FESTIVAL AFLAM
Rarement, les populations du Maghreb et du Proche-Orient ont autant vécu de souffrances, entre dictatures, sécheresses et famines, violences et guerres, appauvrissement généralisé et désespoir, exodes et exils... Mais au milieu de cette désolation, portées par des générations de jeunes et moins jeunes artistes vivants ou disparus, des paroles et des images libres s’élèvent, parmi lesquelles un cinéma doté d’un imaginaire puissant, d’un regard lucide sur les réalités sociales et que l’édition 2023 du festival du cinéma arabe Aflam a présenté au public en mars.
Célébrant à Marseille son dixième anniversaire, le festival Aflam a tenu cette année à « répondre à la nécessité de mettre de la lumière sur une créativité en ébullition depuis les soulèvements populaires qui avaient remué le Maghreb et le Moyen-Orient à partir de 2011 ». Depuis leur création, ces journées de rencontres internationales (sans jury ni prix) ont réuni des milliers de spectateurs et montré plus de 600 films, une initiative qui démontre qu’il est « possible de parler à voix haute », même de façon modeste, selon les organisateurs, dans un monde où la liberté d’expression se raréfie.
Aflam s’est tenu cette année du 17 au 28 mars 2023 et a projeté une cinquantaine de films, de la fiction à l’essai cinématographique, venant d’une douzaine de pays arabes.
OMAR AMIRALAY, DOCUMENTARISTE INTERDIT
Cette édition 2023 a également mis à l’honneur, avec une rétrospective d’une partie de ses films, le cinéaste syrien Omar Amiralay (1944-2011). Figure incontournable du cinéma arabe, son œuvre fort originale est surtout connue pour des films tels que Déluge au pays du Baas, Les poules et La vie quotidienne dans un village syrien. Interdit en Syrie, son cinéma est, malgré son caractère documentaire, formellement audacieux et protéiforme, puisant sa force dans l’imaginaire de l’auteur, et continue d’exercer une influence sur les nouvelles générations de cinéastes arabes.
Pour preuve de la diversité des documentaires d’Omar Amiralay combinant lucidité et ironie mordante, on peut citer L’homme aux semelles d’or (clin d’œil à L’Homme aux colts d’or, classique du western ?), qui met en scène la rencontre du milliardaire Rafic Hariri, premier ministre et entrepreneur libanais assassiné en 2005, avec le cinéaste, intellectuel de gauche. Omar Amiralay est visiblement fasciné par le charisme de l’homme qui a voulu à sa façon reconstruire Beyrouth dévastée par quinze ans de guerre civile. Ce film a valu injustement à son auteur des critiques de la gauche.
À l’inverse, Par un jour de violence ordinaire, mon ami Michel Seurat est un documentaire sombre qui interroge les proches de l’intellectuel français né à Tunis et décédé dans les geôles du Hezbollah — ce que le Parti de Dieu n’a jamais reconnu. Dans ce portrait posthume de son ami intime, le cinéaste a reconstitué dans des images fortes, douloureuses, et dénuées de sa proverbiale ironie le lieu de détention de l’otage et de ses compagnons ainsi que les silhouettes anonymes de leurs veilleurs. Certains décors font penser au Procès d’Orson Welles (1962) et à sa symbolique de l’homme écrasé par l’inhumain.
Plus proches des réalités syriennes et palestiniennes, trois documentaires impressionnants de vérité et d’espoirs déçus d’une génération et de deux peuples se distinguent. Dans Il y a tant de choses encore à raconter, Omar Amiralay donne la parole à son ami dramaturge Saadallah Wannous avant la mort de celui-ci sur un lit d’hôpital. Le film est un témoignage très émouvant et personnel des désillusions d’une génération d’intellectuels et d’artistes arabes face au conflit avec Israël, et aussi face aux régimes arabes obsédés par l’idée de ne jamais céder le pouvoir (plus d’un demi-siècle pour la Syrie, un record !)
Que veut dire être arabe et cinéaste arabe en ces temps troublés ? Une identité d’une telle fluidité qu’elle s’échappe parfois de nos consciences et fuit sous nos pas. Proposant une réponse à sa manière, Amarilay s’est décrit dans la présentation du festival Aflam en une « brève autobiographie » intitulée « Omar par Omar », mi-comique mi-tragique, et dont nous reproduisons ci-après des extraits.
