Au Maroc, la loi punit de manière sévère ceux qui ont des rapports sexuels hors mariage. © Alfredo Caliz/Panos Pictures/REA
Nadia El Bouga, Leïla Slimani, Sofia Bentounes : trois auteures évoquent la difficulté d’avoir une sexualité épanouie pour beaucoup de musulmans, au Maroc ou ailleurs. Surtout quand on est une femme.
DANS CE DOSSIER
Corps et sexualité : où en est l’Afrique?
C’est peut-être le plus vieux sujet du monde, mais l’actualité littéraire l’a remis sous le feu des projecteurs. En l’espace de quelques mois, trois ouvrages portant sur la sexualité sont parus. Tous écrits par des femmes. Nadia El Bouga, sexologue française, féministe et musulmane, fille d’immigrés marocains, évoque la sexualité de ses patients, de toutes confessions, mais souvent musulmans (La Sexualité dévoilée, avec Victoria Gairin, Grasset).
Leïla Slimani, Prix Goncourt 2016, née à Rabat, s’est spécifiquement intéressée à l’« hypocrisie » qui structure selon elle les relations dans le royaume chérifien (Sexe et mensonges, la vie sexuelle au Maroc, Les Arènes).
Enfin, un ouvrage collectif, L’Islam et le Couple, aux éditions Albouraq, a été écrit par sept auteures musulmanes, dont Sofia Bentounes, qui se penche plus particulièrement sur « l’éducation sexuelle en islam ».
TOUTES PARLENT D’UNE MÊME RÉALITÉ : LA DIFFICULTÉ D’AIMER ET D’AVOIR UNE SEXUALITÉ ÉPANOUIE
Certes, sur la forme, il n’y a aucun rapport entre le récit autobiographique, l’enquête fouillée et l’ouvrage érudit sur le Coran. Mais toutes parlent d’une même réalité : la difficulté d’aimer et d’avoir une sexualité épanouie pour nombre de musulmans et, surtout, de musulmanes.
Des coutumes violentes et discriminatoires
Ce n’est sans doute pas un hasard si autant de femmes s’emparent du sujet, eu égard aux violences particulières dont elles témoignent. Comme le rappelle Nadia El Bouga, au contraire de la tradition judéo-chrétienne, la femme n’est pas rendue responsable du péché originel dans le Coran. Les exégètes musulmans ont pourtant préféré adopter l’approche biblique, regrette l’auteure, ce qui a conduit à une « humiliation » et à une « soumission » particulières de la femme.
Prenons par exemple la hchouma, ce terme qu’on pourrait traduire par « honte » ou « pudeur ». Nadia El Bouga parle d’une hchouma à géométrie variable au Maroc. « […] battre son épouse n’est pas considéré comme hchouma dans la culture marocaine. […] Idem pour la virginité avant le mariage : on ne reprochera jamais à l’homme d’avoir consommé, alors que la femme, elle, jette l’opprobre sur toute sa famille », observe l’auteure.
Punitions corporelles
L’impératif de virginité s’accompagne encore, parfois, de pratiques traumatisantes : les rituels de « cadenassage », appelés tqaf au Maroc et tafsih en Tunisie, pour prémunir les jeunes femmes contre les plaisirs charnels avant leur mariage.
J’AI COMPRIS QUE MON SEXE CONCERNAIT TOUT LE MONDE : LA SOCIÉTÉ AVAIT DROIT SUR LUI », TÉMOIGNE LEILA SLIMANI
Dans certains villages, on demande aux fillettes d’enjamber une malle que l’on verrouille… dans d’autres, on leur scarifie le genou, et on leur fait manger des raisins secs et des dattes trempés dans leur sang et répéter : « Sang de mon petit genou, ferme mon petit trou. »
Appartenance et soumission du corps
Le problème, selon la sexologue, c’est que l’on oublie souvent de « déverrouiller la malle ». « Les conséquences cliniques de ces rituels sur les femmes, je les constate tous les jours dans mon cabinet. Leur corps parle pour elles : puisque le vagin doit rester fermé à clé, il se contracte et empêche toute pénétration. » Ce trouble dont la source est toujours psychologique a un nom en gynécologie, le vaginisme, qui engendre notamment une perte de désir.
Le premier témoignage que donne à lire l’ouvrage de Leïla Slimani évoque le même problème. Une femme d’une quarantaine d’années, croisée dans un hôtel chic de Rabat, confie à l’auteure un souvenir douloureux : sa mère lui chuchotait tous les soirs lorsqu’elle était petite, avant qu’elle ne s’endorme : « N’oublie pas. » Comprendre : « N’oublie pas de rester vierge. » Devenue femme, elle veut découvrir le plaisir, l’abandon… mais n’y arrive jamais.
