Louisette IGHILAHIRIZ(Militante Nationaliste), auteure de l’ouvrage avec Anne Nivat, « Algérienne », Editions Calman-Levy, 2001.
Henri POUILLOT (Militant Anticolonialiste-Antiraciste) « La Villa Sesini », Editions Tirésias, 2001.
Olivier LE COUR GRAND MAISON (Universitaire français), auteur de l’ouvrage « Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Editions La Découverte, 2019.
Seddik LARKECHE (intellectuel franco algérien), auteur de l’ouvrage, auteur de l’ouvrage « Le Poison français, lettre à Mr Le Président de la République », Editions Ena, 2017.
1. La reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie.
La France est aujourd’hui à la croisée des chemins avec la question de savoir si elle sera capable de passer un pallier dans la gestion apaisée de ses démons mémoriels en particulier celui avec l’Algérie qui fut une des guerres les plus tragiques du 20e siècle. La problématique centrale n’est pas la repentance, les excuses ou le ni niavec une reconnaissance générique mais la question de la reconnaissance de la responsabilité française en Algérie, notion juridique, politique et philosophique.
Cette question de la responsabilité unilatérale de la France colonialeest centrale au même titre que la déclaration du Président Chirac en 1995 sur la responsabilité de l’Etat Français concernant la déportation des juifs durant la seconde guerre mondiale. Cette reconnaissance qui ouvra la voie à l’indemnisation de ces victimes.
La barbarie coloniale française en Algérie ne peut être édulcorée par quelques rapports fantasmés d’auteurs qui flirtent avec les pouvoirs politiques de droite comme de gauche depuis 40 ans. La question des massacres, crimes et autres dommages impose inéluctablement une dette incompressible de la France vis à vis de l’Algérie.
La stratégie développéedepuis toujours est de faire table rase du passé, une offense à la dignité des algériens. Cette responsabilité est impérative car elle peut sauver l’âme de la France qui est fracturée par ses démons du passé.
La reconnaissance de la responsabilité c’est admettre que la France s’est mal comportée en Algérie et qu’elle a créé de nombreux dommages avec des centaines de milliers de victimes et des dégâts écologiques incommensurables avec ses nombreuses expériences nucléaires et chimiques.
Que s’est-il réellement passé en Algérie durant près de cent-trente-deux années d’occupation ? La colonisation et la guerre d’Algérie sont considérées et classées comme les événements les plus terribles et les plus effroyables du XIXe et XXe siècle. La révolution algérienne est aussi caractérisée comme l’une des plus emblématiques, celle d’un peuple contre un autre pour recouvrer son indépendance avec des millions de victimes.
L’ignominie française en Algérie se traduit par les massacres qui se sont étalés sur près de cent-trente années, avec une évolution passant des enfumades au moment de la conquête, aux massacres successifs de villages entiers comme Beni Oudjehane, pour aller vers les crimes contre l’Humanité du 8 mai 45 sans oublier les attentats tels celui de la rue de Thèbes à Alger. La violence était inouïe à l’encontre des indigènes algériens. Entre 600 et 800 villages ont été détruits au napalm. L’utilisation par la France des gaz sarin et vx était courante en Algérie.La torture à grande échelle et les exécutions sommaires étaient très proches des pratiques nazies.
La France sait qu’elle a perdu son âme en Algérie en impliquant son armée dans les plus sales besognes. Ces militaires devaient terroriser pour que ces indigènes ne puissent à jamais relever la tête. Plus ils massacraient, plus ils avaient de chance de gravir les échelons.
La colonisation, c’est aussi la dépossession des Algériens de leurs terres où ces indigènes sont devenus étrangers sur leurs propres terres.
Le poison racisme est le socle fondateur de tout colonialisme. Sous couvert d’une mission civilisatrice, le colonisateur s’octroie par la force et en bonne conscience le droit de massacrer, torturer et spolier les territoires des colonisés. La colonisation française de l’Algérie a reposé sur l’exploitation de tout un peuple, les Algériens, considérés comme des êtres inférieurs de par leur religion, l’islam.
Il suffit de relire les illustres personnages français, Jules Ferry, Jean Jaurès, Léon Blum et tous les autres que l’on nous vante souvent dans les manuels scolaires.
La résistance algérienne sera continue, de 1830 jusqu’à l’Indépendance en 1962, même si de longues périodes d’étouffement, de plusieurs années, seront observées. Sans excès, on peut affirmer que la colonisation a abouti à un développement du racisme sans précédent et nourri la rancœur des colonisés.
Etrangement, plus on martyrisait la population algérienne, plus sa ténacité à devenir libre était grande. Sur le papier, l’Algérie était condamnée à capituler devant la cinquième puissance mondiale. Le bilan tragique n’a pas empêché les Algériens de gagner cette guerre d’indépendance avec une étrange dialectique. Les enfants des ex colonisés deviendront français par le droit du sol et continueront d’hanter la mémoire collective française.
On tente aujourd’hui de manipuler l’Histoire avec un déni d’une rare violence en continuant de présenter cette colonisation comme une œuvre positive, un monde de contact où les populations se mélangeaient et les victimes étaient symétriques. Une supercherie grossière pour ne pas assumer ses responsabilités historiques.
Colons et colonisés n’étaient pas sur un pied d’égalité, il y avait une puissance coloniale et des européens et de l’autre coté des indigènes avec des victimes principalement du côté des colonisés algériens. Cette population indigène a été décimé de 1830 à 1962 faisant des centaines de milliers de victimes, morts, torturées, violées, déplacées, spoliées et clochardisées, devenant des sujets sur leurs propres terres. Cette réalité est indiscutable et vouloir la noyer par quelques rapports dans un traitement symétrique c’est prolonger une nouvelle forme de déni et de domination sous couvert de paternalisme inacceptable.
Le monde fantasmé du Professeur Stora est une insulte à la réalité historique, d’autant plus grave qu’il la connaît parfaitement. Son rapport répond à un objectif politique qu’il a bien voulu réaliser pour des raisons étranges mais certaines : édulcorer les responsabilitésavec un entre deux savamment orchestré laissant supposer l’égalité de traitement des protagonistes pour neutraliser la reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie. Le rapport est mort né car il n’a pas su répondre aux véritables enjeux de la responsabilité de la France coloniale en Algérie. Le jeu d’équilibriste pour endormir les algériens n’a pas pu s’opérer car les consciences des deux côtés de la méditerranée sont alertes. Personne n’est dupe sauf ceux qui ne veulent pas assumer les démons de la barbarie coloniale française en Algérie.
2. La France face à son démon colonial où le syndrome de l’ardoise magique.
Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, la France a déployé une batterie de stratagèmes pour ne pas être inquiété sur son passé colonial. La France sait précisément ce qu’elle a commis durant 132 années comme crimes, viols, tortures, famine des populations et autres.Pour se prémunir contre tous risques de poursuites, elle a exigé aux algériens d’approuver une clause d’amnistie lors du cessez le feu. D’autres lois d’amnisties furent promulguées par la suite pour tenter d’effacer toute trace de cette barbarie coloniale. La suffisance de certains est allée jusqu’a obtenir la promulgation d’une loi en 2005 vantant les mérites de la colonisation française en Algérie. Ultime insulte aux victimes algériennes qu’on torturait symboliquement à nouveau.
3. Pourquoi la Francea peur de reconnaître ses responsabilités.
Reconnaître les responsabilitésdes crimes et dommages coloniaux c’est inéluctablement accepter l’idée d’une réparation politique et financière ce que la France ne peut admettre aujourd’hui face à une certaine opinion pro Algérie française encore vivace sur ce sujet.
Mais c’est aussi accepter de revoir la nature de la relation franco algérienne ou la rente permet toujours à la France de préserver sa position monopolistique sur ce marché qui est toujours sa chasse gardée.
C’est bien sûr également la peur de perdre une seconde fois l’Algérie française mythifiée, celle du monde du contact largement développée dans le rapport Stora.
Enfin,la crainte de devoir rendre des comptes d’une manière singulière aux enfants de colonisés qui constituent le principal des populations habitant les banlieues populaires françaises où le poison racisme est omniprésent. Il suffit de lire le dernier rapport du Défenseur des droits sur les discriminations pour s’en convaincre.
Advertisements
Ces dernières années, un nouveau palier s’est opéré avec l’idée que ces citoyens musulmans où les algériens sont majoritaires, sont devenus en France les ennemis de la République car ils sont souvent accusés d’être les nouveaux porteurs de l’antisémitisme français. Aujourd’hui, la majorité de cette population subit une triple peine. La première est d’être souvent considérée comme étranger dans le regard de l’autre, car enfant de la colonisation, enfants de parents qui se sont battus pour ne pas être français.
Ensuite, le fait d’être musulman dans la cité française se confronte à l’image séculaire de cette religion qui est maltraitée depuis au moins mille ans.
Enfin, cette population est suspectée d’être porteuse du nouvel antisémitisme français car solidaire du peuple palestinien. Ces palestiniens qui sont aujourd’hui parmi les derniers colonisés de la planète. Les Algériens ont connu la même colonisation et sont unis à jamais à ce peuple opprimé par un lien indicible qui s’exprime dans les tripes et le cœur. Entre Algériens et Palestiniens demeure une identité commune avec un combat similaire contre la colonisation. Dans une continuité idéologique, la France est depuis toujours l’un des plus fervents défenseurs de l’État d’Israël. En Algérie, le peuple dans sa grande majorité est palestinien de cœur car ce que subissent les Palestiniens dans le présent, il l’a subi dans le passé par la puissance coloniale française. Ce lien fraternel est aussi visible dans la diaspora algérienne qui est presque toujours pro-palestinienne, sans forcément connaître l’origine de ce lien profond.
Ce sont ces constituants qui enferment cette population comme les supposés porteurs du nouvel antisémitisme, faisant d’elle, la cible privilégiée du poison français alors que l’on aurait pu croire que le système les en aurait protégés un peu plus du fait d’un racisme démultiplié à leur encontre.Les musulmans où les algériens sont majoritaires sontsilencieux comme s’ils avaient été frappés par la foudre. Ils sont perdus dans cette société française, égaux en droit et rejetés dans les faits par un racisme structurel aggravé par une mémoire non apaisée.
À quelques très rares exceptions, les intellectuels et relais d’opinion abondent dans le sens du vent assimilationniste. Ils espèrent en tirer profit et acceptent d’être utilisés comme des « Arabes de service » faisant le sale boulot en s’acharnant à être « plus blanc que blanc ». Leurs missions sont de vanter à outrance le système assimilationniste ou le déni de mémoire est fortement présent. Ces partisans du modèle assimilationniste savent au fond d’eux-mêmes qu’ils ont vendu leurs âmes en étant du côté de l’amnésie imposée du plus fort. Leur réveil se fait souvent douloureusement lorsqu’on les relève de leur poste en politique ou dans les sphères où ils avaient été placés en tant que porte-drapeaux du modèle assimilationniste. Ils se retrouvent soudainement animés par un nouvel élan de solidarité envers leur communauté d’origine, ou perdus dans les limbes de la République qui les renvoie à leur triste condition de « musulmans » où d’enfants d »indigènes ».
La faiblesse de cette population toujours en quête d’identité et de mémoire apaisée est peut être liée à l’absence d’intellectuels capables de les éclairer pour réveiller un peu leur conscience et leur courage face à une bien-pensance très active en particulier sur ces questions mémorielles.
4. L’inéluctable réparation des crimes et dommages de la colonisation française en Algérie.
La France, via son Conseil Constitutionnel, a évolué dans sa décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, en reconnaissant une égalité de traitement des victimes de la guerre d’Algérie permettant le droit à pension aux victimes civiles algériennes. Nous nous en félicitons mais la mise en œuvre a été détournée par des subterfuges juridiques rendant forclos quasi toutes les demandes des victimes algériennes. Comme si la France faisait un pas en avant et deux en arrière car elle ne savait pas affronter courageusement les démons de son passé colonial, pour apaiser les mémoires qui continuent de saigner.
Il ne peut y avoir une reconnaissance des crimes contre l’humanité commis en Algérie par la France et dans le même temps tourner le dos aux réparations des préjudices subis y compris sur le plan environnemental. La première marche du chemin de la réparation financière c’est de nettoyer les nombreux sites nucléaires et chimiques pollués par la France en Algérie ainsi que les nombreuses victimes comme le confirme l’observatoire de l’Armement. C’est une question de droit et de justice universelle car tout dommage ouvre droit à réparation lorsqu’il est certain, ce qui est le cas en Algérie. Sauf si on considère la colonisation française en Algérie comme une œuvre positive comme la France tente de le faire croire depuis la promulgation de la loi du 23 février 2005 qui est un outrage supplémentaire à la dignité des algériens.
La France ne peut échapper à cette réparation intégrale car sa responsabilité est pleinement engagée.D’une part c’est une question de dignitéet d’identité des algériens qui ne s’effacera jamais de la mémoire collective de cette nation.
C’est pourquoi les jeunes générations contrairement à l’espérance de certains ne cesseront d’interpeler la France et l’Algérie sur cette question mémorielle.
Sur la nature de cette réparation, la France devra suivre le chemin parcouru par les grandes nations démocratiques comme l’Italie qui, en 2008, a indemnisé la Lybie à hauteur de 3.4 milliards d’euros pour l’avoir colonisé de 1911 à 1942, mais aussi : l’Angleterre avec le Kenya, les Etats unis et le Canada avec les amérindiens ou encore l’Australie avec les aborigènes. L’Allemagne a accepté, depuis 2015, le principe de responsabilité et de réparation de ses crimes coloniaux avec les Namibiens mais butte sur le montant de l’indemnisation. Avec le risque pour l’Allemagne d’une action en justice devant la Cour Pénale Internationale du gouvernement Namibien, avec l’assistance d’un groupe d’avocats britanniques et la demande de 30 milliards de dollars de réparations pour le génocide des Ovahéréro et des Nama.
La France elle même s’est fait indemniser de l’occupation allemande durant la première et seconde guerre mondiale à hauteurs de plusieurs milliards d’euros d’aujourd’hui. Au même titre, l’Algérie indépendante doit pouvoir être réparée des crimes contre l’humanité et dommages qu’elle a subi de 1830 à 1962.
Cette dimension historique a un lien direct avec le présent car les évènements semblent se répéter, les banlieusards d’aujourd’hui sont en grande partie les fils des ex-colonisés. On continue à leur donner, sous une autre forme, des miettes avec comme point culminant cette nouvelle forme de discrimination,poison ou racisme invisible, matérialisé dans toutes les strates de la société.
L’Histoire ne doit pas se répéter dans l’hexagone, les miettes accordées ici et là sont révélatrices d’un malaise profond de la République française. En particulier, son incapacité à fédérer tous ses citoyens, poussant certains à la résignation, au retranchement et parfois aux extrémismes.
Paradoxalement, c’est le modèle français qui produit le communautarisme alors qu’il souhaite le combattre.
Comme un exercice contre-productif, il lui explose au visage car il ne sait pas comment l’aborder. C’est aussi ce modèle qui pousse un grand nombre de ces citoyens franco algériens à ne pas être fier d’être français. Cette révolution algérienne fait partie de l’Histoire de France à la fois comme un traumatisme à plus d’un titre, mais aussi comme un lien sensible entre les Français quelles que soient leurs origines. Le cœur de cette double lecture est lié à cette singularité algérienne qui n’a jamais démenti ses attaches à l’islam. Cet islam a été utilisé par la France comme porte d’entrée pour coloniser l’Algérie et soumettre sa population. Il a aussi donné la force à cette population algérienne de faire face au colonialisme français, comme porte de sortie de la soumission.
En France et ailleurs, cette religion semble interpeller les sociétés dans lesquelles elle s’exprime. A l’heure d’une promulgation d’une loi sur le séparatisme qui risque de stigmatiser un peu plus cette population musulmane ou les algériens sont nombreux, l’enlisement semble se perpétuer comme si l’apaisement des mémoires tant voulue était un peu plus affaibli car nous sommes toujours incapable d’expliquer à nos enfants le traitement différencié à l’égard des victimes de cette tragédie historique.
5. L’Algérie face à ses responsabilités historiques.
Le silence de l’Algérie est lourd car elle n’a pas su appréhender la question de sa mémoire d’une manière énergique et l’illégitimité de ses gouvernances successives a maintenu des revendications peu soutenues à l’égard de la France. Pire, les problématiques algériennes ont trop souvent, surfé sur cette fibre mémorielle pour occulter leurs inefficiences à gérer d’une manière performante le pays.Aujourd’hui, L’Algérie ne peut plus faire table rase du passé colonial français et se contenter de quelques mesurettes ou gestes symboliques. L’Algérie au nom de ses chouadas doit assumer une revendication intégrale, celle de la reconnaissance pleine et entière de la responsabilité des crimes et dommage de la colonisation en Algérie.
