et les siècles tombant sur ta perfection Firent sur toi pleuvoir leur cendre. Mais le ciel éternel rajeunit la beauté Et je veux, ô Cherchell, sur ta ruine sacrée Célébrer le réveil de l'antique cité La somptueuse Césarée
Nadia El Bouga, Leïla Slimani, Sofia Bentounes : trois auteures évoquent la difficulté d’avoir une sexualité épanouie pour beaucoup de musulmans, au Maroc ou ailleurs. Surtout quand on est une femme.
C’est peut-être le plus vieux sujet du monde, mais l’actualité littéraire l’a remis sous le feu des projecteurs. En l’espace de quelques mois, trois ouvrages portant sur la sexualité sont parus. Tous écrits par des femmes. Nadia El Bouga, sexologue française, féministe et musulmane, fille d’immigrés marocains, évoque la sexualité de ses patients, de toutes confessions, mais souvent musulmans (La Sexualité dévoilée, avec Victoria Gairin, Grasset).
Leïla Slimani, Prix Goncourt 2016, née à Rabat, s’est spécifiquement intéressée à l’« hypocrisie » qui structure selon elle les relations dans le royaume chérifien (Sexe et mensonges, la vie sexuelle au Maroc, Les Arènes).
Enfin, un ouvrage collectif, L’Islam et le Couple, aux éditions Albouraq, a été écrit par sept auteures musulmanes, dont Sofia Bentounes, qui se penche plus particulièrement sur « l’éducation sexuelle en islam ».
TOUTES PARLENT D’UNE MÊME RÉALITÉ : LA DIFFICULTÉ D’AIMER ET D’AVOIR UNE SEXUALITÉ ÉPANOUIE
Certes, sur la forme, il n’y a aucun rapport entre le récit autobiographique, l’enquête fouillée et l’ouvrage érudit sur le Coran. Mais toutes parlent d’une même réalité : la difficulté d’aimer et d’avoir une sexualité épanouie pour nombre de musulmans et, surtout, de musulmanes.
Des coutumes violentes et discriminatoires
Ce n’est sans doute pas un hasard si autant de femmes s’emparent du sujet, eu égard aux violences particulières dont elles témoignent. Comme le rappelle Nadia El Bouga, au contraire de la tradition judéo-chrétienne, la femme n’est pas rendue responsable du péché originel dans le Coran. Les exégètes musulmans ont pourtant préféré adopter l’approche biblique, regrette l’auteure, ce qui a conduit à une « humiliation » et à une « soumission » particulières de la femme.
Prenons par exemple la hchouma, ce terme qu’on pourrait traduire par « honte » ou « pudeur ». Nadia El Bouga parle d’une hchouma à géométrie variable au Maroc. « […] battre son épouse n’est pas considéré comme hchouma dans la culture marocaine. […] Idem pour la virginité avant le mariage : on ne reprochera jamais à l’homme d’avoir consommé, alors que la femme, elle, jette l’opprobre sur toute sa famille », observe l’auteure.
Punitions corporelles
L’impératif de virginité s’accompagne encore, parfois, de pratiques traumatisantes : les rituels de « cadenassage », appelés tqaf au Maroc et tafsih en Tunisie, pour prémunir les jeunes femmes contre les plaisirs charnels avant leur mariage.
J’AI COMPRIS QUE MON SEXE CONCERNAIT TOUT LE MONDE : LA SOCIÉTÉ AVAIT DROIT SUR LUI », TÉMOIGNE LEILA SLIMANI
Dans certains villages, on demande aux fillettes d’enjamber une malle que l’on verrouille… dans d’autres, on leur scarifie le genou, et on leur fait manger des raisins secs et des dattes trempés dans leur sang et répéter : « Sang de mon petit genou, ferme mon petit trou. »
Appartenance et soumission du corps
Le problème, selon la sexologue, c’est que l’on oublie souvent de « déverrouiller la malle ». « Les conséquences cliniques de ces rituels sur les femmes, je les constate tous les jours dans mon cabinet. Leur corps parle pour elles : puisque le vagin doit rester fermé à clé, il se contracte et empêche toute pénétration. » Ce trouble dont la source est toujours psychologique a un nom en gynécologie, le vaginisme, qui engendre notamment une perte de désir.
Le premier témoignage que donne à lire l’ouvrage de Leïla Slimani évoque le même problème. Une femme d’une quarantaine d’années, croisée dans un hôtel chic de Rabat, confie à l’auteure un souvenir douloureux : sa mère lui chuchotait tous les soirs lorsqu’elle était petite, avant qu’elle ne s’endorme : « N’oublie pas. » Comprendre : « N’oublie pas de rester vierge. » Devenue femme, elle veut découvrir le plaisir, l’abandon… mais n’y arrive jamais.
La virginité devenue un business
« Adolescente, témoigne cette fois Leïla Slimani elle-même, j’ai compris que mon sexe concernait tout le monde : la société avait droit sur lui. » Pour la journaliste et romancière, l’obsession de la virginité est en fait un outil de coercition qui permet d’exercer une surveillance sur les femmes… notamment en les gardant longtemps au foyer, pour les « protéger ».
« FAIRE L’AMOUR. » L’EXPRESSION MÊME SEMBLE VIDÉE DE SON SENS POUR LES MAROCAINES
C’est également une manne économique pour ceux qui pratiquent les reconstitutions d’hymens ou qui commercialisent de faux hymens. Commerce florissant, tant est répandue l’idée qu’une femme non vierge est, au mieux, une victime, au pire, « une pute ».
Au-delà de l’hymen, des pratiques sexuelles violentes
Liberticide et coûteuse, cette injonction à la virginité serait en sus totalement hypocrite. Comme l’explique la journaliste Sanaa El Aji, interrogée par Leïla Slimani : « Les gens ont intégré les interdits sociaux et s’y adaptent. »
Les jeunes épouses, au lit, jouent les vierges effarouchées et évitent de bouger, par exemple, lorsqu’elles font l’amour pour la première fois avec un homme. « Les filles peuvent recourir à différentes pratiques : sodomie, fellation, etc., pourvu qu’elles gardent l’hymen intact. »
LEUR MARIAGE EST UNE FORME DE PROSTITUTION INSTITUTIONNALISÉE », INTERPRÈTE LA JOURNALISTE SANAA EL AJI
« Faire l’amour. » L’expression même semble vidée de son sens pour les Marocaines interviewées par l’auteure. « Pour beaucoup d’hommes, une femme se résume à un vagin dans lequel tu te masturbes », estime l’une d’elles. Quand une autre ajoute : « Le Marocain ne connaît pas les préliminaires. Il est centré sur son plaisir à lui. Ensuite, il se lève, il prend une douche, et voilà. […]Beaucoup de femmes se sentent violées quand elles font l’amour. »
Vengeance de pouvoir
Quant aux Marocaines, l’ouvrage pose la question du lien mercantile qu’elles ont à leur corps. L’homme donne une dot en contrepartie du mariage, sans compter le r’chim, avance financière qui peut être vue comme une manière de « réserver » la future mariée. « D’une certaine façon, leur mariage est une forme de prostitution institutionnalisée, interprète Sanaa El Aji. L’homme doit payer, et souvent beaucoup, pour pouvoir “avoir” cette femme. »
La sexologue Nadia El Bouga propose une piste de réflexion intéressante pour comprendre les relations, souvent douloureuses, entre hommes et femmes. Pour elle, la hogra – l’impunité et les abus de pouvoir au Maghreb – se diffuse au sein des couples : les hommes reproduiraient dans leur sexualité la prise de pouvoir dont ils ont été victimes en se tournant vers une sexualité agressive, pornographique.
L’islam, pas responsable ?
L’islam est souvent désigné, au nord de la Méditerranée, comme l’un des responsables de l’asservissement des femmes, voire d’une sexualité troublée. Et s’il était pourtant au moins une partie de la solution ? L’un des problèmes, relevé par le professeur en islamologie à l’université de Strasbourg Éric Geoffroy en préambule de L’Islam et le Couple, est surtout que le Coran souffre « d’une interprétation biaisée, machiste, aujourd’hui considérée comme l’orthodoxie ».
Or, à l’inverse du catholicisme et d’autres traditions religieuses, l’islam ne commande pas, par exemple, de combattre sa nature charnelle, mais de la satisfaire modérément. Comme le rappelle Sofia Bentounes, le Prophète recommande même à ses fidèles de s’acquitter de leur devoir sexuel envers leurs épouses.
Quant à la virginité, Mohamed n’a exprimé aucun intérêt pour la question lorsqu’il s’est marié… Pour preuve, parmi ses neuf épouses, une seule était vierge : Sayyida Aïcha. L’auteure va plus loin en précisant que dans le texte coranique aucune mention n’est faite de la masturbation, et qu’il n’y est pas non plus évoqué de peine à l’encontre de l’homosexualité.
Trouver l’harmonie dans un couple
Elle reprend également un long extrait de Revivification des sciences de la religion, du théologien soufi d’origine persane Abû Hâmid al-Ghazâlî (XIe siècle) ; à méditer : « Lorsque l’homme a assouvi son désir, il doit veiller à ce qu’il en soit de même pour son épouse. Celle-ci peut en effet mettre plus longtemps à être satisfaite ; omettre de la satisfaire pourrait lui causer du tort.
La différence dans la nature de l’orgasme masculin et féminin implique que le couple ne sera pas en harmonie si l’homme éjacule précocement. Il est plus agréable pour la femme qu’ils atteignent l’orgasme en même temps ; c’est à l’homme qu’il revient de s’en préoccuper, car la pudeur risque de retenir la femme de le faire. »
A l’annonce du décès de l’archevêque anglican Desmond Tutu, ce dimanche 26 décembre 2021, les réactions fusent de partout à travers le monde. Des personnalités et non des moindres témoignent...
« L'archevêque Desmond Tutu était un mentor, un ami et une boussole morale pour moi et tant d'autres. Esprit universel, l'archevêque Tutu était ancré dans la lutte pour la libération et la justice dans son propre pays, mais aussi préoccupé par l'injustice partout dans le monde. Il n'a jamais perdu son sens de l'humour impish et sa volonté de trouver l'humanité dans ses adversaires, et Michelle et moi allons énormément nous manquer », a posté Barack Obama, le 44e président des États-Unis, en fonction du 20 janvier 2009 au 20 janvier 2017.
