Alors que se tenaient, la veille, les assises sur l’industrie cinématographique algérienne, une mauvaise nouvelle est venue frapper la famille du septième art algérien...
Un des leurs venait de partir à l'âge de 80 ans. Il s'agit du cinéaste Sid Ali Mazif, un grand nom du cinéma algérien, qui s'est éteint mardi laissant derrière lui une riche cinématographie, un vrai témoin de son temps.
Réalisateur discret, Sid Ali Mazif qui avait marqué le septième art avec le long métrage au franc succès, «Leila et les autres «(1978), avait à son actif aussi «Sueur noire» (1971), «Les nomades» (1976), «J'existe» (1981) et «Houria» (1986). Il a également signé le scénario du film «Envers du miroir» de Nadia Cherabi (2007) et produit «Le Patio» (2015) dans le cadre de la manifestation Constantine, capitale de la culture arabe ainsi que «Les Palmiers blessés» du réalisateur tunisien Abdelatif Benammar. Né en 1943, Sid Ali Mazif a embrassé une carrière dans le 7e art en tant qu'assistant réalisateur au début des années 1960, aux côtés du réalisateur Marc Sator pour son film «Vingt ans à Alger».Il poursuivra ses études dans la réalisation à l'Institut national du cinéma (1964-1967) avant de rejoindre l'Office national pour le commerce et l'industrie cinématographique (Oncic).
Le réalisateur a participé à la réalisation de plusieurs projets cinématographiques importants, notamment le film «Enfer à dix ans» (1968) qui met la lumière sur les conséquences de la guerre sur les jeunes enfants, outre sa contribution remarquable au film «Histoire de la révolution» (1970). En gros, 50 ans de carrière vouée au cinéma et aux collaborations tous azimuts.
CINÉMA. C'est une Algérie dans les cendres de la guerre civile que la réalisatrice Sofia Djama narre dans son film "Les Bienheureux". Elle s'est confiée au Point Afrique.
Sofia Djama est une réalisatrice heureuse. Son film, Les Bienheureux*, son premier long-métrage, est pourtant un film douloureux. Sélectionné à la dernière Mostra de Venise, il a vu l'une des interprètes, Lyna Khoudri, recevoir le prix de la meilleure actrice. Ce qui y est frappant, c'est la délicatesse de son traitement qui permet de sortir de la sidération qu'a pu engendrer sur toute une société une guerre civile qui a fait, selon les chiffres, entre 100 000 à 200 000 morts et disparus. Depuis l'arrêt du processus électoral le 12 janvier 1992 et l'annulation du second tour des élections législatives, au lendemain de la démission forcée du président Chadli Bendjedid jusqu'au référendum sur « un projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale » le 29 septembre 2005, ce sont treize années d'horreur pour un pays laissé exsangue et sans repère.
Dans Les Bienheureux, Sofia Djama donne à voir deux générations d'Algérois. Amel et Samir (formidables Nadia Kaci et Sami Bouajila) d'abord. Lui médecin gynécologue, qui sous couvert de militantisme, opère de bien lucratifs avortements dans son cabinet. Elle, professeur à l'université, tendue, au bord de la crise de nerfs conjugale et existentielle, dans un pays où elle semble étouffer, lassée de désillusion et de rêves en miettes. Puis la caméra suit aussi la jeune génération. Fahim, le fils d'Amel et Samir, qui affiche un ostracisme religieux mou pour mieux énerver ses parents, à l'athéisme chevillé au corps. Reda, son ami, qui mêle un goût pour l'underground à une spiritualité si épidermique qu'il souhaite se faire tatouer une sourate du Coran à même la peau du dos. Enfin, Fériel, rescapée d'un massacre enfant, auquel sa mère n'a pas échappé. Fériel qui porte sur son cou la trace d'une tentative d'égorgement que toute l'Algérie aura vécu. Les Bienheureux est un film choral, qui mêle unité de temps (un jour et une nuit) et unité de lieu (Alger, filmée de façon amoureuse). On songe à Cassavetes parfois tant la caméra de Sofia Djama laisse la part belle, et cela en est heureux, aux acteurs, dans un jeu tendu, écrit certes au cordeau, mais avec une part de liberté décelable. Les Bienheureux réussit aussi à capter l'esprit d'un peuple, son créolisme linguistique qui mêle en arabe et français en trouvailles spirituelles, son humour aussi, sa dérision et son sens infini de l'absurde. On sort de ce film en réflexion et en empathie. « Bienheureux les faiseurs de paix », effectivement. Rencontre avec une réalisatrice à suivre attentivement et dont le film vient d'être sélectionné au Festival international du film francophone de Namur et au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier ou Cinémed.
Le Point Afrique : Pourquoi avoir choisi de traiter l'après-décennie sanglante spécifiquement ?
Sofia Djama : À l'origine, c'était une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques années. Le film ne reprend pas la trame de la nouvelle originelle. Le scénario ne pouvait pas supporter la structure narrative de la nouvelle. Au fond, j'avais besoin de trahir cette nouvelle à l'origine de ce film et je le fais à travers l'évolution des personnages et leurs interactions. Raconter des événements prenant place en 2008 plutôt qu'en 1995, par exemple, est plus proche de ce que je voulais dire. Il m'a semblé qu'il était plus simple et sans doute plus important de raconter l'impact de la guerre civile sur l'intimité des personnes quelques années après.
Mais le fond littéraire reste, car votre film utilise beaucoup le procédé narratif de l'ellipse. Beaucoup de choses sont suggérées plus que dites.
Si j'avais été frontale, j'aurais tenu un discours et n'aurais pas laissé le public se faire sa propre opinion. Mais je considère que ce film pose une opinion, sans juger. Si je n'étais pas allée vers cette option d'ellipse où j'ouvrais un peu l'espace au spectateur, le film aurait été insupportable. On aurait eu moins d'empathie pour les personnages. Je ne voulais pas qu'on soit dans la certitude et le jugement qu'elle suppose. Pour qu'il n'y ait pas de certitude, il fallait une forme de tendresse dans le regard. Il ne s'agissait pas de prendre la main du spectateur et de le guider, mais de le laisser faire son opinion. J'ai posé des jalons autrement.
Quels jalons ?
Avec Alger d'abord, omniprésente dans le film. J'avais envie de sortir de cette image carte postale et de poser cette ville en tant que personnage de ce film, comme les autres. Je voulais montrer Alger avec le plus de douceur possible. C'est une ville pourtant qui ouvre et ferme à la fois les perspectives. Elle laisse les personnages en errance. Elle arrête la déambulation et tourne le dos à la mer. La mer devient alors un horizon introuvable et indépassable. Ensuite, la structure du film est chorale, j'ai donc posé des jalons par les vies de chacun des personnages qui se croisent et se décroisent. Tout cela crée un sens sans heurter le public. Par nature, les vies se heurtent, il ne s'agissait pas d'en ajouter par un traitement frontal. J'aime chacun de ces personnages, avec une tendresse particulière pour les personnages féminins.
Le titre du film Les Bienheureux appartient presque au langage religieux, celui de la martyrologie. Que dit-il vraiment ?
J'avais trouvé le titre en arabe, en premier lieu, Essouhada, Les Heureux. Le film s'appelait au début La Moutonnière, mais c'est un titre qui n'aurait parlé qu'aux Algérois. « La Moutonnière » est le nom de l'autoroute qui était autrefois le chemin qui servait aux moutonniers. Ils acheminaient leurs bêtes aux abattoirs, aujourd'hui elle est l'autoroute qui permet d'entrer à Alger par l'Est. Il y a plus d'une décennie, un barrage de police s'y est installé et il provoque un ralentissement insupportable. Si bien que je n'ai pas pu m'empêcher de faire le lien entre ces moutons qu'on emmenait à l'abattoir et toutes ces voitures qui espèrent rentrer à Alger. Essouhada est de l'ordre de l'ironie évidemment ; ces personnages cherchent une joie qui leur a été confisquée ou créent cette joie dans l'espace qui leur est laissé. L'aspect « martyr » se retrouve effectivement dans la réplique de l'un des personnages du film qui dit : « Tu n'as rien compris, pour être légitime dans ce pays, il faut être martyr… et encore. »
L’actrice, qui a écrit et réalisé « La Dernière Reine » avec Damien Ounouri, raconte la genèse de ce premier film algérien en costumes et en langues du XVIe siècle.
