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Rédigé le 22/05/2023 à 07:39 dans Cherchell, Wilaya de Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)
“La femme sans sépulture” est un roman écrit par Assia Djebar, publié en 2002. C’est aussi la recommandation de la semaine de Mayssa.
Voilà. J’ai fini La femme sans sépulture. Que dire, que dire de ce magnifique roman faisant revivre Zoulikha, héroïne de la guerre de libération, figure estimée de sa ville, Césarée de Maurétanie. « La visiteuse », « l’étrangère pas si étrangère », l’auteure elle-même ? revenue bien trop tard après l’indépendance dans la ville de ses aïeux, retrace minutieusement la vie de Zoulikha, contée par les femmes de la ville : ses filles, sa tante, Dame Lionne. Autant de personnages complexes et étonnants convoqués pour raconter le passé. Chacune se remémorant un souvenir, mis bout à bout pour restituer l’histoire de l’héroïne : « une large fresque féminine » dont Zoulikha est au centre, elle par trois fois épousée, par quatre fois mère, militante locale avant de rejoindre le maquis puis disparue, laissée sans sépulture. Disparue comme tant d’autres combattants, dont les familles n’ont, jusqu’à aujourd’hui pas d’explications, pas de traces malgré des recherches désespérées : une volonté d’effacer ces héros de la guerre d’indépendance.
Ce récit, écrit comme un chant, un conte où plusieurs conteuses prennent la parole lors de veillées féminines est également un voyage. Un voyage dans le temps : des époques romaines, vandales et numides à travers notamment le musée de Césarée, à la guerre de libération, et enfin au retour de « la visiteuse » en juin 1981. C’est également un voyage dans la région natale de l’auteure, les femmes-conteuses nous emmènent à l’antique cité romaine Césarée, actuelle Cherchell, prennent la route de Tipaza, ancienne ville romaine également, passant par des villages de pécheurs et dégustant des grillades de poisson frais, aux villages du mont Chenoua surplombant la douce Méditerranée… Pour qui, comme moi, y est déjà passé, les images des magnifiques paysages défilent au cours de la lecture, comme si j’étais retournée en Algérie les admirer, entre une douce brise marine et un soleil éclatant.
La femme sans sépulture, c’est surtout un hommage, c’est faire vivre le récit d’une femme extraordinaire, par sa complexité et son courage, c’est un remerciement : à tous ces combattants ayant donné leur vie à l’Algérie, et en particulier une mise en lumière du rôle des femmes dans la guerre. Zoulikha n’est en effet pas la seule femme algérienne ayant quitté sa famille, ses jeunes enfants, pour rejoindre le maquis ; ni la seule ayant participé à l’organisation d’un réseau de femmes en ville (dont Dame Lionne, ou Lla Lbia faisait partie), récoltant de l’argent et des vivres pour le maquis, « l’organisation » comme on disait, aidée par des hommes de la ville. C’est aussi une illustration de la vie sous l’occupation : les arrestations, le couvre-feu, les inspections des maisons…
C’est un récit intense, poétique, pour que la femme restée sans sépulture, ne soit jamais oubliée, son ombre flottant au-dessus de Césarée et l’histoire vivant dans les cœurs de ceux qui l’ont connue puis en ceux qui liront ce roman.
Par Mayssa. B
Publié le 25 novembre 2020
https://recitsdalgerie.com/la-femme-sans-sepultur
https://tipaza.typepad.fr/mon_weblog/2023/02/la-femme-sans-s%C3%A9pulture-dassia-djebar.html
https://tipaza.typepad.fr/mon_weblog/2023/02/la-femme-de-cherchell-plus-forte-que-la-bande-deor.html
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Rédigé le 25/04/2023 à 20:11 dans Cherchell, France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Dans cette ville chargée d’histoire, l’auteure, du regard de l’enfant qu’elle était à Cherchell, et de la mémoire qu’elle porte à travers une saga familiale, balaie plusieurs générations. Des petites filles modèles, rangées, insouciantes, évoluent autour de la chaleur des aïeules, des grands-mères et des tantes, sous le regard vigilant du père, le Marchand d’alphabet. Elles déambulent au sein de différentes maisons familiales, qui constituent les ports d’ancrage de leur enfance.
Jalons de cet itinéraire cherchellois, ces demeures sont plantées dans un environnement coloré, riche, empreint d’une culture et d’un art de vivre existant bien avant l’occupation française, et dont l’art culinaire et la musique arabo-andalouse constituent la clé de voûte. Cet ouvrage autobiographique, comportant quatre-vingt-huit nouvelles, rassemble un éventail de chroniques cherchelloises, vécues ou connues de l’auteure, en 1952, année de ses sept ans.
Née en 1945 à Cherchell (Algérie), Nora Sari, enseignante et fille d’enseignant, a mené une carrière de professeur de français dans plusieurs lycées d’Alger. Attirée par le monde de la presse, elle publiera des articles culturels dans différents quotidiens nationaux ainsi que dans des revues littéraires. "Un concert à Cherchell" est sa première expérience dans l’écriture romanesqu
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Rédigé le 19/04/2023 à 15:09 dans Cherchell, Littérature, Livres | Lien permanent | Commentaires (0)
“La femme sans sépulture” est un roman écrit par Assia Djebar, publié en 2002. C’est aussi la recommandation de la semaine de Mayssa.
Voilà. J’ai fini La femme sans sépulture. Que dire, que dire de ce magnifique roman faisant revivre Zoulikha, héroïne de la guerre de libération, figure estimée de sa ville, Césarée de Maurétanie. « La visiteuse », « l’étrangère pas si étrangère », l’auteure elle-même ? revenue bien trop tard après l’indépendance dans la ville de ses aïeux, retrace minutieusement la vie de Zoulikha, contée par les femmes de la ville : ses filles, sa tante, Dame Lionne. Autant de personnages complexes et étonnants convoqués pour raconter le passé. Chacune se remémorant un souvenir, mis bout à bout pour restituer l’histoire de l’héroïne : « une large fresque féminine » dont Zoulikha est au centre, elle par trois fois épousée, par quatre fois mère, militante locale avant de rejoindre le maquis puis disparue, laissée sans sépulture. Disparue comme tant d’autres combattants, dont les familles n’ont, jusqu’à aujourd’hui pas d’explications, pas de traces malgré des recherches désespérées : une volonté d’effacer ces héros de la guerre d’indépendance.
Ce récit, écrit comme un chant, un conte où plusieurs conteuses prennent la parole lors de veillées féminines est également un voyage. Un voyage dans le temps : des époques romaines, vandales et numides à travers notamment le musée de Césarée, à la guerre de libération, et enfin au retour de « la visiteuse » en juin 1981. C’est également un voyage dans la région natale de l’auteure, les femmes-conteuses nous emmènent à l’antique cité romaine Césarée, actuelle Cherchell, prennent la route de Tipaza, ancienne ville romaine également, passant par des villages de pécheurs et dégustant des grillades de poisson frais, aux villages du mont Chenoua surplombant la douce Méditerranée… Pour qui, comme moi, y est déjà passé, les images des magnifiques paysages défilent au cours de la lecture, comme si j’étais retournée en Algérie les admirer, entre une douce brise marine et un soleil éclatant.
La femme sans sépulture, c’est surtout un hommage, c’est faire vivre le récit d’une femme extraordinaire, par sa complexité et son courage, c’est un remerciement : à tous ces combattants ayant donné leur vie à l’Algérie, et en particulier une mise en lumière du rôle des femmes dans la guerre. Zoulikha n’est en effet pas la seule femme algérienne ayant quitté sa famille, ses jeunes enfants, pour rejoindre le maquis ; ni la seule ayant participé à l’organisation d’un réseau de femmes en ville (dont Dame Lionne, ou Lla Lbia faisait partie), récoltant de l’argent et des vivres pour le maquis, « l’organisation » comme on disait, aidée par des hommes de la ville. C’est aussi une illustration de la vie sous l’occupation : les arrestations, le couvre-feu, les inspections des maisons…
C’est un récit intense, poétique, pour que la femme restée sans sépulture, ne soit jamais oubliée, son ombre flottant au-dessus de Césarée et l’histoire vivant dans les cœurs de ceux qui l’ont connue puis en ceux qui liront ce roman.
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“Dieu soit loué, il n’y a plus de colonisation dans notre pays” (الحمد لله ما بقاش إستعمار في بلادنا) est le début d’un chant révolutionnaire écrit par El Hajj El Anka et qui se fait connaître le jour de l’indépendance algérienne, le 5 juillet 1962. Par Hakim.
Le 5 juillet 1962, l’Algérie est officiellement libérée du joug français. À 00h05, résonne à la radio une chanson que le père de la musique Chaâbi lui-même, le Hajj Mohammed Al Anka avait écrit des années auparavant et qu’il n’avait jamais pu jouer jusqu’à ce jour. Il s’agit de « Al hamdoulilah mab9ach isti3mar fi bladna » ; « Dieu soit loué, il n’y a plus de colonisation dans notre pays »
Dieu soit loué, il n’y a plus de colonisation dans notre pays.
