Au détour d’un chemin, le passé vous explose parfois à la tête…
C’était à Rome au moment du passage de la nouvelle année, en décembre 1999. Les italiens adorent les pétards. Ce peuple joyeux a le sens de la fête et le goût du bonheur, comme tous les méditerranéens. Aux douze coups de minuit, la ville retentit de salves de pétards. Cela fuse de partout. C’est un chapelet de détonations…
Sentiment de se trouver soudain propulsé près de quarante ans en arrière, quand Alger était envahie chaque soir par les détonations des charges de plastic. Cela débutait tout doucement avec quelques explosions lointaines, mais aussi parfois très proches. Et puis, il y avait cette fièvre qui envahissait la ville avec la multiplication des explosions, la montée de l’angoisse face à ce déferlement de violence. L’embrasement. Alger s’enfonçait dans une folie destructrice…
Cela faisait strounga, comme on disait là-bas.
Le matin, Alger nous apparaissait meurtrie, brutalisée, avec les magasins noircis par les flammes qui les avaient ravagés pendant la nuit. Il y avait aussi les véhicules incendiés et parfois un cadavre sur la chaussée ou le trottoir. Et au détour d’une rue, un camion de déménagement pour les plus chanceux, ou tout simplement une voiture chargée à n’en plus pouvoir avec valises et malles. Ces attentats poussaient les gens à fuir pour aller prendre un avion à l’aéroport de Maison Blanche ou un bateau sur le port, près de l’Amirauté.
Mais il fallait attendre, la peur au ventre, d’avoir une place pour pouvoir partir, et rejoindre la métropole que peu de français d’Algérie connaissaient et où, parfois, ils n’étaient pas les bienvenus…
Voir ses voisins quitter précipitamment leur appartement ou leur villa, et se rendre compte que le quartier se vide brutalement a quelque chose d’inouï, de profondément traumatisant.
Imaginez que votre ville, votre village se vide de ses habitants et que vous vous retrouviez, un beau matin, seul habitant de votre rue, vos voisins partis en abandonnant leurs affaires personnelles, meubles, linges, souvenirs...Et vos copains que vous ne verrez plus jamais... Avec la fermeture de tous les commerces, boulangerie, boucherie, charcuterie, épicerie… Impossible dès lors de se nourrir, de se procurer toutes les choses essentielles là même où une vie sociale s’était épanouie au fil du temps…Il devenait nécessaire d’aller courir toujours plus loin pour trouver de quoi subvenir aux besoins de la famille. Et la violence partout, les enlèvements des civils par le FLN (1) ou l’OAS (2). Imaginez tout cela, et vous comprendrez mieux le traumatisme profond subi par les populations civiles de l’époque.
C’était un sauve-qui peu général, l’effondrement programmé d’une société et la dislocation de liens séculaires entre les différentes communautés d’Algérie. Alger se vidait d’une partie de ses habitants, bientôt remplacés par d’autres, algériens, qui avaient été jusque là exclus d’une vie sociale à laquelle ils aspiraient légitimement.
Cela permet de prendre très tôt conscience de la finitude des choses, de leur relativité.
Mais aussi de la chance d’être né sur une terre exceptionnelle, généreuse, dans une ville magnifique bâtie en amphithéâtre face à la mer, Alger. Alger la Blanche qui mérite si bien son nom. Et qui plus est, né dans la haute casbah, près du grand lycée d’Alger, avec la mer pour horizon...
Souviens-toi de ces retrouvailles avec ton pays natal, c’était il y a quelques années… Tu foulais ému cette terre où tu étais né à la vie ; tu en étais si ému que le souffle déjà te manquait au point de te faire presque chuter dans l’ascension qui te menait sur les hauteurs d’Alger, là où l’air est plus léger, l’horizon plus dégagé, où l’on prend conscience du caractère grandiose de cette ville…Alger qui n’a jamais cessé de t’habiter depuis l’exode.
(1) FLN : Front de Libération Nationale qui combattait pour l'indépendance de l'Algérie
(2) OAS : Organisation de l'Armée Secrète qui se battait pour l'Algérie Française
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