Le 20 décembre 2001, disparaissait Léopold Sédar Senghor, premier chef d’État du Sénégal. Vingt ans plus tard, à l’heure où son compatriote Mohamed Mbougar Sarr est célébré par le gotha littéraire mondial, l’œuvre du grand poète et écrivain qui a fait rayonner la langue française, la négritude et l’humanisme reste d’une brûlante actualité. Moustapha Niasse et Jean-François Mbaye lui rendent hommage.
Il y a vingt ans, le premier président du Sénégal tirait sa révérence, après deux décennies passées à la tête de l’État. Pendant sa longue mandature, il a réussi l’exploit d’imposer son pays sur la carte de la planète, ainsi que la culture africaine, dans les cercles littéraires et artistiques.
Le festival mondial des Arts nègres qu’il a organisé, à Dakar, en 1966, reste un monument à la gloire de la création africaine. André Malraux, alors ministre de la Culture de la France, prononça ces mots sublimes qui défient le temps et consacrent le président-poète sénégalais : « Pour la première fois, un chef d’État prend en ses mains périssables le destin spirituel d’un continent. »
Senghor a compris, avant beaucoup d’autres, que le combat pour la culture africaine allait de pair avec celui pour la libération politique, économique et sociale du continent. L’esclavage, et ensuite le colonialisme, ont eu comme socle idéologique la négation de l’humanité des Africains, de leurs créations culturelles multidimensionnelles, fruits d’un génie fécond que nul ne pouvait enterrer.
IL S’ÉTAIT JURÉ DE DÉCHIRER LES RIRES BANANIA DE TOUS LES MURS DE FRANCE
Le premier festival des Arts nègres, six ans après l’accession à la souveraineté internationale du Sénégal, et de la majorité des États africains, fut un coup de tonnerre éblouissant qui illumina les consciences sur les trésors culturels africains, si longtemps cachés, parce que niés par les colonisateurs.
Célébrer la culture noire et le génie humain
Le combat culturel était bien un combat politique et il prolongeait celui pour l’indépendance qui devait être totale, à la fois politique et culturelle.
Senghor qui s’était juré de « déchirer les rires Banania de tous les murs de France » avait de la suite dans les idées, et la cohérence de son action exigeait de jumeler lutte pour la souveraineté et bataille pour le respect de l’humanité spécifique et universelle des Noirs. En vérité, Senghor est un « universaliste » et c’est pourquoi sa « négritude » est un humanisme et s’épanouit dans l’enracinement et l’ouverture.
Défendre la culture noire et s’engager dans la célébration du génie humain, sous tous les cieux, constituent une seule et même démarche, cohérente, généreuse et fidèle à l’homme, dont l’unicité et la spécificité, parmi les espèces, sont scientifiquement prouvées, par la génétique certes ; mais aussi par la création artistique.
Les faux savants et vrais idéologues qui ont cherché en vain à nier cette réalité objective ont fini par être démasqués et jetés dans les oubliettes de l’Histoire.
Homme politique hors pair
Senghor a été aussi un homme politique hors pair, et, nous autres parlementaires, devons nous enorgueillir de son action pionnière, avec les autres élus africains et antillais, au Palais Bourbon, où il a représenté le Sénégal dignement.
Élu du second collège, celui des indigènes, il a soutenu le combat pour l’égalité citoyenne avec son compatriote et aîné Lamine Guèye, et avec les autres élus africains et tous ceux qui avaient choisi de mettre fin à une discrimination qui faisait tache sur le drapeau français. Et mettait en porte-à-faux les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité.
Ces parlementaires du continent africain ont fait honneur à leurs mandants et fini par arracher l’indépendance des États, sous domination française, au Sud du Sahara, de manière pacifique.
Cela permet de comprendre l’engagement de Senghor aux côtés des présidents Habib Bourguiba et Hamani Diori, ainsi que du monarque Norodom Sihanouk pour l’avènement de la « francophonie ».
La langue française, un lien fraternel
En effet, la langue française était devenue un lien fraternel, un moyen de communication et d’accès à l’éducation, et non plus un outil de domination coloniale, dès lors que la souveraineté internationale était acquise.
SENGHOR A FAIT SA PART DE TRAVAIL ET A ÉTÉ CONSÉQUENT DANS SON ACTION DE DÉFENSE DES CULTURES AFRICAINES
C’est en toute liberté que les États francophones ont choisi de garder le français comme langue officielle, avec leurs différentes langues nationales.
Senghor, le professeur, a agi inlassablement pour que les six langues nationales choisies dans son pays soient transcrites et leur grammaire normalisée et codifiée. Aujourd’hui, une abondante littérature en langues nationales sénégalaises existe et continue de se développer.
Il faudrait faire mieux et plus pour diffuser cette production littéraire, au Sénégal et dans le monde. Senghor, l’homme d’État, a fait sa part de travail et a été conséquent dans son action de défense et d’illustration des cultures africaines.
Au service du dialogue des cultures
Car, promouvoir les cultures et créations artistiques, où que ce soit, exige de mettre en exergue les langues nationales qui sont, à la fois, le produit et la sève nourricière des cultures florissantes que le génie africain a su créer.
SA PENSÉE CONVERGE AVEC CELLES DE THEILLARD DE CHARDIN ET DE LÉO FROBENUIS
Ainsi, au rendez-vous du donner et du recevoir, si cher à Senghor, les Africains auront, dans le domaine linguistique, des trésors inestimables à partager.
Senghor, l’homme multidimensionnel : poète, penseur, linguiste et homme d’État, est resté, toute sa vie, jusqu’à ses 95 ans, au service du dialogue des cultures qui se noue dans toutes les communautés nationales, dans les États, au niveau des continents. Parce que Senghor est d’abord et avant tout un homme de paix, un humaniste dont la foi est solide et la volonté d’ouverture forte.
Sa pensée converge avec celles de Theillard de Chardin et de Léo Frobenuis, entre autres, mais puise beaucoup dans sa culture communautaire sérère, comme dans la culture française qui l’a profondément marqué. Il est bien l’homme de toutes ces synthèses et celui dont l’élection à l’Académie française a été une consécration méritée.
Pensée plus actuelle que jamais
Ce qui est remarquable, c’est que, vingt ans après sa disparition, sa pensée soit plus actuelle que jamais, dans un monde en proie aux discriminations, aux conflits communautaires et au terrorisme.
Les paroles de sage de Senghor, qui a laissé des textes majeurs dans ses ouvrages de la série Liberté, dans ses poésies sublimes comme Joal, Femme noire ou Masques, doivent encore être méditées par les nouvelles générations. Célébrer le président-poète est un hommage mérité qui récompense un génie littéraire doublé d’un homme de culture universaliste et humaniste.
Senghor n’est plus là, mais, comme lui, on peut encore rêver des « signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève ». À Joal, Gorée, Saint-Louis, voire la Martinique ou la Guadeloupe.
Mis à jour le 20 décembre 2021 à 18:04+
Par Jean-François Mbaye
Député de la République française, membre de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie
Le livre de Camus connaît un regain de popularité depuis quelques semaines. Y a-t-il là de quoi apprendre quant aux pandémies ?
Lors des premières annonces de mesures d’urgence, je me suis tout de suite dit qu’il fallait que je retourne à mon vieil exemplaire tout jauni de La peste. Ce roman d’Albert Camus m’avait tellement plu à ma première lecture, en deuxième année de cégep, que je l’avais relu immédiatement. La peste figure parmi une demi-douzaine de classiques personnels que je retrouve périodiquement, avec Les misérables, de Victor Hugo, David Copperfield, de Charles Dickens, Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez, Le seigneur des anneaux, de J. R. R. Tolkien, et Le fléau, de Stephen King. J’ai des amis qui s’indignent de cette manie de relire des œuvres. Alors qu’il y a tant d’excellentes nouveautés, pourquoi perdre son temps avec de vieux livres ? Je lis de tout, mais je reviens aux classiques parce qu’ils conservent leur pertinence à travers les époques, et prennent un sens nouveau selon les contextes.
Avant de vous parler de La peste, je dois préciser que je ne suis pas un spécialiste d’Albert Camus. Je connais sa doctrine philosophique, l’existentialisme, mais je ne pourrais vous situer Camus dans ce courant de pensée, ni vous expliquer comment au juste La peste a contribué à construire la pensée de son auteur. J’ai lu d’autres livres de Camus, notamment des pièces de théâtre, mais son roman le plus populaire, L’étranger, m’a toujours paru insupportable. Exactement le contraire de l’effet produit par La peste.
Ma relecture de ce roman est donc celle d’un admirateur sélectif et aussi celle d’un journaliste au temps d’une pandémie mondiale et de mesures sanitaires d’exception.
Ça faisait assez longtemps que je l’avais lu pour en avoir « oublié » de grands pans, d’où deux surprises qui me sont apparues tout de suite.
La première chose qui m’a frappé, c’est l’influence du mouvement #moiaussi dans nos mentalités : étant moi-même un mâle blanc, je n’avais jamais noté à quel point La peste est un roman archimâle et archiblanc. L’histoire se passe en Algérie, plus précisément à Oran, une ville de 200 000 habitants, mais en 278 pages, Albert Camus n’a pas trouvé le moyen d’y faire figurer un seul Arabe. De plus, il n’y a que deux personnages féminins : l’épouse de l’un des protagonistes, le Dr Rieux, est malade, et Camus l’envoie en Suisse se faire soigner au début du chapitre 2 ; et la mère du docteur vient s’occuper du ménage, mais sa contribution au roman est sans intérêt. Cette faute par omission est malheureusement typique des hommes de l’époque. Il faut néanmoins donner à l’auteur le crédit de ne pas l’avoir aggravée par des commentaires déplacés ou des anecdotes ridicules.
L’autre aspect de La peste qui m’a frappé, c’est qu’il n’y a rien à en apprendre quant aux épidémies. Même si, de toute évidence, Albert Camus avait fait une excellente recherche sur ce que l’on savait des « pestilences » vers 1942, les mesures paraissent immédiatement ridicules : la ville est coupée du monde, certes, mais tous les cinémas, tous les cafés, tous les restaurants sont ouverts.