L’objectif de cette réparation n’est pas de diaboliser l’ex-puissance coloniale, mais au contraire de lui permettre de se réconcilier avec elle-même afin d’entrer définitivement dans une ère d’amitié et de partenariat. L’Algérie a laissé perdurer une approche minimaliste comme si elle était tenue par son ex puissance coloniale, tenu par le poison corruption qui la gangrènede l’intérieur et qui la fragilise dans son rapport avec la France. Comme si l’Algérie enfermée dans une position toujours timorée avait peur de franchir la ligne de l’officialisation de sa demande de réparation alors que la France l’avait faite de son coté en légiférant en 2005 sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie. Aujourd’hui, au nom de la mémoire des chouadas, l’Algérie doit également assumer ses responsabilités historiques.
6. L’urgence d’agir.
Sur la question mémorielle, reconnaître la responsabilité de la France sur les crimes et les dommages coloniaux y compris écologiques et les réparer financièrement au même titre que les principales grandes puissances mondiales. Abroger la loi de 2005 sur les bienfaits de la colonisation, la loi Gayssot et la loi sur l’antisémitisme pour déboucher sur une seule loi générique contre tous les racismes permettant de rassembler au lieu de diviser. Nettoyer les sites pollués nucléaires et chimiques et indemniser les victimes. Restituer la totalité des archives algérienne. Signer un traité d’amitié avec l’Algérie et suppression des visas entre les deux pays.
Face à ce traumatisme historique, les manuels scolaires, plus courageux que les hommes politiques, ont malgré tout reflété les débats mémoriels qui agitaient la société.
Algériens arrêtés après les massacres de Sétif. La manifestation indépendantiste du 8 mai 1945 sera absente des manuels scolaires jusqu’en 1983. La France ne reconnaîtr
C’était une belle carte de l’empire français, avec l’Hexagone au centre et plein de points rouges dispersés : l’Indochine, Madagascar, et surtout l’Algérie. De la IIIe République de Jules Ferry jusqu’aux années 1960, elle trônait dans toutes les classes, dès le primaire.
Dans les manuels, on enseignait aux écoliers que le général Bugeaud était un grand hommede la trempe de Vercingétorix ou de Napoléon, ce héros qui avait mené la lutte contre Abd el-Kader.
La colonisation, cette geste militaire, était un élément central des cours d’histoire et du « projet d’éducation citoyenne des élèves français ».La déroute de Diên Biên Phun’ébranlera pas le récit national, l’Indochine est si loin.
En revanche, avec l’indépendance de l’Algérie, c’est tout l’édifice, fondé sur l’apologie de la colonisation et une vision chauvine de l’histoire, qui s’effondre. « Rien ne sera jamais plus comme avant », affirme l’historien Benoît Falaize dans l’une des nombreuses études qu’il a consacrées à l’évolutiondes manuels d’histoire. Même si le traumatisme continuera longtemps à être évoqué par des euphémismes : « la crise », « les événements ».
Plus offensifs que les politiques
Un déni ? Pas si simple. « On parle toujours d’oubli, dit Sébastien Ledoux, historien spécialiste du devoir de mémoire, mais il n’y a jamais eu d’oubli. La guerre d’Algérie a été inscrite au programme des lycées en 1983. » Dans les cours d’histoire,elle était abordée au chapitre de la décolonisation et à celui des institutions politiques après 1945. Comment ? Sébastien Ledoux le souligne :
« Le ministère donne juste un cadre avec le programme qu’il fixe, mais ne dicte pas le contenu de l’enseignement. Ce sont les éditeurs qui choisissent les auteurs des manuels. Ceux-ci reflètent donc souvent les débats mémoriels de l’époque. »
On a une fâcheuse tendance, dès qu’un sujet de société pose problème, à faire porter le chapeau à l’école. Les manuels, pourtant, ont parfois été plus offensifs que les politiques. Benoît Falaize note ainsi l’apparition très tôt du mot « bourbier » pour évoquer la guerre d’Algérie.
Dans les manuels, on commence en 1983 à évoquer les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata – alors qu’ils sont encore tus dans le discours des politiques, soucieux de ne pas ternir les célébrations marquant la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Ces auteurs de manuels appartenaient à une génération très anticolonialiste et antigaulliste. De plus, les manuels étaient à l’époque très écrits, avec peu d’auteurs », explique Sébastien Ledoux.
De Gaulle et les pieds-noirs
Mais c’est ainsi. Le manuel d’histoire est souvent l’otage idéal des polémiques politiques. Les années 2000 sont celles de la guerre mémorielle. En février 2005, le président Jacques Chirac promulgue la loi « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Un amendement prévoit d’ajouter un article 4 qui précise : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. »
Tollé chez les historiens, mais aussi dans le gouvernement algérien. L’article est finalement abrogé. Au grand dam d’hommes politiques comme Lionnel Luca, député UMP (devenu LR), ardent défenseur de la cause des pieds-noirs, qui s’enflamme :
« Aujourd’hui, les manuels scolaires exposent une histoire officielle, partielle, et partiale. Les livres en circulation ont une vision par trop négative sur ce sujet. Les pieds-noirs n’y sont pas considérés. Citez-moi un manuel où l’on parle d’eux ! »
La mauvaise foi de Luca, pourtant ancien prof d’histoire, en a fait tiquer plus d’un. « Tous les journalistes nous ont appelés, pour vérifier, déclare Sébastien Ledoux. Mais ce qu’il disait était totalement faux, car tous les manuels évoquent largement les pieds-noirs ! » Longtemps, on a même surtout parlé d’eux. Avant 2005, la guerre d’Algérie est essentiellement racontée du point de vue français : de Gaulle et les pieds-noirs. Le FLN n’est évoqué que comme opposant de la France. Après cette date, les manuels évoluent et tentent d’écrire une histoire plurielle en tâchant, par exemple, d’expliquer les motivations du FLN.
L’« absence obsédante » des harkis
Reste un point délicat : les harkis. « Ceux dont on ne voudrait pas parler », a écrit le romancier Laurent Mauvignier. Benoît Falaize évoque leur « absence obsédante » dans les manuels. Comme si la position de ces « antihéros d’une histoire héroïsée » – comme les qualifie l’historienne Laurence de Cock −, écartelés entre la France et l’Algérie, était trop complexe.
Sans compter que les manuels modernes sont construits avec peu de textes, faisant la part belle aux documents, témoignages et photos, ce qui rend plus difficile l’explication d’enjeux compliqués. Aujourd’hui, il n’y a guère qu’un manuel pour évoquer sérieusement les camps où ont été parqués les harkis à leur arrivée en France.
L’histoire préfère le noir-et-blanc au dégradé de gris… Sur l’Algérie, Benoît Falaize regrette ainsi que l’enseignement ne fasse pas plus appel à une personnalité comme Albert Camus, déchiré sur la question algérienne : « L’amitié entre Camus et Kateb Yacine raconterait pourtant tellement de choses de la relation complexe entre la France et l’Algérie ! »
L’histoire confisquée
« Il n’a jamais été possible, après l’indépendance, de nous approprier l’histoire du pays. Elle est la propriété exclusive du pouvoir FLN. Une doxa enseignée dès la maternelle », dénoncel’écrivain algérien Boualem Sansal. « L’Education nationale est un outil des gouvernants », confirme Lydia Aït Saadi-Bouras, auteure d’une thèse sur les manuels scolaires algériens. Et les livres d’histoire sont une pièce maîtresse de ce dispositif. « Jusqu’à l’ouverture d’une chaire d’histoire contemporaine à l’université d’Alger en 1992, l’histoire de l’indépendance était l’apanage du ministère des Moudjahidine, raconte-t-elle. Ce sont eux qui donnaient le “la” aux livres d’histoire. »
Même les nouvelles éditions, plus ouvertes, reflètent une démarche politique. L’apparition d’Aït Ahmed, de Ben Bella ou de Ferhat Abbas dans les manuels des années 1990 ne signale pas une soudaine volonté d’honnêteté historiographique. Elle sert à accompagner le retour d’un autre exilé : le dissident Mohamed Boudiaf, rappelé du Maroc en 1992 pour présider le pays après la crise suscitée par la victoire électorale islamiste et l’annulation des élections. « D’où la légitimation dans l’urgence des “héros oubliés” bannis après l’indépendance »,analyse Lydia Aït Saadi-Bouras. Quant au manuel de 2005 réhabilitant les harkis, « il reflète la “concorde civile” du président Bouteflika. C’est l’ère du pardon. Pardon aux terroristes islamistes. Et dans les manuels, pardon aux harkis. »
En 1830, Charles X décidait de prendre Alger aux Turcs. Les débuts de cette conquête marqueront à jamais l’imaginaire collectif algérien. Retour sur l’histoire méconnue de la colonisation du plus grand pays d’Afrique.
Le préfet d'Alger, Alphonse Levert (debout à gauche), vers 1860. En 1848, Alger, Oran et Constantine deviennent des départements français. (Coll. M. D. / adoc-photos)
Pendant cent trente-deux ans, l’Algérie a fait partie de l’empire colonial français. Or l’histoire de cette période, restée taboue, a été occultée par les livres et films portant sur la seule guerre d’indépendance. « L’Obs » revient sur les enjeux de cette Algérie française avec l’historien Benjamin Stora, spécialiste du Maghreb contemporain et président du Musée de l’Histoire de l’Immigration, qui a écrit, coécrit et dirigé une cinquantaine d’ouvrages, dont « la Guerre d’Algérie vue par les Algériens ».
Pourquoi ce silence sur l’Algérie coloniale, sur ce long siècle d’occupation française ?
L’Algérie française est longtemps restée taboue. Le silence sur la guerre a été levé, tardivement, il y a une quinzaine d’années. Mais c’est comme si la production sur le conflit, devenue abondante, avait fait écran, comme si elle nous avait empêchés d’aller plus en amont, comme si l’histoire de l’Algérie française se limitait à celle de la guerre. Or on ne comprend rien à ce conflit de huit années si on ne se penche pas sur le XIXe siècle. On ne peut pas raconter l’histoire par la fin. L’insurrection de la « Toussaint rouge » de novembre 1954 n’a pas éclaté mystérieusement après des décennies de convivialité, comme veulent le croire une partie des pieds-noirs et certains politiques français.
Vous avez constaté une production littéraire et artistique plus faible sur cette période ?
Il n’y a pas grand-chose. Regardez le cinéma, sans doute la principale représentation de l’imaginaire. Depuis l’indépendance, il y a eu au moins une soixantaine de films sur la guerre. « Avoir 20 ans dans les Aurès », « Elise ou la vraie vie »… Mais les longs-métrages sur la colonisation sont nettement moins nombreux. L’émir Abd el-Kader, l’un des principaux résistants au XIXe siècle, n’a jamais été montré, le maréchal Thomas Bugeaud, l’homme de la conquête, n’existe pas. Combien de films sur cette période ? « Fort Saganne », « les Chevaux du soleil »… Guère plus. Même chose pour la littérature. Alexis Jenni, Laurent Mauvignier, Erik Orsenna, Jérôme Ferrari, tous ont écrit sur la guerre. Alors que les récits sur la période d’avant sont rarissimes.
Le siège de Constantine en 1836 par les troupes du général Clauzel (gravure de 1875). (PHOTO12/AFP)
La conquête a été longue et difficile, dites-vous…
Elle a été terrifiante, meurtrière. Démarrée avec la prise de la régence d’Alger en juillet 1830, elle a duré jusqu’en 1871, avec la répression de la révolte des Mokrani, en Grande Kabylie, et même jusqu’en 1902, dans ses frontières, avec la création des Territoires du Sud. Plus d’un demi-siècle, trois générations. Il faut lire l’ouvrage de François Maspero, « l’Honneur de Saint-Arnaud » (Plon, 1993), la biographie de cet officier qui écrivait des lettres hallucinantes à sa fiancée. « J’ai mal au bras tellement j’ai tué de gens » ; « Je suis entré dans une rue, j’avais du sang jusqu’à la ceinture. » La conquête détruit l’image d’une installation acceptée, d’une cohabitation « pacifique ». C’est aussi pour cela qu’elle est tue. Les historiens considèrent qu’entre les combats, les famines et les épidémies, plusieurs centaines de milliers d’Algérienssont morts. La population musulmane, estimée à 2,3 millions en 1856, est tombée à 2,1 millions en 1872. Les refus, les dissidences ont existé dès le début. On ne mesure pas en France combien les figures de la résistance, l’émir Abd el-Kader ou les frères Mokrani, font partie du panthéon national algérien. Le souvenir de la conquête s’est transmis de génération en génération. Il ne s’est jamais effacé.
Plus de 100 000 soldats envoyés, des millions de francs engagés. Pourquoi la conquête de l’Algérie est-elle un tel enjeu au XIXe siècle ?
Il s’agit de faire échec aux Britanniques en Méditerranée, mais aussi d’étendre l’Empire vers le sud et les Amériques. L’Algérie est un territoire gigantesque, le plus grand d’Afrique en superficie, un lieu « idéal » d’expériences, de développement économique. Des fouriéristes, des saint-simoniens, pétris d’utopie socialiste, vont y créer des communautés. Et puis c’est l’Orient près de chez soi, à moins d’une journée de bateau. Les peintres traversent la Méditerranée : Eugène Fromentin, Eugène Delacroix, Gustave Guillaumet, qui peint la misère à Constantine, Horace Vernet, dont une toile décrit la prise de la smala d’Abd el-Kader. Il y a aussi les écrivains, Théophile Gauthier, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant… L’exotisme oriental fascine.
En quoi le colonialisme participe-t-il à la grandeur de la France ?
La pensée procoloniale fabrique le nationalisme français. Qu’est-ce que la France ? C’est aussi, surtout, son empire colonial. Si on critique le colonialisme, on critique le nationalisme. Il s’exprime dès le début avec la constitution de l’Armée d’Afrique en souvenir de l’héritage napoléonien. Beaucoup de généraux de la conquête ont fait les guerres de Napoléon, notamment celle d’Espagne, en 1806, et pour certains d’entre eux, comme Bugeaud, ils vont même s’inspirer de la Révolution française et des colonnes infernales de la guerre de Vendée en 1793… L’empire napoléonien perdure d’une certaine façon. Napoléon III, en 1860, essaiera, en vain, de modifier cette situation en proposant un « royaume arabe » associant les élites musulmanes. Il y aura aussi, plus tard, l’idéal républicain, l’idéal des Lumières. Il s’agira d’installer des écoles, de civiliser, de faire une autre France.
Une école de broderie à Alger, au début du XXe siècle. (ROGER VIOLLET)
Comment cette « autre France » s’est-elle construite ?
Question de proximité et de timing historique. Les autres pays du Maghreb, le Maroc et la Tunisie, seront des protectorats de l’Empire. Le maréchal Hubert Lyautey, premier résident général du protectorat marocain en 1912, conservera la monarchie chérifienne et associera les élites locales. Mais, en Algérie, c’est l’armée qui a pris le pouvoir entre 1830 et 1870. La colonisation n’a pas été pensée, organisée, elle s’est faite dans l’improvisation, en fonction des redditions des « tribus arabes », avec des militaires divisés, certains prônant l’occupation totale, d’autres, partielle. Sous la IIe République, en 1848, Alger, Oran et Constantine deviennent des départements français. Aucune autre colonie de l’Empire n’est ainsi organisée. Avec la IIIe République, le système administratif se renforce. Les villes du littoral ont leur mairie, leur église, leur kiosque à musique, leurs allées de platanes. Les immeubles haussmanniens poussent à Alger. Les chefs d’Etat à partir de Napoléon III vont en visite en Algérie, comme on se rend dans ses provinces. « L’Algérie, c’est la France et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne », dira François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, en novembre 1954. Ce qui a été fait en Algérie, et ne se fera jamais plus dans l’Empire, c’est cette volonté folle de vouloir annexer un territoire comme un prolongement naturel de la métropole.
Une fête foraine à Alger, en 1931. Trois enfants algériens observent une fillette francaise sur un manège. (DELIUS/LEEMAGE)
L’Algérie a été aussi la seule colonie de « peuplement » avec la Nouvelle-Calédonie. A l’indépendance, on comptait près de 1 million de pieds-noirs pour 9 millions d’Algériens. Pourquoi a-t-on favorisé l’exil de Français vers l’autre rive ?