« La Dernière Reine », d’Adila Bendimerad et de Damien Ounouri. JOUR2FETE
La comédienne algérienne Adila Bendimerad incarne la reine Zaphira dans La Dernière Reine, un film sorti en salle le 19 avril, qu’elle a écrit et réalisé avec Damien Ounouri.
Rencontre avec une actrice-réalisatrice inspirée par « les femmes algériennes avec lesquelles j’ai vécu », par « celles avec lesquelles je vis aujourd’hui ».
Ces dernières semaines, vous avez multiplié les rencontres avec le public en France. Vous attendiez-vous à un tel accueil ?
Adila Bendimerad Cette semaine, douze nouvelles salles accueillent le film et nous en sommes très heureux. Les réactions sont bouleversantes. Algériens vivant en France, Français d’origine algérienne, Français, gens d’ailleurs, tous sont très émus par cette histoire et cette Algérie qu’ils ne connaissaient pas.
Au cinéma, notre pays est encore vu essentiellement à travers la colonisation ou les années du terrorisme. Or on constate que le public se passionne pour cette reine mais aussi pour ce patrimoine qui n’a jamais existé à l’écran. C’est le premier film algérien d’époque en costumes et avec des langues de l’époque qui ne sont pas réduites à des onomatopées. Pour autant ce n’est pas juste un film de burnous et de sabres.
Comment est née cette histoire ?
Nous n’avons pas inventé Zaphira. Aujourd’hui encore, un peu partout en Algérie, des histoires circulent sur cette reine. Elle relève de la légende, fait partie de notre patrimoine immatériel. On aurait pu choisir un personnage historique mieux identifié, plus documenté mais ce qui nous a intéressés, ce sont les zones inexplorées, incertaines de cette histoire.
On est évidemment beaucoup plus informés sur les personnages masculins, comme Aroudj Barberousse (interprété par Dali Benssalah), personnage très romanesque, fort de son bras d’argent, à la fois redouté et redoutable, et libérateur d’Alger face aux Espagnols.
Zaphira, elle, oscille constamment entre la disparition et l’apparition. Elle me fait penser à Alger, à sa Casbah martyrisée, rasée à plus de 80 % pendant la période coloniale. Leurs destins se ressemblent. Elles ont été effacées. C’est finalement la raison de notre obstination avec Damien : mettre fin à ce double effacement d’une femme et d’une ville. C’est poétique et cela permet de créer une mythologie.
Quelle image de Zaphira avez-vous voulu faire passer ?
Celle d’une femme qui improvise, qui évolue. Si le roi Salim Toumi (Mohamed Tahar Zaoui), son époux, n’était pas mort, elle n’aurait probablement pas quitté le palais. Mais les menaces qui pèsent sur Alger, cette nouvelle population qui arrive avec les Corsaires, ce chamboulement de l’histoire au XVIe siècle va lui ouvrir les portes du pouvoir. Elle sort de l’invisibilisation. En sauvant son fils, elle sauve Alger. A ce moment-là, elle devient vraiment intéressante.
Il y a d’autres personnages de femmes dans le film : Chegga, la deuxième épouse du roi, Astrid la femme scandinave d’Aroudj. Que nous racontent-elles ?
Oui, le film aurait pu s’appeler Les Reines. Chegga (Imen Noel) s’inscrit dans la tradition, celle des rois d’Alger qui épousaient toujours une princesse kabyle pour des raisons politiques et militaires. Quand elle apparaît pour la première fois, elle observe les hommes parler de politique derrière son moucharabieh. Elle aimerait intervenir mais ne peut pas.
Et puis, il y a la femme scandinave d’Aroudj (Nadia Tereszkiewicz). A un moment, elle s’exclame : « J’ai voulu nuire à Zafira mais elle me rappelle moi quand j’étais esclave et que je me débattais seule. » Elle a tout fait pour son homme, a œuvré dans l’ombre, mais il la rejette quand il est sur le point d’arriver à ses fins : conquérir Zaphira et Alger.
Vous posez un regard féminin sur un monde d’hommes. Comment s’est-il imposé ?
Nous voulions raconter cette histoire méconnue à travers les femmes. Mais nous avons œuvré à deux. Et là encore, nous ne sommes pas forcément là où l’on nous attend. J’ai écrit la plupart des scènes où les Corsaires se balancent des trucs un peu « gras ». J’ai été élevée avec des garçons, j’avais seulement des frères. Quant aux scènes sentimentales, elles ont essentiellement été écrites par Damien. Lui a grandi au milieu de femmes !
Certaines féministes m’ont d’ailleurs fait remarquer que Zaphira ne l’était pas suffisamment. Mais ce n’est parce que je suis militante que je vais plaquer des discours sur Zaphira. Elle n’a pas théorisé le féminisme. Ce n’est pas facile de déborder du cadre, d’aller dans l’espace public. Celles qui ont osé le faire étaient et sont des originales. Ma source d’inspiration, ce sont les femmes algériennes, celles avec lesquelles j’ai vécu, celles avec lesquelles je vis aujourd’hui. Cela fait un film un peu androgyne.
Vous avez joué dans les films de Merzak Allouache (Le Repenti et Les Terrasses) dans le précédent film de Damien Ounouri, (Kindil El Bhar). Ce sont toujours des rôles de femmes qui tendent vers la liberté. C’est un choix ?
En Algérie, quand on fait du théâtre ou du cinéma, il y a toujours des rôles où la femme est très impressionnante quand elle sort de ses gonds. Dans Kindil El Bahr, celle que j’interprète n’est pas une révolutionnaire. Elle est sur la plage avec ses enfants, chaperonnée par sa mère. Elle attend son mari. Quand elle comprend qu’il ne viendra pas, elle se recentre sur elle-même, entre dans l’eau, commence à faire des figures, à se libérer. C’est déjà une « précréature ». C’est seulement après sa mort qu’elle devient un monstre marin vengeur. J’aime bien ces personnages qui laissent de l’espace à la sensation, à l’entrée du monde en eux et qui en sortent transformés. J’en reviens toujours à ces femmes traversées.
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Propos recueillis par Laetitia Fernandez
Publié aujourd’hui à 18h00, modifié à 18h08https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/04/27/adila-bendimerad-au-cinema-l-algerie-est-encore-vue-essentiellement-a-travers-la-colonisation-ou-les-annees-du-terrorisme_6171263_3212.htm.
La reine Zaphira a-t-elle existé ? La mémoire collective d’un pays ne se construit-elle pas aussi sur ses mythes. Adila Bendimerad et Damien Ounouri livrent une épopée somptueuse, découpée en cinq actes, où Alger, la ville aux mille canons, soumise à mille épreuves, suscite l’émerveillement. La dernière reine est l’un des derniers films à avoir bénéficié du Fonds de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique (Fdatic) avant sa dissolution en 2021. Sa sortie en France (avant la sortie en Algérie) est un événement.
Le jeu entre la fiction et la réalité est ici pleinement revendiqué. Les deux réalisateurs désirent montrer une Alger légendaire, rêvée, où la légende le dispute à l’histoire. Pourquoi ? Parce que, dans l’imaginaire collectif, le merveilleux a toujours droit de cité. Précisément, le cinéma permet de déployer cette puissance du récit, hors d’un temps strictement délimité. On pense au mot de John Ford dans L’Homme qui tua Liberty Valance : “Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende.”