L’épée de l’injustice a été brisée au combat par les braves
Les hommes ont donné leurs vies dans nos forêts, déserts et montagnes
Longue Vie à l’Algérie libre et à sa jeunesse
Longue vie à l’Algérie libre, à ses hommes et à ses femmes
الحمد لله ما بقاش إستعمار في بلادنا
إتكسر سيف الظلم في الحروب هلكوه الشجعان
ضحات الرجال في الغيب والصحراء وجبالنا
تحيا الجزائر حرة و يحياو الشبان
تحيا الجزائر حرة رجال ونسوان
Voici les quelques vers de ce poème écrit par El Hajj El Anka considéré comme père de la musique Chaâbi Algérienne et que l’on surnomme aussi « Le Cardinal ». Cet homme à la fois grand musicien et patriote, était aussi un homme de foi,i comme l’indiquent aussi bien les poèmes qu’il a écrit mais aussi son appellatif « El Hajj », titre que l’on accorde aux Musulmans qui ont effectué le pèlerinage à la Mecque.
En 1962, l’Algérie sort d’une guerre de libération qui a fait de nombreuses victimes. Malgré cette période sanglante où la pratique de la musique avait beaucoup diminué, les musiciens Chaâbi avaient quand même joué leurs rôles. Le fils de Al Anka affirme, dans le documentaire El gusto , détenir encore des lettres que son père recevait des maquisards qui lui demandaient de les soutenir à travers ses chansons. Que cela soit en France ou en Algérie, beaucoup de joueurs Chaâbi soutenaient le FLN au travers de métaphores dans leurs chansons, le passage de messages ou d’armes ou encore le reversement d’une partie de leurs recettes au FLN.
Cette chanson devenue presque un hymne à la libération, retentit dans l’Algérie tous les 5 juillet pour célébrer la libération en rendant hommage aux sacrifices des femmes et des hommes qui ont lutté pour l’indépendance algérienne. Les écoliers l’apprennent d’ailleurs dès leur plus jeune âge. Elle fait aussi référence à la place de la religion musulmane au sein de la société algérienne, longtemps victime de propagande par le gouvernement français dont la politique coloniale passait par l’effacement de la culture et de la religion des colonisés, cœur de leur l’identité.
https://recitsdalgerie.com/el-anka-dieu-soit-loue-il-n-y-a-plus-de-colonisation-dans-notre-pays/
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Rédigé le 19/04/2023 à 08:12 dans Assia Djebar, Cherchell, France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Durant la guerre d’Algérie, les autorités militaires françaises mirent en place des camps de regroupement destinés à contrer la lutte pour l’indépendance en déplaçant des populations de leurs terres d’origine.
Entre 1954 et 1962, un quart de la population fut déplacé par les autorités militaires françaises et confiné dans des camps de regroupement pour détruire ce que les autorités françaises considéraient comme des soutiens aux groupes armés qui luttaient pour l’indépendance.
Coupés de leurs terres et de leur moyens de subsistance, ces populations relativement pauvres, pour l’essentiel des femmes, des enfants et des personnes âgées, durent recréer de nouvelles vies dans ces camps de fortune.
Ces déplacements ont constitué une rupture profonde dans les conditions d’existence de milliers de paysans algériens, bien au-delà de la période où ils furent enfermés dans ces camps.
Cet ouvrage reconstitue la trajectoire de certains témoins de la région de Cherchell qui ont subi ces déplacements forcés, et apporte, à travers cette série de récits, une pierre essentielle à l’édifice d’une mémoire souvent oubliée ou occultée.
Emportés collectivement dans les secousses de la guerre, ces femmes et ces hommes ont vécu, chacun à leur manière, des parcours qui les ont menés dans des directions différentes.
Les auteurs ont minutieusement récolté ces récits de vie, ces parcours cassés, qui malgré la douleur et l’arrachement ont pu, quelquefois, engendrer aussi de belles histoires.
Kamel Kateb est chercheur démographe à l’Ined, dans les unités de recherche « Migrations internationales et minorités » et « Identités et territoires des populations ».
Ses travaux portent sur l’histoire statistique de l’Algérie, l’histoire des populations des pays du Maghreb, leurs systèmes éducatifs, et sur les migrations entre le Maghreb et l’Europe.
Nacer Melhani est agronome de formation et de profession, il porte un intérêt
sur l’évolution des populations rurales de la région de Cherchell. Impliqué dans le mouvement associatif local, il est auteur d’articles de presse (en arabe et en français) sur l’histoire de l’Algérie.
M’hamed Rebah est écrivain. Il s’intéresse aux questions de l’écologie et à d’autres thèmes divers ayant trait aux médias, à l’histoire et à l’actualité. Il est retraité et continue d’être actif dans le mouvement associatif.
1À partir de 1960, les documents émanant du commandement militaire et qui concernent les regroupements de population, deviennent plus nombreux et mettent l’accent sur les impératifs de protection des populations de l’action des « rebelles », sur la rénovation rurale et sur les aspects proprement militaires. Les documents archivés antérieurement à cette date sont relativement plus explicites sur les intentions des militaires concernant ces regroupements. Il n’est question que d’aspects strictement militaires ; isoler les « rebelles » et rationaliser l’utilisation des forces armées dans le processus de contrôle des populations : « La décision de soustraire physiquement les populations rurales à l’emprise FLN en les déplaçant de leur habitat traditionnel, trop dispersé, pour les regrouper sous la protection de nos unités de quadrillage, a été prise dans une optique de stricte économie des forces. Les regroupements se sont donc faits à proximité des unités ou des SAS les plus proches, et c’est ainsi que le dispositif “regroupement” coïncide presque exactement avec le dispositif militaire. Ce faisant, les impératifs opérationnels ont nécessairement pris le pas sur les considérations économiques1 ».
2Les bilans effectués par les officiers chargés de la mise en œuvre des directives de leur hiérarchie militaire sont de la même teneur, montrant que les ordres sont biens appliqués : « M. Noirot-Cosson signale que les regroupements de population entrepris dans le département d’Alger, conformément aux directives ministérielles, sont activement poussés et qu’il est permis d’ores et déjà d’affirmer que le double objectif recherché : « supprimer le support logistique fourni aux hors-la-loi par une population dispersée ; arracher des populations, enjeux de la guerre révolutionnaire, à l’emprise rebelle, est pleinement atteint […] 25 % des besoins en crédits nécessaires ont été débloqués2 ».
3Si les objectifs chiffrés en matière de populations regroupées sont toujours conformes aux objectifs assignés, les moyens financiers ont, en revanche, toujours été en deçà des besoins estimés par les autorités militaires pour mener à bien leur mission.
4Des évènements majeurs sont cependant intervenus au cours de l’année 1959 qui ont eu une incidence particulièrement importante sur les CRP et sur les plans de la hiérarchie militaire. Le premier concerne les opérations militaires de grande envergure menées par l’armée française pour venir à bout du mouvement armé (voir carte 5).
Carte 5. Les grandes opérations militaires, 1959-1961
5Une fois les frontières Est et Ouest fermées par des lignes barbelées et électrifiées et les bandes frontalières minées, l’armée française engage des opérations aéroportées pour déloger les groupes armés. Il s’agit des opérations dites « Challe » en Oranie, « Courroie » dans l’Algérois, « Jumelles » en grande Kabylie (la plus importante avec 40 000 soldats et 300 avions et hélicoptères), « Pierres précieuses » dans le Nord constantinois, « Turquoise » en petite Kabylie, « Émeraude » dans la région de Guelma et « Topaze » dans le massif de l’Edough près de Bône (l’actuelle Annaba). Ces opérations appuyées par l’aviation augmentent considérablement les populations des CRP existants. « L’opération Cigale (Ouarsenis limitrophe de la région de Cherchell) a fait refluer vers les centres de regroupements plus de 15 000 personnes3.»
6« Situation générale après l’opération Cigale août 1960. La population débusquée de la forêt du haut massif vivait de bûcheronnage, d’élevage et de maigres cultures. Elle fut amenée dans des centres alors en voie de stabilisation en doublant ou triplant le volume. Les gens se trouveraient ainsi à parfois 20 km de leur lieu d’origine, souvent décrété zone interdite… Les nouveaux venus sont arrivés en général sans rien, avec des troupeaux décimés aux 2/3 et n’ayant aucune possibilité d’aller travailler sur leurs terres d’origine4. De ce fait les regroupés relèvent par moitié de l’assistance totale, alors qu’avant l’afflux, on devait déjà nourrir le quart des regroupés… Inutile de parler sérieusement pour l’instant de scolarisation… Au centre de Mkraba Yachir par exemple on distribue 10 kg de blé par famille par mois5. »
7Ces éléments factuels sont souvent complétés par des analyses sur des conséquences déjà prévisibles à l’époque :
8« Sortir les habitants de leur douar ancestral et de leur misère habituelle pour les placer dans des conditions plus défavorables aurait, dans le domaine politique comme sur le plan psychologique, les plus graves conséquences et favoriserait la propagande de la rébellion6. »
9Ce que signalent tardivement les archives militaires pour l’ensemble des régions concernées par les CRP ressort grandement dans les témoignages des populations de la région de Cherchell regroupées dans le camp de Messelmoun.
10Le deuxième évènement majeur qui a eu une incidence directe sur les CRP fait suite au rapport de Michel Rocard (Rocard, 2003[1959]). Il s’agit de la mise sur pied de l’inspection générale des regroupements de population sous la direction du général Parlange. L’IGRP a été créée le 25 novembre 1959 avec les missions suivantes :
11Il en a découlé des rapports réguliers concernant la vie dans les différents centres et des estimations statistiques sont régulièrement établies par l’IGRP. Les aspects économiques et sociaux deviennent alors une préoccupation et les plans de rénovation rurale sont mis à l’ordre du jour avec la perspective de construire 1 000 villages dotés des équipements nécessaires à leur fonctionnement7.