Le « peuple » des pieds-noirs est en fait très disparate. Au début de la conquête, il y a les soldats-laboureurs, à qui l’armée confie des terres expropriées. Puis arrivent les exilés politiques (les républicains après le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte en 1851, les communards en 1870, les Alsaciens et les Lorrains après l’annexion de 1871), mais aussi les immigrés pauvres dont l’installation est favorisée : les ouvriers français qui cherchent du travail, les viticulteurs ruinés par l’épidémie de phylloxera, des Italiens, des Maltais, des Espagnols, énormément d’étrangers, tous naturalisés par un décret de 1889. Sans oublier les juifs, qui étaient là avant la conquête, et deviendront français avec le décret Crémieux de 1870. En 1881, on comptait ainsi 181 000 étrangers, 35 000 juifs et 195 000 « Français de France », un peu moins de la moitié.
Un couple de juifs de Constantine en 1856. (PVDE/RUE DES ARCHIVES)
Pour vous, l’Algérie française est dès le départ un leurre…
On a essayé de recréer la France,mais cela a fonctionné de manière chaotique.Le pays est trop vaste pour être quadrillé de façon homogène. Surtout, les musulmans ne sont pas associés au pouvoir administratif. Ils devront attendre 1944 et 1958 pour obtenir davantage de droits, notamment celui de voter. Le « code de l’indigénat » perdure jusqu’en 1944. Les Algériens, eux-mêmes, continuent de refuser la présence française bien après la « pacification ». Pratiquement jusqu’en 1914-18, peu de familles envoient leurs enfants à l’école, par crainte de perdre la tradition, la langue, la religion. Les « indigènes » du village de Margueritte expropriés de leurs terres se révoltent en 1901, les notables de Tlemcen s’exilent en 1911 pour échapper à la conscription, les Aurès refusent également d’être enrôlés en 1916. Maurice Viollette, nommé gouverneur de l’Algérie en 1925, est l’un des premiers à mesurer les conséquences de cette non-assimilation. Il publie « L’Algérie vivra-t-elle ? » en 1931. Ministre du Front populaire, il essaie de donner davantage de droits à l’élite musulmane en 1936. Mais le projet Blum-Viollette n’est même pas débattu à l’Assemblée nationale.
En 1930, la France célèbre le centenaire de la colonisation avec des fêtes grandioses. Pourquoi tant de faste ?
C’est l’apogée. On a le sentiment que l’Algérie est dans l’Empire pour l’éternité. On met en scène le nationalisme français. Les anticolonialistes, parmi lesquels les surréalistes et les communistes, sont une minorité. Il y a bien eu le fameux texte de Tocqueville en 1847 : « Nous avons dépassé en barbarie les barbares que nous venions civiliser. » Mais il s’agit en fait de corriger les méfaits du colonialisme, pas d’y mettre fin. Seule unepetite fraction de la gauche est indépendantiste : la gauche radicale-socialiste, les anarcho-syndicalistes, les trotskistes… Les fêtes du centenaire durent plus de six mois et sont suivies par l’Exposition coloniale de 1931, dont le pavillon algérien est le plus important. Mais derrière le décor, l’agitation politique en Algérie gronde. L’Etoile nord-africaine, le premier mouvement indépendantiste, naît en 1926.
Au début, c’est « l’Egalité », le titre du journal de Ferhat Abbas, l’un des trois pères du nationalisme algérien avec Messali Hadj et Abdelhamid Ben Badis. L’égalité politique, le droit de vote, l’assimilation, mais pas l’indépendance. L’élite est d’abord assimilationniste et veut jouer dans les interstices de la société coloniale, comme en témoigne la trajectoire emblématique de Ferhat Abbas, qui était pour l’égalité et l’autonomie avec le maintien dans l’Empire français dans l’entre-deux-guerres, puis est devenu président du Gouvernement provisoire de la République algérienne en 1958. Il y a eu trop de malentendus, de répressions, de non-reconnaissance des musulmans. Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, le 8 mai 1945, vont servir de détonateur au mouvement indépendantiste.
La période de la conquête et de l’occupation n’est pas non plus enseignée à l’école ?
On a commencé à enseigner la guerre. Mais ce qui s’est passé avant… Cela reste un point sombre de l’histoire. En revanche, chez les Algériens, la transmission mémorielle de cent trente-deux ans de présence étrangère, de relégation à une sous-citoyenneté, à une sous-humanité est très forte. Ils se sont répété de génération en génération : « Pourquoi cette absence de considération des Français, pour nous, Algériens, pendant près d’un siècle et demi de colonisation ? »
En 1830, Charles X décidait de prendre Alger aux Turcs. Les débuts de cette conquête marqueront à jamais l’imaginaire collectif algérien. Retour sur l’histoire méconnue de la colonisation du plus grand pays d’Afrique.
Nés des deux côtés de la Méditerranée, le maréchal vénéré par ses soldats et le père du nationalisme algérien se sont affrontés pendant plus de dix ans au cours de la conquête.
En 1881, le quotidien « le Gaulois » envoie Guy de Maupassant couvrir un soulèvement anti-Français qui agite l’Algérie. Ses « Lettres d’Afrique » dénonceront la colonisation.
Eclairé et influent, le théologien musulman, qui est considéré comme l’un des pères du nationalisme algérien, a joué un rôle décisif dans le chemin vers l’indépendance.
Des disciples du socialiste Charles Fourier ont créé dans la région d’Oran la communauté agricole collectiviste la plus aboutie. Retour sur une utopie.
Ecoles séparées, manque d’établissements, enseignement discriminants... A la veille de l’indépendance, le taux de scolarisation des enfants arabes reste faible.
En 1930, plus de six mois de festivités sont organisés des deux côtés de la Méditerranée pour célébrer le centenaire du débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch.
Quatre ans après son prix Goncourt, la romancière revient avec « le Pays des autres », grande saga familiale qui démarre dans le Maroc colonial de l’après-guerre. Féminisme, identité, Macron, migrants... elle aborde ici tous ces sujets sans langue de bois.
Leïla Slimani n’est pas une romancière ordinaire. Elle a beau écrire, dans une langue précise et limpide, des histoires parfaitement construites que chacun peut comprendre, il se passe quelque chose d’assez phénoménal autour de cette jeune Franco-Marocaine depuis qu’elle a remporté le prix Goncourt en 2016 avec « Chanson douce ». Ce n’était que son deuxième roman et pourtant, il a suffi à la propulser bien au-delà de la confortable zone de notoriété où évoluent d’habitude nos auteurs de best-sellers. Avec près d’un million d’exemplaires vendus en France et des traductions dans une quarantaine de langues, elle est désormais partout : parmi les 100 meilleurs livres retenus par le « New York Times » en 2018, dans le « New Yorker » et « die Zeit » qui lui ont consacré des papiers fleuves, au cinéma avec une adaptation de son roman sortie fin 2019.
C’est aussi que Leïla Slimani sait parler, haut et clair, des grands sujets de notre temps. Dans une époque où, exaspérées par d’insupportables inégalités, les identités s’opposent de plus en plus durement, elle a l’intelligence de rappeler, sans naïveté ni provocation inutile, des principes salutaires pour affronter les chantiers prioritaires. Il y a du Albert Camus chez elle, et pas seulement parce qu’elle a acquis un statut d’icône photogénique capable de traverser les frontières. Comme Camus, elle a fait ses débuts comme journaliste, à « Jeune Afrique », et gardé un pied de chaque côté de la Méditerranée. Comme lui, elle a su préserver sa liberté de conscience et de révolte, tout en s’engageant à la fois auprès du président Macron, dont elle est la « représentante personnelle » pour la Francophonie, et de l’association Singa, qui favorise l’accueil des réfugiés sur le sol français. Comme lui, elle considère qu’un peu d’humanité ne nuit jamais, quand on veut aborder les problèmes dans leur complexité.
N’empêche. A force de l’entendre défendre la liberté sexuelle au Maghreb, la dignité des malheureux qui s’exilent en Europe, et les droits des femmes partout où ils sont mis à mal, on avait presque fini par oublier que Leïla Slimani est, d’abord, romancière. Six ans après « Dans le jardin de l’ogre », qui consignait la descente aux enfers d’une nymphomane, et quatre ans après son triomphe au Goncourt, il était temps pour cette mère de deux enfants de remettre son talent en jeu. Voici donc « le Pays des autres », passionnante saga dont la première partie, qui paraît ce 5 mars, tirée à 120 000 exemplaires, nous fait partager l’intimité d’un couple mixte formé par une Alsacienne et un Marocain. Ni riches ni pauvres, entourés de leur fille Aïcha et de nombreux autres personnages, Mathilde et Amine vont vivre la fin de l’époque coloniale dans une ferme du côté de Meknès. (Lire l’article de Benjamin Stora dans « L’OBS » du 27 février 2020.)
Leïla Slimani, par Kamel Daoud : « Elle est la Française du futur »
On est très loin, avec cette fresque historique et polyphonique inspirée de l’histoire de la famille Slimani, des deux romans concis, contemporains et très français qui précédaient. Mais une fois encore, aucun manichéisme. Tout bouge, sous l’allure classique d’un récit qui, un peu comme chez Elena Ferrante, semble à première vue d’une simplicité biblique. Les certitudes vacillent, les sentiments se mélangent, les clichés coloniaux s’inversent, et la violence couve tandis que la domination s’exerce dans tous les sens. Il y a trois ans, Leïla Slimani nous avait dit : « Raconter la vie intérieure des gens qui ne vont pas bien, ça me fascine. » Elle sait, décidément, l’art de rendre cette fascination-là très contagieuse.
Le Pays des autres. La guerre, la guerre, la guerre, par Leïla Slimani, Gallimard, 368 p., 20 euros. (En librairie le 5 mars.)
« J’ai toujours le sentiment de vivre dans le pays des autres »
L’OBS. « Le Pays des autres » raconte-t-il l’histoire de votre famille ?
Leïla Slimani. Au départ, oui. Ma grand-mère était alsacienne, et mon grand-père marocain soldat dans l’armée française. Ils se sont rencontrés en France en 1944, puis sont allés s’installer dans une ferme près de Meknès, comme le raconte mon livre. Mais très vite, j’ai pris des libertés. La magie du roman a fait qu’ils sont devenus des personnages de fiction… En fait, j’avais d’abord écrit des souvenirs de ma mère et de ma grand-mère, qui était une superconteuse, avec un souci génial du détail. Mon éditeur m’avait dit : « Tu écriras sur ta famille, mais plus tard. Il faut que tu prennes de l’expérience, de la distance. » Or après le Goncourt, je n’ai pas arrêté de voyager. Les seules choses qui me ramenaient à l’écriture, c’étaient mes souvenirs d’enfance et ces récits. J’ai envoyé des bribes à mon éditeur, qui m’a dit « vas-y ». C’était un lieu formidable pour m’échapper et me retrouver.
Vous étiez perdue, après le Goncourt ?
Oui. Je ne savais plus très bien qui j’étais, ni sur quoi écrire. Je n’arrivais plus à me concentrer. Et je ne voulais surtout pas écrire « Chanson douce 2 » ou un autre « Dans le jardin de l’ogre ». Je voulais un défi impossible. Si ça me semble facile, je n’y arrive pas. Donc je me suis dit : un roman historique, long, avec plein de personnages, je n’y arriverai jamais. Ça m’a motivée. Je voulais tester mon souffle. Voir si, après deux romans et un essai, j’avais progressé. Et j’ai senti une sérénité en écrivant. Dans les sagas de Naguib Mahfouz, le personnage principal est Le Caire. Là, je voulais que ce soit le Meknès des années 1950, qu’on sente l’odeur du Maroc… et peut-être montrer une autre part de moi. Je voulais garder ma voix, avec des phrases très courtes, des descriptions sèches, mais en laissant parler une plus grande douceur. Il y aura trois tomes. Le deuxième racontera les années 1970-80, centrées sur le couple d’Aïcha. Et enfin ce sera la troisième génération, dans les années 2005-2015, avec les migrations, la mondialisation, la montée de l’islamisme…
Bernard Pivot et Leïla Slimani, chez Drouant, le 3 novembre 2016.
La fin montrera donc un personnage qui est vous ?
Proche de moi, oui… mais en plus sympa et intéressant ! Je n’ai pas arrêté de faire des conférences, partout dans le monde, où on m’interrogeait sur mon identité. J’esquivais : « Ma famille est très métissée, et c’est génial. » Je me suis demandé si je n’occultais pas quelque chose de plus noir et complexe. J’ai toujours le sentiment de vivre dans le pays des autres, que je sois au Maroc ou en France. Ce roman est une sorte de quête.
Plus jeune, vous sentiez-vous pleinement marocaine ?
Pas du tout. On me disait : « Tu es une bourgeoise francophone. Donc tu n’es pas une vraie Marocaine. » Je me sentais rejetée, ou du moins un peu étrangère et illégitime. Je voulais être comme les copains, faire le ramadan… Mon père le faisait, de manière très intime, sans nous l’imposer. Mes parents nous ont élevées selon ce principe : « Tu es un individu, donc tu dois faire tes choix seul et décider qui tu es, en quoi tu crois. » J’avais envie de leur demander : « Mais dites-moi ce que je dois croire et penser, ça m’aiderait. » Je leur en voulais de nous mettre face à ce vertige que peut représenter une trop grande liberté. Je n’ai compris que plus tard qu’ils nous avaient fait un très grand cadeau.
Cette marginalité est aussi celle du couple formé par Mathilde et Amine dans le roman…
Ce couple mixte dans un contexte colonial m’a beaucoup intéressée. Il y a d’abord un aspect sexuel, genré : l’indigène est marié avec la Blanche, il y a dans le couple une inversion de la logique coloniale. Un Blanc qui séduit une fatma conquiert la femme comme il a conquis le pays. Mais qu’un moricaud, un bicot, puisse posséder sexuellement une Blanche, c’était très subversif… Chacun se retrouve traître à sa communauté. Mathilde n’est plus tout à fait française puisqu’elle a épousé un Marocain. Quant à Amine, il a fait la guerre avec les Français sans en devenir un, tandis que son mariage le met en porte-à-faux vis-à-vis de sa communauté. Il est comme une grande partie de l’élite dans ces pays. Le système colonial a mis dans la tête de ces gens des idées qu’ils vont finir par retourner contre lui : « Vous nous avez appris la démocratie, la nécessité de s’émanciper. Vous ne nous appliquez pas ces valeurs. Donc vous n’avez plus rien à faire ici. » Les colonisés sont pris dans des contradictions constantes.
Panneaux de directions dans la rue à Meknès, Maroc. juin 1969
« Les femmes sont les grandes oubliées de la décolonisation »
Vous rénovez le genre du roman colonial en donnant une grande importance aux personnages féminins…
La littérature coloniale me laisse frustrée pour deux raisons. D’une part, elle est très centrée sur l’Algérie. Ça a suscité de très bons romans, mais le Maroc est un protectorat passionnant, avec des imbrications d’intérêts très forts entre Marocains et Français. D’autre part, le roman colonial montre des héros de guerre ou du maquis… Or les femmes, elles, sont doublement colonisées. Comme le dit Frantz Fanon, le colonisé a des « rêves musculaires ». Il est contraint, c’est celui à qui on dit : « Tais-toi. Reste à ta place. Tu ne peux pas faire ça. » Et c’est quoi la vie d’une femme, qu’elle soit blanche ou pas ? Elle vit la condition du colonisé. Je voulais montrer à quel point cette domination-là traverse des époques où, pourtant, on s’interroge sur la liberté, l’égalité entre les peuples, etc. A chaque fois, les femmes sont les grandes oubliées. Les dindons de la farce.
Mais Mathilde, dominée par son mari, n’est pas très progressiste avec ses employées marocaines…
Oui, Fanon n’arrête pas de le répéter : quand une violence est exercée sur le colonisé, il va l’exercer à son tour sur plus faible que lui.
Sur la colonisation elle-même, n’avez-vous pas peur qu’on vous reproche, notamment au Maroc, une forme d’ambiguïté ?
Je n’ai pas peur, sinon je ne ferais rien. Ensuite, j’ai écrit un roman : l’histoire est vécue du point de vue des personnages, ce n’est pas la thèse de Leïla Slimani sur la colonisation. Tout le monde comprend bien que, pour moi, ce système était mauvais et injuste par essence : ce qui est intéressant, avec un roman, c’est tout à fait autre chose. C’est l’intimité d’êtres humains pris dans la tourmente de l’histoire. La colonisation, dans un roman, c’est la vie quotidienne des gens. C’est facile de dire après coup : eux étaient les gentils, et eux les méchants. Quand on vit les choses au présent, tout est beaucoup plus ambigu.
Je voulais faire resurgir l’ambivalence de la colonisation, à hauteur d’âmes. Mathilde et Amine s’intéressent peu à la politique. Ils ne veulent jamais prendre position parce que, lorsqu’ils le font, ils trahissent quelqu’un. Ils sont toujours le traître d’un autre. Moi aussi, on m’a souvent reproché d’être trop blanche, ou trop ceci. Je suis comme les fruits de l’arbre greffé par Amine : un peu orange, un peu citron, je suis un citrange… Je voudrais expliquer au public marocain, qui me perçoit comme la bourgeoise francophone, que mon histoire est beaucoup plus complexe. Et que les Marocains viennent tous d’une histoire complexe, où il y a eu des métissages.