Nous voici plongés en 1516, dans Alger occupée depuis six ans par les Espagnols. Au sein du palais, petite enclave, la reine Zaphira (Adila Bendimerad) goûte une douceur de vivre éphémère. Le bruissement des fontaines, le chant des oiseaux, les glaces, le sucre et le miel abondent encore, mais sous la menace constante d’une invasion. Au paradis éternel, le temps est suspendu mais, sur Terre, il est compté. Lorsque le corsaire Aroudj Barberousse (Dali Bensallah) aborde sur les plages d’Alger (les scènes sont tournées plus à l’Ouest, où les plages sont sauvages et rocheuses), le destin de la ville bascule. En libérant Alger des Espagnols, Barberousse impose sa force et risque bien de dicter sa loi.
Contrairement au corsaire, le roi Salim Toumi (Mohamed Tahar Zaoui) possède une violence inoffensive. On le voit, dans quelques scènes, exprimer sa fureur envers sa seconde femme, Zaphira, voix de stentor et sourcils froncés. Mais on sent bien que cette expression de colère est le signe d’une impuissance. Sa première femme, Chegga (Imen Noël) lui prodigue des conseils stratégiques avisés, qu’il se révèle incapable de suivre. D’emblée, on comprend que ce roi est condamné.
Quel sera le destin de son jeune fils, Yahia (Yanis Aouine) ? Le générique nous montre la famille royale prenant la pose à l’entrée du palais : aux côtés de sa mère, Yahia sourit sagement puis, soudain, s’échappe derrière le rideau. Au dernier moment, comme escamoté. Comme ce chardonneret qu’il a apprivoisé et auquel il tient tant. La vie d’un oiseau ne tient qu’à un fil…
Tout le film est construit en équilibre instable, entre l’éternité fantasmée et les soubresauts guerriers. Dans les nombreuses scènes de bataille, très chorégraphiées, la violence et la douceur se mêlent. Tout comme s’entremêlent la violence des rêves prémonitoires et celle des événements vécus, qui viennent s’y superposer. La musicalité de la langue se fait sentir. Des langues même, puisque l’on entend l’arabe, le kabyle, le sabir, et même un peu de finnois (la compagne de Barberousse vient du Nord).
Cauchemar étiré, la tragédie s’achemine tranquillement vers son terme. “Je t’aime comme la mer“ murmure Zaphira à son mari. Muette et profonde, insondable, la mer emporte ses secrets.
Que peut le mundus muliebris (l’univers féminin) du palais contre la sauvagerie de la guerre ? Atteinte au plus profond, Zaphira se transformera elle aussi en héroïne vengeresse. Avec superbe, le film donne aux femmes une place centrale. Enveloppantes et déterminées, elles accompagnent l’action. Et le destin se charge du reste.
La dernière reine, Alger, 1516, d’Adila Bendimerad et Damien Ounouri, 1h50, Algérie, 2023, avec Adila Bendimerad, Mohamed Tahar Zaoui, Dali Benssalah, Imen Noël, Nadia Tereszkiewicz, Yanis Aouine. Sortie le 19 avril 2023.
Inès nous parle aujourd’hui du film “Ce que le jour doit à la nuit”, une adaptation du roman éponyme de Yasmina Khadra.
Ce que le jour doit à la nuit est un roman écrit par Yasmina Khadra en 2008, véritable succès commercial, l’ouvrage s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires en France, il a également connu un certain succès critique avec plusieurs prix littéraires : prix roman France Télévisions 2008, meilleur livre de l’année 2008 par Lire (magazine littéraire)… Fort de son succès il a ainsi été adapté au cinéma en 2012 par Alexandre Arcady.
« Qui sommes-nous au juste ? Ce que nous avons été ou bien ce que nous aurions aimé être ? Le tort que nous avons causé ou bien celui que nous avons subi ? Les rendez-vous que nous avons ratés ou les rencontres fortuites qui ont dévié le cours de notre destin ? Les coulisses qui nous ont préservés de la vanité ou bien les feux de la rampe qui nous ont servi de bûchers ? Nous sommes tout cela en même temps, toute la vie qui a été la nôtre, avec ses hauts et ses bas, ses prouesses et ses vicissitudes ; nous sommes aussi l’ensemble des fantômes qui nous hantent… nous sommes plusieurs personnages en un, si convaincants dans les différents rôles que nous avons assumés qu’il nous est impossible de savoir lequel nous avons été vraiment, lequel nous sommes devenus, lequel nous survivra. »
Le récit d’une nation
Ce que le jour doit à la nuit est un ouvrage emblématique dans le récit romanesque de la guerre d’Algérie. L’ouvrage est à la frontière de plusieurs genres littéraires : historique, romantique.
Yasmina Khadra choisit le prisme de l’humain pour narrer le récit d’une nation. Sans tomber dans la facilité, avec des personnages complexes ayant chacun une part d’ombre et de lumière, il décrit brillamment à travers des hommes et des femmes l’émancipation d’un peuple, la guerre contre la colonisation. L’amour est un personnage central du récit, la langue grecque a plusieurs mots pour qualifier les différentes formes d’amour, plusieurs définitions se prêtent particulièrement pour qualifier ceux qu’on retrouve dans le livre : l’amour d’une nation, Storgê : l’amour intra familial, Philia : l’amour amical, et Eros : l’amour « amoureux », le désir.
La fresque qu’il dépeint s’étend de 1930 à 1962, on assiste à travers la vie de Younes à la naissance et à l’amplification du soulèvement et de la révolution algérienne. Le roman s’ouvre sur une scène tragique, à l’origine du basculement du destin d’une famille, à l’aube des récoltes un incendie se déclare dans le champ d’Issa, en quelques heures cette parcelle de terre dont est propriétaire la famille depuis des générations n’est plus qu’un tas de cendre. Issa, sa femme et ses enfants sont contraints à l’exode urbain. Ils atterrissent dans un taudis, à Oran, dans le quartier de Jenane Jato. Le récit commence dans la tragédie et s’y enfonce au fil des pages. À Jenane Jato, la condition de la famille d’Issa se détériore : le père travaille de plus en plus et finit par fuir le domicile familial. Younes est finalement le malheureux élu, Mahi le frère de son père, pharmacien, l’accueil chez lui et l’adopte.
« On suit la position du protagoniste face à la guerre qui ravage son pays »
Cette adoption marque une véritable rupture dans le récit, on assiste à une soudaine ascension sociale : Younes passe des quartiers populaires d’Oran aux quartiers résidentiels, sa nouvelle famille vit très confortablement et appartient à une certaine élite intellectuelle. Younes vit également une rupture identitaire, il est rebaptisé Jonas, lui qui est blond aux yeux bleus, enterre une part de son identité d’arabe. Son nouveau lieu de vie est également marqué par une présence accrue de colons, il se lie profondément avec de nouveaux amis, André, Fabrice, Jean-Christophe, ils formeront un nouveau groupe, insouciant, libre et plein légèreté finalement bien loin des préoccupations des jeunes Algériens que Younes a pu côtoyer auparavant. L’histoire de Younes prend un véritable tournant lorsqu’il retrouve Émilie, après l’avoir connue enfant, ils se rencontrent véritablement, le coup de foudre est presque immédiat, il est alchimique et dépasse les mots. L’histoire d’amour est aussi impossible que les sentiments qui animent les deux protagonistes sont forts. À partir de là, le lecteur suivra un Younes déchiré entre le secret rendant son histoire d’amour impossible et ses sentiments ineffables. En parallèle, on suit la position du protagoniste face à la guerre qui ravage son pays, lui qui était dans le cocon colonial, bercé par l’insouciance et par une forme d’opulence se retrouve confronté à ses responsabilités identitaires, on retrouve là encore une dualité dans la position de Younes.
Le talent de Yasmina Khadra et la qualité de Ce que le jour doit à la nuit c’est de dépeindre la complexité humaine sans jamais tomber dans la facilité, le personnage de Younes est tourmenté, complexe, il dépeint parfaitement les valeurs qui animent les hommes, les contradictions qui les déchirent et les choix qui figent une vie. Enfin, le terrain choisi et les choix faits par l’auteur sont audacieux, il navigue entre une Algérie française orgueilleuse et opulente et un peuple algérien qui souffre, mais qui se bat pour finalement triompher. La violence de ce terrain historique rend le récit plus prenant, même s’il trouve la place qui lui revient un peu tardivement dans le fil du livre.