Malgré cela, le roman publié en 1947 a très bien vieilli. Pourquoi ? Pour la même raison qui m’amène à le relire tous les 5 ou 10 ans. C’est que la peste n’est pas le propos, mais un prétexte. Le véritable sujet est la lutte contre le fléau, quel qu’il soit, et la nécessité morale de le combattre. Le fléau, pour Camus, est une machine aveugle qui tue en masse, le mal absolu. Cela peut être une épidémie, un tremblement de terre, la guerre ou le nazisme. La peste de Camus est une métaphore du fléau.
L’auteur a écrit La peste entre 1942 et 1946, et la vie en temps de peste qu’il décrit correspond en tout point à la vie sous l’Occupation. Jusqu’à l’été 1944, la France est coupée du monde ; tout le monde piétine et tourne en rond. Camus lui-même passe deux ans à Paris de 1942 à 1944, séparé de sa femme et de sa fille, lesquelles se trouvent en Algérie libérée depuis le débarquement allié de novembre 1942.
Il était alors dangereux de critiquer ouvertement l’occupant, à plus forte raison si, comme Albert Camus, l’on était actif en tant que résistant. Le choix d’une situation imaginaire comme la peste a ceci de brillant qu’il donne à l’auteur la capacité de se libérer du réel et de faire de son livre plus qu’un livre de la Résistance. Le lecteur est placé devant un mal absolu, objectif, qui ne résulte d’aucun choix individuel, historique ou idéologique.
La peste est un roman philosophique où l’auteur explore sa pensée sous le mode de l’illustration plutôt que du raisonnement. Longtemps, Albert Camus a envisagé de l’intituler Les prisonniers ou Les séparés, ce qui se rapproche des grands thèmes qu’il y aborde : l’exil, l’emprisonnement, la condamnation, la nécessité de se battre contre l’absurde, l’erreur de l’abstraction. Pour lui, un « homme » (on dirait un « humain ») ne pouvait rester indifférent devant le mal : il fallait se battre même si cela ne donnait rien.
Il est possible de lire La peste au premier degré, juste pour l’histoire. Le roman est court et se lit d’une traite. Le papier était rare à l’époque et Camus, comme bien des auteurs français du temps, écrivait serré et juste, et ne s’embarrassait pas de grossir des détails. L’ensemble est dépouillé, presque lapidaire.
Cette apparente simplicité marque une très grande complexité entre un certain nombre de personnages qui sont des archétypes. Le Dr Rieux fait « métier d’homme ». Tarrou, son ami, veut être un saint sans la religion. Rambert, le journaliste de passage, tente de quitter la ville par tous les moyens avant de prendre parti et de rester. Grand, le petit fonctionnaire et aspirant auteur le soir, tient les statistiques de la peste tout en cherchant sans relâche le mot juste. Cottard, le profiteur, est celui à qui la peste réussit. Ces personnes sont aux prises avec la mécanique absurde de l’abstraction, incarnée par le juge Othon, et le rôle ambigu de la foi, incarnée par le père Paneloux.
https://lactualite.com/culture/relire-la-peste-ou-pas/Le roman fonctionne selon moi parce que Camus l’auteur a su créer des personnages vivants dont Camus le philosophe a perdu la maîtrise. Ce qui devait être une fable philosophique est devenu un véritable roman. La petite histoire nous dit que Camus était lui-même convaincu d’avoir échoué et qu’il fut même au départ désolé par son succès au moment de la parution du livre.
J’aimerais pouvoir tirer une grande conclusion, mais il n’y en a pas. Car c’est justement dans cette richesse de propos et de personnages que La peste conserve à mes yeux toute sa pertinence aujourd’hui.
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L’avait-elle lu ? L’Oreille tendue n’était pas sûre d’avoir lu au complet la Peste, le roman d’Albert Camus paru en 1947. Elle se souvenait clairement d’une des premières scènes : «Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier» (p. 14). Elle revoyait aussi des dialogues pompeusement philosophiques entre les personnages. Rien d’autre.
Elle s’y est donc (re)mise.
Ce qui frappe, dans le roman, c’est d’abord le dispositif narratif. L’histoire est racontée, à la troisième personne, par quelqu’un se désignant par l’expression «le narrateur». Ce narrateur, en apparence détaché de son récit, propose une «chronique» ou une «relation» de la peste qui a touché Oran en une année indéterminée du XXe siècle. Il tend «à l’objectivité» (p. 181), lui qui souhaite être «l’historien des cœurs déchirés et exigeants» de ses «concitoyens» (p. 135). À l’occasion, quand il n’a pas été témoin de quelque chose qu’il veut décrire, il s’appuie sur les «carnets» d’un autre personnage, Tarrou, qu’il résume, cite et commente. On ne connaîtra finalement son identité que dans les dernières pages.
Le cynisme de ce narrateur n’est pas moins déroutant. Vous vous attendiez à un texte édifiant ? Que nenni. Le portrait d’Oran est caustique, dès l’ouverture : «La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide» (p. 9). Une crise sanitaire sans précédent la secoue, mais «l’administration respectait les convenances» en matière de fosses communes (p. 177), les journalistes jouent aux prophètes (p. 220) et les marchands s’enrichissent (p. 233).
Des milliers de personnes meurent et le roman raconte, entre autres choses, comment des médecins luttent contre l’épidémie. Camus, sur ce plan, a fait un autre choix étonnant : aucun personnage n’est là pour incarner l’empathie, pour que le lecteur s’identifie à quelque héros (le narrateur en a explicitement, et à plusieurs reprises, contre l’héroïsme, par exemple p. 134-135). Sauf rarissimes exceptions, Rieux reste froid, Grand est ridicule, Cottard choque par sa cupidité. Seuls le médecin Castel, mais c’est un personnage anecdotique, et le journaliste Rambert, à un moment de l’intrigue (p. 208-209), paraissent obéir à des idéaux plus grands qu’eux.
L’Oreille se souvenait d’interminables tartines; il y en a, la pire étant un long monologue de Tarrou (p. 244-252). En revanche, il y a aussi des morceaux de bravoure, l’agonie d’un enfant (p. 212-216), un bain de mer dans Oran endormie (p. 254-255) ou l’autodafé d’un manuscrit (p. 260-261).
Lire la Peste aujourd’hui, en pleine pandémie planétaire, a évidemment des résonances inattendues. Quand le narrateur parle de la quarantaine, de la fermeture de sa ville, de la rapidité de la propagation de la maladie mortelle, des comportements des habitants ou de la «séparation» qui est leur nouvelle condition (p. 181, p. 295-296), on croirait entendre les médias contemporains. On peut extraire des phrases du roman et les appliquer à la situation actuelle : «Cet été-là, […] le corps n’avait plus droit à ses joies» (p. 116); «“Il y a toujours plus prisonnier que moi” était la phrase qui résumait alors le seul espoir possible» (p. 171); «il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection» (p. 251); «mais qu’appelez-vous le retour à une vie normale ?» (p. 278)
Le romancier est là pour nous faire entendre différemment le mondeé
Alors que la campagne présidentielle s’ouvre dans un climat délétère, les services de renseignement sont préoccupés, depuis plusieurs mois, par la montée en puissance de groupuscules qui rêvent de renverser la République par la violence.
Les Zouaves Paris, posant à l’entrée du meeting d’Eric Zemmour, à Villepinte, le 5 décembre 2021. (FRÉDÉRIC MUNSCH SIPA)
Cheveux ras, regard ordinaire, qualifié de « solitaire » par ses proches, Aurélien Chapeau est un ancien militaire. Il s’est reconverti dans la sécurité privée, y compris pour des bâtiments publics. Professionnellement, ce Limougeaud de 38 ans est irréprochable. Mais sur Facebook, il s’ouvre à d’autres mondes, à la lisière de la légalité… A compter de 2017, il apparaît proche du groupe d’extrême droite Génération identitaire, dissous en mars dernier en raison de son « discours de haine ». Très vite, il figure ensuite dans la frange la plus radicale des « gilets jaunes ». Il appelle à détruire les symboles juifs et francs-maçons.
Lorsque la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) apprend, en mai 2020, qu’il a acheté un pistolet automatique et un revolver, elle débarque chez lui. Stupeur : le discret vigile possède des explosifs, prétendument pour faire des essais en forêt. Il a repéré la synagogue de Limoges. Et a développé une secrète admiration pour Brenton Tarrant, le suprémaciste australien qui a tué 51 personnes dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en mars 2019. Tarrant avait diffusé le film de son attaque, dix-sept minutes, sur les réseaux sociaux. Aurélien Chapeau a-t-il été touché par cette propagande ? Durant l’enquête, il a toujours affirmé qu’il en restait aux mots et ne serait jamais passé à l’action. Jugé pour entreprise terroriste individuelle à Paris le 26 janvier prochain, il devra convaincre de son innocence.
Montée en puissance inquiétante
L’itinéraire d’Aurélien Chapeau résume bien la récente montée en puissance d’une ultradroite particulièrement inquiétante. Alors que les projecteurs sont braqués sur le procès des attentats du 13-Novembre, c’est de ce côté-là que les coups de filet se sont multipliés ces derniers mois : arrestations de « loups solitaires » comme Chapeau ou encore « Simon », un jeune homme de 19 ans interpellé fin septembre, admirateur d’Hitler et d’Anders Breivik (l’auteur des attentats d’Oslo et d’Utoya en 2011), qui projetait de perpétrer dans son ancien lycée une tuerie « pire que Columbine » (aux Etats-Unis, en 1999) et d’attaquer, lui aussi, une mosquée. Les enquêteurs ont également visé des groupes constitués, comme les 13 membres organisateurs de Recolonisation France, une nébuleuse de 110 personnes, interpellés fin novembre ; ou l’entourage du complotiste Rémy Daillet, déjà poursuivi dans l’affaire de l’enlèvement de la petite Mia, en avril, et désormais mis en examen pour« association de malfaiteurs terroriste criminelle ». Avec sa structure de 300 personnes, ce royaliste ne projetait rien de moins que prendre l’Elysée. Son projet, pompeusement baptisé « opération Azur », a capoté.
Faut-il s’inquiéter de cette menace qui semble grandir en France ? Le renseignement, en tout cas, lui prête une attention soutenue. A la DGSI, on note:
« Que ce soit à l’ultragauche ou à l’ultradroite, des individus considèrent que le seul moyen légitime de faire progresser leur combat, c’est la violence, au-delà des mouvements politiques existants. Auparavant, c’était essentiellement une menace d’ordre public, mais on observe des modalités plus clandestines et des projets d’action. »
Depuis 2017, sept enquêtes sont ouvertes par le parquet national antiterroriste (PNAT) concernant des projets d’attentats d’ultradroite. En 2014, un texte de loi sur « l’entreprise individuelle terroriste » avait été bâti à la hâte afin que la justice soit en mesure de poursuivre les djihadistes. A l’usage, il a peu servi contre les membres de l’Etat islamique, plus structurés ; il nourrit en revanche l’accusation dans plusieurs affaires visant l’ultradroite.