Le métissage est au cœur du roman. Un colon dit même que « les sang-mêlé annoncent la fin du monde »…
Avec la guerre, tout bouge. « C’est comme si on avait mis les gens dans un bocal et qu’on l’avait remué. » J’ai beaucoup travaillé là-dessus, notamment avec l’historien Pascal Blanchard. La guerre a ouvert une parenthèse pendant laquelle on accepte des mélanges jusque-là inacceptables, mais qui marquent une déliquescence de la civilisation occidentale…. c’est ce que l’on retrouve dans les tirades actuelles sur le « grand remplacement ».
J’aime ce que dit Edouard Glissant sur « la damnation de ce mot, métissage » : il implique deux choses qui ne sont pas de même nature ou de même niveau. Sinon ce n’est pas du métissage, c’est juste un couple. On a aujourd’hui une vision gentillette du métissage, comme une addition. Mais moi, je l’ai toujours vu comme une soustraction. Quand tu le vis de l’intérieur, tu n’es pas deux choses, tu es rien. D’un côté comme de l’autre, on te renvoie à ton autre identité. La déchéance de nationalité réactive ce vieux fantasme : tu ne peux pas faire confiance à un sang-mêlé. De quel côté va-t-il se mettre en cas de conflit ? Il est de quelle couleur, en fait ? Comme dirait Faulkner, le métis a « son sang blanc et son sang noir », qui ne se mélangeront jamais. Deux êtres, deux âmes cohabitent en lui.
« La haine monte, on devient très manichéen »
Tous vos personnages sont un peu métis. Est-ce une réponse à la question de l’identité, en train de s’imposer partout alors qu’elle préoccupait surtout des groupuscules néofascistes il y a quelques années ?
Pendant longtemps, je n’ai pas voulu traiter cette question. Je trouvais qu’on était dans une époque beaucoup trop obsédée par l’identité. Mais le roman est un espace magnifique pour en parler de manière poétique, indulgente, complexe – et non morale. Au Maroc, on a été influencé par la France. En tant que romancière, ça m’émeut. Il y a de la douleur, mais aussi de l’amour, et toute une gamme de sentiments que j’ai envie de traiter, avec à la fois de l’émerveillement et une mélancolie immense. En revanche la vision morale qui consiste à s’inquiéter, dans une nostalgie rance, ne m’intéresse pas du tout. Le combat pour revenir à une pseudo-pureté culturelle est perdu d’avance. Tant mieux.
Il est question « des hommes bouffis d’idéal, qui à force de grands discours avaient épuisé en eux toute forme d’humanité. » Incarner des personnages, est-ce le contraire de ces « grands discours » ?
Un romancier a le devoir de ne pas déshumaniser ses ennemis. Il doit refuser le confort que procure une pensée radicale, et accepter un univers gris, ambigu, inconfortable. Je ne suis pas dupe des systèmes qui n’ont que l’apparence de la clarté. Tous les grands discours finissent par pécher par absence d’indulgence, d’humanisme, de compassion. J’utilise des mots presque religieux, mais quand on est romancier, ces mots-là nous guident tout le temps. Et dans notre société, ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’on n’a plus d’indulgence. On est devenu très manichéen. Même la présomption d’innocence est en train de disparaître. Quelqu’un peut se tromper ou dire une connerie sans devenir un être profondément mauvais…
A quoi pensez-vous ?
Je vois la façon dont des noms sont jetés en pâture. La violence et la haine montent. De plus en plus, les anti-truc rejettent d’un bloc ceux qui ne pensent pas comme eux… Mais on peut très bien vivre avec des gens qui ne pensent pas comme soi ! Là, on prend le risque de ne plus du tout pouvoir vivre ensemble. Quand Trump montre des journalistes du doigt, et que les autres font « bouh, bouh », ce sont des visions d’horreur. Et pendant la crise des « gilets jaunes », par exemple, il a été question des « sales bourgeois »… Considérer que tel type est un salaud parce qu’il vit dans tel quartier, c’est très inquiétant. Mais la violence s’exerce dans tous les sens. On ne perçoit plus les gens qu’à travers un prisme très étroit, qui peut être leur origine, leur classe sociale ou autre chose.
Je le vois bien avec Kamel Daoud ou moi : on serait des traîtres à nos pays, des islamophobes qui veulent se faire mousser… C’est fou. Tu essaies de défendre les homosexuels et une sexualité libre, et on te dit que tu veux manipuler les opinions. Mais il y a quoi, dans ces grands mots creux, comme défense de la vie des gens ? La vie des gens, c’est des personnes en prison, des femmes qui se font avorter à l’eau de Javel dans des caves. C’est du concret, ça existe. Dire que je suis « vendue au colonialisme », ça fait avancer quoi ? Rien. Je n’empêche pas les gens d’avoir la vie sexuelle qu’ils veulent. Si une femme veut rester vierge jusqu’à son mariage, ça la concerne. Mon seul combat, c’est celui du droit, qui doit protéger chaque individu et une sexualité fondée sur le consentement. J’ai toujours eu cette conviction : c’est mon corps, je vais souffrir, jouir, mourir avec, et personne n’a à me dire ce que je dois faire avec lui. Cette immense solitude du corps fonde l’immense liberté qu’on doit avoir d’en disposer.
Vous faites de la politique, finalement. Imaginez-vous de vous lancer vraiment ?
Jamais. Impossible. J’aime trop ma vie d’écrivain, ma liberté. La politique demande des compromissions, ou en tout cas des compromis auxquels je ne suis pas du tout prête.
Une délégation du parti populaire marocain salue le passage du cortège impérial alors que la ville acclame le nouveau sultan Sidi Mohamed Moulay Ben Chafaa à Meknès, Maroc. 5 septembre 1953
Dans la revue « Charles », vous vous êtes récemment réjouie des honneurs rendus à Alain Delon et à Michel Houellebecq. Que pensez-vous de la nomination de Roman Polanski aux Césars ?
Je fais une distinction très nette entre l’artiste et l’homme. L’artiste se juge selon des critères artistiques, et l’homme devant les tribunaux. Aucun n’est au-dessus des lois. Mais une grande œuvre d’art s’impose par elle-même. Même si elle est écrite par un monstre. « Voyage au bout de la nuit » est un livre immense. Les idées de Houellebecq ou Delon me répugnent. Je les trouve racistes, misogynes, mais ce qu’ils font ou disent ne tombe pas sous le coup de la loi. Et ça n’empêche pas que l’un est un très grand écrivain, et l’autre un très grand acteur. Dans vingt ans, le film de Roman Polanski restera sans doute, comme « Rosemary’s Baby » ou « le Locataire ». Après, dans le temps de la création, qui est aussi social et médiatique, on peut trouver indécent qu’une salle applaudisse quelqu’un qui est accusé d’autant de viols. Les faits sont prescrits, il y a la présomption d’innocence, mais il y a une gêne que je comprends tout à fait.
Quel regard portez-vous sur l’affaire Gabriel Matzneff ?
Je n’avais jamais entendu parler de lui. Je suis allée le lire. Je trouve que c’est un écrivain hypermédiocre, donc honnêtement je suis stupéfaite qu’on ait pu être aussi indulgent avec sa pédocriminalité. Et cette manière immonde de s’en vanter, c’est atroce. Le livre de Vanessa Springora est d’une immense dignité. Elle ne s’enferme ni dans la haine ni dans le pathos. Il faut mettre ça en avant : on peut dénoncer, s’indigner, se prévaloir d’être une victime tout en ayant un regard et une réflexion très complexes sur ce qu’on a vécu. C’est un livre très important.
Antoine Gallimard, votre éditeur, a retiré de la vente les livres de Matzneff. A-t-il eu raison ?
Je comprends pourquoi il le fait. Il a été bouleversé par le livre de Vanessa Springora. Personnellement, je ne suis pas si choquée qu’on n’ait plus accès à l’œuvre de Matzneff, mais c’est une façon gênante de céder à une pression médiatico-populaire, dont on ne sait pas très bien d’où elle vient. Est-ce que demain on va retirer le Journal de Gide, les nouvelles de Paul Bowles, les pièces de Genet ? Il faut être très vigilant.
« La France doit reconnaître qu’elle a commis un crime »
Emmanuel Macron semble prendre la colonisation au sérieux. Après l’avoir qualifiée de « crime contre l’humanité », en 2017, il a dit que, « d’un point de vue mémoriel », la guerre d’Algérie a « à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995 ». Qu’attendez-vous de lui ?
Il y a encore un abcès à crever, des deux côtés de la Méditerranée. Fatou Diome le dit très bien, certains intellectuels font du discours postcolonial une rente, en affichant une relation systématiquement agressive et négative avec la France. C’est une façon de refuser le débat. Il faut mettre les choses sur la table. La France doit reconnaître qu’elle a commis un crime, tout simplement parce que la colonisation était fondée sur l’inégalité entre les races, la spoliation, l’expropriation, et que les indépendances sont souvent devenues, avec une grande hypocrisie, des interdépendances. Mais les dictateurs africains aussi doivent rendre des comptes. On a des intellectuels extraordinaires au Maroc, en Algérie, au Cameroun, au Sénégal. Ils ont énormément à apprendre aux Français sur les destins de leurs pays… Enfin, le but, c’est d’aller de l’avant. Léonora Miano le dit très bien : le matin, un Français boit du café, du thé, du chocolat. Le thé, le café, le chocolat ont été conquis dans le sang et l’esclavage, mais ils ont lié nos destins. La France est aussi africaine, l’Afrique est devenue un peu française. Il n’y a pas à dire si c’est bien ou mal, c’est un fait.
Et que peut faire quelqu’un comme le chef de l’Etat français, à son niveau, pour aider à sortir de la névrose postcoloniale ?
Déjà, dire et répéter aux jeunes Africains, en particulier aux Algériens, qu’au niveau de l’Etat français, il y a une reconnaissance de leur douleur. Et une reconnaissance de la légitimité qu’ont eu leurs peuples à réclamer, souvent dans le sang, leur indépendance. Ensuite, il faut accorder de la place aux voix dont je parlais, à tous ces intellectuels, tous ces gens qui travaillent depuis des années sur ces sujets. Il faut les mettre en lumière. J’ai par exemple été très touchée par un texte d’Alain Mabanckou sur les anciens combattants, mais aussi par le roman de David Diop sur ce thème, « Frères d’armes ». Ils ont eu des discours magnifiques, pleins d’humanité et de lumière. Il faut faire entendre des voix comme ça, c’est très important.
Leïla Slimani, devant les membres de l’Académie française, le 20 mars 2018, en sa qualité de représentante personnelle du président Macron pour la Francophonie.
Vous êtes la représentante personnelle pour la Francophonie du président Macron depuis fin 2017. Pour combien de temps ?
Toujours, oui. Ce n’est pas un mandat limité dans le temps. Ça me vaut d’entendre, au Maroc, que je ne suis qu’une sale francophone. Dans des pays du Maghreb, certains conservateurs religieux disent que le français est la langue du mécréant, du diable, et qu’il faut cesser de le parler, de l’utiliser, ou d’avoir le moindre contact avec cette langue. Mais je suis désolée, nous sommes des pays multilingues. Le français, c’est notre butin de guerre. Qu’on le veuille ou non, on parle le français, l’espagnol, le berbère, l’arabe… Ça va peut-être choquer des gens, mais l’arabe aussi on l’a appris à cause d’une colonisation. Cette langue ne nous est pas tombée dessus comme ça. Elle est arrivée, comme toutes les langues, avec du sang, des guerres, des conquêtes, des tragédies.
Je suis très triste de la façon dont ces conservateurs tentent d’idéologiser les langues et de nous ramener à une pseudo-identité marocaine fantasmatiquement pure. Je veux défendre ce multilinguisme, qui est un vrai luxe pour la jeunesse de nos pays. Beaucoup de gens ont un peu honte d’être francophones, sous prétexte qu’il faut tout le temps montrer la France du doigt. Mais non ! Je n’ai pas du tout honte de parler plusieurs langues et d’avoir plein d’identités. Et plus jamais je n’admettrai qu’on me dise que je suis moins marocaine à cause de ça. Pendant longtemps je me suis écrasée. Mais ce n’est pas à ces conservateurs de décider de ce qui fait un bon Marocain. Une forme de fascisme commence dès l’instant où on décide de ce qu’est un bon Français ou un bon Marocain. Moi, je ne sais pas si je suis une bonne Française ou une bonne Marocaine, mais je suis française et marocaine, et ils n’ont qu’à faire avec moi, parce que je suis là et je refuse de baisser la tête.
Réciproquement, vous conviendrez qu’il est compliqué d’apprendre l’arabe en France…
C’est un grand problème. Il faut évidemment faire aussi cette désidéologisation des langues en France. Penser que quelqu’un qui veut apprendre l’arabe va devenir islamiste, ce n’est pas normal. Il faut quand même qu’à un moment on ait un vrai combat pour l’enseignement de l’arabe, qui est une langue magnifique, dans laquelle on rigole, on fait l’amour, on écrit des poèmes, on va sur Facebook… Il faut sortir de cette vision où l’arabe = le Coran = l’islam. Ca c’est un de mes grands combats. On veut d’ailleurs créer prochainement un grand prix de la traduction entre l’arabe et le français, subventionner de plus en plus de traductions entre ces deux langues, et faire découvrir toujours plus d’auteurs modernes, contemporains, de romans, de poésie, de bande dessinée, que les Français ne connaissent pas assez à mon sens.
« Ce n’est pas admissible qu’en Europe, une des zones les plus riches de la planète, autant de gens vivent dans des conditions indignes, dorment au milieu des rats, se suicident »
Vous aviez soutenu Emmanuel Macron en 2017. Quel bilan tirez-vous de son action, à mi-parcours ?
Si des choses me déplaisent, je le dis. Ça a été le cas. J’ai publié une tribune dans « le Monde » sur la façon dont le président avait parlé des sans-papiers. Je n’ai pas envie de l’accabler, ça n’aurait aucun sens. Mais je suis bien sûr inquiète, et parfois désespérée. Je suis inquiète parce que mes sœurs sont médecins et que je vois le désespoir de l’hôpital public. Parce que mes enfants sont à l’école publique et que je sais le danger qui pèse sur ce service public. Parce qu’avec les violences policières voilà un troisième service public dont on se dit : que se passe-t-il ? On ne peut pas faire comme si on ne voyait pas l’ampleur que c’est en train de prendre… Hier soir, à la Comédie-Française, j’ai entendu un très beau discours expliquant pourquoi, là aussi, les gens sont en grève. J’ai pensé que la France est un pays extraordinaire : oui, les Français sont très râleurs, très en colère, mais leurs droits, ils les ont aussi conquis parce qu’ils sont capables de râler. J’ai une grande admiration pour cette capacité d’indignation collective.
Vous voyagez énormément. Comment la France est-elle perçue de l’étranger ?
Les gens sont très étonnés de la tournure prise par le mandat d’Emmanuel Macron, dont ils avaient une vision un peu idyllique. On me parle très souvent des images des grèves, des « gilets jaunes » autour de l’Arc de Triomphe. Il y a un choc entre une vision très romantique de Paris, et la violence qui surgit au cœur même de la capitale de l’amour. Après, vue des Etats-Unis, de Chine, d’’Inde, la France reste un pays où l’on peut parler de tout, écrire sur tout, se disputer sur tout. Enfin, dans les pays du Sud, il y a une grande inquiétude vis-à-vis d’un rejet de l’islam. Avec, parfois, l’impression caricaturale que la France est devenue fondamentalement raciste.
Etes-vous toujours mobilisée dans l’accueil des migrants ?
Bien sûr, avec une association merveilleuse qui s’appelle Singa. Elle permet à de « nouveaux arrivants » – on préfère ces termes à celui de « migrants », souvent abstrait et déshumanisant – de rencontrer des gens autour d’activités communes : aller au théâtre, faire du sport, jouer à des jeux de société… J’ai rencontré dans ce cadre une France solidaire, qui a envie d’aider des gens à s’intégrer et à apprendre le français. Ça m’a beaucoup impressionnée et rendue un peu plus optimiste… Mais il faut aussi tenir pour responsables les dirigeants de pays où des enfants de 12 ou 13 ans prennent la route seuls. Ces dirigeants d’Afrique subsaharienne n’en ont rien à faire que leur jeunesse meure noyée en Méditerranée ou dans le désert libyen. Leur attitude est criminelle.