« Les 30 ans d’histoire et les 450 pages seront finalement un film de 2 h 40 »
Fort de son succès, le roman est adapté au cinéma, le film sort en salle le 12 septembre 2012, le défi est considérable : rendre grâce en mettant en image un tel ouvrage. Les 30 ans d’histoire et les 450 pages seront finalement un film de 2 h 40. Les personnages sont fidèles au portrait dressé par Yasmina Khadra la qualité du film réside en partie dans ce point. Younes est incarné par Fu’ad Aït Aattou qui porte à merveille toute la mélancolie, le silence et la gravité du personnage. L’autre protagoniste du film, Émilie est incarnée par Nora Arnezede, incandescente, solaire et entière elle livre une prestation à la hauteur du personnage du roman.
La mise en scène est réussie : les tons orangés et chauds du film sont convaincants et ils nous plongent dans l’esthétique de l’Algérie du XXe siècle, la lumière et la photographie du film sont en somme une réussite et ils laissent un vif souvenir après le visionnage. Dans le même sens, les paysages et les décors sont également réussis et de par leur beauté ils marquent la violence de la colonisation. Alexandre Arcady a passé les premières années de sa vie en Algérie et en tant que pied noir il a insufflé au film une patte esthétique coloniale qu’on ressent assez franchement au visionnage. Sur le fond, l’émotion et la gravité sont présents tout au long du film, mais ce qui marque le spectateur assez rapidement c’est la longueur, le rythme est mal choisi et l’on s’ennuie parfois franchement.
À mon sens, le film pêche grave sur les dialogues, ils sont pauvres et peuvent être vides pour balancer ce point le récit repose grandement sur les non-dits (amoureux et coloniaux) sur ce point les silences sont réussis. Par ailleurs, le film manque cruellement de poésie, c’était une des qualités majeures de Khadra, la beauté de sa plume sublime la tragédie, là, le réalisateur tombe dans un pathos lourd. Le film manque de finesse et de nuance. L’émotion est donc logiquement présente, on ressort du visionnage du film bouleversé, mais certainement moins qu’après la lecture du livre.
« J’ai pu découvrir un pan de mon histoire autrement que par des récits familiaux »
Pour apporter une touche plus personnelle à cet article, j’ai lu Ce que le jour doit à la nuit l’été de mes 18 ans, en 2014. Aujourd’hui, je me rends compte que cette lecture a été importante et même fondatrice pour moi : ce roman m’a permis de découvrir la guerre d’Algérie par mes propres moyens. La lecture de romans a toujours été quelque chose de personnel et d’intime pour moi et à cette période j’ai pu découvrir un pan de mon histoire autrement que par des récits familiaux (rares et bridés).
J’ai finalement eu l’impression de m’approprier une part de mon histoire personnelle et ça a été le point de départ, vers d’autres lectures, scientifique notamment. En ça, je recommande la lecture (et le visionnage du film) à chacun et particulièrement aux êtres qui ont un lien charnel avec cette guerre il permet à travers un récit romancé de mettre un pas dans la grande histoire qui nous touche tous différemment.
Aujourd’hui, c’est Mélissa qui nous parle d’un film qui l’a marquée au sujet de la guerre d’Algérie: “Combien je vous aime”.
Combien je vous aime est un montage d’archives sorti en 1985, réalisé par Azzedine Meddour. A travers ces images, le réalisateur dresse un portrait de la colonisation française en Algérie.
C’est au détour d’une conversation avec ma mère qu’elle me parla de ce film/documentaire qui l’avait profondément marquée par sa justesse.
O Combien je vous aime se construit au travers de documents d’archives français avant et pendant la Guerre d’Algérie. Les images se succèdent et dépeignent avec une ironie distanciatrice toutes les inégalités entre français et musulmans avant le conflit.
La suite du documentaire porte sur la couverture médiatique pendant la guerre. Des images et témoignages rares où les soldats français se gargarisent de leurs actes de torture. Le ton léger et satirique employé contraste avec la dureté et l’horreur des images. Ce documentaire met en exergue toute la violence et l’ignominie, encore aujourd’hui occultée, des soldats, commandants et généraux français.
On y découvre aussi les multiples manœuvres guignolesques employées par le gouvernement français pour amadouer les femmes et enfants indigènes, en vain.
Par sa construction tout en contraste, O Combien je vous aime expose le décalage absurde entre le discours français et toute la monstruosité des faits avérés. A l’heure où la question des supposés bienfaits de la colonisation demeure latente, ce documentaire reste plus que jamais nécessaire.
A titre personnel, j’ai trouvé enrichissant de découvrir la perception des médias français à l’égard des algériens avant et pendant le conflit. De ce documentaire, en ressortent un ressentiment amer et une vive incompréhension : quelle était leur légitimé à massacrer et piller une population sans exprimer le moindre remord ? N’est-t-il pas temps, aujourd’hui, de reconnaître et se repentir pour avancer en paix ?
Ce documentaire a été réalisé par Azzedine Meddour en 1985, père de Mounia Meddour, réalisatrice de Papicha. Le film sera récompensé 1erPrix par le Festival américain du film à New York, section « Perspective ».
près plus d’une semaine de confinement, on retourne aux classiques. Aujourd’hui, Oussama nous parle du film “L’Opium et le Bâton”, sorti en 1971.
L’Opium et le Bâton est une adaptation du roman à succès portant le même nom, et écrit par Mouloud Mammeri. Réalisé par Ahmed Rachedi en 1969, il sortira dans les salles obscures en 1971. Il demeure à ce jour l’un des films mythiques de l’âge d’or du cinéma algérien.
Appartenant à l’une des premières unités cinématographiques du FLN, Ahmed Rachedi est connu pour ses films traitant de la colonisation et de la libération de son pays natal, l’Algérie. Son film, L’Opium et le Bâton, contient des dialogues en français et en arabe.
Dans la fin des années 50, les parachutistes contrôlent la ville d’Alger. Bachir Larzak est médecin, il a étudié à Paris, il vit et exerce sa profession dans la capitale algérienne. Par peur de se faire arrêter par les autorités françaises et pour aider les services sanitaires de la Wilaya III (l’un des sept départements pendant la Guerre d’Algérie), Bachir quitte rapidement la capitale pour rejoindre son village natal (Thala) dans les montagnes de Djurdjura en Kabylie.
À Thala, dans les coins les plus reculés de l’Algérie, deux camps se font la guerre, celui des maquisards algériens et celui des français (force d’occupation). Bachir, le protagoniste du film, est décrit comme un bourgeois de la capitale, partageant sa vie avec une française. A Thala, Bachir a deux frères, Ali et Belaïd. Le premier est engagé avec l’ALN (L’Armée de libération nationale) et se bat contre les français, il rêve d’admirer le drapeau vert , blanc et rouge flotter sur Alger. Son deuxième frère Belaïd l’ainé, est quant à lui un collaborateur du régime colonisateur.
Tourmenté par la fracture que connaît sa famille, Bachir décide de s’engager dans la guerre et prend conscience d’un sentiment national, il commence à affronter la répression de l’armée française. Avec l’aide des collaborateurs, l’armée française essaie en vain de retourner la population contre les insurgés. Plus le temps passe à Thala, et plus les habitants du village et des alentours rallient la cause du FLN. Fait marquant du film et assez représentatif de la cruauté dont peut faire preuve l’armée en temps de guerre, tous les habitants de Thala sont amenés à se réunir sur la place du village. Une fois rassemblés, ils assistent au martyr de leur héros Ali (frère de Bachir) puis à la destruction de leurs maisons et de leurs champs.