[…] Je vis actuellement dans un pays dont il me peine de devoir dire qu’il va à sa propre perte, après avoir été trahi par ses gouvernants, largué par ses habitants les plus sensés, et surtout abandonné par ses penseurs, ses intellectuels et ses artistes […]
De la situation de ce pays, me demandant quand se terminerait enfin le conflit avec Israël pour pouvoir parvenir à un État juste et démocratique […], je pense avoir pâti. Avec beaucoup d’autres. Elle nous a dicté des choix, dans l’art, comme dans la vie, que nous ne nous étions jamais souhaités pour nous-mêmes.
Un de ces choix a été mon engagement, depuis mes débuts dans le cinéma, dans le film documentaire. Un genre que j’ai transformé en une approche des gens, une interprétation du réel, et une conviction intime que le cinéma peut traiter directement avec la vie, avec ses histoires et ses héros de tous les jours de manière beaucoup plus riche et plus inventive que ce qu’un simple passant comme moi serait capable d’imaginer ou de créer à partir de rien. Même si dans tous mes films, je tiens toujours à établir un dialogue subjectif et complice avec la vie, avec les gens ; pour susciter des questions, pour faire naître le doute, pour garder une trace dans l’histoire de personnes, d’événements, de bouleversements qui ont peut-être été effacés des mémoires, ou que le temps a rejetés.
Un autre aspect de mon travail cinématographique qui traduit une de mes angoisses majeures, c’est la recherche de la vérité, une vérité dont l’un des piliers, à mon avis, est le doute. Une forme de suspicion que je considère comme une vertu et non comme un péché, alors que, selon la formule attribuée au Coran, « tenir en suspicion est presque un péché », comme le veulent ceux qui s’en remettent aux vérités révélées et aux livres saints. Car toute vérité́ à mon sens, est douteuse, ambiguë, relative, tant que la conscience humaine et l’Histoire ne l’auront pas soumise à une interrogation, à la loi du questionnement.
C’est peut-être cela qui explique cette oscillation dans mes films entre le documentaire et la fiction, que j’attribue à une tendance enracinée en moi à me frotter au doute, à chatouiller l’ambiguïté́. En deux mots, mon cinéma pourrait être résumé à cela : chatouiller la vie. […]
« JE SUIS DEVENUE UN CIMETIÈRE »
Espoirs et désespoirs, illusions et désillusions. Que diraient aujourd’hui ces cinéastes et dramaturges, alors que la Syrie n’existe plus que démantelée et que la Palestine devient jour après jour un mirage, faisant dire il y a quelques jours à Paris au ministre israélien des finances Bezalel Smotrich que « Les Palestiniens n’existent pas » ? Une formule partout condamnée, qui pourtant n’étonne point dans la bouche d’un des « conquérants » des territoires du « Grand Israël ».
Mais un auteur — fût-il mort tout en restant très vivant à travers son cinéma — ne fait pas un festival. Ainsi, le cinéma libanais, dont plusieurs films ont été projetés, s’est montré presque à son meilleur dans le domaine documentaire grâce à Rania Stephan qui a présenté pour la première fois Le champ des mots. Conversation avec Samar Yazbek. L’écrivaine syrienne a dû s’exiler avec sa fille durant la guerre pour venir vivre en France, et continuer son œuvre d’écriture et de témoignage sur la violence de la guerre et la difficulté de la dire à travers l’art.
Au fil des interviews, le documentaire qui a une véritable écriture cinématographique et une grande sensibilité se fait fort de ne montrer aucune image de violence dans un pays où une profusion de scènes d’horreur à travers les vidéos et les réseaux sociaux a été diffusée à satiété dans le monde entier. La cinéaste s’attarde souvent aussi (trop souvent ?) sur le visage beau et douloureux de cette victime vivante de la sauvagerie de la guerre, y guettant la moindre inflexion du regard d’une femme toujours jeune, mais ayant beaucoup vécu et qui continue son combat de l’étranger pour l’éducation des femmes syriennes réfugiées ou déplacées.
Le mot de la fin lui appartient : « La Syrie est effectivement finie » (intahat), dit-elle. « Je suis devenue un cimetière », et « les Syriens sont devenus fous ». Rania Stéphan a avoué avoir mis neuf ans pour imaginer et réaliser ce film.
Les commentaires récents