Et de ce côté de la Méditerranée, qu’attendez-vous de nos dirigeants ?
Ah ça, si je savais ce qu’il faut faire, je ferais de la politique. J’ai un sentiment de tristesse, d’impuissance, de révolte. Il y a de la place pour beaucoup de gens, et énormément de bonnes volontés qui n’attendent que d’avoir des outils pour s’exercer. On peut me faire tous les discours politiques qu’on veut, ce n’est pas admissible qu’en Europe, une des zones les plus riches de la planète, autant de gens vivent dans des conditions indignes, dorment au milieu des rats, se suicident. Je n’ai pas de solution. Je sais juste que l’humanisme et l’humanité doivent être la base d’une réflexion. Et dans les discours, il en manque beaucoup vis-à-vis de gens qui ont vécu des périples affreux. J’entends peu de politiques manifester de la considération pour eux. Voyez les polémiques concernant la santé pour les étrangers. Comment peut-on en arriver là ? Faire qu’il soit plus difficile qu’hier, pour quelqu’un qui vient d’arriver en France, de se faire soigner ? Tout ça pour plaire à des gens qui critiquent de manière complètement populiste… Il y a quand même un moment où il faut avoir un peu de dignité, de hauteur de vue. On ne peut pas tout utiliser sous prétexte de capter des voix.
L’historien, spécialiste de l’Algérie, vient de se voir confier par l’Elysée une mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Entretien.
Après avoir déclaré pendant la campagne présidentielle que la colonisation était « un crime contre l’humanité », puis reconnu, une fois élu, la responsabilité de l’Etat français dans la mort de Maurice Audin, mathématicien disparu pendant la guerre d’indépendance, et restitué à Alger, début juillet, vingt-quatre crânes de résistants algériens décapités pendant la conquête au XIXe siècle, Emmanuel Macron, premier président français né après l’indépendance de l’Algérie, lance un travail de mémoire sur la période de la colonisation, confié à l’historien Benjamin Stora.
Après la décision d’Emmanuel Macron de vous confier cette mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », les critiques à droite et à l’extrême droite ont été vives.
Cela fait quarante ans que je travaille sur l’Algérie, mais je n’apparais toujours pas suffisamment légitime auprès d’une certaine presse d’opinion. Je serais trop engagé du côté des Algériens, le fait de parler de la colonisation sous un angle négatif me décrédibiliserait, je ne serais même pas assez « français » d’après ce que j’ai cru comprendre de certains écrits. Un essayiste, sur FigaroVox, a laissé entendre que j’étais hémiplégique et que je n’avais jamais parlé que des Algériens, alors que j’ai fait des livres et des documentaires sur les pieds-noirs, les harkis, les juifs d’Algérie, une biographie du général de Gaulle, une autre de Mitterrand…
Travailler sur l’Algérie consisterait donc à évacuer les Algériens, c’est hallucinant. Il ne faudrait évoquer que les harkis, les disparitions d’Européens, oublier les personnalités algériennes comme les nationalistes Messali Hadj, Ferhat Abbas, qui restent, d’ailleurs, très peu connus des Français. Je constate en fait que, face à la colonisation, il existe toujours une pensée binaire. Et que cette pensée binaire devrait être la ligne de l’auteur de ce rapport mémoriel.
Est-ce le signe, justement, que les mémoires, face à la colonisation et à la guerre d’Algérie, sont encore très fragmentées ?
Les mémoires se sont même durcies, depuis quinze ou vingt ans. Parce qu’elles sont porteuses d’identité, parce qu’elles sont les supports de fabrication d’identités reconstruites, et parce qu’elles sont corrélées aux enjeux d’aujourd’hui : l’immigration, l’islam, les banlieues. Il y a une grande effervescence dans la jeunesse française sur les questions coloniales, qui a été portée récemment par une conjoncture internationale, la mort de George Floyd aux Etats-Unis [Afro-Américain étouffé par un policier blanc lors de son interpellation en mai, NDLR]. Ce poids, il faut essayer de le lever, de le prendre à bras-le-corps, il faut regarder ce passé en face. Sinon, c’est la porte ouverte à toutes les interprétations fantasmées, très identitaires, d’un côté comme de l’autre.
Quel est le principal enjeu selon vous des deux missions qui ont été lancées en même temps en Algérie et en France sur ce travail de mémoire ?
Il s’agit, au minimum, de se comprendre les uns les autres. C’est d’ailleurs ce que j’écrirai dans le rapport que je devrais remettre à l’Elysée. Il faut connaître nos histoires respectives, que les Algériens connaissent l’histoire des Français et les Français celle des Algériens. On ne peut pas écrire l’histoire des siens, enfermé dans son propre récit. Il faut aussi une réciprocité de ces connaissances. Car les Algériens connaissent bien mieux l’histoire des Français que le contraire. Cela peut se faire par l’éducation, le cinéma, la culture, la télévision, et, pourquoi pas, une chaîne franco-algérienne sur le modèle d’Arte.
La restitution récente à Alger de vingt-quatre crânes de résistants algériens décapités pendant la conquête au XIXe siècle et entreposés à Paris a fait l’objet d’une communication très réduite de la part du gouvernement français. Cela aurait pu être l’occasion d’un travail de pédagogie et d’enseignements sur un fait historique méconnu…
Chaque geste symbolique accompli doit être l’occasion d’une pédagogie et d’une mise en contexte historique. La restitution de ces crânes doit être l’occasion d’éclairer ce qui s’est passé pendant la conquête qui a été longue, presque cinquante ans, violente, avec une résistance très importante des populations algériennes. Ce que peu de Français savent.
Le livre, que vous venez de publier chez Robert Laffont, « une Mémoire algérienne », s’inscrit dans cette même démarche…
C’est un ouvrage qui reprend six de mes précédents écrits. Notamment mes biographies de De Gaulle et de Mitterrand, où je détaillais les responsabilités de la gauche et de la droite dans la guerre d’Algérie. Or, aujourd’hui, la gauche n’a toujours pas fait son analyse critique sur le comportement de Mitterrand pendant la guerre d’Algérie et la droite ne défend plus l’héritage du gaullisme. C’est cette faille dans les imaginaires politiques français que j’ai tenté de montrer. Mes écrits sur les juifs d’Algérie, en particulier « les Trois exils » (Stock, 2006), parlent aussi de l’assimilation, de la dissociation entre les juifs et les musulmans à la faveur de la question coloniale. « Une Mémoire algérienne » est donc un ouvrage qui traite de la France, de l’identité française, de l’identité politique et de l’identité nationale. On dit toujours que les Algériens ont un problème avec leur histoire, mais les Français aussi ont un problème avec leur histoire. Ils n’assument pas la question de la décolonisation. Il est temps de l’assumer pleinement. Ce qui a fait la grandeur de la France c’est la décolonisation, pas la colonisation.
Avec le film « la Maquisarde », la réalisatrice et romancière Nora Hamdi questionne la place des femmes dans la guerre d’Algérie et leur rend hommage. « On a glorifié les hommes et demandé aux femmes de retourner derrière les fourneaux après l’indépendance » regrette-t-elle. Entretien.
Neïla (l’actrice Sawsan Abès), 16 ans, fuit son village dans l’est de la Kabylie, en Algérie, brûlé par les soldats français. Elle se réfugie auprès de son fiancé et de son frère, membres d’un groupe de maquisards engagés du côté du FLN, le Front de libération nationale. On est en 1956, pendant la guerre d’Algérie qui ne dit pas encore son nom. Neïla, combattante armée pour l’indépendance malgré elle, est faite prisonnière par l’armée française au cours d’une attaque. Elle est enfermée dans un camp, tenu secret, hors de toute procédure légale, où l’on torture lors de séances d’interrogatoire pour obtenir des informations sur les insurgés et où l’on exécute.
C’est dans ce décor sinistre, des camps d’internement, que la romancière et réalisatrice Nora Hamdi a choisi de poser sa caméra pour son film « la Maquisarde ». Adapté de son roman éponyme (Grasset, 2014) inspiré du témoignage de sa propre mère, il met en scène des combattantes pour la liberté. Avec les moyens du bord (le film est autofinancé), la réalisatrice fait dialoguer Neïla et sa camarade de cellule, une Française, Suzanne (l’actrice Emilie Favre-Bertin), engagée dans la lutte pour l’indépendance. Elles croisent d’autres femmes enfermées, dont une informatrice malgré elle. Elles font face à des militaires cyniques et violents, dont un appelé insoumis qui les aidera à s’échapper.
La réalisatrice a voulu faire le portrait de ces femmes longtemps oubliées, qui n’ont jamais obtenu la reconnaissance qui leur était due, ni dans leurs familles, ni au sommet de l’Etat. Pourtant, les Algériennes ont joué un rôle crucial dans la lutte pour l’indépendance. Les plus connues ont transporté des armes, des tracts, des fausses cartes d’identité, des messages et ont posé des bombes. Les autres, la grande majorité, étaient de simples paysannes. Elles ont caché des résistants, soigné les combattants, ravitaillé les maquis en vêtements et en vivres et parfois pris les armes. Ce sont ces dernières que Nora Hamdi a voulu mettre en avant. Celles qui « n’ont pas parlé » ou, comme sa mère, très tardivement.
L’intérêt des dialogues, dans le huis clos du centre d’internement, l’emporte sur la mise en scène, les plans et les décors qui manquent de relief. Mais le souci de mémoire de ce pan de l’histoire franco-algérienne encore trop méconnu et l’hommage féministe de la réalisatrice rendent le film et son message utiles. L’occasion de revenir sur le rôle de ces combattantes de l’ombre. Entretien avec Nora Hamdi.
Le film se concentre sur le huis clos carcéral des dialogues entre Neïla, la maquisarde algérienne, et Suzanne, l’ancienne résistante française sous l’Occupation devenue militante anticoloniale. Pourquoi avez-vous voulu mettre en scène ce duo ?
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les femmes ont été les grandes oubliées de la lutte contre l’occupant nazi, tout comme les maquisardes algériennes l’ont été à l’indépendance de l’Algérie. On a glorifié les hommes et demandé aux femmes de retourner derrière les fourneaux. A l’exception des militantes du FLN devenues des icônes, comme Djamila Bouhired, Zohra Drif ou Djamila Boupacha, qui étaient instruites, on a oublié toutes les autres femmes, en grande majorité issues des classes populaires, des paysannes illettrées. Il n’y a jamais eu un ministère des moudjahidate (« combattantes ») comme il existe un ministère des moudjahidine (« combattants »). Il n’y a jamais eu de lieu officiel en hommage à elles. La lutte de ces femmes n’a jamais siégé au panthéon des héros algériens. Cela a été une profonde déception pour elles. Encore maintenant, il y a une grande amertume chez elles. Quand Djamila Bouhired, lors d’une manifestation du « hirak »[mouvement de contestation antirégime apparu en février 2019], dit que l’indépendance a été confisquée au peuple, elle l’exprime. C’est une véritable injustice. Ma mère ne savait ni lire, ni écrire. Si je n’en parle pas, moi, enfant d’immigrés, qui le fera ? C’est ma manière de faire exister ces femmes, à ma petite échelle.
Image extraite de « la Maquisarde ». (NORA HAMDI)
Au manque de reconnaissance officielle et institutionnelle s’est ajouté le silence de ces femmes sur ce qu’elles avaient vécu. Comment la transmission peut se faire quand les témoignages sont rares ?
Le silence a prévalu pour plusieurs raisons. Celles qui avaient émigré en France rasaient les murs à cause du racisme. Les immigrés, femmes comprises, se devaient d’être discrets. Il y a aussi, bien sûr, le traumatisme des horreurs de la guerre. Ça reste encore douloureux. Ma mère a parlé à la mort de sa propre mère qui avait partagé la même expérience traumatique. Elle ne voulait pas faire peur, mais c’est aussi parce que ce n’était pas un sujet dont il fallait parler. Les femmes sont éduquées à ne pas parler. Les hommes se vantent, se glorifient. Elles, elles ne prennent pas la parole.
Mais il y a une soif de savoir chez les générations suivantes, car on est plus fort quand on connaît son passé. Le film a été projeté à Bejaïa et Saïda en Algérie. A chaque fois, des jeunes filles étaient en demande d’en savoir plus.
Combien de femmes ont participé à cette guerre de libération ?
C’est très difficile de le savoir. Comme la plupart des combattantes étaient des femmes issues de milieux populaires, elles n’avaient pas de papiers d’identité. Parfois même, elles n’avaient pas d’acte de naissance. Elles n’étaient inscrites nulle part à leur mort. Dans les camps, on les prenait en photo et on inscrivait leur nom pour les identifier.
Ces femmes arrivaient dans un sanctuaire réservé aux hommes, machiste. Comment faisaient-elles face au système patriarcal ? Etaient-elles maintenues dans le rôle qui leur était dévolu de subordination ?
Bien au contraire. Quand les hommes ont rejoint le maquis, elles n’étaient plus reléguées aux tâches du foyer. Beaucoup de femmes ont été recrutées dans l’armée du FLN. Elles ont appris à penser par elles-mêmes. Du jour au lendemain, elles ont eu une conscience politique. Elles se sont rendu compte qu’elles étaient des citoyennes algériennes. Elles servaient leur pays. Cela a été le point de départ de leur engagement idéologique. Cela leur a donné de la valeur. Pendant cette période affreuse, elles étaient les égales des hommes, avec un rôle aussi important qu’eux.
Elles ont fait quelque chose de grand et en ont eu conscience. Ça a changé leur vie. C’est pourquoi elles ont ressenti de l’amertume après que le pays a obtenu son indépendance. La guerre d’Algérie n’aurait pas été gagnée sans elles. Elles étaient présentes à tous les niveaux.
Vous avez choisi d’adapter de votre livre la partie qui raconte le camp où se retrouve Neïla. Pourquoi ?
D’abord pour des questions de budget ! Cette limite m’a permis de me focaliser sur l’enfermement de ces femmes. Elles ne se voient pas entre elles. Les dernières arrivées ne communiquaient pas avec les plus anciennes pour essayer d’en tirer le maximum d’informations. J’ai été soft dans la description des horreurs de la guerre. Je n’ai pas filmé comment on enterrait les femmes vivantes, ni comment on tuait les femmes enceintes en arrachant leur bébé de leur ventre. Je me suis dit que ça allait être insupportable à voir.
J’ai préféré montrer la rencontre entre une maquisarde algérienne et une ancienne résistante française à l’Occupation, dont le passé entre en résonance avec le présent. Elle était dans un camp nazi et se retrouve une nouvelle fois dans un camp, enfermée avec une jeune maquisarde qui lui rappelle son passé. Je voulais à travers ce personnage, inspiré de Germaine Tillion, montrer un autre visage de la France, celui de la France anticoloniale. Tout comme avec le personnage du soldat insoumis, cela me permettait de nuancer l’histoire de cette guerre.
Emilie Favre-Bertin et Sawsan Abès dans « la Maquisarde ». (NORA HAMDI)
Comment avez-vous recréé le maquis algérien avec sa nature si caractéristique et le centre d’interrogatoire ?
J’ai trouvé d’anciens locaux d’EDF en plein Paris pour reconstituer le centre. Il ressemblait aux écoles coloniales réquisitionnées pour en faire des lieux secrets d’interrogatoire. Pour les scènes dans le maquis, j’ai tourné à Cheptainville, dans l’Essonne, ville qui a soutenu le film. J’ai tourné quelques images du camp de concentration où avait été détenue ma mère en Algérie, que j’ai ajoutées dans le film..
Au départ, j’avais commencé un casting en Algérie après une invitation du ministère de la Culture pour une résidence. J’ai eu accès à certaines archives. Rapidement, je me suis rendu compte qu’il était compliqué de produire un film et faire du cinéma en Algérie. Le secteur est encore largement dominé et dépendant de l’Etat. Le fait d’être une femme, de parler de la guerre d’Algérie et des moudjahidate ont été des freins. Je suis rentrée en France où nous avons présenté le projet au CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) avec un casting qui comptait Emmanuelle Béart et Rachida Brakni, mais il a été refusé.
Je suis tombée sur un documentaire sur John Cassavetes, que j’apprécie beaucoup, et qui racontait comment il avait fait du cinéma avec des bouts de ficelle. Je me suis demandé si on pouvait encore faire ça à notre époque, et je me suis lancée. Je ne suis pas passée par des agences, j’ai mis une annonce sur internet pour recruter les acteurs. J’ai pris des comédiens inconnus et une équipe qui acceptait de travailler sur le projet sans budget. Cela a pris tout de suite, et nous avons tourné en deux mois grâce à des partenariats gracieux qui ont soutenu le film.
Comment vous êtes-vous documentée ?