Dans l’Opium et le Bâton, on assiste à la volonté de rayer de la carte un petit village algérien par les Français, mais ce qui retient notre attention tout au long de cette adaptation, c’est le nombre de contextes et de destins personnels et intimes où la chaleur humaine, l’amitié, la famille, le patriotisme, l’attachement à des valeurs d’indépendantisme, font la force de Thala. On nous montre de façon assez claire la mince frontière entre « bien » et « mal » au fil du film, ainsi que la tourmente de Bachir face à la situation de contradiction de ses deux frères.
L’Opium et le Bâton décrit le dur quotidien de ces villageois, qui, acculés, montreront dans l’épreuve douloureuse de la guerre leur lâcheté ou leur héroïsme. Tout au fond d’eux, les habitants de Thalas mettront leur nature à nu face à des blessures morales, physiques, et des humiliations subies par l’armée française.
Sous pression constante et poussés dans leurs derniers retranchements, on observe la vraie nature des habitants du village, l’héroïsme et la lâcheté de certains, face aux techniques de renversement de l’Occupation.
L’Opium et le Bâton reprend assez fidèlement la trame du roman de Mouloud Mammeri. En plus de nous décrire avec précision le drame du conflit opposant les forces du FLN face aux « colonisateurs », l’Opium et le Bâton nous offre une vraie morale quant aux liens sociaux dans un village en temps de guerre et d’occupation. Ce film nous livre une vision pessimiste et agressive de la Guerre d’Algérie ainsi qu’un réalisme et une exactitude des exactions commises par l’armée française, en Algérie.
Chronique des années de braise
“Chronique des années de braise” : Donia nous fait découvrir le premier film algérien ayant remporté la Palme d’or du Festival de Cannes, et le seul à ce jour.
Sorti en 1975, “Chronique des années de braise” est un film de guerre réalisé par Mohammed Lakhdar-Hamina.
Raconter la grande Histoire, celle avec un H majuscule, celle qui s’inscrit dans les livres scolaires, en passant par la plus petite. L’individuelle, qui nous rassemble dans notre solitude. Celle qui nous touche, tous. C’est le pari plutôt osé et franchement réussi du réalisateur algérien Mohammed Lakhdar Hamina, avec son chef-d’oeuvre — oui, on ose l’hyperbole – des Chroniques des années de braise: partir de ce pauvre paysan du Sud algérien, Ahmed, pour dresser un état des lieux précis de la colonisation mais surtout du cheminement spirituel de la révolte des Algériens. Partir d’un cas, pour s’adresser au corps tout entier. Partir d’un exemple, pour en dresser une vérité générale. Avec pour seul but : montrer que la Guerre d’Algérie n’est pas un accident de l’histoire, qui a surgi sans aucune raison, mais bien l’aboutissement d’un long trajet entrepris par tout un peuple contre le colonisateur français. Les Chroniquesracontent les étincelles, les braises qui rougissent, des décennies avant la grande explosion. Le moment où l’histoire s’écrit en secret, où les consciences se politisent, les aspirations démocratiques fusent. Elles éclateront au grand jour, bientôt. Ce moment charnière où la révolte précède la révolution.
Ahmed, un héros « extra-ordinaire »
Il y a tout d’abord des dates, marquantes, qui jalonnent l’intrigue. La première, 1939 le début de la Seconde Guerre mondiale et la dernière, le 1er novembre 1954, le déclenchement de l’insurrection, appelé aussi la Toussaint rouge, menée par le FLN, le Front de Libération nationale. Et entre, quatre tableaux : la défaite de la France en 1940, une épidémie de typhus, les élections de 1947, l’organisation des premiers maquis… Une période marquée par la paupérisation de la paysannerie, l’exclusion des « Algériens musulmans » (les autochtones), dépossédés des terres fertiles par la France. Au coeur de cette fresque, Ahmed, un héros « extra-ordinaire » dans le sens qu’il n’est pas le sauveur sur son cheval blanc, mais un paysan, comme les autres, qui vit cette misère aux premières loges. Il est identifiable, et c’est bien cela sa force : il cristallise les désillusions, les craintes, les questionnements et les colères de tout un peuple, qui finit par se rebeller contre l’occupant mais aussi, et surtout, « contre la condition d’homme », explique Mohammed Lakhdar Hamina. Sans être misérabiliste, les Chroniquessoulignent avec une justesse folle la misère sociale, sanitaire de l’Algérien musulman, exclu du corps dominant.
Ma tribu
Pourquoi parler de ce film et pas d’un autre? Il y a d’abord son importance historique : réalisé en 1975, soit treize ans après l’indépendance, il est le premier long-métrage dirigé par un Algérien. Il obtient la même année le Graal pour tout réalisateur, la Palme d’Or au festival de Cannes, faisant de Mohammed Lakhdar Hamina, le premier cinéaste algérien, que dire arabe, récompensé. Et puis, il y a l’ego. Se dire que nous aussi, malgré les plaies encore ouvertes, saignantes et rougeâtres, sommes capables de créer du beau. Il y a surtout l’histoire personnelle, la mienne. Algérienne du côté de ma mère, pendant longtemps on me parlait de « cette fresque incroyable qui nous raconte, par bribes » assurait ma mère. « La plus grande fierté, made in chez nous », qu’elle disait. Quand elle disait « chez nous », elle ne parlait pas de l’Algérie, mais du cercle familial. Et oui, j’ai appris, après plusieurs visionnages, que ce « grand homme »venait de « chez nous », de notre petite ville, M’sila, qu’il était marié à un de nos proches — à qui? Je ne saurais vous dire — et que par conséquent, c’était « mon grand-oncle ». Que cet homme que je n’ai jamais vu, sauf à l’écran — il interprète l’un des rôles phares dans le film — était l’un des nôtres. Choc. Je me rappellerais toujours le moment où j’ai revu ce film, cette info en tête. J’étais subjuguée, changée. Ma vision avait évolué. Il parlait des miens, des Algériens certes, mais surtout de mon cercle, de ma tribu. On les voyait à l’écran. Chaque obstacle qu’affrontait Ahmed devenait plus douloureux à supporter, chaque étape plus difficile à surmonter. La fiction devenait réalité : cette histoire était la mienne, celle de mon sang.
Une force démocratique libératrice
Je ne dis pas que le film est parfait en tout point : spoiler, il ne l’est pas. Parfois, Mohammed Lakhdar Hamine trébuche, prend le chemin de la facilité… Mais ces imperfections sont le reflet d’une réalité aussi puissante que déroutante. C’est d’ailleurs, l’une des grandes qualités du film : son ancrage dans le concret. Mais ne vous détrompez pas, les Chroniquesn’ont pas la prétention d’être un cours d’histoire. D’ailleurs, ce n’est pas l’intention du réalisateur qui avoue volontiers que son long-métrage « n’est qu’une vision personnelle même s’il prend appui sur des faits précis ». Par sa force salvatrice — car je crois avant tout qu’il est cathartique —, ce chef-d’oeuvre cinématographique met un terme à cette idéologie qui court encore dans les coeurs des « nostalgiques de la colonisation »: la guerre d’Algérie serait l’aboutissement d’une histoire d’amour entre ces deux pays qui auraient tourné au vinaigre. Non. Les Chroniques des années de braisemontrent le pillage, l’exclusion du groupe majoritaire — oui, oui MAJORITAIRE —, la pauvreté, la colère. On imagine le peuple qui vit, épanoui aux manettes du pays et on voit le sous-peuple qui survit, assoiffé d’une force démocratique libératrice.
El Gusto est un film documentaire réalisé par Safinez Bousbia en 2011 et raconte l’histoire de musiciens Musulmans et Juifs algériens, qui se retrouvent près de cinquante ans après la guerre pour rejouer leur musique héritée du grand El Anka : le chaabi. C’est la recommandation de la semaine de Récits d’Algérie, par Baya.
Cela fait un bon petit bout de temps que l’envie de vous peindre la toile de ce film vagabonde dans mon esprit. Cette errance n’a su trouver l’écho des mots, tant elle a à exprimer. Aujourd’hui l’errance a su trouver son chemin, celui d’El Gusto, celui d’un film qui expose les souvenirs de ces hommes, enfouis depuis des années et qui passent tels des étoiles filantes dans le ciel qu’est leur mémoire.