12Le troisième évènement qui a eu une importance primordiale, avec des implications sur les CRP, est sans conteste l’affirmation par le gouvernement français en septembre 1959 du droit des algériens à décider de leur sort, qui évoluera progressivement vers le droit à l’autodétermination par un référendum. Il fait naître dans la hiérarchie militaire des préoccupations quant à l’état d’esprit des populations regroupées ; chose dont personne ne se souciait auparavant. « Situation politique … Celle-ci est toujours aussi difficile à analyser, il est quasi impossible de savoir quelles sont les pensées exactes des regroupés et quelle serait leur attitude devant un éventuel référendum8. »
13Les témoignages sont unanimes sur l’impact qu’ont eu les objectifs militaires sur la vie des populations concernées par les déplacements : le contact avec les opérations de regroupement est d’une très grande brutalité et la peur omniprésente, car celles-ci ont été conçues et mises en œuvre dans le cadre d’une stratégie de guerre visant à isoler l’ennemi pour arriver à son anéantissement. La population est considérée a priori comme susceptible de favoriser les plans de « l’ennemi ». Les CRP ont été pensés et exécutés comme des opérations militaires (secret et rapidité d’intervention) par les officiers et soldats français chargés de réaliser ces regroupements. Les conséquences prévisibles du déplacement de ces populations sur leurs conditions d’existence ne semblent pas avoir fait l’objet d’une quelconque réflexion de la part des états-majors donneurs d’ordre ou exécutants.
14F.H. une veuve aujourd’hui âgée de 76 ans rencontrée chez elle à Messelmoun, relate la brutalité des évènements qu’elle a vécus à cette occasion.
Les militaires sont venus un matin du mois d’août. C’était en 1958. Ils nous ont sortis de force de la maison. « Allez fissa » [« allez, vite »], criaient-ils. Ils ne m’ont pas laissée le temps de prendre quoi que ce soit. Mon mari était dans la forêt. Il s’était sauvé avec son frère Ramdane, à l’annonce par un guetteur de l’arrivée des soldats. Les militaires m’ont conduite avec les enfants dans une clairière, puis ont mis le feu à la maison […] J’ai fait le chemin, à pied, de Immalayou à Hayouna, portant sur le dos ma fille, brûlée lors d’un bombardement9. À Hayouna, les militaires nous ont embarqués dans des camions. J’étais avec les quatre familles Arridj, elles aussi expulsées brutalement. Le trajet fut pénible. À l’approche du littoral, à la vue de la mer immense, j’ai eu peur. J’ai eu le sentiment qu’on allait nous jeter à la mer que je n’avais jamais vue de si près.
15A. M., 10 ans au moment du regroupement, relate la même brutalité et le caractère inattendu, pour lui et sa famille ainsi que pour leurs voisins, de l’opération de regroupement :
Nous avions été pris dans une vaste rafle, à Seffalou, où je suis né. Les militaires nous ont rassemblés après avoir brulé notre maison et tout détruit sur leur passage (bétail, réserves de nourriture). C’était à la suite d’un accrochage avec les moudjahidin où ils avaient subi de lourdes pertes, m’a-t-on raconté par la suite. J’ai vu les maisons de nos voisins sous les flammes. Les soldats français, aidés des féroces harkis d’El Annab, ont rassemblé les femmes, les enfants et les vieillards (les hommes valides comme mon père s’étaient enfuis dans la forêt). Nous étions plusieurs familles, les Yousfi, Arbouche, Morsli, Badri, Boukri. Nous avons été conduits, en colonne par deux, à travers les chemins de chèvres en plein soleil de midi, en passant par Mabroune (où les familles Laalaoui et Bakhti ont rejoint la colonne des prisonniers que nous étions), jusqu’au centre de Hayouna, distant d’une dizaine de kilomètres. J’ai vu des bulldozers près des mausolées de Sidi Benyoucef et d’Ibaarachène. Là, nous avons passé la nuit à la belle étoile. Les soldats se gavaient de viande des chèvres qu’ils avaient réquisitionnées. Il y avait avec nous des gens d’Iboughrithène et d’Allouche que je connaissais par l’intermédiaire de mon père. Une centaine de personnes au total. Le matin, des camions militaires sont arrivés. On nous a embarqués comme du bétail. Ils ne nous avaient pas laissé le temps d’emporter quoi que ce soit avec nous. Les camions ont pris la route de Sidi Semiane, ouverte pour l’occasion. J’avais peur. Je m’étais blotti sur le sein de ma mère. Le déplacement dans la vallée de Messelmoun fut pénible. Mes frères et moi avions un mal de tête terrible. Nous avons vomi en cours de route. Arrivés au bord de la route goudronnée, nous sommes descendus des camions sous les hurlements des soldats et des harkis. J’étais saisi par la peur. Les lieux étaient déserts. Il n’y avait que des militaires à la tenue bariolée et les harkis.
16Les témoins insistent sur le caractère inattendu de l’opération :
Après nous avoir chassés, les militaires ont brûlé la maison familiale où je suis né, à Bouhi, un petit hameau à l’ouest de Hayouna (B. B.).
Nous étions déplacés au camp durant la période de murissement des fruits. C’était septembre-octobre. Nous avions laissé les figues encore mûres sur les arbres. Nous n’avions pas pu les récolter en totalité. Ils (les militaires) nous avaient déplacés ici. C’était un terrain vague. Nous n’étions pas avertis de notre déplacement (M. G.).
17D’autres témoins ont eu le temps et la possibilité de ramasser quelques provisions et leur bétail au moment du regroupement, comme par exemple M. M., né en 1936, aujourd’hui agriculteur :
L’armée ne nous a pas avertis. C’était la période des moissons et de la cueillette des figues. Nous avons eu juste le temps de ramasser des fèves, des lentilles, des figues séchées. Nous avons placé le tout dans des ballots sur les mulets puis avons rassemblé à la hâte les chèvres et les vaches. Nos réserves sont restées dans les matmouras.
18Tous ne furent pas pris au dépourvu par le déplacement. Certains comme A. T, né en 1943, retraité de l’Armée nationale populaire (ANP) et ses voisins eurent la « chance » d’être préalablement informés, ce qui leur permit notamment de prendre leurs maigres effets et leur bétail :
À Taourira, on savait qu’on devait quitter les lieux avant le 30 août 1958. Passé ce délai, c’était la mort. L’information avait circulé de bouche à oreille. Nous avons mis nos effets dans des ballots et rassemblé le bétail. Nous avons pris le chemin du littoral en traversant les propriétés des voisins arrachés eux aussi à leurs biens. Il n’y avait pas d’autres chemins d’ailleurs. Arrivés à Novi, sur l’axe côtier, nous avons entendu l’artillerie bombarder nos maisons à partir de La Pointe des Oliviers et sa piste pour pipers10 […] Une information nous était parvenue, précisant que nous devions quitter nos demeures avant le 30 août 1958. Après cette date, toutes les maisons seront ciblées par des tirs d’artillerie. Effectivement, le 31 août ou le 1er septembre, notre hameau était bombardé. Il n’en restait ni maisons ni arbres. Les tirs d’artillerie émanaient de Fontaine-du-Génie. Les habitations qui par bonheur n’étaient pas touchées par les bombardements, étaient détruites par la suite lors d’opérations militaires sur place. Il n’en restait plus rien.
19Ou d’autres, comme M. M., né en 1951 :
Un lundi ou un mardi du mois d’octobre 1958, j’étais en déplacement avec ma tante maternelle vers le marché de Gouraya pour vendre des chèvres. En route, au niveau d’Oued Sebt, des militaires français nous avaient ordonné de rebrousser chemin et de rejoindre le douar afin de nous préparer à rallier le camp de Messelmoun. Ils nous avaient permis de rassembler nos effets, ce que nous pouvions emporter avec nous. Bien avant nous, les gens de Hayouna et de Mesker ont été déplacés au camp, eux, ils n’avaient rien emporté avec eux.
20Et A. D., né en 1919, du douar Taourira-Cherchell :
Les militaires français nous avaient avertis à l’avance, qu’à partir de tel jour aucune présence humaine ne sera tolérée au douar. Après cette date, le hameau sera bombardé par l’artillerie. Nous étions venus au camp de Fontaine-du-Génie, comme des Guebbala [gitans]. Nous étions dirigés vers le camp telle une procession, des groupes suivaient des groupes, emmenant avec nous nos moyens, que nous avons pu emmener avec nous et notre cheptel.
21Certains encore ont eu le choix de leur localisation comme A. D., père de trois enfants en bas âge qui poursuit son témoignage :
Je crois que c’était le début du mois de juillet de cette année 1958, les moissons n’étaient pas encore terminées […] les militaires nous avaient donné le choix entre Sidi Semiane et Fontaine-du-Génie. Nous autres de Raâï, nous avons opté pour Fontaine-du-Génie, car la voie d’accès est libre vers les autres agglomérations et les possibilités d’approvisionnement et de travail sont meilleures. Ceux qui n’avaient pas encore rassemblé tous leurs grains s’étaient mis d’accord avec des gens de Sidi Semiane, afin qu’ils s’en chargent. Nous, nous avons été dirigés vers Fontaine-du-Génie à pied, chacun menant avec lui son troupeau et ses biens, en procession, des groupes suivant d’autres groupes sur un trajet de 16 kilomètres jusqu’au camp.