Lors de mon voyage en Algérie, j’avais pu accéder à certaines archives sur le FLN et l’ALN (Armée de libération nationale), mais j’ai surtout travaillé à partir de témoignages des villageois. J’ai pris une voiture et j’ai sillonné le pays. Je suis tombée sur d’anciennes fermes où on a torturé, des endroits qui ont servi de camps. On retrouve facilement les traces des lieux coloniaux, les vestiges des villages ratissés, brûlés puis abandonnés. Les traces de la guerre sont encore très présentes. De nombreuses associations d’anciens maquisards, d’anciens du FLN, très actives. Le mouvement du « hirak » a réveillé ce sentiment d’urgence de ne pas vouloir se faire confisquer l’indépendance.
Je suis retournée dans le camp de concentration en Kabylie, dans la périphérie de Tadmaït, où ma mère avait été enfermée, devenu aujourd’hui un centre de formation. C’était un camp loin de tout, grand comme un village avec plusieurs lotissements et une fosse commune. Du même genre que ceux que la France avait construits sous l’occupation nazie, comme si l’histoire s’était répétée. Ma mère me racontait comment on y enfermait les gens, entassés comme des bêtes, sans leur donner à manger, parfois pendant trois jours. Je me suis imaginé dans quelle partie de ce centre ma mère et ma grand-mère avaient été emprisonnées.
Camp où ont été détenues la mère et la grand-mère de Nora Hamdi, en Kabylie, en Algérie. (NORA HAMDI)
Emmanuel Macron a confié à l’historien Benjamin Stora une mission sur la réconciliation des mémoires. Qu’en pensez-vous ?
Les prises de positions publiques et politiques d’Emmanuel Macron sur ce sujet, peu importe ce qu’on pense de lui, sont une bonne nouvelle. C’est le seul président qui a déclaré que la colonisation était un « crime contre l’humanité ». Personne n’avait eu le courage de le dire. La restitution des crânes de résistants algériens, la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la mort de Maurice Audin sont des gestes importants. Il pose les choses sur la table et libère la parole. Ça permet de ne pas fabuler sur ce qu’a été ce passé.
La France et l’Algérie entament un délicat travail sur la réconciliation des mémoires
Notre génération est plus apte à aborder la guerre comme un fait historique et non plus dans l’affect. Elle est plus objective. L’Allemagne a fait son travail de mémoire, la France peut le faire.
Propos recueillis par Sarah Diffalah
« La Maquisarde », de Nora Hamdi.Vendredi 18 septembre, à l’espace Saint-Michel, 7, place Saint-Michel, Paris 5e, séance à 20h25, suivie d’un débat en présence de l’historienne Raphaëlle Branche et de la réalisatrice et écrivaine Nora Hamdi.
Le rapport sur la réconciliation des mémoires française et algérienne, commandé en juillet 2020 à l’historien Benjamin Stora, est rendu à l’Elysée mercredi 20 janvier à 17 heures. Entretien avec son auteur.
Maintes fois reporté en raison de l’épidémie de Covid-19 et des ennuis de santé du président algérien Abdelmadjid Tebboune, le rapport confié en juillet 2020 à l’historien Benjamin Stora sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » est remis officiellement à Emmanuel Macron mercredi 20 janvier. Entretien.
Pour Emmanuel Macron, la colonisation et la guerre d’Algérie sont des « secrets de famille » qui rongent la société française.Il y a un an, il déclarait : « Je suis très lucide sur les défis mémoriels qui sont devant moi […]. La guerre d’Algérie est sans doute le plus dramatique d’entre eux. » Comment envisagez-vous cette difficile tâche de réconciliation mémorielle ?
Il ne s’agit évidemment pas de construire une histoire figée, définitive, qui empêcherait toute critique du passé colonial de la France et de la guerre d’indépendance. Il ne s’agit pas non plus de nier qu’il y a des divergences profondes dans les imaginaires français et algérien et que les récits tragiques, mais différents, d’une histoire coloniale pourtant commune, existent des deux côtés. Il faut, modestement, ouvrir des passerelles, des ponts, sur des sujets encore terriblement sensibles, pour avancer ensemble.
On célébrera l’an prochain les soixante ans de l’indépendance de l’Algérie. Plus d’un demi-siècle a passé, mais l’histoire, donc, ne passe toujours pas. Mémoires blessées, ressentiments, relations tumultueuses entre les deux rives, polémiques qui enflamment régulièrement la société française sur les 132 ans de période coloniale et les huit années de guerre… Pourquoi en est-on encore là ?
La colonisation et la guerre d’Algérie ont traumatisé différents groupes de personnes. Immigrés, pieds-noirs, harkis, soldats, Algériens nationalistes… La représentation de cette histoire, surtout quand elle entre en contradiction avec des discours officiels, est forcément passionnelle. Or il n’y a pas eu de travail de réconciliation après l’indépendance. L’Etat a organisé l’oubli par une série de lois d’amnistie : deux décrets inclus dans les accords d’Evian en mars 1962 sur les infractions commises dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, puis de nouvelles législations en 1964 et 1968.
Le général de Gaulle voulait conserver des relations économiques avec l’Algérie indépendante, à cause du pétrole et des expériences nucléaires dans le Sahara. Il voulait aussi éviter les affrontements entre Français, après le putsch des généraux d’avril 1961 et les attentats de l’OAS. Mais, parmi les partisans de l’Algérie française, beaucoup n’ont pas accepté la défaite. Il n’y a jamais eu de consensus, il n’y a pas non plus eu de procès qui auraient pu soulager les victimes. Souvenez-vous des aveux du général Aussaresses dans son livre « Services spéciaux, Algérie 1955-1957 » paru en 2001, où il écrivait noir sur blanc qu’il avait fait tuer l’avocat Ali Boumendjel, censé s’être « officiellement » suicidé en se jetant d’un immeuble pendant la bataille d’Alger. Que lui est-il arrivé ? Rien, à part le retrait de sa Légion d’honneur. Aucune enquête, aucune condamnation. Même chose pour Maurice Papon. Il a été jugé coupable de la rafle de juifs qu’il avait organisée à Bordeaux en 1942, mais il n’a pas non plus été inquiété pour les morts algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961, alors qu’il était préfet de police de Paris.
Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux le 17 octobre 1961. Ce jour-là, des milliers d’Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu imposé par le préfet de police de Paris, Maurice Papon. La répression policière fait une centaine de morts. Une tragédie longtemps occultée. (AFP)
Vous expliquez, dans votre rapport, que cette amnésie orchestrée par l’Etat français a fragmenté les mémoires. Vous écrivez : « Longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer, dans le piège fermé des mémoires individuelles. »
Quand l’espace public n’offre rien, les acteurs de l’histoire se dispersent et se réfugient dans l’intimité. Pendant trente ans, jusque dans les années 1990, immigrés et descendants d’Algériens, pieds-noirs, harkis, anciens appelés, ont vécu leur histoire algérienne comme une sorte de guerre secrète, un drame intérieur, personnel. On a assisté à la fois à une sorte d’absence, de refoulement, et à une multiplication des récits autobiographiques, écrits par des gardiens vigilants de la mémoire défendant leur propre point de vue. Tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, les Algériens construisaient une mémoire totalement différente de la guerre d’indépendance et survalorisaient l’imaginaire guerrier, en bâtissant un récit national, homogène, unifié, en écartant de nombreux nationalistes de l’histoire officielle. « Un seul héros, le peuple », comme il est écrit dans les manuels scolaires.
La guerre d’Algérie a été très spécifique par sa violence, par le nombre d’acteurs impliqués, par sa complexité. Elle a été la plus longue, de 1954 à 1962, et la plus dure des guerres de décolonisation françaises au XXe siècle. En quoi cela a joué sur ces mémoires éclatées, blessées ?
Cela explique pourquoi l’Etat peut organiser aussi facilement l’amnésie. La société française est en partie consentante. Il y a eu des choses cruelles, horribles, commises pendant la guerre. Elles n’étaient pas avouables. La pratique massive de la torture, les corvées de bois, les exécutions sommaires, les dizaines de milliers de disparus dont les familles ne savent toujours pas où ils sont enterrés, l’utilisation du napalm − les « bidons spéciaux » du plan Challe en 1959 −, le déplacement de deux millions de paysans algériens, chassés de leurs terres, pour isoler les indépendantistes et les couper de la population, la destruction de centaines de villages et la mise en place de « zones interdites » où les Algériens ne pouvaient circuler sous peine d’être abattus, la pose de mines aux frontières marocaine et tunisienne responsables de la mort et du handicap de milliers de jeunes Algériens, la contamination des populations sahariennes par les essais nucléaires commencés en 1960…
Et puis, il ne faut pas oublier que c’était aussi une guerre civile franco-française. Près d’un million d’Européens, de pieds-noirs (la plus grosse colonie de peuplement de l’empire), vivaient en Algérie depuis des générations, la plupart avec un niveau de vie inférieur à celui des habitants de la métropole. Il était hors de question d’abandonner une population et un territoire annexé à la France depuis 1834, quatre ans après le début de la conquête, avant même la Savoie et le comté de Nice qui ne l’ont été qu’en 1860. On a alors assisté en France à l’opposition farouche entre deux formes de nationalisme français : l’une qui refuse viscéralement le rétrécissement de l’empire ; l’autre, plus ouverte sur le monde tel qu’il était devenu, avec d’autres possibilités d’influence. C’est la position du général de Gaulle, quand il revient au pouvoir en 1958. Il a compris que rester enfermé dans le passé, c’est se condamner à mourir. Ce n’est pas par anticolonialisme qu’il rend à l’Algérie son indépendance, mais pour sauver les intérêts de la France. Mais il a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat au cours de ces années : en 1961, dans l’Aube, quand une bouteille de gaz explose au passage de sa voiture ; en 1962 quand un tireur se poste en face du perron de l’Elysée et au Petit-Clamart quand le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry crible de balles son véhicule ; en 1963, un complot de l’Ecole militaire ; en 1964, près de Toulon, où une bombe a été dissimulée. C’est dire la violence des oppositions au sein de la société française.
Le général de Gaulle lors de l’enregistrement de l’allocution reconnaissant le droit des Algériens à l’autodétermination, le 16 septembre 1959, à l’Elysée. (AFP)
Plus d’un demi-siècle après la fin de la guerre, l’Histoire est donc encore un champ de bataille…
Après l’indépendance, les guerres de mémoires ont démarré. On l’a vu en France, avec l’impossibilité de trouver une date de commémoration de la fin de la guerre d’Algérie. En 2016, François Hollande retient la date du cessez-le-feu du 19 mars 1962, mais elle a toujours été contestée par l’extrême droite et une partie de la droite, au motif que d’autres morts ont été déplorés après : la fusillade de la rue d’Isly, les enlèvements d’Européens à Oran, les massacres de harkis… On l’a vu aussi avec la loi du 23 février 2005reconnaissant le « rôle positif de la colonisation ». Ce n’est qu’à la suite d’une pétition lancée par des historiens, chercheurs et enseignants que l’article 4 de la loi a été déclassé par le Conseil constitutionnel, puis abrogé par un décret.
Il y a quand même eu des combats, des avancées et des discours qui ont fait bouger les lignes de front ?
Dans les années 1980, en France, les enfants des immigrés algériens et des harkis ont commencé à se manifester. Ils ont organisé des marches, dont celle pour l’égalité et contre le racisme de décembre 1983, des rassemblements, des concerts. Les associations de pieds-noirs ont réclamé l’indemnisation de leurs biens laissés en Algérie. Les appelés du contingent se sont battus pour obtenir une carte d’ancien combattant. Mais dans les années 1980, François Mitterrand, acteur clé de la guerre d’Algérie, est à l’Elysée. Ministre de l’Intérieur puis de la Justice entre 1954 et 1957, il a joué un rôle dans la condamnation à mort et l’exécution de nationalistes algériens, dont le militant communiste Fernand Iveton. Il faut se rappeler qu’un an après son arrivée à l’Elysée, le gouvernement Mauroy présente un projet de loi sur « certaines conséquences des événements d’Afrique du Nord », qui permet notamment la réintégration dans le cadre de réserve de huit généraux putschistes d’avril 1961, et ne réussit à le faire adopter qu’à l’aide de l’article 49.3. Michel Rocard, Pierre Joxe et Lionel Jospin s’opposent à cette démarche. Le départ du pouvoir et la mort de François Mitterrand lèvent enfin l’hypothèque.
Des soldats français interrogent un villageois près de Constantine, en 1958, pendant la guerre d’Algérie. (ULLSTEIN BILD)
Pour vous, donc, l’arrivée en 1995 à l’Elysée de Jacques Chirac, qui a fait la guerre d’Algérie en tant qu’appelé mais n’était pas aux manettes entre 1954 et 1962, permet au couvercle de la mémoire de se soulever vraiment ?
Au début des années 2000, une accélération mémorielle se produit. En 1999, après la nomination de Lionel Jospin comme Premier ministre, l’Assemblée nationale reconnaît le terme de « guerre d’Algérie » et met fin aux euphémismes sur « les événements ». En 2000, « le Monde », sous la plume de la journaliste Florence Beaugé, publie une série de témoignages de victimes algériennes de la torture, qui fait grand bruit. En 2003, Jacques Chirac se rend en visite d’Etat en Algérie et est acclamé par des centaines de milliers d’Algérois et d’Oranais. En 2005, les massacres de Sétif et Guelma, perpétrés le jour de la Libération, sont officiellement condamnés. Les discours restent cependant des dénonciations importantes mais abstraites du système colonial. Comme celui de Nicolas Sarkozy, en 2007 à Constantine, qui évoque « l’injustice » ou celui de François Hollande, à Alger, en 2012, qui parle de brutalité. Tous les deux étaient des enfants pendant la guerre d’Algérie.
Emmanuel Macron est, lui, le premier président de la Ve République à ne pas avoir connu la colonisation. Il est né quinze ans après l’indépendance de l’Algérie. Il n’est lié à aucun parti historique, ni au Parti socialiste, encombré par le passé algérien de François Mitterrand, ni aux Républicains, dont l’aile droite courtise les nostalgiques de l’Algérie française. Est-ce que cela le rend plus libre par rapport au passé colonial de la France ?
Il est désormais possible d’avancer concrètement. Emmanuel Macron a déjà commencé une opération vérité sur l’Algérie. Pendant la campagne présidentielle, lors d’un déplacement à Alger en février 2017, il a qualifié le système colonial de « crime contre l’humanité ». En septembre 2018, il a reconnu la responsabilité de l’Etat dans la mort du mathématicien et militant communiste Maurice Audin, officiellement « disparu » pendant la bataille d’Alger : il a déclaré dans un texte remis à sa veuve que le jeune homme avait été « torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires ». Récemment, il a restitué à Alger les crânes des Algériens tués en 1849 lors de la conquête, et dont les restes étaient conservés au Musée de l’homme, à Paris. Pour lui, la période coloniale et de la guerre est un « poison » dans la société française.
Photo non datée de Maurice Audin. Emmanuel Macron a reconnu en septembre 2018 la responsabilité de l’Etat français dans la mort du mathématicien, membre du Parti communiste algérien et militant anticolonialiste, en 1957. (AFP)
Vous citez, effectivement, dans votre rapport, le chiffre de 7 millions de résidents français concernés par l’Algérie. C’est considérable, pratiquement un habitant sur dix.
Approximativement, mais ça doit être davantage. Il y a eu un million d’appelés, près d’un million de pieds-noirs rapatriés, dont 130 000 juifs − installés sur l’autre rive depuis l’Antiquité −, plus de 80 000 familles de harkis arrivées en métropole après l’indépendance. On estime aujourd’hui à 2 millions le nombre d’Algériens ou Français d’origine algérienne qui vivent dans l’Hexagone, les binationaux en Algérie seraient environ 80 000, ce qui fait un espace mixte important. Surtout, cette population s’élargit avec le temps. Les petits-enfants, les arrière-petits-enfants, ne se détachent pas de cette histoire non digérée. Comme en témoigne l’abondance de la littérature « mémorielle » de ces descendants, souvent écrite par des femmes, d’ailleurs : Alice Zeniter, Valérie Zenatti, Olivia Elkaim, Béatrice Fontanel… Mais aussi les films, de Nicole Garcia, Dominique Cabrera, Yamina Benguigui…
Pour vous, la mauvaise connaissance, la mauvaise appréciation de la période coloniale et du nationalisme algérien, est un élément clé dans ces réconciliations difficiles.