En 2019, Claude Sinké (au centre) attaquait une mosquée à Bayonne. L’octogénaire est mort avant d’être jugé. (GAIZKA IROZ/AFP)
Comme pour les djihadistes, explique un magistrat fin connaisseur de tous ces dossiers, il existe « une rapidité dans la radicalisation, un basculement vers des cibles très identifiées ». Jusqu’ici, tous les passages à l’acte terroriste de ces mouvances droitières ont été déjoués en amont. Le seul acte criminel recensé ces dernières années s’est déroulé le 28 octobre 2019, à Bayonne : un homme de 84 ans, connu pour ses propos extrémistes, avait tenté d’incendier la porte de la mosquée puis tiré sur de vieux travailleurs musulmans assis là, les blessant. Le parquet antiterroriste ne s’était cependant pas saisi de l’affaire, les autorités judiciaires considérant que l’auteur des faits n’avait pas tout son discernement. L’individu est mort avant d’être jugé.
« Ardeur juvénile incontrôlable »
Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite en France, explique:
« Cette propension à envisager des actes violents de nature terroriste a émergé après les grands attentats qui ont frappé la France en 2015 et 2016. Se sentir assiégé par le terrorisme islamiste a entraîné certains individus à se dire que l’ennemi n’est pas l’islamisme, mais l’islam. Ces hommes échafaudent des plans, certains ont des armes, le plus souvent de manière légale ; parfois moins légale.»
Le phénomène est si nouveau que ce n’est qu’en octobre 2021 que, pour la première fois depuis les années 1980, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé des condamnations sous la qualification terroriste contre l’un de ces groupes. Concernés : OAS et son fondateur, Logan Nisin. Cette Organisation des Armées sociales, référence explicite à l’Organisation de l’Armée secrète qui, dans le contexte de la guerre d’Algérie, multiplia les attentats à la bombe sur le territoire national, n’était pas seulement une entité virtuelle aux yeux des juges.
« Loin de s’arrêter à un projet collectif fantasmé, les auteurs se sont structurés et ont jeté les bases de leurs actions. Tous ces éléments attestent de l’imminence du passage à l’acte potentiel, a expliqué le président du tribunal en rendant son jugement. Une ardeur juvénile incontrôlable mêlée à une haine farouche et une crainte du déclassement ont rendu ce groupement éminemment dangereux. »
Logan Nisin, lors d’une opération d’Action française contre des militants de gauche à Marseille, en 2017. (ACTION ANTIFASCISTE MARSEILLE)
Leurs cibles ? « Rebeux, blacks, racailles, migrants, dealers, djihadistes, toi aussi tu rêves de tous les tuer… Nous en avons fait le vœu, rejoins-nous ! » avait écrit sur une affiche effrayante, restée dans son ordinateur, l’un des membres d’OAS. Cinq néonazis – faisant partie du groupe Honneur et Nation et soupçonnés pour certains d’être en lien avec Rémy Daillet, qui le dément – ont de leur côté été mis en examen fin septembre en Moselle ; ils projetaient d’attaquer une loge maçonnique. Enfin, Emmanuel Macron est régulièrement visé par des messages de haine d’une virulence hors du commun… Jean-Yves Camus poursuit:
«A partir du début de son quinquennat, on constate une détestation du président de la République qui n’atteignait pas ce niveau sous Sarkozy ou sous Hollande. Macron est décrit comme un homme de la haute finance – il n’a pourtant travaillé que trois ans chez Rothschild. »
Dès novembre 2018, les « Barjols », un groupuscule identitaire, semblaient vouloir s’en prendre à lui lors des commémorations du 11-Novembre. « T’es chaud pour choper la pute ? » demande, sur le réseau crypté Telegram, l’un des cinq individus qui seront arrêtés six jours avant l’anniversaire de l’Armistice. Les services avaient décidé d’agir avant que les suspects ne se déplacent sur les lieux de la cérémonie, potentiellement armés d’un couteau en céramique indétectable.
« Détestation du système »
Ce magma d’ultradroite est bien plus varié que les caricatures ne le laissent penser. « 113 mouvements nationalistes existent en France », a revendiqué l’un des lieutenants d’OAS, semblant rêver à un grand réseau prêt à l’action. Schématiquement, la mouvance se divise en trois groupes : les royalistes, dont les plus anciens s’étaient fédérés autour de l’Action française ; les identitaires (Unité radicale, Génération identitaire, Bastion social, GUD, Dissidence française…) ; et les ultranationalistes composés de l’Œuvre française, de Jeune Nation, d’OAS et de néonazis ou de skinheads. Jean-Yves Camus estime :
« Ces gens sont confus, certains n’ont pas la lumière à tous les étages, ils peuvent être royalistes, intégristes, néonazis… mais à un moment leurs querelles s’effacent devant ce qui les unit : la détestation du système. »
Plusieurs suspects mettent en avant une volonté de « s’organiser », pour « être prêts ». Voire de profiter des tensions qui traversent la France et la placeraient, à leurs yeux, dans un moment de bascule potentielle. C’est « l’accélérationnisme », un concept en vogue chez les ultras. « L’idée, c’est de dire que puisque tout cela se terminera par une confrontation ethnique, autant qu’elle vienne le plus vite possible pour qu’on puisse porter le coup final, explique Camus. Pour ce faire, il faut attaquer l’Etat, ses symboles, ses installations électriques, ferroviaires : tout ce qui peut plonger le pays dans le chaos. Ensuite, c’est dire que la violence, y compris les attentats, peut être un moyen de réveiller une population moutonnière. »
Rémy Daillet, déjà incarcéré pour l’affaire Mia, a été mis en examen en octobre 2021 pour un projet de coup d’Etat. (AFP)
A Marseille, Jacques, la quarantaine, assume ainsi s’être inscrit au Renversement, le mouvement de Rémy Daillet. Colleur d’affiches du Front national jusqu’en 2014, il en a été exclu. « Je défendais trop Jean-Marie Le Pen, la peine de mort et la préférence nationale », dit-il. Il n’a jamais été « mariniste ». Pour lui, « le Rassemblement national est un énième parti du système, soumis à l’islam radical et au mondialisme » – un discours récurrent chez les ultras, qui ne se retrouvent plus dans ce débouché politique. Lui qui refuse de porter « la cage de papier » (le masque) vomit le métissage et le président « Macrasse », affiche son hostilité à « la dictature sanitaire et l’idéologie de gauche ».
Il y a un an, lorsque Daillet annonce en vidéo, martial, vouloir mettre à bas la République, Jacques s’inscrit. « J’ai reçu un formulaire d’enrôlement. On me demandait mes compétences civiques, intellectuelles, mon niveau d’études. J’ai dit que je pouvais courir, grimper, si on devait se battre en tant qu’insurgés. On me demandait si je pouvais assumer des missions à pied sur les derniers mètres. » Très vite, un « agent de liaison » de Paris le recontacte par e-mail. « Il voulait me nommer capitaine mais ça n’a pas abouti. »
En avril dernier, « l’Obs » avait pu s’entretenir avec Rémy Daillet, bien avant qu’il ne soit arrêté. L’homme, vaguement menaçant dans ses propos contre « la presse d’occupation », semblait mégalomane : « J’ai fait une déclaration en octobre disant que je souhaitais renverser ce gouvernement, ils ont trouvé une occasion rêvée pour me dézinguer [l’affaire Mia, NDLR]. C’est téléguidé. Mais ça va leur retomber sur le nez. Nous avons des amis dans le monde entier, aux Etats-Unis, en Russie, l’ONU est au courant. Ils ne me laisseront pas être éliminé », disait-il alors avec emphase. « Rémy Daillet était en effet parfaitement connu ; son site, totalement public : on pouvait télécharger son manifeste [sa « Constitution » en 81 points proposait par exemple de supprimer le réseau 5G, NDLR] mais personne ne l’a pris au sérieux tellement il était délirant, reconnaît Jean-Yves Camus. C’est très intéressant du point de vue de la lutte antiterroriste : il faut regarder tout le monde. »
Le complotiste Eric-Régis Fiorile, fondateur du CNT (Conseil national de Transition de la France), du mouvement des « ronds verts », et adepte de l’obscure « démosophie » (une société « idéale » qui serait dirigée par l’élite intellectuelle), avait bien tenté, lui aussi, de « prendre » l’Elysée, le 14 juillet 2015 : 300 sympathisants s’étaient rassemblés, sans causer de troubles. Il a été entendu en décembre 2020 par la DGSI pour une suspicion de projet violent (en lien avec les Barjols) finalement écartée.
Décomplexer certains esprits
L’ultradroite ne se résume pourtant pas à des groupes qualifiables de terroristes. Dans le dossier Recolonisation France, ce sont douze hommes et une femme de 21 à 52 ans, au profil plutôt lambda, qui ont été interpellés. « Des gens bien insérés, qui ont une famille, un boulot, voire des responsabilités de direction entrepreneuriale », confirme une source informée. Des gens mus par un « amour sincère de la France ». Sur Telegram, leur page invite à rejoindre « la Fosse », leur groupe communautaire. Et dans une de leurs vidéos sur YouTube, deux hommes masqués avec un visage de squelette, portant des capuches, mettent le feu à un drapeau algérien, après diffusion d’images des croisés. « Rejoins tes frères, rejoins ton clan », conclut la vidéo. Quatre personnes de cette organisation découpée en régions ont été mises en examen pour « participation à un groupe de combat », une infraction qui ne débouche que sur des peines relativement légères. Et qui a été créée en 1936, alors que les ligues d’extrême droite battaient le pavé, menaçant d’abattre la République…
1936 ? Ce parallèle, bien qu’un peu facile, amène à tenir compte du climat politique dans lequel s’inscrivent ces groupuscules radicaux. « On ne peut pas analyser l’itinéraire de ces hommes sans prendre en considération la libération de la parole politique sur le terrain de ces idées-là. Leurs discours se calquent sur celui de personnalités qu’ils considèrent comme des sachants, tel Eric Zemmour. Ils répètent ces paroles, se structurent, mais est-ce vraiment du terrorisme ? » s’interrogent, en défense, les avocats Mes Gabriel Dumenil et Marc Bailly, qui ont assisté plusieurs « ultras » devant la justice.