« El Gusto » vient de l’espagnol et est rentré dans le dialecte algérois pour signifier à la fois la bonne humeur ou encore « good-mood ». Alors aujourd’hui, l’écriture de cet article, à l’image de ce film, je dirais que djatni 3la el Gusto – je suis dans l’esprit d’écrire cet article.
Qu’est-ce que le chaabi ?
Il m’est impensable de vous parler de ce documentaire sans revenir aux racines du chaâbi. En 1492, lorsque l’Espagne a expulsé les Musulmans et les Juifs séfarades de ses territoires, les sons de l’Andalousie sont venus s’implanter en Afrique du Nord. En Algérie, la musique arabo-andalouse a continué d’évoluer selon les régions, en absorbant diverses influences. On a par exemple le Malouf à Constantine, le Gharnati à Tlemcen, la Sanâa d’Alger…
Cependant le public de la musique arabo-andalouse demeure restreint et est majoritairement composé de la classe bourgeoise, aisée, dominante. Au cours de la première moitié du XXe siècle, alors que la bourgeoisie s’abreuvait de qasidates (poèmes) andalouses à l’opéra, les quartiers populaires de la Casbah eux donnaient naissance au Châabi. On doit cet héritage à l’Hadj M’hamed El Anka, élève du cheikh Nador. Le mot chaâbi fait référence à ses origines folkloriques, qui signifie « du peuple » ou « populaire », en arabe. A cette époque ce n‘était pas encore une musique nommée ou institutionalisée.
Contrairement à la musique arabo-andalouse qui est très codifiée, le chaabi lui est une musique beaucoup plus libre qui laisse énormément de place à l’improvisation. C’est pourquoi il est aussi appelé le « blues de la casbah ». Comme le disait Mohammed Ferkioui dans le documentaire El Gusto : « On prend le mandole, une guitare et on commence à bricoler ». Ça a l’air si simple, n’est-pas ? Ainsi, bien que rejeté par les puristes, il n’a pas tardé à devenir la voix et l’âme de la ville d’Alger, marqueur de son identité musicale.
Le Châabi prend principalement racine dans la musique classique andalouse, mais il incorpore également les répertoires poétiques du melhun, des madih religieux et des chants berbères. Il est à l’image de la ville et de son métissage séculaire. La mise en œuvre diversifiée des instruments (darbouka, violons, mandole, oud, guitare, banjo, piano etc…) produit une harmonie auditive tout à fait fascinante. Son rythme lent en introduction (istikhbar) s’accélère jusqu’à prendre un élan étonnamment puissant selon des rythmes spécifiques comme le berwali.
Dans une ville aux mains des Français depuis 1830, le chaabi était la musique des cafés maures, des coiffeurs de la médina, des dockers du port de pêche et des maisons closes, le chaabi chantait la vie et les déboires du peuple. Ces lieux deviennent dans l’entre-deux-guerres, les seuls rares espaces d’expression musicale.
Enfin en 1955, El-Anka fait son entrée au Conservatoire municipal d’Alger en qualité de professeur chargé de l’enseignement du chaabi. Beaucoup des protagonistes de ce documentaire faisaient partie de ses élèves, dont Mohamed Ferkioui, celui avec qui tout a débuté…
Bref synopsis du documentaire
L’histoire du documentaire El Gusto commence par une rencontre tout à fait fortuite. Safinez Bousbia , une architecte d’origine algérienne de 22 ans vivant en Irlande, en marchant à travers la Casbah, est tombée sur une petite boutique artisanale où M. Ferkioui fabriquait et peignait des miroirs en bois. De fil en aiguille elle finit par l’interroger sur les photographies de musiciens, épinglées à un miroir, en noir et blanc, fanées par le temps qui les avait consumées. Au cours des heures qui ont suivi, M. Ferkioui a raconté comment il avait autrefois fait partie d’un célèbre conservatoire chaabi et d’une troupe musicale dans les années 1950.
Mme Bousbia a donc décidé de réunir ces musiciens dont les histoires imbriquées créent une mosaïque de plusieurs années de l’histoire algérienne. Les trouver était la partie la plus ardue. Le processus a duré plus de deux ans. Monsieur Ferkioui avait du mal à se souvenir des noms ; le conservatoire de musique d’Alger où il avait étudié était fermé depuis longtemps. Elle a donc traqué les registres d’enregistrement du conservatoire et fait du porte-à-porte à la recherche des musiciens. Elle en a retrouvé plus de deux douzaines en Algérie et en France.
A travers des témoignages et des extraits d’archives, El Gusto raconte les retrouvailles de ces musiciens autour de leur passion commune pour le chaabi cette musique qui « faisait oublier la misère, la faim et la soif ». Plongés dans la splendeur d’Alger, survolant les ruelles tourbillonnantes de la Casbah, le documentaire met en lumière l’histoire de ces hommes, Juifs et Musulmans, qui ont longtemps coexisté et que le contexte de lutte contre l’occupation coloniale a séparé ensuite.
De prime abord, le montage et la qualité du documentaire paraissent tout à fait communs, mais les sublimes prises de vue, les travellings qui survolent Alger et les sons familiers qui l’animent ont de quoi nous faire chavirer. Par ailleurs, au-delà de l’émotion, et bien que le film n’ait pas de prétention politique, il offre une tribune aux intervenants. Les artistes algériens expriment leur colère quant au manque de considération et de couverture sociale qui donnent à l’artiste algérien, un statut éminemment précaire.
Le chaabi comme instrument de lutte anticoloniale
En novembre 1954, au lendemain du déclenchement de la guerre de libération, Alger assise sous un ciel grisâtre teinté de rouge, voyait ses orchestres s’éteindre peu à peu en solidarité avec le FLN (Front de Libération Nationale). Pour les membres Juifs et Musulmans de la troupe, le début de la guerre aura marqué le début de la fin de leur groupe musical chaâbi. D’une part, pour les musiciens juifs, ce sont les vagues de l’exil qui les emporteront, bien loin de leur ville natale, loin de leur quotidien, loin de leur musique, loin du chaâbi. Pour certains ce fut l’unique alternative. Monsieur Luc Cherki, guitariste, nous raconte que « Étant juif et faisant de la musique arabe, on m’a dit qu’on était en guerre, qu’il ne fallait plus que je chante en arabe. Mais je ne pouvais pas. », alors, nous dit-il « J’ai fait ma valise et je suis parti d’Alger, laissant derrière moi avec regret ma famille et mes amis… ». D’autre part, le documentaire, au travers des récits, témoigne de l’engagement des artistes musulmans algériens en faveur de l’indépendance du pays. On peut citer Monsieur Berkani qui a passé quatre années de vie en prison où il a été torturé pour ses activités politiques. Il raconte qu’il jouait de la musique pour « remonter le moral» des prisonniers.
Le chaabi a aussi été un réel outil de lutte contre l’occupation. Les chanteurs, comme nous l’explique le joueur de mandole Rabah Bernaoui, par leur statut d’artiste, s’introduisaient dans les galas pour faire passer des messages. Aussi, les soirées chaabi permettaient de couvrir les réunions du FLN. Les paroles des musiques chaabi étaient aussi vectrices de messages codés. D’ailleurs, el Anka dans sa chanson « Achki fi Khnata », livre un hymne à l’indépendance à mots couverts en langue vernaculaire, « khnata » signifiant ici indépendance.
Dans El Gusto, les différents portraits expriment en filigranes une certaine mélancolie et une amertume pour un passé qui n’est plus. La cohabitation fraternelle des enfants de la Casbah s’est complètement brisée, mise à mal par la colonisation. En accordant la nationalité française aux quelques 35 000 « Israélites indigènes » tout en maintenant les populations musulmanes à un statut subalterne d’ « indigène », le décret Crémieux de 1870 marquera, via cette inégalité de traitement, le début de la fracture entre les deux communautés. Les Juifs sont alors assimilés aux colons pieds-noirs, au travers de diverses politiques de francisation telles que l’école ou encore l’armée obligatoire.