Les gouvernements français ont vu le nationalisme algérien comme le bras armé du communisme international. Ils n’ont pas compris ce que c’était. Aucun homme politique, président du Conseil, ministre ou autre, n’a jamais discuté avec les leaders nationalistes Messali Hadj ou Ferhat Abbas, inconnus en métropole. Or il y avait bel et bien une force nationaliste, de résistance, d’opposition algérienne, portée par des partis, des figures, des organisations, des programmes, et qui a fabriqué la nation algérienne. La première organisation, l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj, a vu le jour dès 1926. La colonisation a été pour les Algériens 132 ans de refus. La conquête ne s’est pas arrêtée avec la destitution du dey d’Alger en 1830. Elle a été longue, sanglante, meurtrière. Elle a duré jusque dans les années 1870, avec la grande révolte en Kabylie. Cela a traumatisé durablement les familles algériennes et reste méconnu dans la société française.
Vous estimez qu’un rapprochement entre la France et l’Algérie passe d’abord par une connaissance plus grande de ce que fut l’entreprise coloniale, le nationalisme et la guerre. Par plus d’histoire, en somme.
Oui, car cette période renvoie à deux imaginaires différents, antagonistes, séparés. Le fossé ne s’est jamais résorbé. L’imaginaire, ici, se réfère aux routes, lignes de chemin de fer, écoles, hôpitaux construits par « la Grande France » civilisatrice. De l’autre côté de la Méditerranée, l’imaginaire est peuplé de souvenirs choquants de la brutalité de la longue « nuit coloniale », comme disait le leader nationaliste Ferhat Abbas. La société coloniale, c’est la société des gens sans droit, qui ne peuvent pas voter, être propriétaires d’un café, qui ont été dépossédés de leurs terres, déplacés vers des zones arides, qui ont connu la misère, la famine dans les campagnes. Les dérogations au droit commun, à travers les législations spéciales de ce qu’on appelle le « code de l’indigénat », étaient permanentes : arrestations arbitraires, tribunaux spéciaux… Il y a même eu perte de l’identité personnelle avec la fabrication des SNP (Sans Nom Patronymique). Avant 1882, et la loi sur « l’Etat civil des indigènes musulmans de l’Algérie », il n’existait pas de patronymes dans le sens français du terme, mais une généalogie, des « fils et filles de ». Quand les « indigènes » s’inscrivent sur les registres du Code civil, la francisation des noms arabes entraîne des erreurs de transcription. Certaines familles se retrouvent sans nom patronymique. C’était un faux modèle de la République, les principes d’égalité et de fraternité n’avaient pas traversé la Méditerranée. On est allé au bout de la fiction coloniale.
Messali Hadj, en 1961. Dirigeant de l’Etoile nord-africaine, il est considéré comme le père du nationalisme algérien. (DALMAS/SIPA)
En France, d’où viennent encore les résistances pour affronter ce passé ?
De l’extrême droite et d’une partie de la droite. L’extrême droite n’a jamais accepté les indépendances politiques. Le Rassemblement national (RN, ex-Front national), né en 1972 dans la défense de l’Algérie Française, reste dans un antigaullisme viscéral, contrairement au discours officiel de Marine Le Pen. Le drame, c’est que la droite gaulliste a été contaminée par cette pensée. Et que la gauche se tait. Elle ne prend pas à bras-le-corps cette histoire coloniale pour lutter contre le racisme et les discriminations. Car la guerre d’Algérie en 1956, c’est elle qui l’a menée, c’est Guy Mollet, le président socialiste du Conseil, qui a mis en place les pouvoirs spéciaux, votés par le Parti communiste français. L’histoire est infiniment complexe.
En préambule de votre rapport, justement, pour illustrer cette complexité, vous citez une phrase d’Albert Camus, tirée de son « Appel pour une trêve civile en Algérie », de 1956 : « J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. »
Albert Camus a condamné la colonisation dans ses articles « Misère de la Kabylie » publiés par le quotidien « Alger Républicain » en 1939, il s’est élevé contre la répression de Sétif et Guelma en 1945, et, à la fin de sa courte vie, il s’est prononcé en faveur d’un fédéralisme donnant plus de pouvoir à l’Assemblée algérienne, sans se séparer de la France. La complexité de cet homme entre deux rives, un penseur de l’entre-deux, fondamentalement, ne se réduit pas à une cause ou une identité. Il faut mettre fin aux mémoires hémiplégiques, enfermées dans une seule vision de l’histoire.
Dans la casbah d'Alger en juin 1962, trois mois après la signature des accords d'Evian et quelques jours avant la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet. (AFP)
Vous évoquez le « monde du contact », le fait que l’empire n’a pas été ce bloc homogène, où tous les Français ont accepté et soutenu le système colonial…Estimez-vous que la résistance française, bien que minoritaire, a été sous-estimée ?
Totalement. Dans l’Algérie coloniale, à l’image d’Albert Camus, les Européens ne sont pas tous des colonialistes forcenés et racistes. Certains luttent contre le système colonial, sont au contact des musulmans, réclament l’égalité des droits. Les prêtres-ouvriers, notamment ceux de la Mission de Paris et de la Mission de France, les juifs progressistes, les chrétiens de gauche, les antifascistes italiens, les républicains espagnols, les anarchistes, les trotskistes, les membres du Parti communiste algérien (PCA). Maurice Audin, Jean Scotto, curé de Bab-el-Oued engagé auprès des plus pauvres, l’archevêque Léon-Etienne Duval qui a dénoncé la torture et les exécutions sommaires, Emilie Busquant, la femme du leader nationaliste Messali Hadj qui a aidé à la confection du drapeau algérien… En métropole également, la liste est longue des anticolonialistes : Louise Michel, Jean Jaurès, André Breton, François Mauriac, Edgar Morin, Pierre Vidal-Naquet, Gisèle Halimi… Et au sein du nationalisme algérien, beaucoup de figures ne réclament pas l’indépendance, comme le docteur Bendjelloul, très populaire entre les années 1930 et 1950, qui souhaite l’égalité citoyenne, veut être Français et musulman à part entière.
Ces faits doivent être connus des jeunes générations, pour que l’on sorte des mémoires communautarisées, des faits déformés, instrumentalisés par les lobbys mémoriels des extrémistes des deux côtés. L’histoire est un contre-feu indispensable aux incendies des mémoires enflammées. Il faut favoriser sa connaissance par l’éducation nationale et former en grand nombre des professeurs d’histoire du secondaire sur la colonisation. Le travail commencé par les manuels scolaires doit s’accentuer pour porter au plus grand nombre toute la réalité de la colonisation. Il faut aussi multiplier les postes spécialisés à l’université française. Ce n’est pas normal qu’une poignée enseigne l’histoire du Maghreb contemporain, alors que tant d’enfants de l’immigration en sont originaires.
L’Algérie réclame depuis de nombreuses années des excuses de la part de la France. Dans un entretien à « Jeune Afrique », en novembre 2020, Emmanuel Macron a balayé cette hypothèse d’un « Le sujet n’est pas de s’excuser ». Vous ne préconisez pas non plus d’excuses dans votre rapport. C’est pourtant un préalable symbolique indispensable et cela risque de faire polémique, non ?
On peut faire un discours d’excuses. Pourquoi pas ? Mais regardez ce qui s’est passé avec la Chine, le Japon et la Corée au XXe siècle. Les excuses du Japon n’ont été suivies d’aucun acte concret et n’ont pas suffi à calmer les mémoires blessées. Le mal est profond. Il faut emprunter d’autres chemins, mettre en œuvre une autre méthode pour réconcilier les mémoires. Il faut s’engager sur un chemin concret, pas à pas, autour d’objets d’histoire cruels, passionnels, autour de gestes symboliques. Je préconise, pour cela, la mise en place d’une commission « Mémoire et vérité », d’une dizaine de personnes, pas exclusivement des historiens, mais aussi des hauts fonctionnaires, diplomates, chefs d’entreprise, artistes des deux rives [l’Elysée a décidé d’en confier la présidence à Benjamin Stora, NDLR]. C’est un chantier immense, tout est à faire. J’évoquais tout à l’heure la fabrication de l’oubli, mais la fabrication mémorielle passe aussi par un accord entre Etats.
Comme un traité d’amitié ?
Il y avait eu un projet entre la France et l’Algérie après la visite de Jacques Chirac en 2003. Cela avait été très loin. Mais le Parlement français a voté la fameuse loi sur les aspects positifs de la colonisation. Et c’était fini. Juste après, il y a eu les émeutes de banlieue. Ce n’est pas un hasard. A l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, la nécessité d’un nouveau traité de réconciliation, d’amitié reste plus que jamais d’actualité.
Emmanuel Macron lors de son premier déplacement officiel en Algérie, le 6 décembre 2017. Quelques mois plus tôt, lors de la campagne présidentielle, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». (RYAD KRAMDI/AFP)
Il y a beaucoup de gestes à faire vis-à-vis de l’Algérie. Le chantier est immense, comme vous dites.
Il faut d’abord une meilleure circulation des archives. Depuis des décennies, l’Algérie réclame la restitution des archives nationales détenues par la France en invoquant les lois internationales qui stipulent que « les archives appartiennent au territoire dans lequel elles ont été produites ». La France a rendu les archives dites de « gestion » (éducation, hôpitaux…), mais elle détient toujours ce qu’elle appelle des « archives de souveraineté » (armée, présidence de la République…). Il faudrait un fonds d’archives commun, librement consultable par les chercheurs des deux côtés de la Méditerranée, avec des déplacements facilités. La classification « secret-défense » doit aussi être très vite levée pour les documents d’avant 1970. Cette meilleure circulation doit aussi toucher les images, les représentations réciproques, les découvertes mutuelles, les ouvrages avec des traductions dans les deux langues. Pourquoi ne pas encourager l’initiative, portée par Rachid Arhab, Pascal Josèphe et Guillaume Pfister, d’un « Arte franco-algérien » qui a déjà fonctionné sur Facebook et Instagram ?
La liste des dossiers sensibles est tellement longue ! Il y a les essais nucléaires (17 réalisés par la France au Sahara entre 1960 et 1966), dont il faudrait fournir une carte détaillée aux autorités algériennes ; les mines des frontières tunisienne et marocaine, dont on devrait aussi donner les emplacements ; les « disparus » algériens, mais aussi français, du 5 juillet 1962 à Oran, qu’un guide officiel devrait répertorier… Et puis, bien sûr, il y a nécessité de multiplier les gestes symboliques et politiques en faveur des figures du nationalisme algérien, comme l’émir Abd el-Kader, l’homme de la résistance algérienne au cours de la conquête, savant musulman, poète et philosophe. Les corps des membres de sa famille, enterrés au château d’Amboise où il a été emprisonné après sa reddition, pourraient être rapatriés en Algérie.
Y a-t-il des préconisations auxquelles vous êtes plus particulièrement attaché ?
Je souhaiterais d’abord la mise en œuvre d’une sorte d’Office franco-algérien de la jeunesse, pour des projets, notamment culturels. Ce serait aussi très positif d’envisager la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la mort d’Ali Boumendjel, comme elle l’a été pour Maurice Audin. Sa veuve est morte récemment sans que le décès de son mari soit officiellement imputé à l’Etat, c’était le combat de sa vie. Cela renverrait aux exactions de la bataille d’Alger, à la torture, aux assassinats, mais aussi à l’homme, un avocat pacifiste, un intellectuel, un ami de René Capitant [juriste, résistant, ministre, notamment, dans le gouvernement provisoire, NDLR], un compagnon du général de Gaulle.
La question des harkis est aussi fondamentale pour moi. A leur propos, je n’aime pas dire qu’ils étaient du « mauvais côté de l’histoire », ils se vivent comme appartenant aussi à l’histoire algérienne, et ils doivent pouvoir circuler librement entre les deux rives, sans se cacher lorsqu’ils vont en Algérie. Enfin, une solution doit être trouvée au problème de l’entretien des cimetières européens et juifs en Algérie, traces d’une histoire plurielle, et laissés à l’abandon depuis l’indépendance.
En avançant sur la réconciliation des mémoires, estimez-vous qu’on peut progresser aussi sur les questions de laïcité et de l’islam ?
Bien sûr. Qui sait aujourd’hui que la loi de 1905 n’a pas été appliquée en Algérie ? Et que, déjà, on déniait aux Algériens le fait de pouvoir être à la fois républicain et musulman ? La colonisation est partie intégrante de l’histoire française, ce n’est pas une histoire séparée, extérieure, périphérique. Plus on avance dans le temps, plus cette histoire devient centrale.
Le Premier ministre Jean Castex, invité sur TF1 en novembre 2020, après la mort du professeur Samuel Paty, a évoqué les justifications parfois données à l’islamisme radical. « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore », a-t-il alors déclaré, provoquant un tollé. C’est une faute politique pour celui qui est le deuxième personnage de l’Etat français ?
Le passé est là, problématique, sur l’immigration, l’islam, l’Etat, la démocratie, la citoyenneté… On est obligé de le regarder en face. Il ne s’agit pas d’en être prisonnier, mais ne pas l’affronter signifie rester dans une pensée mutilée, s’interdire toute perspective d’avenir. La reconnaissance pratique des exactions commises pendant la guerre et des centaines de milliers de morts algériens est une condition essentielle pour aller vers une mémoire plus apaisée. Il faut aller vers plus de vérité. Cela aidera à passer d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune entre Algériens et Français, à la sortie de la concurrence victimaire qui est stérile. Le métissage, le « vivre ensemble », n’a jamais fonctionné dans l’Algérie coloniale, mais sa réussite est un enjeu majeur dans la France d’aujourd’hui.
Propos recueillis par Sarah Diffalah et Nathalie Funès
Benjamin Stora, né en 1950 dans une famille juive de Constantine, est un historien et universitaire, spécialiste de l’Algérie. Il a publié de très nombreux ouvrages sur la colonisation, la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine, dont plusieurs viennent d’être rassemblés dans la collection Bouquins de Robert Laffont (« Une mémoire algérienne », 2020). Le rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie » sera publié début mars aux éditions Albin Michel sous le titre « France-Algérie, les passions douloureuses ».
132 ANS DE COLONISATION
1830 Débarquement de 30 000 soldats français dans la baie de Sidi-Ferruch, à une trentaine de kilomètres d’Alger, alors sous régence turque.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé le djihad contre les occupants français.
1848 La partie nord est divisée en trois départements : Alger, Oran et Constantine.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale français, signe un décret octroyant la nationalité française aux juifs d’Algérie.
1871 Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français en Kabylie.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans d’Algérie à un régime pénal d’exception.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine qui, sous la direction de Messali Hadj, prône l’indépendance de l’Algérie.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression à Sétif et Guelma, qui fait des milliers de victimes.
1954 Dans la nuit du 1er novembre, le FLN (Front de libération nationale) déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien, qui marque le début de la guerre d’indépendance.
1956 Le gouvernement du socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux ».
1958 Le général de Gaulle revient au pouvoir.
1961 Putsch avorté des généraux (Challe, Jouhaud, Salan et Zeller).
1962 Signature des accords d’Evian, le 18 mars, et indépendance de l’Algérie, le 5 juillet.
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou Nicole Garcia, qui décrit la remontée brutale de ses souvenirs d’enfance lors de vacances au Maroc.
« Mon père, Joseph Garcia, était commerçant à Oran. Il avait une quincaillerie, la Droguerie universelle. Il vendait aussi bien des balais que de la peinture. J’aimais beaucoup ce magasin, j’aurais pu continuer… En rentrant du lycée, je passais du temps avec lui, dans les rayons. Tout le monde nous connaissait, sous les arcades. Son père, mon grand-père, venait d’Espagne. Pourquoi est-il venu en Algérie avec ses parents ? Il y a là une grande brume, dans l’histoire de la famille Garcia. Ils sont venus en Algérie peu de temps après la prise d’Alger en 1830. Je crois que c’était une migration de la misère, et mon arrière-grand-père a fait partie de ce flot. Mon père, du coup, avait la double nationalité, française et espagnole.
Il a demandé la nationalité française pour pouvoir faire la guerre. Mon grand-père était représentant de commerce, et voyageait à travers le pays. Il n’était jamais là, et ma grand-mère a élevé quatre enfants seule. C’est une histoire familiale très pauvre, dont je ne sais que peu de choses. Mon père, lui, allait beaucoup chez ses frères, si bien que ma mère faisait venir sa famille à la maison… C’était un grand matriarcat.