L’ambiance générale, en effet, peut contribuer à décomplexer certains esprits. Comme quand l’hebdomadaire d’extrême droite « Valeurs actuelles », en août 2020, a publié une caricature de Danièle Obono en esclave, alors que les insultes racistes et sexistes contre cette députée noire de La France insoumise (LFI) étaient monnaie courante depuis son élection en 2017. La publication a été condamnée fin septembre pour « injure raciste », mais récemment, un groupe animant le canal Telegram « Les vilains fachos » a poussé plus loin la menace. Après s’être illustrés dans une vidéo en train de tirer dans une forêt sur des cibles représentant un Noir, un juif et un Maghrébin, des individus, par ailleurs colleurs d’affiches pour Eric Zemmour, ont mis en ligne une image représentant différentes personnes le front marqué d’une cible rouge, comme si elles étaient à abattre. En lien : un site où se procurer des armes.
Marc de Cacqueray-Valménier, chef des Zouaves Paris, est parti combattre, en octobre 2020, aux côtés des indépendantistes arméniens (chrétiens) du Haut-Karabakh, en Azerbaïdjan. (INSTAGRAM)
« C’est l’image de “Valeurs actuelles” qui a servi de cible dans ces jeux de mise à mort… », constate Danièle Obono. Pour elle, qu’un journal se soit permis ce dérapage ne pouvait que libérer des ardeurs. Mathieu Molard, le rédacteur en chef du site StreetPress qui a révélé l’existence de la vidéo des « vilains fachos », a par ailleurs été menacé lui aussi : « On a alerté le commissariat, qui a envoyé une équipe dans la demi-heure. Les policiers sont venus visiter nos locaux. Leur réaction a été : prenez ça au sérieux. Je n’imagine pas un commando, mais qu’une bande sur laquelle j’ai écrit fasse une descente et pète tout à la barre de fer, c’est très possible. » Le site a depuis annoncé devoir débourser 8 500 euros pour renforcer sa sécurité.
Le dimanche 5 décembre, c’est au meeting d’Eric Zemmour que des journalistes de « Quotidien » ont dû être exfiltrés ; ceux de Mediapart ont été molestés. Dans la salle étaient présents les Zouaves Paris, des bastonneurs fidèles à une tradition « plus classique » de l’ultradroite : attaquer physiquement des militants opposés à leurs idées. Ceux-là ne frappent pas de manière aveugle, comme dans le cas du terrorisme, et les connaisseurs des nébuleuses extrémistes appellent donc à la nuance. Mais « la désinhibition est réelle », assure un responsable de haut niveau, qui parle d’« une petite sphère qui s’autoalimente ».
L’ultradroite n’est pas comparable à l’Etat islamique qui disposait d’une idéologie forte, capable d’attirer des centaines de « soldats » pour son califat, d’une structure étatique et d’une base arrière territoriale pour organiser des attaques. N’empêche. Des militaires, parfois toujours actifs, sont régulièrement identifiés dans ces groupes. Avec leur expertise dans le maniement d’armes, voire d’explosifs… Les services de renseignement craignent avant tout de voir surgir un individu isolé qui, comme Anders Breivik (77 morts en Norvège en 2011) ou Brenton Tarrant (51 morts en Nouvelle-Zélande en 2019), serait capable à lui seul de ravages considérables.
Des centaines de volontaires arabes rejoignirent les Brigades internationales pour défendre le gouvernement espagnol contre les forces nationalistes de Franco.
Nuri Anwar Rufail, un volontaire irakien, apparaît debout à droite sur cette photo de la 15e Brigade internationale du front de l’Ebre, prise en août 1938 (Tamiment Library)
Il y a tout juste 85 ans, le destin de Madrid, capitale espagnole, était en jeu lorsque les forces nationalistes insurgées lancèrent leur assaut contre la ville et ses défenseurs républicains.
L’élément militaire clé de l’offensive, qui débuta le 8 novembre et se prolongea jusqu’à la chute de la ville en mars 1939, était constitué de soldats marocains combattant au sein de l’Armée d’Afrique du chef nationaliste et futur dictateur, le général Francisco Franco.
Si la participation arabe à la guerre d’Espagne est un fait largement reconnu dans les livres d’histoire, le rôle joué par les Arabes pour la cause républicaine est en revanche plus méconnu.
La durée du siège de Madrid, un affrontement de 28 mois pour le contrôle de la ville qui suivit l’assaut de novembre 1936, s’explique en partie par le soutien que les républicains ont reçu des Brigades internationales, des unités militaires composées de volontaires étrangers – principalement européens – qui affluaient du monde entier par milliers pour défendre le gouvernement espagnol.
Le 9 novembre, la 11e Brigade internationale, forte de 1 900 hommes, était sur le front de Madrid. Parmi eux figuraient très probablement des volontaires arabes.
Les Arabes au secours de la République
Compte tenu de la documentation limitée et du manque de suivi historique, on sait peu de choses sur les Arabes qui ont pris les armes pour défendre l’Espagne et la protéger des griffes du fascisme. Par conséquent, de nombreux noms de volontaires arabes demeurent inconnus.
Il est également difficile de déterminer leur nombre exact : certains historiens affirment qu’un millier d’Arabes pourraient avoir rejoint les Brigades internationales.
La disparité des chiffres est le résultat d’une tenue irrégulière des registres parmi les forces républicaines, d’erreurs de traduction et d’une confusion liée à des questions de citoyenneté coloniale.
De nombreux Arabes qui se sont portés volontaires ont été enregistrés comme citoyens français, car de nombreux pays d’Afrique du Nord étaient encore sous domination coloniale lorsque la guerre civile espagnole a éclaté. En outre, les noms arabes étaient souvent mal orthographiés et donc enregistrés plusieurs fois.
Environ la moitié des Arabes qui se sont portés volontaires en Espagne étaient algériens : ils sont 493 à avoir rejoint les forces républicaines et 332 d’entre eux ont survécu.
« Il y avait un mouvement anarchiste assez fort en Algérie à l’époque, ce qui a motivé beaucoup de personnes à s’engager, mais en pratique, il était plus facile pour eux de rejoindre l’Espagne car il y avait des bateaux qui allaient directement d’Oran à Alicante », explique la cinéaste égyptienne Amal Ramsis, qui a réalisé You Come From Far Away, un documentaire sur la participation arabe à la guerre d’Espagne.
Selon les chiffres d’Andreu Castells et les archives d’État russes consacrées à l’histoire sociopolitique, 211 Marocains, 11 Syriens, 4 Palestiniens, 3 Égyptiens, 2 Irakiens et 1 Libanais ont également pris les armes pour les Brigades internationales.
En dépit des raisons diverses de leur participation à la guerre d’Espagne, Amal Ramsis estime que les Arabes étaient animés par l’idéal de leur propre libération future.
« Les volontaires arabes ne se sont pas seulement engagés par solidarité avec l’Espagne, mais aussi pour défendre leur propre avenir », affirme-t-elle.
« Pour eux, une victoire républicaine en Espagne signifiait la décolonisation du monde arabe à plus long terme, cela aurait été le début de leur libération. »
Un Palestinien sur le front
L’un des plus éminents Arabes à avoir participé à la guerre civile était Najati Sidqi, un journaliste palestinien communiste qui était convaincu que la chute du fascisme européen aurait favorisé l’autodétermination et l’indépendance des peuples arabes.
« Il n’y a aucune excuse pour exclure les Arabes du volontariat. Ne demandons-nous pas nous aussi la liberté et la démocratie ? », a-t-il écrit dans un témoignage intitulé « Cinq mois dans l’Espagne républicaine : mémoires d’un combattant arabe au sein des Brigades internationales ».
« Le Maghreb arabe ne serait-il pas en mesure de concrétiser sa liberté nationale si les généraux fascistes étaient vaincus ? »
Najati Sidqi se présenta aux milices gouvernementales locales en ces termes : « Je suis un volontaire arabe, je suis venu défendre la liberté des Arabes sur le front de Madrid. Je suis venu défendre Damas à Guadalajara, Jérusalem à Cordoue, Bagdad à Tolède, Le Caire en Andalousie et Tétouan à Burgos. »
Traduction : « Le communiste palestinien Najati Sidqi est né le 15 mai 1905. Celui qui a étudié à l’Université communiste des travailleurs d’Orient a combattu lors de la guerre d’Espagne, où il n’est pas parvenu à convaincre les communistes espagnols de militer pour l’indépendance du Maroc. »
S’il ne s’engagea pas formellement dans les Brigades internationales, Najati Sidqi fut envoyé en Espagne par l’Internationale communiste (Komintern) pour une mission de propagande visant à déstabiliser les forces nationalistes.
Il arriva dans le pays en août 1936 en se faisant passer pour un Marocain sous le pseudonyme de Mustafa ibn Jala ; il fut chargé d’organiser une propagande dans le but d’inciter les forces marocaines du camp nationaliste à déserter.
Dans le cadre de cet objectif, Najati Sidqi se mit à écrire dans le journal communiste Mundo Obrero, forma l’Association antifasciste hispano-marocaine, anima des émissions de radio en arabe, diffusa des pamphlets et visita les tranchées le long des lignes de front pour convaincre les Marocains du camp opposé de rejoindre les rangs républicains.
Mégaphone en main, il criait, selon les témoignages : « Écoutez-moi mes frères, je suis un Arabe comme vous. Je vous conseille d’abandonner ces généraux qui vous traitent si injustement. Venez avec nous, nous vous accueillerons comme il se doit, nous verserons à chacun de vous un salaire journalier et ceux qui ne voudront pas se battre seront ramenés dans leur pays. »
Les efforts qu’il déploya pour encourager les désertions massives furent majoritairement vains. Peu de Marocains quittèrent les rangs de Franco et il commit l’erreur de délivrer ses messages en arabe classique, que beaucoup de Marocains au service de Franco ne parlaient ni ne lisaient.
Le racisme des républicains
Les idéaux que le camp républicain prétendait défendre et qui attirèrent de nombreux Arabes à la cause ne furent pas toujours mis en pratique.
De nombreux Arabes qui combattirent avec les républicains furent traités avec hostilité et subirent le racisme de leurs frères d’armes espagnols.