22Un seul témoin M. B., né en 1953, mentionne un retour au lieu d’habitation après le déplacement avec les conséquences qui s’en suivirent :
Le lendemain, j’étais revenu à la maison avec ma mère pour chercher quelques provisions. Sur place, nous avions trouvé des militaires français avec des harkis. Ma mère était questionnée avec brutalité. Elle a été malmenée, elle a été frappée. Je commençais à pleurer. Nous avions été autorisés à prendre quelques provisions. Après quoi, notre maison a été brûlée en notre présence.
23Si cette étape qui devait conduire les populations vers les CRP devait être caractérisée par quelques mots, on peut alors parler d’une extrême brutalité, sans perspectives, du côté des militaires et de désespoir et résignation du côté des déplacés.
24Les CRP ont marqué profondément les conditions de vie matérielles et psychologiques des populations rurales. Ils ont forcé ces populations à vivre dans une promiscuité qui contrastait avec une pratique antérieure d’habitat dispersé. Les conditions de vie se sont par ailleurs fortement détériorées et l’autonomie dont bénéficiaient ces populations à travers leur unité familiale de production a disparu.
25Aucune monographie ni aucun recensement ne permet de donner une idée précise des conditions de vie de la population de la région avant ou pendant la guerre. Pour une meilleure connaissance de la vie dans ces montagnes relativement hostiles, il est nécessaire de se reporter aux témoignages des personnes déplacées ou aux militants indépendantistes de la région qui expriment cette réalité de manière différente. Les nationalistes concentrent leur description sur la misère du monde rural, sur l’inactivité de l’administration coloniale et sur la lourde fiscalité qui pesait sur une paysannerie relativement démunie. Les paysans déplacés de leur côté, n’évoquent que leur capacité à répondre à leurs besoins quotidiens en mettant à profit toutes les opportunités qui se présentaient à eux, y compris le travail saisonnier chez les colons européens où les propriétaires fonciers algériens plus fortunés, sans omettre de porter l’accent sur les relations difficiles qu’ils entretenaient avec les administrateurs coloniaux (gardes forestiers, gardes champêtres, caïds et le cheikh de la fraction tribale désigné par les autorités).
26Les centres de regroupement de population sont loin d’être un évènement marginal de la guerre d’Algérie, une simple péripétie sans incidences. Il ne s’agit pas d’un déplacement provisoire de population pour une période de quelques années avec un retour à l’état initial une fois la guerre terminée. La trajectoire individuelle et collective des petits paysans pauvres des montagnes algériennes prend une direction totalement différente ; à leur corps défendant, les regroupés entrent dans un monde auquel ils ne sont guère préparés. Les spécialistes de l’époque qui se sont intéressés à la société algérienne ne s’y sont pas trompés : « Les regroupements de population, l’exode rural et les atrocités de la guerre ont précipité en l’aggravant le mouvement de désagrégation culturelle en même temps qu’ils l’étendaient aux régions relativement épargnées jusque-là, parce qu’à l’abri, partiellement, des entreprises de colonisation, à savoir les massifs montagneux de la zone tellienne » (Bourdieu, 1985, p. 123).
27Confrontés à la violence lors de leur expulsion, à la destruction de leurs habitations et privés de leurs lopins de terre, les regroupés arrivèrent dans leur nouveau lieu de résidence, généralement constitué d’un terrain vague où ils devaient établir leur nouvelle demeure souvent à partir des matériaux disponibles sur place, le plus souvent des branchages. À Messelmoun, des tentes furent érigées deux semaines après l’arrivée des regroupés au centre. La majeure partie des familles déplacées vers les CRP édifièrent elles-mêmes des habitations sommaires constituées de branchages et enduites d’argiles.
Le camp [camp de Messelmoun] était pratiquement sur la plage […] le camp était un terrain vague […] des moments, on ne trouvait pas de quoi manger (M. M.).
28La situation était silmilaire dans les autres camps notamment celui de Novi comme le rapporte par exemple A. T.
En arrivant au camp avec nos bagages, nous nous sommes trouvés sur un terrain vague. Un numéro nous était attribué. Chaque famille avait son numéro pour ériger un gourbi avec des roseaux et des branchages. Chaque ménage avait installé une hutte pour se mettre à l’abri. Chaque famille avait ses effets et son troupeau tout près d’elle. C’était l’été. Patiemment, nous avions mis en place une zeriba pour le cheptel et les gourbis pour nous abriter.
29Ou celui de Sidi Semiane Sud, selon le témoignage de A. M.
Nos maisons étaient brûlées et nos biens saccagés. Lors du déplacement vers le camp, nous n’avions plus rien à emporter avec nous, ni effets ni denrées. Nous les M. étions sérieusement éprouvés lors de cette phase précédant le déplacement […] Nous avions installé deux gourbis avec de simples branchages et du diss. Puisqu’elles n’étaient que des habitations sommaires, celà n’avait demandé que deux jours pour être mis en place. L’arrachage du diss et son étalement sur les cloisons et la couverture avaient demandé plus de temps.
30Ironie du sort, dans le centre de Messelmoun, les hommes dont les demeures ont été détruites ou dévorées par les flammes à la suite du regroupement, ont été mobilisés pour construire les habitations en dur, nécessaires à l’administration du camp et à l’hébergement des harkis.
31Certaines familles ont pu prendre avec elles une partie de leurs denrées et le cheptel dont elles disposaient. D’autres n’ont eu que le temps de ramasser quelques maigres affaires, pressées qu’elles étaient de quitter les lieux par les militaires chargés de leur évacuation de territoires institués en « zones interdites ». Une fois les denrées consommées et les revenus de la vente du cheptel épuisés, tous les individus se retrouvèrent à la même enseigne. Soit ils relevaient de l’assistance des responsables du camp dont les ressources n’ont jamais été à la hauteur des exigences de la situation, soit ils arrivaient à obtenir l’autorisation d’aller travailler hors du camp, la plupart du temps comme ouvrier agricole sur les terres des colons de la région. Des bons de ravitaillement étaient distribués aux familles tous les quinze jours. La faim, selon les témoignages, était devenue permanente, et leur principale occupation était de trouver la nourriture nécessaire à toute la famille.
32Les conditions de vie étaient difficiles, l’approvisionnement en eau se faisait à partir de citernes mises à disposition par les autorités du camp, les lieux d’aisance inexistants posaient des problèmes du fait de la concentration que provoquait le camp. Dépourvues de système de ramassage des déchets, les ordures étaient jetées hors du camp parfois directement dans la mer. Il s’en est suivi un niveau de mortalité élevé11, notamment celle des enfants en bas âge. Selon les témoignages, un enfant sur deux décédait dans les camps, bien que ces derniers aient été rapidement pourvus d’infirmeries avec la présence régulière de médecins militaires. Cependant, en l’absence de statistiques fiables, la réalité de la mortalité infantile est relativement très compliquée à appréhender.
33François Marquis raconte, en juillet 2004, la polémique soulevée dans la presse française sur la mortalité dans les camps, suite au rapport Rocard (1959) et à l’article de Pierre Macaigne sur le camp de Bessembourg (massif de Collo, Nord-Est algérien) dans Le Figaro du 22 juillet 195912 :
34« En l’absence de statistiques, le rapport [il s’agit du rapport Rocard] procédait par extrapolations parfois risquées. “Une loi empirique a été constatée, pouvait-on lire : lorsqu’un regroupement atteint mille personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours”. Cette approximation redoutable n’était étayée que par deux exemples et le rédacteur précisait : “Cela ne vaut pas pour les regroupements du département d’Alger”. Certains journalistes en déduisaient pourtant, par simple calcul, sur une population globale d’un million, une mortalité de deux cent mille par an, soit 20 % de l’effectif. À quoi d’autres, tel le correspondant de l’Agence France-Presse, opposaient les exemples de Sainte-Marguerite, Sidi Madani et Sahel, qui contredisaient effectivement ces évaluations, mais qui étaient inopérants puisqu’ils se trouvaient dans le département d’Alger. “Dans les camps d’Algérie des milliers d’enfants meurent… commentait [le journal] Libération du 21 avril 1959, mais le reporter de l’AFP n’y a vu qu’un Eden pastoral ». La presse se laissait entraîner vers la polémique, et la polémique en arrivait à masquer la réalité.” ».
35Il est évident que les conditions de l’époque et l’absence de données statistiques fiables ne permettent pas de se faire une idée exacte de la surmortalité infantile occasionnée par les déplacements de population, les études ne permettent que d’émettre l’hypothèse la plus probable à savoir que la désorganisation occasionnée par les CRP ait entrainé une hausse de la mortalité infantile13. Dans tous les cas, la concentration de la population dans un espace limité (le camp) donne une perception de la mortalité infantile que ne pouvait en aucune façon avoir cette population dispersée dans les zones montagneuses. Il n’est pas étonnant que les enterrements d’enfants dans le cimetière créé à Messelmoun à la suite du CRP aient considérablement marqué les esprits :
L’armée française avait ouvert le camp […] nous, nous avons ouvert les premières tombes du cimetière (M. M.).
