► « Même si l’enthousiasme s’est érodé, il reste un répertoire d’actions »

Leyla Dakhli, historienne, a dirigé l’ouvrage collectif L’Esprit de la révolte. Archives et actualité des révolutions arabes (Seuil, 315 p., 24 €)

« En nous penchant sur les traces et les archives laissées par les révolutions arabes, nous sommes arrivés à la conclusion, provisoire, selon laquelle la révolution est d’abord une expérience, un apprentissage. Les mouvements de 2010 à 2012 ont semé des graines - en termes de répertoire d’actions comme de revendications - que beaucoup se réapproprient aujourd’hui, y compris en dehors du monde arabe.

L’utilisation des réseaux sociaux est l’une de ces pratiques, mais aussi l’occupation des places - reprises par des mouvements comme les Indignés en Espagne ou Occupy aux États-Unis - ou encore le nettoyage de l’espace des protestations par les protestataires eux-mêmes. En balayant les places, en collectant et en triant leurs déchets, ils inaugurent en quelque sorte le monde qu’ils voudraient.

Sur le plan des questions posées, les commentateurs ont beaucoup insisté au départ sur la demande de démocratie et de liberté. En réalité, la dimension sociale apparaît beaucoup dans les slogans, sous l’angle de la demande de dignité. Derrière la formule générique « dégage », le peuple demande la chute du « système » : non pas seulement des élites mais de tout ce qui accentue les inégalités, le sentiment de relégation et d’humiliation. Les révolutions peuvent d’ailleurs avoir lieu dans des pays aux prises avec un État autoritaire ou alors au contraire, comme au Liban ou en Irak, qui manquent d’État et privés des services de base.

Depuis dix ans, certains éléments se sont en revanche érodés, et d’abord cet élan des révolutionnaires qui voyaient les régimes tomber les uns après les autres. Avec les exemples de la contre-révolution égyptienne ou de la guerre civile syrienne, les manifestants ont perdu un peu de l’enthousiasme et de l’inconscience des débuts : ils s’inscrivent d’emblée dans le temps long, bien conscients qu’il y aura des avancées et des reculs. Même si le mot d’ordre du pacifisme (« Silmiyya ») reste de mise, l’horizon de la guerre civile est là : on sait que ce sera cent fois pire si on répond par la violence à la répression. Ceci donne une forme de radicalité au pacifisme des manifestants, malgré les tirs à balles réelles. Et l’idée que « le monde entier regarde » s’est elle aussi estompée : la désillusion est forte sur ce plan.

→ EXPLICATION. 42 % des jeunes Arabes rêvent d’émigrer

En revanche, les mouvements récents font apparaître des éléments nouveaux, comme la présence plus forte des mobilisations féminines. Sans doute les révolutions de 2011 ont-elles contribué à faire avancer la réflexion. Aujourd’hui, il va de soi au Liban ou en Irak - moins en Algérie - que les révolutions ne peuvent se faire dans une dimension féministe forte : les revendications féministes font partie intégrante de la demande de dignité. »

► « La révolte contre les pères n’a pas disparu »

Marc Lavergne, géopolitologue à l’équipe monde arabe et méditerranéen du CNRS et de l’université de Tours

« Ces révolutions, à leurs débuts, n’étaient que des manifestations contre l’injustice, elles ne réclamaient pas de faire tomber le calife. Si elles ont rapidement évolué en révolution, même s’il leur manquait des cadres, des partis politiques et un programme, c’est qu’il y avait eu au préalable une maturation des sociétés arabes, une remise en cause de la domination des anciens, des pères, des dictateurs. Ce n’était pas un éveil tardif et soudain à la modernité.

Lorsque Barack Obama avait déclaré vouloir la démocratie dans les pays arabes lors de sa conférence à l’université du Caire en 2009, c’est qu’il y avait des signes avant-coureurs, il pensait que la situation était mûre.

→ GRAND FORMAT. En Tunisie, le goût amer des dix ans de la révolution

Le jeune militant égyptien Khaled Saïd, tabassé par la police à Alexandrie, a suscité des vagues de contestation pendant toute l’année 2010. Avec plusieurs chercheurs nous avions publié à l’automne 2010 « Égypte, l’éclipse » dans lequel nous décrivions le ressentiment de la population contre le pouvoir, les tensions au Sinaï, etc. On percevait les fissures de la société en Égypte, comme dans les autres sociétés arabes.

Hormis en Tunisie, les révolutions ont été matées par la force. Dans ces pays, la situation est noire. Mais la défaite fut une défaite de rapport de force. Ce n’est pas la fin de l’histoire, plutôt le début d’autre chose. Quelle sera la prochaine étape ? La question reste ouverte. Il est sûr que la révolte contre les pères n’a pas disparu. Malgré l’amertume - qui peut d’ailleurs elle-même aussi être un moteur -, il demeure l’idée de la nécessité de prendre son destin en main et de ne plus le confier aux dictateurs.

La légitimité fait cruellement défaut aux dictateurs en place, anciens ou nouveaux, en Syrie, en Égypte, au Yémen, etc. Ces régimes ne répondent pas aux aspirations des sociétés. Al-Sissi est en place, mais sur une société qui bouge. Le bâton ne suffit plus pour la diriger. Les grands bourgeois vivent comme des exilés de l’intérieur et captent la rente, qu’elle soit directe ou indirecte. La crise économique va provoquer des frustrations. Le chômage est une dévastation. La situation n’est pas durable.

Les pays occidentaux, à commencer par la France, soutiennent ces dictatures au nom du fantasme islamiste, en ignorant toute la société, pour ne voir qu’un client ou une menace. La France s’est engagée aux côtés de l’Arabie saoudite dans le massacre du peuple yéménite.

C’est totalement se méprendre sur la réalité de ces sociétés et de leurs jeunesses. Ces révolutions nous impliquent. Or, il nous manque la vision de cette évolution au long cours à laquelle nous pourrions prendre part de manière positive. Le désarroi des échecs précédents et cette conscience que les pays occidentaux préfèrent les dictatures, étaient très présents dans les manifestations de l’an dernier en Algérie, comme au Liban. »