La méfiance à l’égard des Arabes était monnaie courante dans la société espagnole de l’époque, alimentée par des divisions historiques, des préjugés raciaux et des stéréotypes négatifs, mais aussi entretenue par la presse républicaine.
« Il y avait un racisme intrinsèque parmi les médias républicains, ils exacerbaient les préjugés historiques ancrés dans la société espagnole. L’image qu’ils donnaient des Maures et des Arabes était humiliante et complètement déshumanisante », explique Marc Almodóvar, journaliste et historien.
Par exemple, dans une caricature intitulée « La civilisation chrétienne », publiée par le journal républicain Fragua Social, un soldat musulman est représenté en train d’attaquer une femme et un enfant, alors qu’un croissant et une étoile sont clairement visibles sur son casque de style oriental.
Najati Sidqi témoigna également de cette méfiance généralisée en décrivant sa première rencontre avec les milices républicaines à son arrivée à Barcelone, où il reçut un accueil incrédule.
« Tu es vraiment un Arabe ? Tu es un “Moro” – un Marocain ? », lui demanda un homme.
« C’est impossible, les Marocains marchent avec les voyous fascistes, ils attaquent nos villes, ils nous tuent, ils nous pillent et ils violent nos femmes », lui répondit-on.
Cette attitude était sous-tendue par une incapacité à comprendre les Arabes qu’ils rencontraient comme des individus dotés du même sens moral, comme l’explique Marc Almodóvar à Middle East Eye : « Tout baignait dans ce racisme […] [Ils] ne les considéraient pas comme des êtres politiques ayant leurs propres critères et leur propre plan politique. »
La forte présence de soldats marocains au sein des forces franquistes renforça et aggrava les stéréotypes négatifs existants à l’égard des Arabes.
Les propositions pro-arabes de Najati Sidqi se heurtèrent également à la résistance du Parti communiste espagnol, en particulier de Dolores Ibárruri – une des figures de proue du parti à l’époque, connue pour son célèbre slogan « ¡No pasarán! » lancé pendant la bataille de Madrid.
La création de l’Association antifasciste hispano-marocaine de Najati Sidqi provoqua également des tensions au sein du parti.
Son projet de priver les forces franquistes de chair à canon en provoquant une révolution anticoloniale dans le Rif marocain fut fortement rejeté. Dolores Ibárruri aurait refusé toute idée d’alliance avec les « hordes de Maures, des sauvages bestiaux ivres de sensualité qui violent nos femmes et nos filles ».
Frustré par l’hostilité des républicains, Najati Sidqi quitta l’Espagne en décembre 1936.
« Il y avait un manque total de confiance envers tout Marocain », s’est-il souvenu. « Plus d’une fois, nous avons été surpris d’apprendre des meurtres de prisonniers marocains [commis par des républicains]. Je comprenais au fond de mon cœur que ma mission était en train d’échouer. »
Les Marocains dans les rangs de Franco
Les Arabes qui combattirent sur le front républicain étaient beaucoup moins nombreux que les membres arabes de l’Armée d’Afrique de Franco, sur laquelle le dictateur s’appuya fortement tout au long du conflit. L’Armée d’Afrique était composée d’environ 60 000 soldats marocains, dont environ 18 000 à 20 000 furent tués.
L’Armée d’Afrique, un héritage de la guerre du Rif des années 1920, était composée de recrues locales venues de tout le nord du Maroc. Beaucoup furent persuadés de rejoindre la cause nationaliste par le prétexte d’un devoir religieux collectif face aux républicains anti-religieux, ainsi que par les récompenses financières liées à leur participation aux combats.
« Des efforts ont été déployés pour mobiliser les recrues du côté nationaliste en parlant de leur lutte commune contre l’athéisme »
- Sebastian Balfour, historien
« Des efforts ont été déployés pour mobiliser les recrues du côté nationaliste en parlant de leur lutte commune contre l’athéisme », explique Sebastian Balfour, historien et professeur d’études contemporaines espagnoles à la London School of Economics.
« Fondamentalement, c’était une opportunité pour des personnes très pauvres de gagner un peu d’argent pour leur famille. »
Bien qu’ils aient constitué un élément clé des forces franquistes, les Marocains « ont été essentiellement envoyés au combat en tant que chair à canon », indique Sebastian Balfour.
Néanmoins, les nationalistes accordèrent un respect et une attention particulière à leurs besoins religieux en faisant venir des imams et en les autorisant à effectuer leurs prières quotidiennes.
« Ils les traitaient du mieux possible parce qu’ils formaient les troupes de choc de la cause nationaliste. Ils étaient précieux pour les nationalistes en tant que soldats aguerris, ce dont ils ne disposaient pas parmi la population espagnole », ajoute Sebastian Balfour.
À la fin de la guerre, Franco fit de la Guardia Mora (« garde maure ») son escorte cérémonielle personnelle. Montés à cheval et drapés d’un manteau à capuche blanc et rouge, ses membres accompagnaient la Rolls Royce du dictateur lors des défilés officiels jusqu’à sa dissolution en 1956.
Cependant, la gratitude de Franco envers les Marocains qui combattirent pour lui avait des limites. Ceux qui servirent furent rapidement mis de côté à la fin de la guerre et renvoyés au Maroc, le plus souvent avec rien de plus qu’une maigre pension.
« Il y avait un certain désintérêt des nouvelles autorités nationalistes pour le sort des vétérans de la guerre civile. En dehors des pensions, je ne pense pas que l’on ait prêté beaucoup d’attention aux conditions de vie qu’ils ont endurées à leur retour au Maroc », poursuit Sebastian Balfour.
Dans le documentaire intitulé Los perdedores, un Marocain qui combattit pour les nationalistes résume son expérience : « Franco était un salaud ingrat, après avoir gagné la guerre, il nous a oubliés. Nous ne lui étions plus d’aucune utilité. »
Un visiteur de l'exposition "Comment l'extrémisme veut tromper le peuple", le 10 décembre 2021 au Camp des Milles, à Aix-en-Provence
afp.com - Nicolas TUCAT
Stigmatiser certaines populations, se présenter comme seul sauveur face à une crise et une supposée décadence, brouiller les repères: l'exposition "Comment l'extrémisme veut tromper le peuple", qui s'ouvre samedi au Camp des Milles (Bouches-du-Rhône), décrypte les mécanismes de la propagande.
Organisée en collaboration avec le Musée mémorial de l'Holocauste de Washington, cette exposition se focalise sur deux exemples: la propagande des nazis, qui a abouti à l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler et à l'extermination de millions de Juifs, Roms et opposants durant la Seconde Guerre mondiale, et celle du régime de Vichy en France qui a collaboré avec les nazis.
"Il nous paraissait essentiel dans un lieu comme le Camp des Milles, qui a fonctionné comme un camp d'internement et de déportation sous Vichy, de montrer aussi comment le régime pétainiste a utilisé la propagande et la stigmatisation pour arriver à ses fins antidémocratiques", souligne pour l'AFP Alain Chouraqui, directeur de recherches émérite au CNRS et président de la Fondation du Camp des Milles.
C'est dans cette ancienne tuilerie du sud-est de la France que le régime de Vichy a interné des milliers de Juifs. Quelque 1.800 d'entre eux furent déportés vers les camps d'extermination d'Auschwitz-Birkenau.
Le site avec ses bâtiments en brique rouge, son wagon en bois où défilent les visages des hommes, femmes et enfants assassinés, est aujourd'hui un lieu de mémoire qui accueille des milliers de jeunes pour leur faire découvrir les mécanismes qui font basculer une société vers le totalitarisme et les crimes de masse.
"Le régime de Vichy a aussi déporté de la zone sous son autorité, y compris des juifs dénaturalisés et des enfants nés français", insiste M. Chouraqui.
- Postes radios et graphistes -
Tout en refusant de commenter la polémique autour des propos du candidat d'extrême droite à l'élection présidentielle Eric Zemmour, selon qui Pétain a sauvé des juifs français, M. Chouraqui souligne: "Peu importent les personnes et même les mouvements politiques, ce qui nous importe, ce sont les processus sociétaux qui les portent et les mécanismes de propagande et c'est vrai qu'aujourd'hui nous voyons à l’œuvre des tentatives de déformation ou même d'inversion de la réalité".
Inversion de la réalité, messages simplistes sur fond de crise, désignation de groupes ennemis: des affiches d'époque reproduites dans l'exposition montrent comment les nazis, qui n'avaient que peu d'adhérents au départ, se dépeignent en période de crise économique comme "le dernier espoir" pour les paysans et ouvriers allemands.
Entre 1918 et 1933, ils embauchent des graphistes, vantent la défense de la tradition et raflent 33% des suffrages au Parlement en 1932, score suffisant pour arriver au pouvoir grâce à des alliances.
"Nous montrons les moyens employés par les extrémistes pour être portés au pouvoir avant de mettre à bas la démocratie", relève Bernard Mossé, commissaire de l'exposition française.
Une fois au pouvoir, à partir de 1933, les méthodes se font plus violentes: prise de contrôle des journaux et exclusion de groupes entiers de population.
Et la "propagande", du latin "propagare" - propager, répandre -, prend toute son ampleur.
Le régime nazi encourage ainsi la production de postes radios pour que les foyers puissent entendre la répétition de leurs théories et petit à petit se convaincre, et surtout rester indifférents au sort de ceux qui sont arrêtés, internés, avant d'être exterminés, relève l'exposition.
Dans la partie sur Vichy, un film d'époque montre aussi la propagande en œuvre pour glorifier la milice.
"Les processus qui ont mené au pire sont des processus face auxquels on peut résister", souligne M. Chouraqui, mais à condition de ne pas perdre de vue les repères que les extrémistes tentent de brouiller.
L'exposition se veut donc un "appel à la vigilance", poursuit-il, pour les citoyens qui votent et "doivent réaliser qu'il y a danger pour la démocratie quand certains s'en prennent à la liberté des médias et l'indépendance de la justice".
Mais aussi pour les médias: "alors que selon nos analyses, la France est assez avancée dans un processus qui met la démocratie sur une ligne de crête (...), chaque choix éditorial compte".
Avec « Soleil Amer », son second roman, Lilia Hassaine se penche sur la condition humaine et l’environnement social qui l’entoure, en y ajoutant brillamment une dimension historique. Elle était en lice pour le Prix Goncourt. Rencontre.