36La caractéristique fondamentale de la vie dans les CRP est la sous-alimentation, en particulier pour les enfants (voir encadré 3), un pouvoir d’achat quasi nul, un manque d’eau, et une forte probabilité de mortalité infantile durant les mois d’hiver. Ce constat rapporté par les témoignages est corroboré par les archives militaires conservées au Service historique de la défense du château de Vincennes.
37La situation inquiétante des regroupés est rapportée par l’inspection des centres de regroupement de population (IRGP14), les rapports sont adressés directement à la Délégation générale du gouvernement en Algérie par le général Parlange, en charge de l’IGRP15.
Encadré 3. Les enfants face à la faim
T. K, âgé de 8 ans, du camp du littoral de Messelmoun raconte un vol de fruits et la sanction subie et se remémore des faits de récupération de vivres lors de ses premières pérégrinations dans la grande ville :
Je n’avais pas joué au camp, le cœur n’y était pas. J’étais turbulent. En dehors de l’école, je cherchais constamment de quoi m’alimenter. Avec deux autres enfants de mon âge, je faisais, si je peux dire de petits larcins pour cette cause. Un jour, nous étions surpris à la ferme du colon Sitges en train de cueillir furtivement des amandes. Les militaires nous avaient emmenés au camp sur une jeep. Là, nous étions assujettis à une corvée toute la journée. Nous ramassions des mégots de cigarettes, des bouchons de bouteilles et les papiers accrochés aux barbelés. Le soir, les militaires nous avaient laissés partir avec un coup de pied au derrière. Durant toute la journée, ils n’avaient pas daigné nous donner un morceau de pain.
Durant les vacances scolaires, je me déplaçais avec d’autres enfants à pied jusqu’à Cherchell. Nous faisions le porte-à-porte des maisons pour recueillir des provisions. Nous entrions aux cafés maures et aux bars pour quémander. Les familles et les gens étaient très généreux. Nous leur faisions pitié avec nos haillons et nos pieds nus. Nous rassemblions des sacs de pains et des denrées alimentaires. Des gens nous donnaient de l’argent. Nous restions jusqu’à trois jours à Cherchell. Nous passions les nuits au bain maure Sari, à titre gratuit, sans payer nos nuitées. Au mausolée de Sidi Braham El Ghobrini, nous consommions du couscous. Durant ces journées passées à Cherchell, nous mangions à notre faim. Des enfants plus âgés que moi se débrouillaient mieux, en procédant au cirage des souliers. Pour revenir à Messelmoun, nous prenions le bus au prix de 30 centimes, parce que nous portions des sacs de provisions assez lourds.
L. C., âgé de 10 ans, du camp du littoral de Fontaine-du-Génie, parle d’une source inespérée de subsistances :
Au cours de 3 ou 4 jours de suite et aux mêmes horaires, j’ai constaté, avec d’autres enfants de mon âge, qu’à chaque sortie d’un camion de la caserne, une meute de chiens le suivait vers la même destination. Le jour suivant, nous avions décidé d’emboiter le pas au poids lourd. Ainsi, nous avions remarqué qu’à quelques centaines de mètres du village se trouve le dépotoir du poste de l’armée. Depuis ce jour, nous nous étions mis à découvrir dans la décharge des ordures des militaires des boîtes de sardines et de fromage juste entamées et du pain, que nous emmenions à la maison.
38En effet, si les regroupements de population semblent avoir des avantages stratégiques indéniables sur le plan militaire, les rapports de l’IGRP ne cessent de montrer leurs effets désastreux sur les conditions de vie de la population.
39« Les avantages de cette politique sont indéniables sur le plan militaire puisqu’elle permet de protéger plus efficacement une population que la faiblesse de nos effectifs ne nous permet pas de défendre sans la rassembler et qu’elle prive le FLN de ses meilleurs soutiens logistiques en le coupant des habitants du Bled… Il faut bien reconnaître que ce regroupement correspond souvent à un “déracinement” et s’apparente à une politique de “terres brûlées”. Les conséquences en sont graves sur les plans humain, économique et social et ne manqueront pas si nous n’y prenons garde de rendre plus incertain un avenir qui semblait déjà difficile. Sur le plan économique […] c’est la ruine totale et les déracinés s’installent avec fatalisme dans la misère mais, nous rendant responsables de leur situation, attendent que nous les fassions vivre totalement. Je conclurai en insistant sur le bouleversement gigantesque que représente pour l’Algérie la politique des regroupements16. »
40En janvier 1961, le rapport de l’IGRP donne un jugement global et sans appel : « les centres de regroupement, à quelques exceptions près, constituent et demeurent une régression pour la population rurale17 ». Cette situation était prévisible car dès 1957, de hauts responsables militaires étaient conscients des conséquences que pouvaient avoir ces regroupements sur le sort de la population, comme le montre la directive de l’état-major : « Sortir les habitants de leur douar ancestral et de leur misère habituelle pour les placer dans des conditions plus défavorables aurait, dans le domaine politique comme sur le plan psychologique, les plus graves conséquences et favoriserait la propagande de la rébellion. Un centre de regroupement bien organisé, doté d’installations convenables et géré dans des conditions satisfaisantes doit être la préfiguration des agglomérations rurales de demain dans une Algérie pacifiée18 ». Cette orientation a été reprise par la suite dans le cadre de la politique de rénovation rurale19 préconisée par le plan de Constantine, mais en dehors de quelques CRP, elle est restée de l’ordre de la volonté politique. Cependant, aucun des camps de la région de Cherchell ne présentait à l’époque l’allure d’une agglomération rurale disposant des utilités susceptibles d’améliorer les conditions de vie de ces populations extirpées du cadre de vie dans lequel elles vivaient auparavant.
41Par ailleurs, depuis la publication du rapport Rocard et l’intérêt grandissant de la presse face aux conditions de vie des regroupés et à leurs difficultés économiques et sociales20, les organisations caritatives ont diligenté une aide matérielle aux regroupés : « Assistance de la Croix-Rouge21 (30 quintaux de semoule, 300 kg de vêtements, 2 000 nouveaux francs) du Secours catholique (133 sacs de maïs, 500 sacs de blé, 350 de farine, 2 tonnes de lait en poudre 300 kg de vêtements et 800 nouveaux francs) et de la Cimade (4,5 tonnes de lait en poudre, 60 quintaux de farine, 20 de blé et 142 colis de vêtements)22 ».
42Les CRP, élément stratégique de la guerre contre-révolutionnaire et « pièce maîtresse de la manœuvre de pacification23 », ont abouti à la destruction du monde paysan des montagnes algériennes. L’autonomie relative dont disposait encore cette population a été remise en cause. Les conditions de vie se sont détériorées pour la majorité des regroupés et la misère individuelle de certains est devenue une misère collective rendant contre-productive la stratégie élaborée.
43L’évolution de la guerre et le contexte politique français ont conduit progressivement les stratèges de la lutte antiguérilla à prendre en compte les besoins du monde rural algérien24. La rénovation rurale et l’amélioration des conditions de vie de la population deviennent le leitmotiv des politiques et des militaires : « La transformation des conditions de vie des regroupés doit donc être entreprise immédiatement25 » ; « Hormis les considérations opérationnelles impérieuses […] le regroupement n’est concevable que dans la perspective d’une étape vers le village, unité sociologique viable et symbole des progrès du bled26 ».
44La hiérarchie militaire demande des changements d’attitude dans tous les domaines y compris dans la terminologie utilisée : « Les expressions “regroupements” “resserrements” sont désormais proscrites et remplacées par l’expression “villages nouveaux” »27.
45Les causes en sont d’une part, l’alerte faite par l’opinion en métropole puis par la communauté internationale sur les conditions de vie des populations regroupées. En effet, pour une fraction de l’opinion, l’usage de la torture, les rafles des ruraux et les camps ravivait en France une mémoire collective encore traumatisée par les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, les perspectives du cessez-le-feu et du référendum et leurs conséquences possibles (indépendance et réparations ?) ne sont pas à négliger dans cette évolution qui se manifeste au niveau des plus hautes instances de la hiérarchie militaire.
46Cependant, même si le langage tendait à évoluer vers une expression plus acceptable par l’opinion publique française et internationale, le fond du problème reste le même. En d’autres termes, il existe un décalage entre la volonté politique et son expression susceptible de calmer les oppositions qui se dessinent, et la capacité des militaires de mettre en œuvre les mesures nécessaires à sa concrétisation, comme le montre d’ailleurs si bien la directive du ministre délégué Paul Delouvrier : « Les regroupements de population ont, jusqu’ici, répondu à deux objectifs : 1) faciliter les tâches de la pacification et assurer la protection des populations 2) placer les populations dispersées dans de meilleures conditions économiques et sociales28 ». Si la première tâche a été menée jusqu’au bout avec les résultats qui seront analysés dans le chapitre 6, la seconde a été très loin d’être concrétisée en tout cas pas dans la région de Cherchell située à une centaine de kilomètres de la capitale du pays. Les informations disponibles (archives, témoignages) montrent que la situation n’était pas meilleure dans les autres régions du pays. Ce qui n’exclut pas que les expériences pilotes largement médiatisées à l’époque ont fourni des CRP qui préfiguraient probablement les futures « villages nouveaux » et la rénovation rurale.