L’histoire des Juifs algériens est une histoire complexe, sur laquelle ont travaillé des chercheurs comme l’historien Pierre-Jean Le Foll-Luciani, dont les travaux portent sur les “trajectoires dissidentes” de Juifs engagés dans la guerre anticoloniale. Elle est faite à la fois de résistance face à l’oppresseur colonial mais aussi de capitulation et d’allégeance au régime colonial. Le film s’est focalisé sur des vécus humains, des témoignages précieux, mais qui auraient pu être davantage enrichis en évoquant peut-être un peu plus en profondeur ce contexte.
Finalement, après un long périple, la troupe finit par se reformer à Marseille et se produire à guichet fermé sur de nombreuses scènes à travers la France et le monde, mais pas en Algérie malheureusement. El Gusto, cet enivrant orchestre d’envergure, a su transposer la joie et la bonne humeur dans ses musiques, ses reprises de classiques du chaabi algérien comme « Ya rayeh », « Chehilet Laâyani » ou encore une chanson que j’adore : « Haramtou bik nouaâssi ».
Un film d’époque, une tragédie shakespearienne, un film féministe ? La dernière Reine * est tout cela. L’œuvre fait revivre une période de l’Histoire de l’Algérie jamais représentée au cinéma. Des reines, des corsaires, du sang et de l’amour et surtout Alger conquise mais jamais soumise.
Le dernier long métrage du duo Adila Bendimerad et Damien Ounouri fera date dans l’histoire du cinéma algérien parce qu’il en casse tous les codes esthétiques et sémantiques. Le public algérien est, depuis des décennies, abreuvé de comédies sociales ainsi que de productions d’inégale qualité sur la période coloniale et la guerre de libération. Un film d’époque sur l’Algérie d’avant la colonisation est donc une première.
La Dernière Reine est l’histoire d’une reine, ou plus précisément de deux reines co-épouses du sultan d’Alger Salim El Toumi. Le personnage féminin principal est Zaphira dont l’existence est contestée par les historiens mais dont la légende est très forte. L’autre Chegga est une reine berbère, une guerrière dans la lignée des figures historiques féminines de la résistance aux différents envahisseurs...
Les deux femmes vont dans une grandiose chorégraphie de sang, de furie et de courage se battre pour protéger leurs familles et leur pays. Ce premier vrai film d’époque algérien nous porte dans cette Alger magnifique convoitée par tant d’appétits depuis toujours.
En 1516, les Espagnols occupent la ville. Appelé à la rescousse, le légendaire corsaire Aroudj Barberousse arrive pour libérer la région. Les scènes de bataille dans le magnifique décor des plages algéroises, sous la lumière d’un ciel bleu parfait sont filmées comme une fresque picturale.
On passe de cette violence des armes, et des corps qui s’entrechoquent, au luxe du palais royal. Zaphira (incarnée par Adila Bendimerad elle-même), femme du roi Salim El Toumi, se divertit avec ses amies, toutes dans de somptueux costumes algérois. Zaphira est espiègle, forte et passionnée. Elle exige de son époux qu’il soit plus présent et prépare son jeune fils à l’avenir de monarque qui l’attend.
Ce que l’on pressentait au début du film se confirme lorsque Barberousse après avoir enfin battu l’envahisseur espagnol, s’allie au roi Salim et accède aux plus hautes fonctions du pouvoir. Cependant le pirate, soutenu par ses frères et leurs hommes, ne se contente pas de cette réussite. Il veut aussi prendre Alger et sa reine Zaphira "Je prendrai son palais, je chevaucherai son cheval, et sa femme", proclame-t-il à ses compagnons.
Le roi Salim ne tarde pas à être retrouvé assassiné dans son hammam. Comme le veut la tradition, Zaphira, désormais veuve, doit retourner vivre dans sa famille avec son fils. Mais elle refuse d’abdiquer et tient tête à ses frères et aux assauts de Barberousse qui veut l’épouser.
L’oeuvre de Adila Bendmerad et de Damien Ounouri gagne le pari de rendre hommage à des figures féminines fortes, authentiquement algériennes, qui parlent l’algérien, portent des vêtements algériens et évoluent dans des intérieurs, comme ceux que l’on peut encore visiter dans la capitale, à Tlemcen ou à Constantine. De véritables repères identitaires si souvent exclus des productions audiovisuelles.
La grande prouesse de ce film reste la réinvention, si l’on peut dire, des costumes d’époque qui font écho aux tenues portées aujourd’hui encore par les Algériennes. En cela on peut dire que La Dernière Reine est en quelque sorte «le Barry Lindon» algérien.
Comme dans le chef d’œuvre de Stanley Kubrick, sorti en 1976, l’effort de reconstitution dans La Dernière Reine d’une époque qui faire revivre une ambiance, montre des codes vestimentaires, est remarquable. Le travail de Stanley Kubrick lui a valu l’oscar de la meilleure création de costumes. Cependant le cinéaste avait eu à sa disposition des livres, des peintures, des archives pour chaque détail. Adila et Damien, pour leur part, ont dû recréer et reconstituer à partir de bribes d’histoire, faisant parler des lambeaux de patrimoine, pour nous projeter dans Alger du 16ème siècle.
Adila, lors de la récente projection en avant-première à Paris a confirmé cette difficulté à rendre en images cette époque : «la colonisation a effacé le patrimoine culturel d’Alger. Il a fallu recréer les costumes, rendre à Alger sa méditerraneité, son africanité », a-t-elle précisé.
Un membre de l’équipe de tournage se souvient qu’ils avaient trouvé à profusion des documents sur les tenues des soldats espagnols mais aucun indice sur celles des combattants algériens de cette époque. De fait le spectateur algérien a toujours vu dans les productions nationales ou étrangères des costumes inspirés de la culture arabo-musulmane d’un Orient fantasmé, où l’«Arabe» oscille entre le miséreux vêtu de haillons de djellaba et le sultan recouvert d’or et de pierres précieuses.
La Dernière Reine ouvre donc la voie à d’autres cinéastes pour d’autres époques de l’histoire du pays. Un autre regard est donc possible. Celui d’Adila et Damien rend justice à cette Alger lumineuse, méditerranéenne avec ces images de Tipaza et ses ruines romaines pour rappeler que l’Algérie avant la colonisation « n’était pas un simple caillou » selon les propos de Damien Ounouri mais bien une civilisation, un peuple, une culture.
*Date de sortie : 19 avril 2023 (France)
Ghania Khelifi
Ancienne directrice de rédaction du quotidien algérien Liberté, journaliste politique, diplômée de La Sorbonne, Ghania Khelifi est également chargée de mission égalité Hommes-Femmes en France où elle vit. Titulaire d’un DESS sur l’œuvre et le parcours de Kateb Yacine, elle a signé la première rétrospective lui étant consacré à Alger en 1991, « Kateb Yacine, poèmes et éclats », au tout début de la décennie noire. Spécialiste de la société algérienne, elle collabore régulièrement à Babelmed.net depuis sa création.
La Dernière reine, premier long-métrage d’Adila Bendimerad et Damien Ounouri. Les cinéastes nous font découvrir la reine arabo-berbère Zaphira, une figure mythique et méconnue. L’histoire se déroule en 1516, période durant laquelle le pirate Aroudj Barberousse libère Alger de la tyrannie des Espagnols et prend le pouvoir. Mais Zaphira s’y oppose. Entre légende et histoire, le film relate son combat et les bouleversements personnels et politiques de cette époque.
Rarement, les populations du Maghreb et du Proche-Orient ont autant vécu de souffrances, entre dictatures, sécheresses et famines, violences et guerres, appauvrissement généralisé et désespoir, exodes et exils... Mais au milieu de cette désolation, portées par des générations de jeunes et moins jeunes artistes vivants ou disparus, des paroles et des images libres s’élèvent, parmi lesquelles un cinéma doté d’un imaginaire puissant, d’un regard lucide sur les réalités sociales et que l’édition 2023 du festival du cinéma arabe Aflam a présenté au public en mars.