Deux livres, deux ambiances. Lilia Hassaine, auteure et journaliste française d’origine algérienne de la troisième génération, a été remarquée avec son premier roman, L’Œil du paon, en 2019. Héra, une jeune femme innocente était contrainte de quitter son île et se heurtait de plein fouet à la vie parisienne. Dans Soleil Amer, il est aussi question d’un départ, celui d’une famille algérienne pour la France en 1959 sur les traces du père, Saïd, parti quelques mois auparavant pour y travailler. C’est la genèse d’une saga ample et admirablement maîtrisée. Le titre, tiré du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud, est un oxymore, figure de style qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires. Il illustre le clair-obscur qui traverse le livre, les sentiments mêlés qui accompagne l’histoire de cette famille. Ainsi, Lilia Hassaine nous dévoile, sur trois générations, un chemin sinueux mais teinté d’espoir, de la wilaya de Setif à la cité d’une banlieue française.
Les premiers temps pleins de promesses dans les HLM sont suivis d’une lente dégradation. Les lieux déteignent sur les personnages à moins que ce ne soit l’inverse. Les parents donnent naissance à des jumeaux, Amir et Daniel. Ce dernier est élevé par Kader, le frère de Saïd, et Ève, sa femme. En secret, ce qui va avoir des conséquences insidieuses sur les destins fendus en deux. Soleil Amer est une fresque foisonnante qui comme son titre l’indique, réunit les extrêmes, le souffle romanesque et la sobriété du ton. Lilia Hassaine parle de la condition humaine, capte un environnement social et le situe dans sa dimension historique. Ce roman puissant a été sélectionné pour un bon nombre de prix, dont le plus prestigieux, le Goncourt. Si les mots de Lilia Hassaine sont doux-amers, sa parole est lumineuse : elle nous éclaire sur ses intentions d’écrivain et sur le regard qu’elle porte sur le monde. Les deux se rejoignent et n’empruntent aucun raccourci, l’apanage de la vraie littérature.
Jeune Afrique : Pouvez-vous raconter le cheminement qui vous a conduite à écrire ?
Lilia Hassaine : J’écris depuis toute petite parce que j’étais très solitaire. Je pouvais m’évader, inventer un autre monde. J’aimais lire, donc j’écrivais pas trop mal et j’avais de bonnes notes en rédaction. Quand on est encouragé et qu’on a de bons résultats, on est enclin à poursuivre. À 20 ans, j’ai postulé au Monde Académie, un programme qui proposait à des jeunes entre 18 et 25 ans, sans contact dans les médias, d’envoyer un article de presse de 12 000 signes. Mon papier était un roman-feuilleton entre littérature et journalisme. Il a été publié dans un blog et beaucoup de commentaires me réclamaient la suite. J’ai compris que j’avais peut-être un chemin à tracer en littérature.
Comment avez-vous franchi le pas du premier roman puis de Soleil Amer ?
J’ai mis à peu près quatre ans pour écrire L’Œil du paon, mon premier roman, parce que je n’étais pas sûre de moi. Auparavant, j’avais eu l’idée, inspirée de faits réels, de Soleil Amer. Je n’étais pas forcément prête à la raconter dans mon premier roman et même dans le deuxième, je pensais que ce serait autre chose, mais je n’arrêtais pas d’y penser.
Quelle est la part autobiographique de Soleil Amer?
Je suis une petite-fille d’immigrés et à ce titre, j’avais des choses à raconter sur cette histoire avec mon regard. J’avais l’histoire de mes parents, de mes grands-parents. Je porte le regard de la troisième génération sur une histoire dont on ne parle finalement pas beaucoup.
TOUS MES PERSONNAGES SONT CONSTRUITS EN MIROIR
Vous avez situé votre roman entre 1959 et 1997. Pourquoi ?
Quand on parle de la banlieue, on parle des années 1990, parfois des années 1950. Les années 1960, 1970, 1980 ne sont pas forcément traitées en longueur. En parlant avec ma mère, je voyais tout ce que je pouvais faire de cette période, celle de son enfance. J’ai compris à quel point elle avait été déterminante et, forcément, la génération qui arrive devient le fruit de cette transmission. Je trouve que cela permet de comprendre encore mieux notre époque.
Votre livre parle de gémellité et de secret. Amir et Daniel, sont des frères jumeaux séparés à la naissance. Est-ce une allégorie de la relation France/Algérie ?
Je ne l’avais pas forcément élaboré comme ça mais effectivement, tous mes personnages sont construits en miroir. J’ai été intriguée par cette histoire des deux enfants de mère algérienne. L’un qui va être élevé par une femme française, l’autre dans sa famille algérienne. À travers eux, on devine toute cette relation si complexe qui se déploie entre l’Algérie et la France. On voit à quel point en France on parle énormément de l’Algérie, tout en disant que l’Algérie est obsédée par la France. Le travail de mémoire n’a pas été fait et il continue de ne pas être fait, malgré quelques avancées. Je le regrette. Pour le 17 octobre 1961, par exemple, j’ai regardé la cérémonie à la télé, enfin ce que j’ai pu en voir, car les chaînes d’info ne s’y sont pas intéressées. Il y avait vingt personnes autour d’une gerbe, pas un discours, pas un mot. Il faut arrêter de se voiler la face. Ça ne veut pas dire que du côté algérien, il ne s’est rien passé non plus, mais au moins il faut dire les choses.
L’histoire de la famille est-elle le reflet de celle des lieux où elle vit ?
La question de l’urbanisme est très intéressante. Quand quelqu’un grandit entre des murs en cité HLM, ce n’est pas que du béton, c’est du bruit aussi. On met des gens dans des endroits qui, à l’origine, étaient tout beaux, tout neufs. Ça allait parce qu’il y avait encore de la mixité sociale, des services publics. À partir du moment où il n’y a plus les écoles, où il n’y pas plus de centres de loisirs, où il n’y a plus de maisons des femmes, où les banlieues pavillonnaires ont leurs propres établissements scolaires, les cités HLM sont isolées. La distance qui sépare les banlieues de Paris est plus que kilométrique. Le message que renvoient les murs est signifiant. Les cités HLM sont faites dans un béton qui n’est pas destiné à durer. Au contraire, à Paris, on trouve de la pierre, des balcons en fer forgé, des matières nobles qui sont déjà des morceaux de patrimoine. On se rend compte qu’il y a une transmission, que l’appartement a été légué par la grand-mère, qu’il y a une gardienne qui en prend soin. On envoie un message aux gens en fonction de leurs lieux de vie.
ON SE RETROUVE À CRÉER DES TENSIONS « INTERRACIALES » LÀ OÙ IL Y A LA MÊME SOUFFRANCE SOCIALE
Vous mettez en scène de façon savoureuse une famille bourgeoise de gauche. Pour vous, est-il pertinent de parler lutte des races, en plus de la lutte des classes ?
Je n’aime pas du tout ce mot. Je crois que fondamentalement, si on regarde de quoi souffrent les Français, ce sont de problèmes sociaux. Les enfants d’agriculteurs sont autant en souffrance que les enfants de banlieue. Sauf que ce sont des gens qui ne se rencontrent plus, donc ils ne font plus classe sociale. On est en train de faire croire à ces enfants du milieu agricole que des enfants vont prendre leur place parce qu’ils sont musulmans, qu’ils sont dans des ZEP où ils vont avoir accès à des bourses et pas eux. Eux qui appartiennent parfois à des classes moyennes vont être en colère contre des gens encore plus pauvres qu’eux. On se retrouve à créer des tensions « interraciales » là où il y a la même souffrance sociale.
Vous écrivez : « Notre mémoire ne devrait pas devenir une pierre qui nous tire vers le fond, mais une vie contenue dans la nôtre qui, par un jeu de poupées russes, donne de l’épaisseur au temps et de la perspective aux choses. » Donner de l’épaisseur au temps et de la perspective aux choses, est-ce votre ambition ?
Exactement. il y a quelque chose de nos parents qui reste en nous, des secrets qu’ils transmettent. Cette transmission du silence – car les non-dits se transmettent aussi – c’est aussi une manière de communiquer. Je pense que c’est un problème individuel, familial, collectif, qui prendra du temps. Et c’est ce que je dis à la fin du livre, je préfère regarder vers les cimes que vers la terre, parce qu’il y a l’avenir qui se prépare.
Une des leçons de votre roman est-elle que ce qui définit l’identité, c’est plutôt où l’on va plutôt que d’où l’on vient ?
L’identité est très mouvante. Entre frères et sœurs, on est très différents. Il y a des choses qui sont liées à la famille et il y a des identités qui se construisent par ailleurs. On a dénié aux gens leur individualité et leur caractère. On classe beaucoup : tu es arabe, c’est une identité. On parle d’immigration à la télé, c’est un mot, ça ne veut rien dire. Parfois il s’agit de migrants, parfois d’immigrés, parfois d’exilés, parfois de gens qui demandent le droit d’asile. On comprend que ce sont des gens un peu basanés qui viennent d’ailleurs en bateau mais c’est absurde. Dès qu’on se remet dans l’histoire individuelle – le rôle du roman – on se rend compte que les choses sont beaucoup plus complexes.
QUAND ON A SES PARENTS ENTERRÉS SOUS UN AUTRE SOL, IL Y A CETTE ENVIE DU RETOUR
Celles qui transmettent la mémoire et qui portent les familles, ce sont des femmes. Avez-vous voulu écrire un roman féministe ?
C’est un mot derrière lequel on met tellement de choses que je ne sais plus trop ce qu’il veut dire. Evidemment, je ne vois pas comment on peut ne pas être féministe, c’est absurde, à moins de dire qu’on n’aime pas les femmes. Les mères sont celles qui ont porté beaucoup de choses, il y avait des hommes qui étaient parfois un peu démissionnaires parce qu’ils étaient fatigués. Ma mère m’a raconté comment les hommes ont construit des autoroutes avec des marteaux-piqueurs de 30 kilos, les oreilles non-protégées, sous la chaleur… Vers 50 ans, à ce rythme, on n’est plus apte à surveiller ses gosses. Ce sont souvent les mères qui allaient travailler, faire des ménages, prendre en charge la famille. Quand la mère va bosser et que le père n’est plus là, on a réuni toutes les conditions d’une catastrophe.
La honte, la discrétion, le renoncement traversent votre roman. Est-ce que ce sont des caractéristiques des populations immigrés ?