Ma mère était assez mélancolique, un peu froide
Ce dont je me souviens, ce sont les odeurs et les couleurs. D’une rue où nous, les enfants, étions accueillis partout. Le magasin était une sorte de carrefour, les gens bavardaient. Mais mon enfance a été assombrie par des secrets, des choses inavouées. Il me reste, au fond de moi, beaucoup d’angoisses et d’émotions, de peurs aussi, qui me viennent d’Oran et de ses ombres. Il y avait des choses qu’on ne disait pas. Ma mère était assez mélancolique, un peu froide. Toutes mes héroïnes, dans mes films, recherchent le regard d’une mère…
La guerre est arrivée assez tard à Oran. Je me souviens que, lors des cours, en pleine composition française, on nous disait : “Allongez-vous!” Pour éviter les tirs. En avril 1962, il nous arrivait de suivre les cours à plat ventre… Je me souviens du couvre-feu, de l’angoisse des parents qui avaient compris que la politique du général de Gaulle n’allait pas changer de cap, et que cette chose impossible à envisager − le départ − devenait inéluctable. Ils allaient être obligés de quitter cette terre où ils étaient nés… Moi, à 14 ans, je savais bien que les histoires coloniales avaient une fin. Au fond, la guerre arrangeait mes plans. J’avais envie d’aller à Paris.
“Je mets des babouches et je reste”
J’ai regretté, plus tard, de ne pas avoir pris conscience de la douleur de mon père. Nous sommes partis en 1964. Mon père voulait rester. Il avait dit : “Je mets des babouches et je reste!” Il parlait une drôle de langue, faite de français, d’espagnol et d’arabe. Mes parents s’exprimaient en espagnol quand ils ne voulaient pas que les enfants comprennent. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais appris l’espagnol, la langue de l’exclusion. Mes parents sont partis pratiquement les mains vides. Mon père avait nationalisé son magasin adoré, dans lequel je le revois, en cache-poussière, debout devant le comptoir. On aperçoit le magasin, dans l’un de mes films, “Un balcon sur la mer”…
Oui, il y a la nostalgie. Mais pour moi, le départ n’a pas été un déchirement. Pendant très longtemps, j’ai occulté l’Algérie, je l’ai oubliée. Dix ans plus tard, dans les années 1970, je suis allée au Maroc, en vacances. Et là, tout est revenu. Les senteurs, la végétation, le soleil, les fleurs, toutes ces images et ces sensations sont arrivées d’un seul coup, comme un coup de fouet en retour. Une nostalgie brutale… Un rappel violent de mon enfance. Je me suis souvenue, c’est très intime…
Je chahutais dans les “matinées classiques” où les professeurs nous emmenaient, je n’ai pas eu de révélation dans ces moments-là. Mais, un jour, en traversant le boulevard, en revenant du lycée, je m’en souviens bien, une phrase s’est imposée : “Je serai actrice.” Cette phrase s’est gravée en moi, presque à mon insu. J’en ai parlé très vite autour de moi. J’avais 13 ans. Mon oncle m’a dit : “Du théâtre, j’espère! Parce que le cinéma…” De l’Algérie, il me reste des larmes et des rires. »++
Bachir Hadjadj a écrit son premier livre à l’âge de 70 ans. Il y raconte les humiliations subies par sa famille pendant les 132 ans de colonisation.
l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Bachir Hadjadj, installé en Bretagne depuis cinquante et lecteur quotidien d’« El Watan ».
« Je suis né en 1937, à Aïn Touta, près de Batma, dans les Aurès. Mon père travaillait en tant que “caïd” [fonctionnaire musulman qui cumule les fonctions de juge, d’administrateur, de chef de police, NDLT], c’était un petit fonctionnaire colonial. Il était né en 1893, et s’était engagé volontaire à la guerre de 14-18. Il est parti dès le début, au mois d’août, avec le troisième régiment de tirailleurs algériens, les “Turcos”. Verdun, Chemin des Dames, Douaumont, croix de guerre, médaille militaire… Le jour où il est retourné en permission en Algérie, son grand-père, maître à l’école coranique, lui a dit : “Promets-moi une chose quand je serai mort. Lorsque la France s’en ira, tu iras sur ma tombe et tu répéteras trois fois : ‘La France est partie'.” A l’indépendance, il est allé sur la tombe de son grand-père, il a répété trois fois “la France est partie”. Il m’a juré, en me racontant cette histoire, qu’au cimetière, la terre s’était mis à trembler.
Mon père était analphabète, bigame. Il y avait deux épouses à la maison, nous étions 18 enfants. C’était un chef de famille féodal, brutal. Ma mère était soumise, très croyante, battue. J’ai été à l’école primaire avec les fils de colons, à Châteaudun du Rhumel [aujourd’hui Chelghoum Laïd, NDLR] puis, à 12 ans, au lycée d’Aumale de Constantine et ensuite à Sétif. Au lycée, tous les professeurs, tous les employés et cadres administratifs étaient européens ; tous les balayeurs, algériens. Quand je suis entré, en 6e A3, il n’y avait que 15 élèves musulmans sur un total de 90. Quasiment tous étaient regroupés dans la même classe, la mienne. Nous jouions ensemble, il y avait “eux”, les Français, et il y avait “nous”. Un jour, mon père est venu me chercher à l’internat de Sétif. Il m’a emmené dans son village, El-Ouricia, il m’a montré les terres qui avaient été les nôtres : “Tout ça, ça nous appartenait avant, les Français nous ont tout pris.” La colonisation était une humiliation pour les “musulmans”, une société à deux vitesses, avec les dominants, les dominés. Et le plus terrible, c’est que cela ne semblait choquer personne.
J’ai quitté l’Algérie à 35 ans
A l’extérieur de l’école, j’étais un raton, un bougnoule. Mais à l’intérieur, je recevais la même instruction que les Français. Mes instituteurs, mes professeurs ne m’ont jamais mal parlé, mal considéré, ils n’ont jamais fait de distinction entre leurs élèves. Tu étais bon, tu avais le tableau d’honneur, que tu sois musulman ou européen, point. J’ai assisté à l’effondrement de l’empire. Nous étions tous fous de joie quand nous avons appris la défaite de Dien Bien Phu et la fin de la guerre d’Indochine. Si les Vietnamiens avaient réussi à battre les Français, nous aussi, les Algériens, nous en étions capables. La guerre s’est installée petit à petit. A la fin de l’année de 1960, j’ai rejoint l’Armée de Libération nationale (ALN), au siège de l’état-major, à côté de la ville tunisienne de Ghardimaou. Ils recherchaient des étudiants pour encadrer les troupes à la frontière algéro-tunisienne.
Les années qui ont suivi l’indépendance m’ont déçu. J’ai quitté l’Algérie à 35 ans, en 1972. Le pouvoir étouffant de Boumediene, arrivé à la présidence en 1965 par un coup d’Etat, ne laissait que peu de choix : le silence, la clandestinité, ou l’exil pour ceux qui n’étaient pas d’accord. J’étais marié depuis neuf ans avec Annick, une coopérante française. Nous sommes partis nous installer dans sa famille, en Bretagne. L’Algérie, c’est mon pays, ma culture, mon adolescence, mes années de combat contre le colonialisme. Je lis tous les jours la presse algérienne, “El Watan”, “le Soir d’Algérie”, “Liberté” et “le Quotidien d’Oran”. Mon cœur a palpité avec le “Hirak”. Mais je suis en France depuis cinquante ans maintenant. J’ai la nationalité française, mes trois enfants, mes petits-enfants aussi. Je suis à la croisée de deux mondes.
J’ai décidé d’écrire mon premier livre à 70 ans, l’âge du bilan, de la nostalgie. “Les Voleurs de rêves”, c’est l’histoire de ma famille pendant toute la période coloniale. Ma fille m’avait dit : “Tu devrais me raconter qui je suis, je ne sais pas qui je suis.” J’ai mis cinq ans. J’ai tricoté la grande histoire avec celle de mon père, de mon grand-père − un voyou, un homme à femmes −, de mon arrière-grand-père. J’ai acheté tous les livres sur l’Algérie coloniale que j’ai trouvés, j’ai fait des recherches. C’est comme ça que je suis tombé sur un décret de 1853 signé du général Patrice de Mac-Mahon, qui dépossédait de leurs terres la tribu des Ameur à laquelle appartenait ma famille.
Les mémoires ne peuvent pas être apaisées. Tout n’a pas été dit. Côté algérien, l’histoire a été manipulée et tournée à la gloire du FLN. Côté français, on ne parle pas de la colonisation. Et si on ne parle pas de la colonisation, on ne comprend rien à la guerre. Dans les manuels scolaires, on raconte un conflit qui n’a pas de racines. Je fais partie de l’équipe de témoins d’Ile-de-France, mise en place par l’Office national des Anciens Combattants et Victimes de Guerre (ONACVG), avec des pieds-noirs, des harkis, des appelés. Je vais dans les écoles transmettre la mémoire de la guerre d’Algérie. Il faut raconter ce qui s’est passé.
Propos recueillis par Nathalie Funès
Bachir Hadjadj, né en 1937 dans les Aurès, a été ingénieur et cadre dans des entreprises d’aide au sous-développement en Afrique subsaharienne. Son premier livre, « les Voleurs de rêves », a été publié chez Albin Michel en 2007.
132 ANS DE COLONISATION EN ALGÉRIE
1827 Exaspéré que Paris ne règle pas une dette de près de trente ans pour une livraison de blé, le dey d’Alger donne un coup de chasse-mouches au consul de France. Le roi Charles X utilise le prétexte pour engager un bras de fer avec « la régence d’Alger », dépendant de l’Empire ottoman depuis le XVIe siècle, et ordonner le blocus des côtes d’Algérie.
1830 Débarquement de 30 000 soldats français sur la presqu’île de Sidi-Ferruch et prise d’Alger.
1844 Les troupes françaises, placées sous les ordres des généraux Cavaignac puis Bugeaud, commencent à pratiquer les « enfumades », consistant à allumer des feux à l’entrée de grottes pour asphyxier les tribus rebelles qui y sont réfugiées.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé la résistance contre les occupants français.
1848 La partie nord du territoire algérien est divisée en trois départements français, d’Alger, d’Oran et de Constantine.
1863 Deux sénatus-consultes de Napoléon III prévoient la protection de la propriété des tribus (1863) puis la naturalisation des indigènes musulmans et juifs (1865). Le barrage des colons face aux deux mesures, le peu d’enthousiasme des indigènes pour la seconde les rendent inappliqués.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de défense nationale français, signe un décret octroyant automatiquement la nationalité française à tous les juifs d’Algérie.
1871 Révolte de Kabylie, la plus grande insurrection avant la guerre d’indépendance. Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français. Elle est écrasée par une répression féroce et se conclut par une confiscation de terres massive.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans à un régime pénal d’exception.
1889 Loi de naturalisation massive de tous les colons d’origine européenne (majoritairement espagnols, italiens et maltais).
1898 Point d’orgue de la haine antisémite des Européens. En mai, les législatives donnent quatre des six sièges de la colonie à des députés « antijuifs » dont Edouard Drumont, auteur de « la France juive » et leader antidreyfusard. En juin, émeutes sanglantes contre les juifs à Alger (après celles de 1896 dans la même ville, et celles d’Oran en 1897). En novembre, élection à la mairie de l’agitateur antisémite Max Régis (révoqué deux mois plus tard en raison de sa violence).
1902 Création des Territoires du Sud, administrant l’immense partie du Sahara conquise par la France.
1914-1918 La Première Guerre mondiale fait 23 000 morts parmi les 150 000 Français d’Algérie mobilisés et 25 000 parmi les 173 000 indigènes musulmans.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine. D’abord liée aux communistes, l’organisation va devenir, sous la direction de Messali Hadj, un des premiers partis prônant l’indépendance de l’Algérie.
1936 Le projet Blum-Viollette (du nom d’un ancien gouverneur d’Algérie), porté par le Front populaire, prévoit d’étendre la nationalité française à environ 20 000 musulmans. Il est violemment rejeté par les Européens.
1940 L’Algérie se range du côté de Pétain en juin. Révocation du décret Crémieux de naturalisation des juifs, en octobre.
1942 Les Alliés anglo-américains débarquent en Afrique du Nord. Alger devient en 1943 la capitale de la France libre.
1943 Ferhat Abbas publie le « Manifeste du peuple algérien » qui demande un nouveau statut pour la « nation algérienne », et réclame l’égalité pour les musulmans. Il est assigné à résidence par le général de Gaulle.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère le 8 mai. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression qui, à Sétif et Guelma, fait des milliers de victimes musulmanes.
1954 Le FLN, nouvellement créé, déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien dans la nuit du 1er novembre. La « Toussaint rouge » marque le début de la guerre d’Algérie.
1956 Le gouvernement du président du Conseil socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux » pour le « rétablissement de l’ordre » en Algérie.
1957 La « bataille d’Alger » est marquée par les attentats du FLN et l’utilisation massive de la torture par l’armée française.
1958 Retour au pouvoir du général de Gaulle en mai. Depuis le balcon du gouvernement général, à Alger, il lance son célèbre « je vous ai compris » en juin.
1959 De Gaulle propose l’autodétermination aux populations d’Algérie.
1960 Les partisans de l’Algérie française organisent à Alger la « semaine des barricades ».
1961 Putsch avorté des généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller.
1962 Signature des accords d’Evian et du cessez-le-feu les 18 et 19 mars. L’Algérie est officiellement indépendante le 5 juillet. A Oran, des enlèvements et massacres de colons déclenchent, durant tout l’été, l’exode massif des pieds-noirs.
1967 Conformément aux accords d’Evian, l’armée française évacue les diverses bases du Sahara (In Ecker, Reggane) dans lesquelles elle procédait à des essais nucléaires.
Par Nathalie Funès
Publié le 25 janvier 2021 à 16h47 Mis à jour le 01 février 2021 à 14h50
«L’élaboration du rapport laisse supposer que Stora a trahi ses idées...», a déclaré le SG par intérim de l’ONM.
Benjamin Stora spécialiste attesté de l'Algérie, de son histoire, du Mouvement national et de la Guerre de Libération nationale, dont les positions anti-colonialistes sont incontestables, a-t-il changé sa chemise.? Le secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine le suppose. Le contexte d'élaboration du rapport laisse supposer que Stora a trahi ses idées et qu'on «lui a imposé le texte» pour des raisons purement politiques, affirme Mohand Ouamar Benelhadj dans une vidéo diffusée sur la chaîne YouTube de l'organisation. L'historien français, natif de Constantine, désigné par le président Emmanuel Macron pour élaborer un rapport sur «la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie», en vue de favoriser «la réconciliation entre les peuples français et algérien», est la cible de critiques acerbes depuis que le document a été rendu public. Un concert de voix auquelles le SG de l'ONM joint la sienne. Le rapport de Benjamin Stora sur la colonisation et la Guerre de libération a «occulté» les crimes coloniaux et tenté de résumer le dossier de la Mémoire dans le cadre d'une célébration symbolique pour tourner la page de la reconnaissance et du pardon, a indiqué Mohand Ouamar Benelhadj. Stora qui a évoqué dans des écrits précédents le côté obscur de l'histoire coloniale de la France «a omis d'aborder dans son rapport les différents crimes coloniaux perpétrés par l'Etat français, de l'aveu des français eux-mêmes», a-t-il ajouté. Gilles Manceron, historien français de renom, dont les positions contre le colonialisme, la torture ne souffrent d'aucune ambiguïté ne partage pas cet avis. Le rapport de Benjamin Stora a le mérite d'aborder non seulement le décalage dans la perception de la colonisation dans les deux pays, mais aussi les traces des mémoires de la colonisation et de la guerre d'Algérie dans la France d'aujourd'hui, qui polluent longtemps après 1962 les problèmes de la société française, a t-il déclaré dans une interview au quotidien national El Watan soulignant que «Stora récuse, comme la presque totalité des historiens, le concept de «repentance», qui est une arme brandie comme un épouvantail par ceux qui ne veulent pas d'une «reconnaissance et d'un travail de vérité». Le SG de l'ONM persiste et signe: Benjamin Stora a tenté de faire fi de cette histoire douloureuse entachée «d'enfumades, de massacres et d'épidémies ayant décimé des millions d'Algériens», soutient le successeur de Saïd Abadou accusant l'historien français d'avoir réduit tous les meurtres dans «l'assassinat de Ali Boumendjel en appelant à une célébration commune de cet événement pour clore le dossier Mémoire». Qu'en pense l'intéressé? La reconnaissance par la France de l'assassinat de l'avocat nationaliste algérien Ali Boumendjel serait un geste fort, qui permettrait d'incarner les événements, comme lorsque Emmanuel Macron a admis la responsabilité de la France dans la mort du militant pro-FLN Maurice Audin, souligne Benjamin Stora qui précise que la décision de présenter des excuses formelles de la France à l'Algérie est du domaine du «politique». Ce que l'Elysée a exclu lors de la remise du rapport. La volonté politique côté français «d'écarter toute possibilité d'excuses de la part de la France officielle pour ses crimes coloniaux est de nature à torpiller les tentatives de réconciliation avec la mémoire», estime Mohand Ouamar Benelhadj. La paix des mémoires n'est certainement pas pour demain.
Les commentaires récents