47Par leur déplacement et leur regroupement dans des camps, loin de leurs lopins de terre qui assuraient leur survie quotidienne, ces paysans des zones montagneuses devinrent totalement dépendants de l’administration du camp pour les choses les plus élémentaires de la vie courante.
https://books.openedition.org/ined/17845
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Rédigé le 24/02/2023 à 16:17 dans Cherchell, France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Hania et les sirènes
La femme sans sépulture d’Assia Djebar retrace la vie de Zoulikha, une résistante de la guerre d’Algérie montée au maquis à l’âge de 40 ans et disparue après son arrestation par l’armée française en 1957. Le roman rappelle non seulement son combat pour la libération de son pays mais aussi son enfance, son adolescence et sa vie de femme à travers le récit des personnages féminins qui l’ont connue mais aussi de monologues dont celui du spectre de Zoulikha elle-même. L’auteure-narratrice reconstitue de manière authentique par l’écoute des récits de vie de ces différentes femmes l’histoire de Zoulikha tout en y accordant une part fictionnelle. Ainsi se retrouvent dans le roman des éléments de fantastique comme la représentation de Zoulikha en fantôme flottant au dessus de la ville où elle a vécu. La spectralisation de l’héroïne s’appuie cependant sur le fait que son corps n’a jamais été retrouvé et qu’il n’a pas pu être enterré selon les rites islamiques. Par son écriture, l’auteure rend hommage à Zoulikha et crée un lieu d’expression féminine où elle agit comme médiatrice des différentes évocations du passé. Cette distance voulue entre elle et les autres femmes permet de rouvrir un passé dérobé par l’histoire coloniale et postcoloniale et au-delà du silence de la société patriarcale algérienne de toucher le véridique par les actes narratifs féminins. Libérées du silence, les femmes peuvent enfin exprimer leur douleur et les traumatismes infligés par la guerre.
Je me centrerai dans cet article sur l’analyse du personnage de Hania dans le roman à la lumière de la théorie du complexe de la mère morte d’André Green. Ce complexe se traduit par un ensemble de contenus inconscients perturbant l’activité du sujet par le déclenchement du système de défense du moi suite à un traumatisme narcissique, à une perte angoissante de sens en rapport à la mort psychique de l’objet maternel. Dans le roman de Djebar, il ne s’agit pas du traumatisme d’un enfant en bas âge face à l’absence de sa mère mais d’un comportement similaire à ce complexe chez un personnage adulte dont la mère est morte mais dont le deuil n’a pu être finalisé puisque son corps a disparu et semble hanter les êtres qui l’ont côtoyée. Comme nous le verrons, Hania, la fille aînée de Zoulikha possède tous les signes du complexe de la mère morte et ce pour des raisons traumatiques similaires. Le roman de Djebar illustre l’enfermement que ce soit celui de la femme dans la société patriarcale et dans la tradition, celui du corps féminin dans l’histoire de l’Algérie, celui des résistants incarcérés et torturés mais aussi l’enfermement dans les prisons de l’inconscient comme dans le cas de Hania. Pourtant si Djebar représente par l’écriture divers types d’incarcération, elle propose également un moyen de s’en évader. Après avoir analysé le personnage de Hania, nous mettrons en valeur la puissance de la résolution artistique que Djebar offre aux personnages de l’histoire pour s’affranchir de leur servitude mentale.
Dans la théorie du complexe de la mère morte, le traumatisme n’est pas seulement produit par la mort psychique et soudaine de la mère, donc par un changement brutal de l’imago maternel, mais par l’état d’impréparation de l’enfant face à un tel changement qui va bouleverser toute son unité car en perdant l’objet l’enfant perd son moi à cause de son précédent état quasi-fusionnel avec sa mère. Dans le roman de Djebar, Hania est en proie à une profonde angoisse due à la perte de sa mère et aux incertitudes autour de sa disparition puisque son corps n’a jamais été retourné à sa famille. Hania a eu de plus très jeune le devoir de prendre soin de son frère et de sa sœur et de les élever après la montée au maquis de Zoulikha. Hania se retrouve ainsi seule face à ses responsabilités familiales, à son incapacité de rationaliser les cruautés infligées à sa mère et à son espoir secret et tourmentant de pouvoir un jour la revoir. Comme dans la théorie de Green, la mère de Hania « avait été enterrée vive, mais son tombeau lui-même avait disparu » (Green 2007, 262), la fille de Zoulikha se trouve alors dans l’impossibilité de faire son deuil et doit vivre avec sa présence désincarnée en elle, la présence d’une mère « qui n’en finit pas de mourir » (Ibd., 261) et qui la retient prisonnière. L’angoisse qui en découle est couverte par une activité frénétique de paroles à laquelle Hania s’emploie malgré elle depuis que sa mère a disparu: « Elle parle sans s’arrêter, pour elle seule. Sans reprendre son souffle. Du passé présent. Cela la prend comme de brusques accès de fièvres […] Il y a dix ans tout juste, germa en elle cette parole ininterrompue qui la vide » (Djebar 2002, 63-63). Dans le complexe décrit par Green, l’enfant traumatisé se livre à la contrainte de penser et à développer ses capacités intellectuelles dans sa quête inconsciente de sens. La voix de Hania qui semble compulsivement la déranger dans son être même correspond à la définition que Green donne de l’angoisse comme « bruit qui rompt le continuum silencieux du sentiment d’exister dans l’échange d’informations avec soi-même ou avec autrui » (Green 2007, 168). Hania ne peut pleinement vivre hantée par le fantôme de sa mère, elle perçoit le monde comme un écran et ses propres gestes paraissent ne plus lui appartenir. L’arrivée de la narratrice rappelle à Hania un passé qui la violente (Djebar 2002, 50) et qui la plonge dans une angoisse indéfinissable (Ibd., 48). L’enfant à la mère morte semble aussi grandir sous la malédiction de celle-ci car toute anticipation de l’échec possible de futures relations d’objet fait ressurgir régulièrement en lui une profonde douleur (Green 2007, 260-261).
Selon Green, la perte de l’objet maternel aboutit à ce que l’enfant, afin de lutter contre ce traumatisme narcissique, se désinvestit de l’objet : « Il y a eu enkystement de l’objet et effacement de sa trace par désinvestissement, il y a eu identification primaire à la mère morte et transformation de l’identification positive en identification négative, c’est à dire identification au trou laissé par le désinvestissement et non à l’objet » (Ibd., 235). Le sentiment de vide, de mort sans mort est le résultat de cette blessure narcissique constamment répétée. L’identification au vide, c'est-à-dire à l’objet primaire effacé est le seul moyen de se réunir avec celui-ci. Par mimétisme, l’enfant rétablit la fusion d’avant le traumatisme et semble pouvoir étouffer son angoisse déclenchée par la perte. Le moi crée en lui-même un objet d’amour basé sur le modèle de sa mère décédée psychiquement et par cette introjection le sujet acquiert l’impression de pouvoir contrôler l’objet. Dans le roman de Djebar, Hania présente les mêmes signes que ceux de l’enfant à la mère morte. L’absence maternelle est vécue par Hania comme un trou noir qui se creuse de plus en plus profondément dans son corps (Djebar 2002, 51). Depuis la recherche du cadavre de sa mère dans la forêt, elle semble être hantée par Zoulikha. L’idée d’être possédé par le corps d’un mort appartient à la tradition de son pays. Les meskounates, mot qui signifie ‘peuplées’ ou ‘habitées’ en arabe étaient des femmes dont le corps était possédé par un bon ou un mauvais esprit (Ibd., 65). Hania croit selon l’imaginaire collectif non seulement porter en elle l’esprit de sa mère mais elle s’identifie aussi à celle-ci. Elle dit lui ressembler et la considère comme sa sœur jumelle surtout qu’elle a atteint 40 ans, l’âge où Zoulikha a disparu.
Dans la théorie de Green, le narcissisme de mort peut dériver du traumatisme de la mère morte. Le sujet confronté à son vide constitutif se trouve devant une solitude insoutenable et dans le but de soutenir l’illusion de toute puissance, se tourne alors vers la quête de l’immortalité afin de se protéger de la blessure du désir. Le moi se désinvestit totalement de tout objet et se replie narcissiquement sur lui-même. Le sujet ne peut plus aspirer qu’à l’autonomie puisqu’il est dans l’incapacité d’aimer sous l’emprise de la mère morte. Cette autonomie mène à la réduction de toute pulsion vers le degré zéro et à la création d’un monde qui n’évolue qu’à l’intérieur de lui-même. Le narcissisme négatif correspond à une pulsion de mort ou de déliaison totale, à une force qui tend à ramener l’être à un état inorganique, à l’inertie dans la mort psychique. Le narcissisme négatif est la dernière instance de défense d’un moi narcissique qui ne peut plus soutenir sa hantise de l’objet. Une neutralisation sera alors tentée contre l’objet et contre lui-même pour tendre vers la nullification du psychisme : « La retraite vers l’unité ou la confusion du moi avec un objet idéalisé ne sont plus à portée, c’est alors la recherche active non de l’unité mais du néant » (Ibd.,). Dans La femme sans sépulture, Hania sous l’emprise du spectre de Zoulikha ne peut plus se rattacher ou participer à la vie de sa communauté. Le bruit ou les voix qui proviennent de son corps la détachent des autres et toutes les activités auxquelles elle se livre quotidiennement lui demandent un effort considérable : « Se lever ! Me lever !... La voix réaffleure en moi, marmonnement incompréhensible […] gargouillis dans le creux de mon corps. Relève-toi, redresse-toi ! C’est facile, tout doit être facile pour toi, fille de Zoulikha. Descendre pour m’asseoir sous le citronnier ? » (Djebar 2002, 89). Hania nourrit en elle sa mère morte afin de la maintenir illusoirement en vie mais cette séquestration l’empêche d’évoluer et meurtrit son corps. Depuis l’épisode de la forêt, Hania n’a plus de règles et ne peut plus enfanter. Elle se replie sur elle-même à tel point qu’elle n’aspire plus qu’au silence et au répit (Ibd., 90). Hania souhaite avoir une tombe pour sa mère sur le sol humide et la poussière de laquelle elle s’allongerait (Ibd., 93). Nous retrouvons ici le désir de tendre vers l’inorganique, de fusionner avec le néant, désir relevant du narcissisme de mort et de la psychose blanche où le moi se fait disparaître pour vaincre « l’intrusion du trop plein de bruit qu’il faut réduire au silence » (Green 2007, 174).