Sans doute. C’est une immigration qui s’est faite parce qu’on avait besoin de cette population, puis peu à peu, non. Ces gens ne savaient pas s’ils allaient retourner au pays, parce que quand on a ses parents enterrés sous un autre sol, il y a cette envie du retour. Il y a cette tension entre rester et partir, car les enfants sont nés ici. Cette génération a dû se faire discrète en France, comprenant que ça allait être compliqué de s’intégrer et que c’était aussi compliqué dans leur pays d’origine. Cette immigration a été mal « utilisée » : ils sont venus, on les a mis dans des foyers de travailleurs, ensuite on a compris qu’au bout de trois ans sans voir sa femme et ses enfants, ce serait difficile de les cadrer, donc on a fait venir femmes et enfants. Ce regroupement familial, dont on nous parle aujourd’hui, c’était un regroupement pour que les usines continuent de tourner. Giscard qui était un président de droite, n’avait pas à cœur de faire des bonnes œuvres.
IL N’Y A RIEN DE PIRE QUE DE RÉPONDRE À L’EXTRÊME-DROITE, QUI EST DANS UNE LOGIQUE D’EXCLUSION, EN FAISANT LA MÊME CHOSE
La question du lieu de l’enterrement est-elle une question fondamentale dans l’identité ?
Oui, beaucoup de personnes de la première génération d’immigrés se sont fait enterrer en Algérie. Pour la deuxième, il y a plus de personnes enterrées en France et pour la troisième, ce sera encore plus. Encore une fois, ce sont des sujets dont on ne veut pas trop parler et quand c’est abordé, c’est par Zemmour, et c’est n’importe quoi.
Un élève dit à un moment : « Les Français, ils sont racistes ». Que répondriez-vous à un jeune qui vous dirait cela ?
On ne peut pas faire de généralités, sinon on ne s’en sort pas. Il n’y a rien de pire que de répondre à l’extrême-droite, qui est dans une logique d’exclusion, en faisant la même chose. Quand on parle de séparatisme, la vérité, c’est que ce sont des gens qu’on a séparés et je le montre dans le livre. Se séparer soi-même, c’est donner raison à ces gens qui pointent le séparatisme. C’est pourquoi je ne peux pas être communautariste car je crois profondément à cette communauté d’âmes, de gens qui s’entendent, tout en connaissant son histoire, en sachant pertinemment qu’il y a eu des dualités.
Soleil Amer de Lilia Hassaine, Gallimard, 158 pages, 16,90 euros
À la fin des années 50, dans la région de l'Aurès en Algérie, Naja élève seule ses trois filles depuis que son mari Saïd a été recruté pour travailler en France. Quelques années plus tard, devenu ouvrier spécialisé, il parvient à faire venir sa famille en région parisienne. Naja tombe enceinte, mais leurs conditions de vie ne permettent pas au couple d'envisager de garder l'enfant...Avec ce second roman, Lilia Hassaine aborde la question de l'intégration des populations algériennes dans la société française entre le début des années 60 et la fin des années 80. De l'âge d'or des cités HLM à leur abandon progressif, c'est une période charnière qu'elle dépeint d'un trait. Une histoire intense, portée par des personnages féminins flamboyants.
« Faut-il que je sois blanche pour vous plaire mieux » chantait Joséphine Baker dans la chanson « Si j’étais blanche ». Dans une tribune à « l’Obs », la documentariste Rokhaya Diallo s’interroge sur les ambiguités d’une panthéonisation.
Le nom de Joséphine Baker convoque en moi des sentiments contradictoires. Admirative de la résistante héroïque, la femme noire que je suis a toujours été embarrassée par l’image de son corps présenté comme exotique. Et ces bananes qui ornaient ses hanches me rappellent celles jetées à la figure des footballeurs ou à celle de Christiane Taubira – tous assignés, à travers ce fruit, à une humanité inexorablement primitive.
Bien sûr, Joséphine Baker a été cette Parisienne ayant enfin le visage d’une femme non blanche, me permettant moi aussi de m’affirmer comme telle aujourd’hui. Bien sûr, je me réjouis de la voir rejoindre ce temple des « grands hommes » reconnus par notre patrie. Artiste engagée, elle est aussi la première star féminine noire de notre pays, la femme la plus photographiée du monde à son époque. J’admire la grâce avec laquelle elle s’est imposée au cours d’une période où les visages noirs étaient rares dans la sphère publique et où les corps des femmes étaient contraints.
Toutefois, l’attention portée à ses courbes m’indispose et l’imaginaire colonial qu’elle incarne me gêne. Bien qu’états-unienne, cette femme noire se déhanchant quasi nue au rythme de sonorités vives satisfaisait les stéréotypes racistes. Du fait de sa couleur de peau, Joséphine Baker contribuait indirectement au mythe de « l’œuvre » coloniale républicaine. « L’œuvre » d’un pays où circulaient des cartes postales exhibant des femmes « indigènes » contraintes à des poses dénudées aux côtés d’hommes colonisateurs pérorant fièrement auprès du seul érotisme que la bienséance tolérait sous couvert de mission civilisatrice.
Originaire des contrées caricaturées dans ces spectacles, je mesure à quel point ce regard empreint de fascination a façonné l’image de « la » femme noire, indocile et féline, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les magazines de papier glacé. Un regard qui semble me poursuivre par-delà les siècles. Comment oublier l’attention malsaine ayant accueilli Rama Yade, la première femme noire ayant accédé à une position gouvernementale ? Dans le droit fil historique des clichés racistes, celle qui était diplômée de Sciences Po a été dépeinte par les médias (et je vous livre leurs termes tels quels) comme «la belle Rama », « perle noire de Sarko», «noire, très noire, belle, très belle », une femme «physique, instinctive ».
Cette exotisation des corps noirs, toujours diffuse au XXIe siècle, est fermement ancrée dans notre imaginaire collectif. Elle a connu une de ses mises en scène les plus explicites à travers « la Revue nègre », il y a presque un siècle. Le talent de Joséphine Baker rencontre alors une société avide de trouver une image concrète de ses représentations sexistes et racistes.
J’ai toujours défendu un féminisme selon lequel le droit des femmes à disposer de leur corps ne peut être une option : c’est le cœur de la lutte. Et Joséphine Baker s’en est emparée avec impertinence et majesté. Pourtant, la monstration de ce corps féminin noir, présenté comme intrinsèquement sexuel à ce moment précis de l’histoire, me semble avoir été fabriquée à dessein, comme pour mieux dessiner le contraste avec la sacralisation de la délicate féminité blanche.
Joséphine Baker n’était pas dupe. Elle n’était pas la victime d’un spectacle mis en scène à son corps défendant. Si elle a initialement refusé de danser nue, outrée par cette proposition qu’elle jugeait infamante au point de demander le retour immédiat dans son pays natal, elle est parvenue par la suite à se jouer des fantasmes, devenant une diva aussi atypique qu’effrontée. C’est aussi en détournant les préjugés sexistes qu’elle fit de son insoupçonnable féminité un atout lui permettant de collecter des renseignements au bénéfice de la Résistance, avec un courage indéniable.
Seulement, à mes yeux, la reconnaissance élogieuse de son patriotisme va de pair avec les soupçons qui pèsent aujourd’hui sur tout.e Français.e non blanc.he osant se montrer un tant soit peu critique vis-à-vis de notre sacro-sainte république. Comme jadis la mère patrie coloniale « bienveillante », la France du XXe siècle exige une admiration béate et acritique de ses sujets. Joséphine Baker vénérait la France qui lui avait tout offert, et cette posture de gratitude est attendue de nous ses citoyen.ne.s non blanc.he.s. Certes, elle n’avait rien à reprocher à la France. Ce n’est pas forcément le cas de nombreux Noirs d’hier et d’aujourd’hui.
Joséphine Baker est devenue un symbole antiraciste en résistant contre l’Allemagne nazie et en s’insurgeant contre l’Amérique raciste, mais, contrairement à Gisèle Halimi, dont la panthéonisation a été écartée, elle n’a jamais pris position contre la colonisation française.
On lui a même proposé d’être la reine de l’Exposition coloniale en 1931, comme si son existence justifiait le récit dominant quant à la nécessité coloniale. Joséphine Baker ne déplorait-elle pas dans la chanson « Si j’étais blanche » : «Je voudrais être blanche. Pour moi quel bonheur, si mes seins et mes hanches changeaient de couleur !» avant de s’interroger : « Faut-il que je sois blanche pour vous plaire mieux ? »
De nos jours, aux Noir.e.s qui dénoncent le racisme, on oppose souvent le cas de Joséphine Baker, pensant ainsi prouver l’ouverture de notre pays en comparaison des terribles Etats-Unis alors éhontément ségrégationnistes. Mais ce mythe de la bienveillance française à l’égard d’Afro-Américain.e.s est fallacieux. Dans mon documentaire « les Marches de la liberté », le romancier noir américain Jake Lamar a rappelé ce qui lui permettait de s’extirper des contrôles au faciès réguliers :
« Quand ils voient mes papiers, je suis américain et il n’y a plus de problème. Ce n’est pas aussi simple pour mes amis d’origine maghrébine, africaine ou caribéenne. »
Hier comme aujourd’hui, la France chérit les Noirs états-uniens tout en faisant subir vingt fois plus de contrôles policiers à ses propres ressortissants lorsqu’ils sont perçus comme arabes ou noirs. La France qui applaudissait Joséphine Baker était aussi celle qui opprimait mes aïeux colonisés, les exhibait dans des zoos humains et pratiquait toujours les travaux forcés (abolis en 1946, soit près de cent ans après l’abolition de l’esclavage) dans les colonies.
Tandis que la France glorifie Joséphine au Panthéon en se félicitant d’incarner, dixit l’Elysée, « la France éternelle des Lumières universelles », elle discrimine massivement sur le marché du travail et dans l’accès au logement, et se voit régulièrement condamnée par des instances internationales du fait de ses violences policières racistes. Et nos écrans persistent à cantonner les femmes noires à des rôles secondaires et caricaturaux.
C’est ce qui m’a toujours perturbée. Je sais et j’ai toujours su que le sort de Joséphine ne relevait pas de la norme. La star flamboyante était une exception parmi la masse des damnés. Et je crains qu’elle ne soit devenue aujourd’hui le prétexte d’un discours voué à dédouaner la France pour mieux faire taire les critiques légitimes.
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