Célébrant à Marseille son dixième anniversaire, le festival Aflam a tenu cette année à « répondre à la nécessité de mettre de la lumière sur une créativité en ébullition depuis les soulèvements populaires qui avaient remué le Maghreb et le Moyen-Orient à partir de 2011 ». Depuis leur création, ces journées de rencontres internationales (sans jury ni prix) ont réuni des milliers de spectateurs et montré plus de 600 films, une initiative qui démontre qu’il est « possible de parler à voix haute », même de façon modeste, selon les organisateurs, dans un monde où la liberté d’expression se raréfie.
Aflam s’est tenu cette année du 17 au 28 mars 2023 et a projeté une cinquantaine de films, de la fiction à l’essai cinématographique, venant d’une douzaine de pays arabes.
OMAR AMIRALAY, DOCUMENTARISTE INTERDIT
Cette édition 2023 a également mis à l’honneur, avec une rétrospective d’une partie de ses films, le cinéaste syrien Omar Amiralay (1944-2011). Figure incontournable du cinéma arabe, son œuvre fort originale est surtout connue pour des films tels que Déluge au pays du Baas, Les poules et La vie quotidienne dans un village syrien. Interdit en Syrie, son cinéma est, malgré son caractère documentaire, formellement audacieux et protéiforme, puisant sa force dans l’imaginaire de l’auteur, et continue d’exercer une influence sur les nouvelles générations de cinéastes arabes.
Pour preuve de la diversité des documentaires d’Omar Amiralay combinant lucidité et ironie mordante, on peut citer L’homme aux semelles d’or (clin d’œil à L’Homme aux colts d’or, classique du western ?), qui met en scène la rencontre du milliardaire Rafic Hariri, premier ministre et entrepreneur libanais assassiné en 2005, avec le cinéaste, intellectuel de gauche. Omar Amiralay est visiblement fasciné par le charisme de l’homme qui a voulu à sa façon reconstruire Beyrouth dévastée par quinze ans de guerre civile. Ce film a valu injustement à son auteur des critiques de la gauche.
À l’inverse, Par un jour de violence ordinaire, mon ami Michel Seurat est un documentaire sombre qui interroge les proches de l’intellectuel français né à Tunis et décédé dans les geôles du Hezbollah — ce que le Parti de Dieu n’a jamais reconnu. Dans ce portrait posthume de son ami intime, le cinéaste a reconstitué dans des images fortes, douloureuses, et dénuées de sa proverbiale ironie le lieu de détention de l’otage et de ses compagnons ainsi que les silhouettes anonymes de leurs veilleurs. Certains décors font penser au Procès d’Orson Welles (1962) et à sa symbolique de l’homme écrasé par l’inhumain.
Plus proches des réalités syriennes et palestiniennes, trois documentaires impressionnants de vérité et d’espoirs déçus d’une génération et de deux peuples se distinguent. Dans Il y a tant de choses encore à raconter, Omar Amiralay donne la parole à son ami dramaturge Saadallah Wannous avant la mort de celui-ci sur un lit d’hôpital. Le film est un témoignage très émouvant et personnel des désillusions d’une génération d’intellectuels et d’artistes arabes face au conflit avec Israël, et aussi face aux régimes arabes obsédés par l’idée de ne jamais céder le pouvoir (plus d’un demi-siècle pour la Syrie, un record !)
Que veut dire être arabe et cinéaste arabe en ces temps troublés ? Une identité d’une telle fluidité qu’elle s’échappe parfois de nos consciences et fuit sous nos pas. Proposant une réponse à sa manière, Amarilay s’est décrit dans la présentation du festival Aflam en une « brève autobiographie » intitulée « Omar par Omar », mi-comique mi-tragique, et dont nous reproduisons ci-après des extraits.
[…] Je vis actuellement dans un pays dont il me peine de devoir dire qu’il va à sa propre perte, après avoir été trahi par ses gouvernants, largué par ses habitants les plus sensés, et surtout abandonné par ses penseurs, ses intellectuels et ses artistes […]
De la situation de ce pays, me demandant quand se terminerait enfin le conflit avec Israël pour pouvoir parvenir à un État juste et démocratique […], je pense avoir pâti. Avec beaucoup d’autres. Elle nous a dicté des choix, dans l’art, comme dans la vie, que nous ne nous étions jamais souhaités pour nous-mêmes.
Un de ces choix a été mon engagement, depuis mes débuts dans le cinéma, dans le film documentaire. Un genre que j’ai transformé en une approche des gens, une interprétation du réel, et une conviction intime que le cinéma peut traiter directement avec la vie, avec ses histoires et ses héros de tous les jours de manière beaucoup plus riche et plus inventive que ce qu’un simple passant comme moi serait capable d’imaginer ou de créer à partir de rien. Même si dans tous mes films, je tiens toujours à établir un dialogue subjectif et complice avec la vie, avec les gens ; pour susciter des questions, pour faire naître le doute, pour garder une trace dans l’histoire de personnes, d’événements, de bouleversements qui ont peut-être été effacés des mémoires, ou que le temps a rejetés.
Un autre aspect de mon travail cinématographique qui traduit une de mes angoisses majeures, c’est la recherche de la vérité, une vérité dont l’un des piliers, à mon avis, est le doute. Une forme de suspicion que je considère comme une vertu et non comme un péché, alors que, selon la formule attribuée au Coran, « tenir en suspicion est presque un péché », comme le veulent ceux qui s’en remettent aux vérités révélées et aux livres saints. Car toute vérité́ à mon sens, est douteuse, ambiguë, relative, tant que la conscience humaine et l’Histoire ne l’auront pas soumise à une interrogation, à la loi du questionnement.
C’est peut-être cela qui explique cette oscillation dans mes films entre le documentaire et la fiction, que j’attribue à une tendance enracinée en moi à me frotter au doute, à chatouiller l’ambiguïté́. En deux mots, mon cinéma pourrait être résumé à cela : chatouiller la vie. […]
« JE SUIS DEVENUE UN CIMETIÈRE »
Espoirs et désespoirs, illusions et désillusions. Que diraient aujourd’hui ces cinéastes et dramaturges, alors que la Syrie n’existe plus que démantelée et que la Palestine devient jour après jour un mirage, faisant dire il y a quelques jours à Paris au ministre israélien des finances Bezalel Smotrich que « Les Palestiniens n’existent pas » ? Une formule partout condamnée, qui pourtant n’étonne point dans la bouche d’un des « conquérants » des territoires du « Grand Israël ».
Mais un auteur — fût-il mort tout en restant très vivant à travers son cinéma — ne fait pas un festival. Ainsi, le cinéma libanais, dont plusieurs films ont été projetés, s’est montré presque à son meilleur dans le domaine documentaire grâce à Rania Stephan qui a présenté pour la première fois Le champ des mots. Conversation avec Samar Yazbek. L’écrivaine syrienne a dû s’exiler avec sa fille durant la guerre pour venir vivre en France, et continuer son œuvre d’écriture et de témoignage sur la violence de la guerre et la difficulté de la dire à travers l’art.
Au fil des interviews, le documentaire qui a une véritable écriture cinématographique et une grande sensibilité se fait fort de ne montrer aucune image de violence dans un pays où une profusion de scènes d’horreur à travers les vidéos et les réseaux sociaux a été diffusée à satiété dans le monde entier. La cinéaste s’attarde souvent aussi (trop souvent ?) sur le visage beau et douloureux de cette victime vivante de la sauvagerie de la guerre, y guettant la moindre inflexion du regard d’une femme toujours jeune, mais ayant beaucoup vécu et qui continue son combat de l’étranger pour l’éducation des femmes syriennes réfugiées ou déplacées.
Le mot de la fin lui appartient : « La Syrie est effectivement finie » (intahat), dit-elle. « Je suis devenue un cimetière », et « les Syriens sont devenus fous ». Rania Stéphan a avoué avoir mis neuf ans pour imaginer et réaliser ce film.
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