Dans le roman de Djebar, la voix a une place centrale puisque c’est par la voix des femmes que se construit l’histoire de Zoulikha. Si Hania tend au silence total en se coupant du monde, Djebar offre par l’expression de la parole féminine un moyen possible de guérison des traumatismes de la guerre. Le roman débute par la constatation d’un silence, celui des femmes dans la société patriarcale algérienne mais aussi celui de la souffrance étouffée et endurée lors des combats contre la France. Extérieure à sa communauté par son exil et son éducation française, Djebar sert de récepteur aux diverses manifestations de la parole et par son écriture devient médiatrice entre le passé et le présent, entre le vécu et l’imaginaire colonial et postcolonial pour enfin permettre une réconciliation de tous ceux qui ont souffert et qui ont fait souffrir afin de sortir de la torpeur et de l’apathie qui règne depuis l’indépendance. La voix permet ainsi de se libérer par l’extériorisation des affectes. Cette catharsis se fait dans le roman de Djebar par l’art littéraire qui se veut réceptacle des actes de langages et qui amplifie leur puissance cathartique en les condensant et en les sublimant. La voix et le corps de Zoulikha sont exhumés de l’histoire officielle qui les a fait disparaître pour être réifiés en œuvre d’art apaisant les souffrances vécues et infligées.
Green soutient que tout désir d’objet provoque un décentrement du sujet (Ibd., 22) et un ébranlement de son unité qui peut être rétablie par une ouverture vers l’objet et une incorporation partielle de celui-ci dans le moi. Dans le cas de la mère morte, l’identification du sujet à celle-ci ne peut permettre le recentrement, l’objet n’existant plus. Toutefois le moi peut dépasser l’inertie et le danger d’auto-anéantissement en se tournant vers « un objet intégralement idéalisé avec lequel il fusionnera à la manière dont il procédait avec l’objet primaire » (Ibd., 24). Dans le roman de Djebar, le déplacement interne des personnages et en particulier de Hania semble impossible, l’art propose alors une ouverture vers l’universel et une résolution à l’inertie psychique. Le manque sera esthétisé et la mère morte réifiée en œuvre d’art, en statue « d’un éclat aussi pur que tel ou tel marbre de déesse » (Djebar 2002, 242). Cette idée d’un narcissisme comme énergie créatrice se retrouve chez Kohut qui souligne que le narcissisme peut être une force positive et prendre des formes plus poussées que la libido d’objet sous les tournures de l’humour, de la créativité, de l’empathie et de la sagesse. Il étudie la relation du narcissisme et de la créativité qu’il considère comme une des transformations du narcissisme. Dans le travail créatif des énergies narcissiques sont employées qui ont été transformées en libido idéalisante c'est-à-dire en libido d’objet après que celui-ci a été investi de libido narcissique et inclus dans le contexte de l’Ego (Ibd., 74).
Dans le roman de Djebar, l’auteure condamnée elle-même à l’errance dans sa quête identitaire par son histoire personnelle, son exil et son émancipation fait halte pour écouter les femmes de sa terre natale. Par la mise en écriture de ces voix, l’écrivain prend racine et se libère tout à la fois. Le décentrement du moi est source et fondement de l’œuvre mais aussi principe de guérison car l’œuvre en création exorcise et chasse les démons des femmes habitées. L’art comme catharsis est représenté par la mosaïque que la narratrice voit au musée de Césarée. Cette mosaïque au nom d’Ulysse et les sirènes réunit trois femmes oiseaux qui contemplent un vaisseau. Chacune d’elle a à la main un instrument de musique et bien que la scène symbolise un danger, l’image de la mosaïque, elle, paraît sereine. Le roman de Djebar est semblable à cette représentation car par la voix des femmes et la polyphonie que celle-ci constitue, l’histoire de Zoulikha se construit fragments par fragments, de moments à moments dyschroniques pour que le chant féminin puisse libérer ses auditeurs de leur enfermement. Le risque est pourtant grand de faire le voyage au pays des morts, du refoulé et des affectes mais ce passage est nécessaire pour retrouver la quiétude du recentrement. La mère morte en tant que mort en soi est remplacée par la femme intemporelle à l’image de la femme oiseau. Cette ancienne représentation de la sirène symbolisait autrefois l’âme des morts qui tourmentaient les vivants pour finalement leur apporter l’apaisement. La narratrice s’identifie elle-même à Ulysse mais à la différence de celui-ci, elle ne désire pas s’éloigner mais recherche au contraire le tourment des sirènes, pour le retranscrire en le magnifiant afin de donner à la mort la plus belle des sépultures.
Bibliographie :
Djebar Assia 2002, La femme sans sépulture. Paris : Albin Michel.
Green André 2007, Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris : Les éditions de minuit.
Kohut Heinz, 1986, Form and Transformation of Narcissism. In: Morrison Andrew, Essential papers on Narcissism, New York: New York University Press, 61-89.
https://www.oedipe.org/spectacle/litterature/hania
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Rédigé le 21/02/2023 à 10:29 dans Cherchell, France, Guerre d'Algérie, Littérature, Livres | Lien permanent | Commentaires (0)
Assia Djebar nous a quittés le 6 février 2015. Huit années déjà que son intelligence, ses écrits nous manquent et que nous l’avons enterrée à Cherchell, en l’absence d’une ministre de la Culture qui avait certainement mieux à faire.
Il faut nous souvenir de ce qu’elle a apporté à notre dignité de femmes algériennes et combien elle s’est ingéniée à déterrer notre histoire, liant histoire et littérature. Une histoire fondée sur des recherches constantes. Elle passait ses journées dans les bibliothèques, tutoyant les archives.
J’aime à me souvenir d’elle ainsi, comme à celle qui, durant des années, avec un investissement total, chaque jour, a consacré son intelligence et son travail à faire émerger à la lumière notre histoire commune. Car notre histoire est reléguée au rang de mémoire, a l’acmé du temps, gaspillée car non porteuse de sens. La guerre, les guerres ont nourri la démarche d’Assia Djebar, car comment restituer la réalité de femmes en Algérie en ignorant qu’elles ont eu à vivre, à se mouvoir, dans une société marquée par des guerres?
Mais, dans ces guerres, nos soupirs, nos actes, notre sang ont pu et peuvent encore être ignorés, gaspillés dirais-je. Je voudrais ajouter qu’ils le sont même lorsqu’ils sont «mis en scène» de façon spectaculaire.
C’est la guerre qui a accompagné son écriture, l’a nourrie. Elle était belle et brillante, une jeune femme de cette catégorie sociale que la France a échoué à créer comme médiatrice avec des indigènes qui en seraient «pacifiés». Son départ pour la France, sa première année comme pensionnaire au Lycée Montagne, qu’elle montrait avec l’émotion que l’on réserve aux jeunes années d’exaltation, son année de khagne au lycée Fenelon ont fait d’elle une «indigène brillante», admise à Normal Sup. C’est ainsi que son entrée dans cette institution est saluée. C’est alors que ses liens avec Paris, son émancipation par l’instruction, l’ont confrontée directement à la question de l’origine et de l’appartenance.
Sa réponse fut simple, de l’ordre de l’évidence : elle était algérienne, appartenant à un peuple en guerre. Elle le savait par le parler berbère de sa grand-mère, par la mémoire des femmes de Cherchell. Elle le savait aussi par la force de l’émotion ressentie, et qu’elle fera partager à toute ma génération, celle de la force de l’expérience du premier jour à l’école française, la main étroitement tenue par celle du père, de ce père, alors bienveillant, qui affrontait à la fois le regard des autres indigènes et des colons, introduisant une fille dans le monde du savoir de l’Autre. Ce moment est déjà à lire comme un moment dans la guerre. Et, à l’occasion de son entrée à l’Académie française, dès les premiers mots et en remerciant les membres de cette assemblée de l’avoir accueillie, elle choisit Denis Diderot comme second ange-gardien, après en avoir référé à Jean Cocteau et à sa formule : «Il faudra que j’évite de m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu historique». Pour ne pas s’endimancher en paroles, elle se ralliera à Denis Diderot : «Il m’a semblé, écrit-il en 1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et au-dedans». On peut dire que, toute sa vie, a été placée sous le signe d’un entre deux harassant, épuisant, une véritable guerre. A son entrée à l’Académie française, elle avait déjà placé les Etats-Unis, l’université de New York, entre elle et la France comme elle avait déterritorialisé son lien avec l’Algérie, en France, en travaillant au Centre culturel algérien, à Paris.