La virginité devenue un business
« Adolescente, témoigne cette fois Leïla Slimani elle-même, j’ai compris que mon sexe concernait tout le monde : la société avait droit sur lui. » Pour la journaliste et romancière, l’obsession de la virginité est en fait un outil de coercition qui permet d’exercer une surveillance sur les femmes… notamment en les gardant longtemps au foyer, pour les « protéger ».
« FAIRE L’AMOUR. » L’EXPRESSION MÊME SEMBLE VIDÉE DE SON SENS POUR LES MAROCAINES
C’est également une manne économique pour ceux qui pratiquent les reconstitutions d’hymens ou qui commercialisent de faux hymens. Commerce florissant, tant est répandue l’idée qu’une femme non vierge est, au mieux, une victime, au pire, « une pute ».
Au-delà de l’hymen, des pratiques sexuelles violentes
Liberticide et coûteuse, cette injonction à la virginité serait en sus totalement hypocrite. Comme l’explique la journaliste Sanaa El Aji, interrogée par Leïla Slimani : « Les gens ont intégré les interdits sociaux et s’y adaptent. »
Les jeunes épouses, au lit, jouent les vierges effarouchées et évitent de bouger, par exemple, lorsqu’elles font l’amour pour la première fois avec un homme. « Les filles peuvent recourir à différentes pratiques : sodomie, fellation, etc., pourvu qu’elles gardent l’hymen intact. »
LEUR MARIAGE EST UNE FORME DE PROSTITUTION INSTITUTIONNALISÉE », INTERPRÈTE LA JOURNALISTE SANAA EL AJI
« Faire l’amour. » L’expression même semble vidée de son sens pour les Marocaines interviewées par l’auteure. « Pour beaucoup d’hommes, une femme se résume à un vagin dans lequel tu te masturbes », estime l’une d’elles. Quand une autre ajoute : « Le Marocain ne connaît pas les préliminaires. Il est centré sur son plaisir à lui. Ensuite, il se lève, il prend une douche, et voilà. […]Beaucoup de femmes se sentent violées quand elles font l’amour. »
Vengeance de pouvoir
Quant aux Marocaines, l’ouvrage pose la question du lien mercantile qu’elles ont à leur corps. L’homme donne une dot en contrepartie du mariage, sans compter le r’chim, avance financière qui peut être vue comme une manière de « réserver » la future mariée. « D’une certaine façon, leur mariage est une forme de prostitution institutionnalisée, interprète Sanaa El Aji. L’homme doit payer, et souvent beaucoup, pour pouvoir “avoir” cette femme. »
La sexologue Nadia El Bouga propose une piste de réflexion intéressante pour comprendre les relations, souvent douloureuses, entre hommes et femmes. Pour elle, la hogra – l’impunité et les abus de pouvoir au Maghreb – se diffuse au sein des couples : les hommes reproduiraient dans leur sexualité la prise de pouvoir dont ils ont été victimes en se tournant vers une sexualité agressive, pornographique.
L’islam, pas responsable ?
L’islam est souvent désigné, au nord de la Méditerranée, comme l’un des responsables de l’asservissement des femmes, voire d’une sexualité troublée. Et s’il était pourtant au moins une partie de la solution ? L’un des problèmes, relevé par le professeur en islamologie à l’université de Strasbourg Éric Geoffroy en préambule de L’Islam et le Couple, est surtout que le Coran souffre « d’une interprétation biaisée, machiste, aujourd’hui considérée comme l’orthodoxie ».
Or, à l’inverse du catholicisme et d’autres traditions religieuses, l’islam ne commande pas, par exemple, de combattre sa nature charnelle, mais de la satisfaire modérément. Comme le rappelle Sofia Bentounes, le Prophète recommande même à ses fidèles de s’acquitter de leur devoir sexuel envers leurs épouses.
Quant à la virginité, Mohamed n’a exprimé aucun intérêt pour la question lorsqu’il s’est marié… Pour preuve, parmi ses neuf épouses, une seule était vierge : Sayyida Aïcha. L’auteure va plus loin en précisant que dans le texte coranique aucune mention n’est faite de la masturbation, et qu’il n’y est pas non plus évoqué de peine à l’encontre de l’homosexualité.
Trouver l’harmonie dans un couple
Elle reprend également un long extrait de Revivification des sciences de la religion, du théologien soufi d’origine persane Abû Hâmid al-Ghazâlî (XIe siècle) ; à méditer : « Lorsque l’homme a assouvi son désir, il doit veiller à ce qu’il en soit de même pour son épouse. Celle-ci peut en effet mettre plus longtemps à être satisfaite ; omettre de la satisfaire pourrait lui causer du tort.
La différence dans la nature de l’orgasme masculin et féminin implique que le couple ne sera pas en harmonie si l’homme éjacule précocement. Il est plus agréable pour la femme qu’ils atteignent l’orgasme en même temps ; c’est à l’homme qu’il revient de s’en préoccuper, car la pudeur risque de retenir la femme de le faire. »
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