Son mouvement, sa langue, sa mémoire sont dès les débuts placés sous le sceau de cet entre deux. Ainsi, à 20 ans, ses sorties de l’Ecole normale de Sèvres elle les réservait à ramener des documents du mouvement national, des informations sur le combat de son peuple, là-bas, qu’elle partageait avec ses camarades de cours qui s’en souviennent encore: «Nous savions, grâce à Assia».
Mais ce n’est pas encore la guerre, car la guerre, ce n’est pas cette solitude réservée à un membre de l’élite d’une société coloniale. La guerre, c’est d’abord du bruit, du sang et surtout de la fraternité, un sentiment difficile à ressentir dans cette institution du Paris des années 50.
Les frères appelaient à une grève des étudiants d’une année et, elle, première indigène à intégrer l’Ecole normale, n’hésita pas à s’y conformer. En cette année 1956, elle est exclue de l’Ecole normale et entre en littérature. Elle écrit La Soif qui est publié chez Julliard. Elle quitte Paris, se rend à Tunis, rejoindre ceux auxquels elle s’identifie et s’intègre au journal El Moudjahid de la guerre. El Moudjahid, ce titre, c’est pourtant la négation de son engagement et de la place qu’elle a voulue, car il ne parle que du combat des hommes. Mais à 20 ans, la guerre elle la prend à bras-le-corps, ce qu’elle ne cessera de faire dans les bibliothèques ou dans ses films. Car, alors, son malaise n’est pas éteint par son identification au peuple algérien.
Certes, elle peut s’investir dans la lutte de son peuple mais elle reste invisible. Elle, comme ses camarades femmes, les moudjahidate, ne sont pas hissées au niveau de l’histoire de ce peuple. Elles sont enfouies dans sa mémoire. Et, dit-elle, «j’ai voulu m’appuyer contre la digue de la mémoire».
Pour l’avoir, je crois, bien connue, je peux, ici, en référer à un terme de la liturgie : l’anamnèse, qui fait référence à la mémoire du ressuscité - le Christ - et au Missel romain qui établit l’anamnèse comme l’acclamation après la consécration. Ces références au christianisme ne sont audibles que si l’on s’intéresse au lien étroit que, toute sa vie, elle a entretenu avec Saint Augustin, je dirai avec sa personne comme avec son œuvre. Comme pour lui, «moi est une terre d’embarras et de sueur. Il s’agit de moi dans l’acte de ma souvenance... Or, me voici à ne pouvoir comprendre l’énergie de la mémoire». Comme pour Saint Augustin, la mémoire est pour elle une présence. Elle nous livrera la présence de Tin Hinan, de Zoulikha Ouadai dans sa chère Césarée, Cherchell. Dès lors, des voix féminines, l’assiègent et elles les accueille. Elle constate, avec nous :«Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prenant que l’image elle-même ?» Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porte par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain. Ces voix, elle les accueille car, dit-elle, «grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi Armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large». Elle avoue, lors du discours qu’elle prononce à l’occasion de son entrée à l’Académie française, que dès l’âge de 15 ans, elle avait adhéré à une conception fervente de la littérature du poète Henri Michaux : «J’écris pour me parcourir». Ainsi, cet accueil est un retour sur soi.
Et, c’est ainsi que pour elle, prendre tout à fait le large a signifié témoigner d’une autre histoire : celle des Algériennes dans la guerre mais aussi de sa guerre en vue d’aboutir à un apaisement entre les langues française, arabe et berbère.
Elle s’attelle à l’écriture durant cette guerre. C’est dans ces années 50 qu’elle cherche comment dire ses combats.
Edhakira
Chacune et chacun sait qu’Assia Djebar était historienne, formée par Massignon, Jaques Berque. Comment a-t-elle eu recours à cette discipline dans son travail ? Nous avons choisi de substituer le terme Dhakira à celui d’histoire. Ce terme est à la fois mémoire et souvenir, car elle a toujours associé des destins humains aux faits rencontrés dans les archives. La mémoire, Assia Djebar, l’a convoquée par le cinéma mais aussi par la littérature. Une littérature qui lui a permis de vivre sa propre guerre, celle qu’elle a menée dans et avec la langue, avec l’arabe de la tendresse et le français, cette langue infiltrée. A propos de ce recours à la Dhakira, Jamila Ben Mustapha, dans L’Ecriture de l’histoire dans l’Amour, la Fantasia d’Assia Djebar, écrit : «Elle réhabilite le rôle des femmes, dans le passé de la nation, mais le fait de façon double, en les considérant autant comme objet de l’énoncé - et cela est perceptible tout au long du roman - que comme sujet de l’énonciation, ce qui est visible dans la troisième partie de cette œuvre». L’histoire, donc, est bien une conséquence de l’autobiographie : «Ma fiction est cette autobiographie qui s’esquisse, alourdie par l’héritage qui m’encombre» (p ;17-L’amour la Fantasia) elle mêle la consultation d’archives, l’autobiographie, et le témoignage de la vie des femmes qu’elle hausse alors à hauteur de l’histoire collective. Citons encore Jamila Ben Mustapha. Cette prédominance du passé, impossible à écarter, la pousse à rechercher les éléments constitutifs de son identité dans sa tribu, et non plus seulement dans son être : c’est ainsi qu’elle affirme être née, en réalité, non pas en 1936, mais en 1842, à une époque simultanée, à peu près, à celle de la colonisation de l’Algérie :
«… Je suis née en dix-huit cent quarante-deux, lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire la zaouia des Beni Ménacer, ma tribu d’origine…», p.302 du roman. Or, cette identification avec sa tribu se fait, non seulement, dans le passé, mais aussi dans le présent, dans la troisième partie du roman, par la solidarité qu’elle exprime avec les femmes de la région de Cherchell.
Elle s’est donc réfugiée, pour en dire, dans les images et les sons. Edhakira, cette mémoire lointaine, tire ses forces des murmures de voix féminines. Cet espace qui permettait, seul, à la société algérienne de ne pas être colonisée. La langue, les récits, les rituels de femmes permettaient à chacune et chacun de se souvenir de soi. On le sait, les nations colonisées, les opprimés, n’ont d’histoire que la mémoire.
Cette première Africaine à intégrer l’Ecole normale supérieure a porté, dans son écriture, la Française musulmane qui, disait-elle, rêvait en arabe et écrivait en français. Elle rejoint ainsi les siens au cœur de la Méditerranée, entre France et Algérie et un nom, murmuré, parcourt ses ouvrages : Sainte Marguerite. Une île. Celle où fut enfermé l’homme au masque de fer. Ce personnage porte ses questionnements et, à travers les siècles, ce lieu devient aussi celui de membres de la smala de l’Emir Abdelkader, expulsés d’Algérie et transportés en France, dans cette île d’abord où certains sont morts et encore enterrés. Plus tard, l’Emir lui-même devait reposer à Damas, auprès de son maître Ibn Arabi, un souffle, une âme, un poète.
Elle a en tête une tragédie inconnue de la majorité des Français, associée à cette terre paradis et prison à la fois, la première déportation d’Algériens vers l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes, C’était dans les années 1843-1844, au tout début de la colonisation. Or, il y avait parmi ces déportés un petit garçon tout blond, avec les yeux verts, le futur second mari de sa grand-mère. Il avait 7-8 ans et provoquait l’étonnement : «On croyait qu’en Algérie, ils étaient tous noirs», auraient dit des policiers de l’époque... Assia ne connaît pas l’île Sainte-Marguerite mais ce bout de terre traduit le destin d’une génération.
Nous l’avons enterrée à Cherchell. Nous, je veux dire sa fille, Jalila, sa sœur, Sakina, son amie Sawsen, son autre famille, les féministes algériennes. Nous n’avons pas supporté qu’elle erre en Méditerranée, inscrite ni en France ni en Algérie et surtout loin de Lol, sa chère Césarée. Nous avons voulu qu’elle trouve une place, à proximité de Cléopâtre Séléné, de Zoulikha Ouadaï à laquelle elle avait rendu une présence. Ce fut un jour de tristesse et de liesse. Nous étions tellement nombreuses dans ce cimetière où les femmes, d’ordinaire, n’ont pas accès à l’occasion des enterrements. Nous avions toutes des genêts à la main, elle les aimait, nous avons poussé des youyous à l’épuisement, elle les célébrait. Depuis, les journées qui suivirent, les fondations fleurissent, il existe en Algérie un prix Assia Djebar. Elle est là, toujours proche de nous. Elle est rentrée chez elle. Ce jour-là, des écoliers et des écolières venus de toutes les régions d’Algérie, portaient une grande banderole sur laquelle était inscrit : «Avec vous, Madame, le paradis sera plus beau».
Pr Fatma Oussedik
Sociologue
https://elwatan-dz.com/assia-djebar-et-les-voix-qui-lassiegent
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Rédigé le 12/02/2023 à 16:21 dans Cherchell, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
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